1Il peut sembler paradoxal, à l’occasion d’une réflexion sur les voies nouvelles de l’histoire révolutionnaire, de proposer une étude sur la « sociabilité ». Le mot, incontestablement, appartient au vocabulaire historique des années 1960-1970 quand, à la suite des travaux de Maurice Agulhon, et particulièrement de La sociabilité méridionale (1966)1, les historiens rattachèrent au terme l’analyse de l’aptitude à vivre ensemble, mesurée par l’étude de la vie associative ou de l’ensemble des relations sociales ; la sociabilité devenait le révélateur des « mentalités » de groupes ou le marqueur des transformations sociales à l’œuvre en une période donnée. Reprendre ici le mot, c’est d’abord rappeler qu’il n’a depuis jamais quitté le lexique de l’historien, notamment celui de l’historien de la Révolution, et que les dix dernières années ont vu la publication de travaux majeurs sur ce thème ; c’est rappeler encore que les évolutions de la discipline ont remis le terme à l’honneur même si sa polysémie, depuis longtemps soulignée, continue de parfois susciter la méfiance.

2Il ne s’agit pas, bien évidemment, de prétendre à un renouveau complet de la notion même si les inflexions problématiques se lisent dans les mots, l’étude des « formes » ou des « lieux » de sociabilité laissant souvent la place à celle de ses « pratiques », de ses « réseaux » ou de ses « espaces2 ». Les évolutions, incontestables, ne doivent cependant pas faire oublier qu’en histoire l’actualité de la recherche renie parfois ses héritages, gommant souvent exagérément les continuités des approches, tandis que des travaux d’apparence plus traditionnels poursuivent une œuvre nécessaire de complexification des analyses. Parce que la richesse de la discipline se trouve à la fois dans les changements problématiques et la patiente poursuite de l’exploration de vastes chantiers, la communication tentera simultanément d’isoler ces liens nécessaires entre les travaux d’hier et ceux d’aujourd’hui, et de souligner les renouveaux qui marquent l’approche actuelle des sociabilités du temps de la Révolution. Plus que jamais, le mot renvoie à une variété d’approches et d’analyses que nous avons ici voulu appréhender dans leur diversité.

La sociabilité, une notion polysémique et transversale

3Parler de sociabilité, c’est employer un mot qui, même pour les historiens qui l’utilisent depuis près de quarante ans, reste une notion parfois ingrate et imprécise, parce que sa polysémie n’est pas toujours assumée. Sans en retracer l’histoire, il paraît d’autant plus nécessaire de s’arrêter un instant sur ses différentes acceptions que, depuis son entrée dans le champ des sciences sociales, le mot rapproche, invite aux échanges et suscite des influences réciproques qui l’enrichissent tout en opacifiant parfois son usage. Le concept en effet, a entretenu le dialogue entre disciplines ; historiens et sociologues ont confronté leurs approches à l’occasion de colloques notamment organisés par le « groupe de recherche en histoire de la sociabilité » (GHRIS) de l’Université de Rouen, autour d’Alain Leménorel, de Françoise Thélamon ou de Daniel-Odon Hurel ; parallèlement, le renouveau de l’étude des correspondances, des salons, de la vie théâtrale ou de la lecture, très actif pour le xviii^e siècle, a favorisé les collaborations entre historiens et littéraires.

4D’une discipline à l’autre, et à l’intérieur même de chacune d’elles, les conceptions de la sociabilité varient. Dans les dix dernières années, on peut isoler trois grandes acceptions du mot qui, si elles ne peuvent se rattacher précisément à une discipline, s’inspirent de démarches que l’on peut – en simplifiant – rapprocher de la sociologie, de l’histoire ou de la littérature. Pour les sociologues, la sociabilité renvoie à tous les comportements qui expriment « les formes concrètes prises par le lien social », c’est-à-dire l’ensemble des « relations qu’un individu entretient avec autrui » ; dans cette acception large, tous les contacts sont envisagés, qu’ils soient imposés ou volontaires, familiaux ou professionnels, actifs ou passifs3. Sous la plume des auteurs, ces relations ont subi des traitements divers aboutissant à une multitude de classifications, assez révélatrice de la diversité des approches retenues. En distinguant les lieux, les acteurs ou la nature des échanges, Michel Forsé oppose une « sociabilité interne », à la fois familiale et de voisinage, à une « sociabilité externe », tournée vers les amis ou les relations de travail4 ; Guy Barbichon isole une « sociabilité individuelle », constituée des relations interpersonnelles d’un sujet, à une « sociabilité collective5 » ; quant à Jean-Noël Retière, il distingue une « sociabilité domestique » qui s’étend à la famille, aux amis et aux collègues de travail, de « sociabilités publiques » qui appréhendent l’individu dans ses engagements associatifs ou politiques6.

