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Renan en Orient

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Jean Balcou
, 
Jean Glasser
, 
Sophie Guermès

Deuxième partie. Le deuxième voyage en Orient

Tocqueville, Gobineau et la question d’Orient chez Renan

Henry Laurens

Texte intégral

1Lors de son second voyage en Orient, Renan a retrouvé Gobineau qui venait d’être nommé ministre de France en Grèce. Les deux se connaissaient depuis un certain temps, d’autant plus que Gobineau était un intime de la famille Scheffer et un ami de Mme Renan. Les deux hommes étaient à peu près de la même génération, Gobineau était né en 1816 et Renan en 1823. Leur vie parallèle permet de mieux discerner les grandes caractéristiques de l’orientalisme scientifique, littéraire et politique du xixe siècle. On peut même dire que Gobineau par ses échecs constitue une sorte de double de Renan qui a connu une réussite éblouissante.

2Le premier mourra presque inconnu à Turin en 1882 tout en bénéficiant de la reconnaissance du cercle de Richard Wagner à Bayreuth, l’autre disparaîtra dix ans plus tard à Paris, ayant succédé à Victor Hugo comme grande gloire nationale. Ce qui unit les deux hommes, dans leur gestation intellectuelle est le germanisme, le goût pour l’Orient et la volonté de trouver une explication générale à l’histoire de l’humanité. Ce qui les distingue est que l’Orient de Renan est venu des études et de la Bible tandis que celui de Gobineau est inspiré par un romantisme de jeunesse avec une passion pour les images arabes et islamiques. En dehors d’une connaissance de l’anglais et de l’allemand, Gobineau a toujours manqué d’une vraie maîtrise de la philologie, ce qui fera finalement de lui la risée discrète du monde scientifique.

3Au moment où les deux hommes vont entrer dans leur carrière, le germanisme a déjà une longue histoire dans la culture française. Tout le xviiie siècle a discuté de savoir si la distinction noblesse/tiers état était ou non le produit des invasions germaniques d’où auraient à la fois découlé la féodalité et les libertés qui auraient été progressivement oblitérées par une monarchie absolue niveleuse des inégalités sociales. Ce thème avait été repris par Sieyès au début de la Révolution puis par les historiens de la Restauration qui avaient fait de la lutte des races le principe explicatif de l’histoire de France. Pour la génération née sous la Restauration, c’était en quelque sorte un air du temps que l’on retrouve par exemple dans certains romans de Balzac.

  • 1 Voir Laurens Henry, « Le concept de race dans le Journal asiatique du xixe siècle », in Orientales  (...)

4La découverte de la parenté des langues indo-européennes entre elles avaient en quelque sorte généralisé la théorie des invasions et étendu à l’ensemble des peuples « indo-germaniques » l’assimilation entre les envahisseurs, la féodalité et les libertés. Ces idées se retrouvent par exemple dans les premières communications de la Société asiatique de Paris créée en 1821. Les Français avaient d’ailleurs peu apprécié la référence « indo-germanique » et avait proposé assez rapidement « indo-européen » puis dans les années 1850 « aryen ».

5Alors que Renan allait s’enfermer dans la voie austère du séminaire, Gobineau apparaît comme un Rastignac en puissance qui s’est lancé à l’âge de 19 ans à la conquête de Paris, comptant sur quelques relations aristocratiques. Il vivait en fait assez difficilement de sa plume et de quelques subsides familiaux tout en accumulant les lectures pour le grand traité explicatif de l’histoire de l’humanité. L’événement essentiel qui va transformer sa vie est sa rencontre avec Tocqueville, de dix ans son aîné, et qui est déjà une personnalité illustre. Il est membre de l’Académie des Sciences morales et politiques depuis 1838 et de l’Académie française depuis 1841.

6Lors des grands débats de la crise d’Orient de 1840, Tocqueville s’était montré un partisan acharné de l’expansion européenne. Il en a exposé la thèse lors de son discours du 30 novembre 1840 à la chambre des députés :

« Savez-vous ce qui se passe en Orient ? C’est un monde tout entier qui se transforme. Des rives de l’Indus aux bords de la mer Noire, dans cette immense espace, toutes les sociétés s’ébranlent, toutes les religions s’affaiblissent, toutes les nationalités disparaissent, toutes les lumières se terminent, le monde asiatique ancien disparaît. Et à la place on voit se lever graduellement le monde européen. L’Europe de nos jours n’aborde pas seulement l’Asie par un coin vers elle comme l’Europe le faisait au temps des croisades : elle l’attaque au nord, au midi, à l’est, à l’ouest, de toutes parts ; elle la ponctue, l’enveloppe, elle la dompte. »

7Il se déclare prêt à la guerre pour participer à ce partage du monde, c’est le rang de la France qui est en jeu.

  • 2 Correspondance d’Alexis de Tocqueville et d’Arthur de Gobineau, texte établi et annoté par Degros M (...)
  • 3 Lettre du 22 octobre 1843, ibid., p. 69.

8Tocqueville charge Gobineau au début de 1843 d’un grand travail sur l’état des doctrines morales au xixe siècle pour le compte des Sciences morales, ce qui est en fait des notes de lecture sur un certain nombre de penseurs anglais et allemands et l’engage comme collaborateur pour son journal Le commerce. Gobineau devient ainsi l’obligé et le protégé de Tocqueville qui a pour lui une sincère affection. Leur correspondance est d’une richesse intellectuelle étonnante2. Dès le début, Tocqueville, qui a étudié « l’islamisme » en raison de ses études sur l’Algérie et la question d’Orient, lui reproche un certain penchant pour cette religion qu’il considère lui comme particulièrement funeste aux hommes et « principale cause de la décadence aujourd’hui si visible du monde musulman3 ». Gobineau dans sa réponse le trouve injuste pour lui et pour l’islam, mais il n’a jamais été question qu’il se convertisse.

9Le grand tournant se produit en 1849 quand Tocqueville devient ministre des Affaires étrangères de la IIe République (2 juin 1849) et fait de Gobineau son chef de cabinet. Si son ministériat sera de courte durée (il se termine le 31 octobre 1849), cela permet d’intégrer Gobineau dans le corps diplomatique, lui donnant ainsi un emploi et un revenu stable. Les années suivantes, leur correspondance porte essentiellement sur les affaires diplomatiques et politiques. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, Tocqueville s’enfonce dans une sorte d’exil intérieur, protestation morale contre le despotisme de Napoléon III. Il accepte à son tour de faire quelques travaux de recherches pour Gobineau qui s’est lancé dans la rédaction de l’Essai sur l’inégalité des races humaines. Tocqueville lit pour lui les biologistes de son temps qui reconnaissent la diversité des races humaines mais aussi l’unité de l’espèce démontrée par la possibilité de croisements raciaux.

10Pendant ce temps, Renan est sorti de son séminaire et a fait une entrée remarquée dans la vie scientifique et intellectuelle de son temps. Il est à la fois l’auteur de monographies savantes et un essayiste de renom, collaborateur régulier à partir de 1852 de la Revue des Deux Mondes et du Journal des débats. Pour lui, la philologie est la science exacte des choses de l’esprit et permet de découvrir les grands secrets de l’humanité par le biais de la démarche comparée. En quelque sorte pour lui, l’ethnographie et la philologie sont une même chose parce que le comparatisme linguistique permet de faire émerger les grandes divisions de l’espèce humaine que sont les races. Dès lors, il importe peu que les races aient ou non une réalité biologique. En fait, ce sont des moules intellectuels et moraux pour lesquels l’origine des matériaux est secondaire : le Turc dévot musulman est plus sémite que l’Israélite devenu européen. Ce qui compte, c’est qu’une faible infusion de sang germanique a suffi à transformer complètement les peuples dits latins. La race pour Renan est en réalité un idéal-type. Dès que l’on s’éloigne des qualités supposées du moule, on doit supposer l’existence de mélanges : ainsi les Phéniciens et les Assyriens ne sont pas de vrais sémites puisqu’ils sont loin d’avoir les qualités prêtées à cette race. Paradoxalement le fait racial est primordial aux origines, mais le mélange semble aussi s’être immédiatement produit ou plus probablement races pures et races mélangées ont coexisté.