5Chez les historiens, cette approche large, pourtant un temps explorée par certains d’entre eux7, paraît le plus souvent s’effacer devant une définition plus étroite qui renvoie aux relations que l’individu entretient en dehors du cercle familial, du milieu professionnel et de ses engagements dans la cité ou au service de l’état8 ; cette sociabilité de l’individu, définie par ses relations voulues, son ouverture aux autres, son goût pour le partage et l’échange, a d’abord été étudiée dans ses formes organisées, c’est-à-dire associatives, mais l’est aussi dans sa dimension informelle ou ses dynamiques. Dans les faits, l’acception retenue par les historiens dépasse quelque peu les marges de cette définition et s’étend souvent à cette partie des relations de travail qui est choisie et volontaire9 ; en cela, elle reste fidèle aux traditions historiennes, tout en essayant de tirer le plus grand profit des potentialités de la notion. Concrètement, il s’agit d’étendre l’étude de la sociabilité à tous les moments de la vie, même à ceux qu’exclut la définition la plus étroite du terme : au sein de la famille, avec laquelle les relations peuvent être, au choix des individus, plus ou moins suivies ; au travail où, en dehors des rapports purement professionnels, se développe une convivialité ou se nouent des liens de camaraderie et de confraternité.

6Cette définition historienne de la sociabilité ne trahit pas l’acception première du mot, telle qu’elle apparaît dans les dictionnaires de la fin du xviii^e siècle, même si elle en altère la dimension policée ; en 1787, le Dictionnaire critique de langue française précise que « sociabilité » désigne la « qualité de l’homme sociable », ajoutant que ce dernier mot, « dans sa signification ordinaire, se dit d’une persone, qui est de bone société », mais qu’il peut également s’appliquer aux êtres faits pour vivre ensemble10. Dans une perspective influencée par les écrits de Norbert Elias, Daniel Gordon a souligné l’originalité et l’importance de cette notion dans la France des Lumières où, chez d’Holbach ou Morellet, elle lui paraît assurer la fusion d’une conception égalitaire des usages de la civilité et d’une lecture du droit naturel héritée de Pufendorf ; dans cette approche, la sociabilité mondaine des Lumières est présentée comme un espace de civilité et de politesse qui, progressivement, renvoie à une conception du monde où les relations sociales s’opèrent dans le respect nécessaire de l’autre – même si, à la veille de la Révolution, cet esprit sociable s’estompe devant la montée des combats philosophiques ou politiques11. Cette troisième perspective s’ajoute aux lectures sociologiques et historiennes de la sociabilité sans les remplacer ; elle ouvre un champ d’analyse différent, plus philosophique et littéraire, auquel nombre d’auteurs se sont montrés sensibles12, et dans la perspective duquel on pourrait également inscrire tout un ensemble de travaux sur l’altérité, dans l’espace national ou international, ou sur la civilité politique révolutionnaire13.