L’Essai sur les inégalités

  • 4 Lettre du 11 octobre, 1853, Correspondance, Paris Calmann-Lévy, 1926, p. 199.

11En octobre 1853, Gobineau a fait parvenir à Tocqueville les deux premiers volumes de l’Essai sur les inégalités. Immédiatement l’ancien homme d’État, après avoir juste regardé la table des matières, marque son opposition4 :

« Je ne vous ai jamais caché, du reste, que j’avais un grand préjugé contre ce qui m’apparaît être votre idée mère, laquelle me semble, je l’avoue, appartenir à la famille des théories matérialistes et en être même un des plus dangereux membres, puisque c’est la fatalité de la constitution appliquée, non plus à l’individu seulement, mais à ces collections d’individus qu’on nomme des races et qui vivent toujours. »

  • 5 Lettre du 17 novembre 1853, ibid., p. 201 sq.

12Ce que Tocqueville appelle ici matérialisme doit être plus précisément compris comme un déterminisme absolu qui ne laisse aucune place à la liberté humaine. Dans la correspondance suivante, Gobineau se défend d’être matérialiste. Tocqueville lui répond qu’il s’agit plutôt de prédestination5. Il reconnaît que certaines tendances intellectuelles peuvent être identifiées dans les différentes races humaines, mais qu’elles soient invincibles est improuvable parce qu’il faudrait connaître tout aussi bien le passé que l’avenir : si César en avait eu le temps, il aurait pu écrire que les natifs barbares de la Grande-Bretagne sont irrémédiablement condamnés à végéter dans leur île tandis que la maîtrise du monde est promise au peuple romain. La critique essentielle de Tocqueville porte sur le déterminisme :

« Quel intérêt peut-il y avoir à persuader à des peuples lâches qui vivent dans la barbarie, dans la mollesse ou dans la servitude qu’étant tels par la nature de leur race il n’y a rien à faire pour améliorer leur condition, changer leurs mœurs ou modifier leur gouvernement ? Ne voyez-vous pas que de votre doctrine sortent naturellement tous les maux que l’inégalité permanente enfante, l’orgueil, la violence, le mépris de semblable, la tyrannie et l’abjection sous toutes ses formes ? »

  • 6 Lettre du 15 janvier 1856, ibid., p. 246 sq.

13En 1855, Gobineau est affecté à la légation de France en Orient, ce qui lui vaut de faire son grand séjour en Orient. En même temps, les deux derniers volumes de l’Essai sont publiés et parviennent à Tocqueville qui lui rappelle qu’il désapprouve le livre et qu’il aime l’auteur ce qui le conduit parfois à avoir de la peine à se retrouver dans des sentiments si contraires. La discussion se continue sur l’état de la France et de l’Orient. Gobineau, fait un grand tableau de l’Orient et compare la disparition des identités raciales en France à celle de la Perse6 :

« Quant aux préjugés de race, il faut que vous me pardonniez ici d’insister un peu sur mon terrain. De race persane, il n’en existe pas plus, dans le sens scientifique du mot qu’il n’y a de race française, et de toutes les nations de l’Europe, nous sommes assurément celle chez qui le type est le plus effacé. C’est même cet effacement-là que nous prenons, au physique comme au moral pour notre type. De même chez les Persans. »

14En réalité, l’Essai sur l’inégalité des races humaines aurait dû s’appeler l’Essai sur la décadence ou la dégénérescence des races humaines. La vision totalement négative de Gobineau sur l’histoire et l’avenir de l’humanité se retrouve dans cette lettre. L’énergie et la moralité ont disparu chez les peuples orientaux. L’Orient ne prêtera aucune résistance sérieuse à la domination européenne. Mais domination n’est pas assimilation. Les Européens épuiseront leurs qualités dominatrices tandis que les Orientaux, une fois qu’ils auront un système de communication et de financement appropriés pourront, grâce au bas prix de leur main-d’œuvre, remplacer et ruiner l’industrie européenne :

« Quand nous, Européens, serons les maîtres de l’Asie, nous aurons là, comme les jeunes gens de bonne maison, un intendant, qui nous inculquera les vices dont nous manquons encore et qui nous mettra sur la paille. J’avoue que, lorsque je vois un si grand désir d’ouvrir la Chine et d’appeler à soi toute cette partie du vieux continent, dont la vieillesse est si vorace, je m’étonnerais qu’on n’examinât pas un peu mieux quelles peuvent être les conséquences de ce compagnonnage si j’étais encore capable de m’étonner de quelque chose. »

15La domination européenne est inévitable mais elle ne sera qu’une étape dans la marche irréversible de la dégénérescence des hommes. La soif de jouissance matérielle en est la démonstration. Gobineau a explicitement visé l’une des idées maîtresses de son ancien protecteur, la domination de l’Orient par l’Europe.

Races, nations et libertés

  • 7 Renan Ernest, Correspondance, t. I, Paris Calmann-Lévy, 1926, p. 119 sq.

16Gobineau avait espéré que Renan ferait un compte rendu de son ouvrage, ce qui lui permettrait de bénéficier du prestige croissant du jeune orientaliste dont les premiers livres semblaient avoir des perspectives semblables à celles de son travail. Mais Renan en fait tergiverse sur ce sujet, car, comme Tocqueville, il ne peut accepter la vision pessimiste de Gobineau sur l’avenir de l’humanité. Sa lettre à Gobineau du 26 juin 1856 constitue un avertissement7 :

« L’esprit français se prête peu aux considérations ethnographiques : la France croit très peu à la race, précisément parce que le fait de la race s’est presque effacé dans son sein. Je rencontre pour ma part la même difficulté en linguistique : la langue française n’étant qu’un détritus de quatrième ou cinquième formation, est certainement une des causes qui font que l’esprit français n’a pas du tout été amené et se prête très difficilement aux vrais principes de la philologie comparée. Tout cela ne pouvait naître que chez un peuple comme le peuple allemand, qui tient encore à ses racines primordiales et parle une langue qui a ses causes en elle-même. […] Le fait de la race est immense à l’origine ; mais il va toujours perdant de son importance, et quelquefois, comme en France, il arrive à s’effacer complètement. Est-ce là absolument parlant une décadence ? Oui certes, au point de vue de la stabilité des institutions, de l’originalité des caractères, d’une certaine noblesse dont je tiens pour ma part le plus grand compte dans l’ensemble des choses humaines. Mais aussi que de compensations ! Sans doute, si les éléments nobles mêlés au sang d’un peuple arrivaient à s’effacer complètement, alors ce serait une avilissante égalité, analogue à celle de certains États de l’Orient et, à quelques égards, de la Chine. Mais c’est qu’en réalité une très petite quantité de sang noble mise dans la circulation d’un peuple suffit à l’ennoblir, au moins qu’aux effets historiques ; c’est ainsi que la France, nation si complètement tombée en roture, joue en réalité dans le monde le rôle d’un gentilhomme. En mettant à part les races tout à fait inférieures, dont l’immixtion aux grandes races ne ferait qu’empoisonner l’espèce humaine, je conçois pour l’avenir une humanité homogène, où tous les grands ruisseaux originaires se fondront en un grand fleuve, et où tout souvenir des provenances diverses sera perdu. La civilisation qui correspondra à un tel état de l’humanité sera inférieure sans doute en noblesse et en distinction à celle des âges aristocratiques, mais sera-t-elle inférieure d’une manière absolue ? C’est sur quoi j’hésite à me prononcer ? »

17Toute la célèbre conférence Qu’est-ce qu’une nation ? du 11 mars 1882 est en genèse dans cette lettre qui pose l’idée de nation comme antagoniste de celle de race. Cela chagrine Gobineau qui voit dans les tergiversations de Renan une volonté d’étouffer son œuvre voire de la plagier.

  • 8 Lettre du 29 novembre 1856, ibid., p. 273 sq.