7Au-delà de cette distinction entre des usages qui, par leur emploi, peuvent se rattacher à la sociologie, l’histoire ou les lettres, il est évident que l’historien, en fonction de la perspective qu’il choisit, peut désigner par « sociabilité » l’ensemble des relations sociales, les seules relations voulues ou encore l’esprit de civilité, chacune de ces acceptions ayant sa légitimité et son potentiel heuristique. Par nature, la notion de sociabilité est polysémique ; par nature aussi, elle ne forme pas, à la manière de l’histoire sociale ou politique, un champ historiographique que l’on peut précisément baliser, un domaine dont les auteurs définissent ou défendent la spécificité et l’identité propre. En 1997, la sociologue Claire Bidart écrivait que la sociabilité était un objet « transversal à tous les domaines et champs sociologiques14 » ; la remarque s’adapte sans difficulté à l’histoire où la « sociabilité » échappe à tout classement, s’imposant comme résolument transversale. Dans son acception historienne, elle est un objet d’étude ou un moyen d’analyse qui, d’une manière ou d’une autre, peut aider à comprendre une société humaine ; dans l’étude sociale, elle introduit à l’examen du lien social ou des réseaux sociaux, aide à comprendre les processus de construction des groupes ou à les définir et permet de mesurer l’ampleur des transformations sociales en un temps donné. Dans l’analyse politique ou culturelle, la sociabilité contribue à l’approche de la formation et de la diffusion des idées, des représentations et des pratiques, introduit à l’analyse des réseaux intellectuels, et renvoie aux débats sur la structuration de l’espace public ou sur les processus « d’acculturation politique ». L’actualité de la notion tient incontestablement à cette souplesse qui la transforme en un outil particulièrement sensible aux évolutions problématiques.

Réseaux et espaces de sociabilité

8Dans l’approche politique ou culturelle de la Révolution, ou dans celle des transformations sociales qui ont marqué le passage au xix^e siècle, la notion historienne de « sociabilité » reste un moyen d’analyse essentiel, même si la modification des grilles de lecture et les ouvertures problématiques, notamment insufflées par les études sur le xviii^e siècle, transforment souvent en partie son utilisation. En accentuant l’intérêt porté aux réseaux de sociabilité, les historiens ont entrepris le balisage de nouvelles pratiques, ont multiplié les analyses conjointes de différentes formes d’échanges et entrepris de dessiner des espaces de sociabilité. L’évolution, qui ne conduit qu’à un effacement relatif des anciennes démarches, se traduit essentiellement par une attention croissante aux relations qui rapprochent ou des hommes, ou différentes instances de sociabilité.

9Le passage d’une attention centrée sur les institutions de la sociabilité à l’examen de ses réseaux a profondément marqué les années 1990 ; le glissement, bien sûr, n’est que partiel et toutes les études continuent d’évoquer les formes, les lieux et les acteurs des échanges. Ils sont présents chez ceux qui s’interrogent sur le devenir des sociabilités d’Ancien Régime dans la Révolution, qu’ils s’intéressent aux francs-maçons15, aux confréries16 ou à l’ensemble de leurs formes organisées17, mais aussi dans les études consacrées à la recomposition post-révolutionnaire de la sociabilité18. On les retrouve aussi dans les nombreux travaux sur la sociabilité révolutionnaire proprement dite, qu’il s’agisse des clubs, des assemblées électorales19 ou d’autres lieux, plus ou moins formels, où la sociabilité politique se déploie : les cafés, les tabagies, les théâtres, les fêtes, les banquets, les salons ou encore les places, les rues et les lavoirs20. Dans ces différents domaines, les études récentes ne se sont pas contentées d’illustrer de quelques exemples supplémentaires un dossier qui, il est vrai, est déjà d’une densité et d’une richesse exceptionnelles ; en menant, comme Philippe Bourdin, une analyse conjointe des différentes pratiques de sociabilité, c’est le mode d’élaboration d’une culture et d’un espace public nouveaux que l’on peut approcher ; une analyse fine de la vie des sociétés politiques permet aussi de décomposer et d’expliquer les engagements collectifs, de reconstituer les étapes et processus de la construction d’une sociabilité nouvelle21, voire de dégager la place particulière qu’y tiennent les femmes22. Dans la plupart de ces travaux cependant, les auteurs dépassent l’analyse des institutions de la sociabilité pour s’interroger sur leurs réseaux.