18Mais à Téhéran, Gobineau reçoit L’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville qui vient de paraître. Il y voit la justification de ses propres thèses8. La continuité entre l’œuvre centralisatrice de la monarchie et celle de la Révolution est la démonstration de la marche implacable vers la dégénérescence : « Le père des révolutionnaires et des destructeurs fut Philippe le Bel. » Il reproche à Tocqueville sa sympathie pour les révolutionnaires et trouve que le peuple français qui a un amour immodéré pour l’intervention de l’État dans toutes ses affaires et pour la centralisation ne pourra jamais avoir d’institutions libres :

« Je ne vois nul motif, enfin, pour donner le titre d’institutions libres à aucune des formes que la nation française, faite comme elle est, a donnée depuis cinq cents ans ou donnera jamais à ses gouvernements. De l’anarchie tant que l’on voudra et du despotisme toujours, il s’agit seulement de savoir comment il est habillé et je l’aime mieux en habit noir qu’en blouse et beaucoup mieux en habit brodé qu’en habit noir. C’est cet habit noir qui nous a fait la jeunesse que nous avons. »

19La réponse de Tocqueville, entrecoupée de démonstrations d’amitiés, est un réquisitoire contre une doctrine dont l’aboutissement est la justification de la servitude et de l’esclavage. Assez clairement, il l’accuse de s’accommoder du régime autoritaire de Napoléon III :

« Vous méprisez profondément l’espèce humaine, au moins la nôtre ; vous la croyez non seulement déchue mais incapable de se relever jamais. Sa constitution même la condamne à servir. Il est très naturel que pour maintenir du moins un peu d’ordre dans cette canaille, le gouvernement du sabre et même du bâton vous semble avoir de très bons côtés. Je ne crois pas néanmoins que pour ce qui vous regarde vous soyez tenté de tendre le dos afin de rendre un hommage personnel à vos principes. Pour moi qui ne me sens ni le droit, ni le goût d’entretenir de telles opinions sur ma race et sur mon pays, je pense qu’il ne faut pas désespérer d’eux.
À mes yeux, les sociétés humaines comme les individus ne sont quelque chose que par l’usage de la liberté. Que la liberté soit plus difficile à fonder et à maintenir dans des sociétés démocratiques comme les nôtres que dans certaines sociétés aristocratiques qui nous ont précédés je l’ai toujours dit. Mais que cela soit impossible, je ne serai jamais assez téméraire pour le penser. Qu’il faille désespérer d’y réussir, je prie Dieu de ne jamais m’en inspirer l’idée. Non, je ne croirai point que cette espèce humaine qui est à la tête de la création visible soit devenue ce troupeau abâtardi que vous nous dites et qu il n’y ait plus qu’à la livrer sans avenir et sans ressource a un petit nombre de bergers qui, après tout, ne sont pas meilleurs animaux que nous et souvent en sont de pires. »

20Le refus du racialisme chez Tocqueville va jusqu’à refuser d’évoquer la thèse germanique des origines de la noblesse française dans L’Ancien Régime et la Révolution, alors que c’était encore une opinion communément admise à un moment où le Second Empire était en train de mettre en place le fameux « Nos ancêtres les Gaulois ».

21En Perse, Gobineau s’est lancé dans la philologie au point d’inventer un système tout à fait personnel de déchiffrement des cunéiformes, qui lui vaut les quolibets des premiers assyriologues. Il est maintenant totalement déconsidéré dans les milieux orientalistes. Pourtant la dernière lettre de Gobineau à Tocqueville du 21 mars 1859 comprend une demande d’intervention de ce dernier auprès de Renan pour que les thèses de Gobineau soient examinées. Il est vrai que Renan avait beaucoup de mal à admettre les conclusions du déchiffrement du cunéiforme par Rawlinson et Oppert qui faisaient de l’assyrien une langue sémitique alors que la civilisation assyrienne n’avait pour lui rien de sémitique, ce qui supposait l’existence d’une aristocratie aryenne… Tocqueville décédera le 16 avril 1859 à Cannes.