10Avec la problématique des réseaux, partagée par l’ensemble des sciences sociales23, c’est une vision dynamique de l’échange qui s’impose, mettant au cœur de l’étude la circulation des savoirs, des nouvelles ou des objets, voire les parcours personnels dans un « espace de sociabilité » où l’individu apparaît avec ses attaches diverses, où les institutions sociables sont étudiées conjointement et l’importance de leurs relations ou de leurs interférences soulignée. C’est le mouvement et l’échange, plus que l’institution, qui retiennent alors l’attention, incitant l’historien à comparer le réseau à un organisme vivant dont on peut mesurer les étapes de l’existence, l’intensité et les transformations de l’activité24. Cette approche s’inscrit dans des cadres multiples qui invitent à croiser les niveaux d’observation et à dépasser la vie locale et immédiate du groupe organisé. Pour prendre la mesure du phénomène, il suffit de préciser qu’au cours de l’année 2003, quatre colloques se sont inscrits dans la perspective des réseaux de sociabilité : à Lyon, en janvier, sur « Les réseaux de correspondance en Europe (xvi^e-xix^e siècles) » ; à Los Angeles, en août, sur « Espaces et réseaux de sociabilité en Europe et dans l’espace Atlantique » ; à Genève, en novembre, sur « Réseaux intellectuels et sociabilité culturelle en Europe de 1760 à la Restauration » ; à Clermont-Ferrand, en décembre, sur « Réseaux et sociabilité littéraires en Révolution25 ». À elles seules, ces rencontres démontrent l’actualité et le dynamisme de cette approche.

11L’une des originalités de cette analyse est d’envisager simultanément l’individu et le collectif, le réseau pouvant mettre en relation des personnes, des instances de sociabilité organisées ou à la fois des individus et des associations. Chez les historiens, elle paraît s’inscrire dans une réévaluation globale de la place de l’individu dans le processus historique, de la part d’initiative qu’il peut prendre par rapport aux groupes dont il est membre et qui forgent en partie son identité, comme en témoigne le regain d’intérêt pour les egodocuments (correspondances, journaux personnels…)26 ou le renouveau biographique des années 1990 ; parallèlement, il intègre cette invitation à dépasser une lecture « institutionnelle » du social, à refuser de considérer les catégories comme allant de soi pour poser un regard sur leur construction incessante, sur leur caractère mouvant et sur les relations sans cesse modifiées entre l’individu et le groupe27.

12Lorsqu’elles s’appliquent aux formes organisées de sociabilité, ces interrogations sur les réseaux profitent d’un héritage historiographique qu’il convient avant tout d’enrichir, l’importance des relations tissées entre les instances de sociabilité étant depuis longtemps soulignée. Pour la période révolutionnaire, l’analyse repose avant tout sur les réseaux de clubs, dont les travaux récents permettent de mieux connaître l’importance et la complexité, même si la belle synthèse de Jean Boutier et Philippe Boutry, à dix ans de distance, continue à s’imposer comme centrale28. La thèse de Danièle Pingué, par exemple, qui s’attarde sur la constitution du réseau des clubs de l’Eure et de la Seine-Inférieure, démontre ainsi que la plupart des sociétés de ces départements obtinrent l’affiliation aux Jacobins de Paris (17/23) dès l’époque constituante, sans que leur démarche n’entrave la constitution parallèle d’un réseau régional multipolaire ; si Rouen en formait le pôle majeur, il devait partager son influence avec des pôles secondaires comme Dieppe qui, affilié à Rouen et à Paris, accepta les demandes d’affiliation des sociétés de Fécamp et d’Yvetot. L’analyse met en valeur la complexité des relations entre les clubs et confirme la diversité de leurs options politiques comme en souligne l’une des raisons29.

13Les réseaux de sociabilité peuvent également s’appréhender à un niveau plus individuel, même s’il est vrai que l’impulsion donnée par les études sur les Lumières ne se ressent encore que timidement pour la période révolutionnaire ; à n’en pas douter, il y a là l’un des chantiers les plus prometteurs en matière de sociabilité, que les auteurs s’intéressent à des individus ou à des réseaux intellectuels ou sociaux. Les analyses passent parfois par la recomposition de parcours individuels, comme ceux de Noël de la Morinière ou de Coquebert de Montbret, dans lesquels une attention particulière est accordée aux engagements sociables ou aux relations interpersonnelles30. Elles passent aussi par l’étude des rapports qui se nouent avec la lecture ou la circulation des livres et des journaux ; les sociologues parlent d’une « sociabilité du livre », parce que le contact avec celui-ci ne se limite pas à une lecture privée et silencieuse, parce que le livre circule, qu’il facilite les échanges et permet la constitution de « communautés de lecteurs31 » ; l’analyse, quand les sources le permettent, s’inscrit dans une histoire culturelle et sociale du politique qui permet de mettre en évidence un autre mode de circulation des idées et de structuration de réseaux politiques, comme le laisse entrevoir l’étude du fonctionnement des « magasins de livre en lecture » et l’analyse du prêt privé32, les recherches sur les « réseaux d’opinion » tissés par la presse révolutionnaire ou les liens que cette dernière entretenait avec la sphère publique33. Incontestablement, il y a aussi une sociabilité épistolaire, particulièrement en un temps où les lettres, qui pouvaient être lues publiquement, discutées et parfois éditées, permettaient de diffuser des idées ou de tisser un réseau nécessaire à l’affermissement de notabilités en construction34.

14Par ces différentes approches, les historiens procèdent souvent à une lecture politique des phénomènes de sociabilité. Dans notre perspective, c’est peut-être plus à la notion « d’acculturation » qu’à celle « d’espace public » – qui reste centrale vingt-cinq ans après la traduction française de l’ouvrage clef de Jürgen Habermas –, que les historiens de la Révolution se sont montrés sensibles35, comme en témoignent deux numéros spéciaux des Annales historiques de la Révolution française et nombre de thèses qui s’y rattachent explicitement36. Par « acculturation », les historiens veulent désigner l’effacement progressif d’une culture d’Ancien Régime devant une nouvelle, qu’ils qualifient de révolutionnaire, de républicaine ou de démocratique ; implicitement, ils reconnaissent aux formes organisées ou non de sociabilité un rôle central dans la formation d’un homme nouveau, ou tout au moins dans son ébauche. Appliquée à l’époque révolutionnaire, la notion n’est pas dénuée de faiblesses. D’abord parce qu’il ne s’agit pas ici, à la différence des effets de la conquête du nouveau monde, de la substitution d’une culture constituée à une autre, mais de son remplacement progressif par une culture en formation qui n’est aucunement imposée par une société extérieure, mais bien formée par la société même qui l’adopte. La culture nouvelle, d’ailleurs, est totalement dépourvue de contours précis et apparaît avant tout comme multiple et changeante. Reste que la notion, telle qu’elle est employée, a le double mérite d’encourager à la poursuite de l’étude des phénomènes de socialisation politique à l’œuvre pendant la décennie révolutionnaire et à celle des processus par lesquels s’opère la rupture révolutionnaire.

L’insertion dans un temps long :
la question des recompositions de sociabilité

15Dans ces dernières années, nombre de travaux qui prennent en compte la vie sociable veulent s’inscrire dans un temps long qui, sans effacer la spécificité de l’époque révolutionnaire, permet de la mettre en perspective et d’en favoriser une approche désenclavée. Bien sûr, le moment révolutionnaire conserve ses caractères propres ; l’étude des sociétés populaires ou des réseaux contre-révolutionnaires, par exemple, est circonscrite en une période bien définie, même si l’on peut s’interroger sur leurs origines modernes ou leurs postérités. Mais lorsqu’il s’agit d’étudier des formes durables de sociabilité, qu’elles soient organisées, comme les confréries, les sociétés savantes ou les loges franc-maçonnes37, ou plus diffuses, comme les réseaux de correspondance, une approche qui dépasse les bornes chronologiques traditionnelles devient particulièrement utile ; elle permet de mesurer les incidences de la vie sociable sur les événements, d’apprécier l’ampleur des transformations subies par les sociabilités au moment de la Révolution, ou encore d’insister sur les conditions et les formes du renouveau de la vie associative constatée sous le Directoire et le Consulat.