22Gobineau n’avait aucune chance de se faire reconnaître comme un orientaliste sérieux car sa philologie était particulièrement fantaisiste. Mais il avait été un excellent voyageur en Orient. Tout le savoir de Renan sur la Perse contemporaine repose sur les livres de Gobineau, en particulier en ce qui concerne le bâbisme. On peut aussi supposer les rencontres d’Athènes. Mais pour Gobineau, il ne peut y avoir de miracle grec. L’existence même de la démocratie athénienne laisse supposer un état de dégénérescence avancé… à l’en croire la décadence a commencé avec Périclès quand le mélange plus grand des nations amena le mélange des civilisations. Si les Grecs étaient à l’origine des « Ariens », ils ont été ensuite mélangés avec des éléments sémites. Gobineau n’avait pas de bases scientifiques à son œuvre. Dans la préface de la seconde édition de l’Essai, publié de façon posthume en 1884, il se pose en précurseur de Darwin tout en condamnant le penchant démocratique et se montre un ennemi farouche des « rêveries » des préhistoriens. Il ne peut admettre l’existence d’une chronologie longue et surtout de faire émerger des « anthropoïdes » les premières races humaines. Gobineau est avant tout un antimoderne. Il est même peut-être le plus radical d’entre eux. Pour lui toute l’histoire de l’humanité n’est que celle d’une longue dégénérescence. Il n’y a pas d’avenir à attendre sauf celui d’une universelle médiocrité. Renan, au contraire, rejette toute orientation biologique à sa notion de race. Il a clairement et à de nombreuses reprises rejeter la confusion entre les races « linguistiques » et les « races anthropologiques ». Il a refusé de participer à la Société d’anthropologie de Paris fondé par Broca en 1859. Comme Gobineau, il se tient à distance du darwinisme et de la préhistoire qui ne trouvent pas place dans sa chronologie courte, mais il n’en rejette pas la validité. Ébranlé par le choc de 1870-1871 comme tous ceux de sa génération, il alterne une vue positive ou négative de l’avenir. Il reconnaît ne plus avoir l’optimisme exagéré de 1848 dans sa préface à la première édition de L’Avenir de la Science en 1890 et affirme que la destinée humaine est devenue plus obscure que jamais. Mais il croit toujours au développement de la science.

23Renan ne cite pratiquement pas Tocqueville, probablement du fait du refus de ce dernier d’invoquer la thèse germanique des origines de la noblesse. Pourtant les deux hommes rejettent toute détermination biologique du devenir humain, évoquent la nécessaire domination européenne de l’Orient et convergent sur la nécessité d’établir un régime de liberté dans une société moderne dont la marque distinctive sera la médiocrité. Ils s’accordent sur la nécessaire conciliation entre la démocratie égalitaire et la liberté. Cela a été le sens de la vie de Tocqueville et la grande surprise de Renan avec l’avènement de la IIIe République. Quant à Gobineau, il rejette tous les régimes que la France a connus depuis un siècle et appelle à un régime de décentralisation qui est pour lui le sel antidote à la centralisation et au fonctionnarisme. Sa postérité va plus du côté de Maurras. Néanmoins le seul anticolonialiste avant la lettre des trois est Gobineau. Son pessimisme lui fait même annoncer une revanche de l’Asie…

Notes

1 Voir Laurens Henry, « Le concept de race dans le Journal asiatique du xixe siècle », in Orientales I, Autour de l’expédition d’Égypte, Paris, Éd. CNRS, 2004, p. 287-295 (première édition, 1988).

2 Correspondance d’Alexis de Tocqueville et d’Arthur de Gobineau, texte établi et annoté par Degros M., in Tocqueville Alexis de, Œuvres complètes, t. IX, Paris, Gallimard, 1959.

3 Lettre du 22 octobre 1843, ibid., p. 69.

4 Lettre du 11 octobre, 1853, Correspondance, Paris Calmann-Lévy, 1926, p. 199.

5 Lettre du 17 novembre 1853, ibid., p. 201 sq.

6 Lettre du 15 janvier 1856, ibid., p. 246 sq.

7 Renan Ernest, Correspondance, t. I, Paris Calmann-Lévy, 1926, p. 119 sq.

8 Lettre du 29 novembre 1856, ibid., p. 273 sq.

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