16Le chantier, même s’il intègre d’indubitables inflexions problématiques, rejoint inévitablement des questions posées dès les travaux pionniers de Maurice Agulhon sur le devenir de la sociabilité moderne en Révolution. À s’en tenir aux discours et à la loi, la Révolution paraît entraîner l’anéantissement progressif de la plupart des formes organisées de la sociabilité moderne ; sans même évoquer ici le sort des communautés professionnelles, l’on peut rappeler que les confréries sont interdites le 18 août 1792, les académies ou sociétés littéraires patentées ou dotées par la nation le 8 août 1793 et que, même s’il n’y eut pas de mesure générale contre la franc-maçonnerie, de nombreuses loges se mirent en sommeil tandis que les autorités publiques et des représentants en mission ordonnèrent des fermetures. L’observation du passage à la sociabilité révolutionnaire permet évidemment de nuancer l’analyse, tant la variété des situations souligne combien le glissement d’une culture à l’autre a été imparfait, complexe ou contradictoire.

17Sans nier l’importance de la rupture révolutionnaire, l’observation du devenir des sociabilités d’Ancien Régime permet de prendre la mesure des limites de « l’acculturation » à l’œuvre, tant les liens avec le passé sont fréquents et profonds ; les années 1789-1793 apparaissent comme une époque de recomposition brutale du tissu et des pratiques sociables qui détruit, préserve ou construit en se nourrissant plus ou moins d’héritages qui ne sont pas toujours conscients ou reconnus. Alors que les académies disparaissent et que la plupart des loges se mettent en sommeil, la Société philomatique de Paris, non concernée par le décret d’août 1793, et nombre d’ateliers maçonniques continuèrent à se réunir (Vienne, Arras, Grenoble, Paris…), tandis que des créations d’ateliers sont signalées jusqu’en 179338. La préservation de certaines solidarités pouvait également s’opérer par le biais de ces « mutations de sociabilité », de ces changements de l’objet d’une association qui transformait, parfois, une loge ou un cabinet de lecture en société populaire ; plus fréquents sont les passages massifs de membres d’une association dans une autre, à la manière de ces nombreux francs-maçons boulonnais qui se retrouvent parmi les fondateurs du club des Amis de la constitution de la ville, ou de leurs frères d’Alençon, de Cherbourg ou de Granville39.

18Tout aussi fréquents sont les usages ou les héritages institutionnels dont profitent les associations nouvelles ; ce sont des temples francs-maçons ou des chapelles de confréries occupés par des clubs, c’est l’offre de journaux aux membres qui passe des sociétés littéraires aux sociétés politiques, ce sont des clubs qui servent davantage de lieu de réunion de la communauté villageoise que de centre d’activité politique, ce sont aussi des pratiques d’organisation des débats et de prise de décision qui sont empruntées aux associations traditionnelles40. Catherine Duprat souligne de semblables passages entre d’anciennes et de nouvelles pratiques dans son analyse d’une sociabilité philanthropique qu’elle recherche, pour le début de la Révolution, dans la Société de 1789 ou le Cercle social41 ; Dena Goodman démontre, dans une perspective d’histoire des femmes, comment l’héritage de la sociabilité mondaine et littéraire a été repris et masculinisé à la fin de l’Ancien Régime et pendant les premières années de la Révolution42 ; ce sont de mêmes liens encore que montre Chistine Peyrard qui met à jour les corrélations entre la géographie des « charités » normandes, qui se chargeaient de l’aide aux pauvres et surtout des enterrements, et celle des clubs politiques43. Incontestablement, ces remarques soulignent les limites de « l’acculturation politique » révolutionnaire, ou tout au moins les rattachent à leurs origines modernes ; elles permettent de dépasser le discours constituant de rupture qui s’impose encore trop souvent comme une évidence, et gomme l’ampleur de la préservation ou des transformations des institutions et pratiques de la sociabilité moderne.

19Les mêmes questions de survie, de disparition ou de transformation de la sociabilité ont été posées pour le temps du Directoire et du Consulat qui, ces dernières années, a bénéficié de relectures stimulantes44. Toutes soulignent l’ampleur du renouveau de la vie sociable, qu’il soit temporaire, comme l’effloraison géographiquement – et chronologiquement – différenciée de la sociabilité politique, ou qu’il soit plus durable, notamment dans le domaine savant, maçonnique, religieux, philanthropique ou mondain45. Mis en relation les uns avec les autres, ces renouveaux trahissent l’émergence d’une société dans laquelle le débat politique reste central et connaît, particulièrement sous le second Directoire, quelques périodes brillantes qui permettent à la diversité des opinions de s’échanger et de s’exprimer dans les cercles constitutionnels, les cafés, les sociétés littéraires ou les chambrées provençales. Parallèlement, les lieux de sociabilité qui prétendent échapper au politique connaissent une éclosion sans précédent ; même si la prise de distance politique n’est parfois qu’imparfaite, l’évolution est d’importance. À Marseille, le Lycée organise dès l’an V des bals, des concerts et des comédies, tandis que l’Odéon rassemble par la danse, la conversation et la table ; dans l’une et l’autre société, qui n’échappent qu’en partie à la conflictualité du temps46, se développe un discours sur la « galanterie » et la « politesse » qui n’est pas sans évoquer la civilité mondaine de la fin des Lumières, cette aptitude à vivre ensemble des relations courtoises et apaisées47.

20Cette nouvelle sociabilité n’est ni « restaurée », ni créée de toutes pièces, mais apparaît comme réinventée à la lumière des héritages du xviii^e siècle et de la Révolution, même si les discours de rupture et de continuité trahissent la diversité des choix initiaux de leurs promoteurs. Dans le renouveau maçonnique du Directoire se développent des loges qui, à la manière des Cosmopolites de Saint Jean de Jérusalem (Nantes), veulent strictement se rattacher aux pratiques modernes alors que d’autres, comme l’Amitié et fraternité (Dunkerque), marquent leur adhésion au régime par la modification de leur sceau et la laïcisation de leurs fêtes. Mais quel que soit le degré d’intégration des loges à la République, un discours de la continuité parcourt l’ensemble du mouvement maçonnique ; il se traduit dans le poids de l’héritage philosophique, dans la volonté de maintenir la concorde entre « frères », dans l’intérêt que les maçons continuent d’apporter au soutien que peuvent leur donner les autorités publiques. À l’inverse, dans son recrutement, dans son intérêt croissant pour la philanthropie ou dans ses fêtes, la maçonnerie paraît profondément transformée par l’épisode révolutionnaire. La recomposition qui s’opère est une adaptation des idéaux et des pratiques à des circonstances et à des attentes nouvelles48.

21La même analyse s’applique à la sociabilité savante qui connaît un fort regain dès le Directoire puisqu’en 1799 le pays compte déjà, outre l’Institut, une cinquantaine de sociétés savantes49. Dans sa thèse, Sophie-Anne Leterrier démontre que l’Institut, fondé en 1795, se voulait révolutionnaire et républicain dans sa forme et dans son ambition, mais ne le fut pas totalement dans son personnel et dans ses travaux. Il était certes une académie républicaine à dimension éducative, puisqu’il était conçu comme la tête du nouvel appareil d’enseignement et que beaucoup de ses membres, tels Volney, Bernardin ou Monge, enseignèrent à l’École normale. Pour autant, les liens avec l’ancienne sociabilité académique n’avaient pas tous disparu ; ils survivaient dans ces académiciens qui entrèrent à l’Institut, particulièrement dans la classe de « littérature et beaux-arts », ou encore dans les objectifs et les projets de l’institution qui reprit nombre de travaux commencés avant la Révolution50. Si l’on examine la situation des sociétés savantes qui affirment naître ou renaître, le discours à dépasser est cette fois plus celui de la « restauration » que celui de la rupture ; les travaux d’Odile Parsis-Barubé, de Jean-Luc Chappey, de Pierre-Yves Beaurepaire ou de Jean-Pierre Chaline démontrent que les académies de province ou les structures nouvelles de la sociabilité savante, parfois constituées avec l’appui des pouvoirs locaux, se sont souvent posées en héritières d’anciennes institutions. Même si leur « renaissance » s’accompagne d’une fréquente spécialisation, accentuant la distinction de l’amateur et du professionnel, nombre d’entre elles se rattachent effectivement à une tradition d’Ancien Régime par leur mode de fonctionnement, leur objectif d’utilité publique ou leurs curiosités multiples51.

22La même hésitation entre restauration et renouveau s’observe dans le champ des confréries qui, sauf pour de rares associations de métier, ne se reconstituent véritablement qu’à partir de 1801, selon des modèles divers déjà bien connus52. Dans l’exemple champenois, récemment exploré par Stefano Simiz, c’est la reconstitution de l’ancien réseau de confréries dévotes qui domine à Châlons, dès 1801-1805, tandis qu’à Troyes, à partir de 1804, le poids des créations nouvelles équilibre celui des restaurations, et qu’à Reims les confréries ne réapparaissent qu’avec la première Restauration. La renaissance proclamée d’anciennes associations ne doit pas occulter l’ampleur des changements qui transparaît notamment dans l’effort des autorités publiques et ecclésiastiques pour encadrer ce renouveau. L’évolution des sensibilités, d’ailleurs, se traduit dans l’importance des confréries du Saint-Sacrement parmi les associations « restaurées », tandis que les fondations nouvelles sont toutes consacrées au culte marial ; les évolutions se lisent aussi dans une simplification du réseau des confréries qui, d’une certaine manière, achève des transformations nettement perceptibles au temps des Lumières53.

23En appliquant la problématique de la sociabilité aux relations volontaires de travail, le même questionnement peut s’appliquer aux « professions », à ces activités savantes qui se réorganisent dès les débuts du xix^e siècle ; souvent délaissées parce qu’atypiques, ou parce que leur devenir paraît se déployer en marge des grandes évolutions économiques du temps, ces groupes sont particulièrement intéressants à qui veut observer la manière dont certaines institutions professionnelles sont rétablies au lendemain de la Révolution. Pour les professions judiciaires (notaires, avoués, avocats) étudiées dans les récents colloques de Lyon et de Douai, le Consulat et l’Empire correspondent à l’établissement d’institutions qui permettent la surveillance de l’activité des membres, l’encadrement de la formation pratique des jeunes confrères, la construction d’un esprit de corps et d’une confraternité laïcisée54. Comme pour la sociabilité savante ou maçonnique, cette réincorporation suscite un discours de la « restauration » qui paraît nier l’ampleur des transformations imposées par la rupture révolutionnaire. Leur étude introduit à l’analyse des recompositions professionnelles et sociales qui marquent les débuts du xix^e siècle, conduisant l’historien à s’interroger sur la place des pratiques de sociabilité dans la construction de groupes unis par l’exercice d’une même activité ou par le partage d’une même culture ou de mêmes valeurs55.

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24Parce que la rencontre, l’échange et la vie collective sont au cœur de l’analyse historique, la notion de « sociabilité » – dans son acception historienne la plus courante – s’est durablement imposée ou comme objet d’étude, ou comme moyen d’analyse, particulièrement pour les historiens du passage des temps modernes à l’époque contemporaine. Enrichie par ses acceptions sociologique et littéraire, qui la dotent de dimensions aux potentialités heuristiques importantes, la sociabilité bénéficie d’une attention renouvelée et d’un dynamisme dont cette brève communication ne prétend aucunement épuiser la richesse et la complexité. Sans exagérer l’importance des renouveaux, elle n’avait d’autre objectif que de souligner l’adaptation de la notion aux inflexions problématiques de ces dernières années, permettant une approche quelque peu différente de certains phénomènes dont l’exploration se poursuit ; par la prise en compte de nouvelles pratiques de sociabilité comme la lecture ou l’échange épistolaire, par l’attention portée à des itinéraires sociables ou aux connexions qui structurent des réseaux, les approches sont enrichies de nouvelles perspectives ; par l’insertion de la Révolution dans un temps long et par le dépassement de l’opposition rupture-continuité grâce aux notions de recomposition ou de transaction, c’est à la fois une perception plus nuancée des originalités de la sociabilité révolutionnaire et une réinsertion de ses transformations dans une perspective large d’histoire sociale qui s’imposent.