Présentation
p. 7-10
Texte intégral
1Sur le tertre de Tréguier, sa ville natale, face à la cathédrale, se dresse la statue en bronze de Renan assis devant Athéna levant son laurier reconnaissant. Ainsi se fige la fameuse Prière sur l’Acropole autrement dramatisée dans sa relation entre la divinité de la Raison et le penseur breton. Ayant rompu avec l’Église, armé de foi révolutionnaire, se voyant déjà enseignant les langues sémitiques au Collège de France, le jeune Renan se lance à la reconquête de cet Orient religieux à qui il doit sa vocation. À Jésus il osera affirmer sa supériorité qu’il devait à la science. Ce qui veut dire que notre savant ouvre un champ de bataille sans fin dont Vie de Jésus de 1863 est la fracassante ouverture. Son action dont les répercussions sont toujours tumultueuses s’étend sur trois secteurs qui se complètent : celui des langues sémitiques qu’il relativise face aux langues indo-européennes pour mettre en valeur leur faculté au monothéisme ; celui de l’histoire rationnelle du peuple d’Israël et des origines du christianisme ; celui d’une philosophie de l’histoire en devenir créatrice d’idéal : trois secteurs relevant de la philologie « science de l’esprit humain ». C’est dire combien l’œuvre entière de Renan balaie tout cet Orient berceau du judaïsme, du christianisme, de l’islam. Aussi n’a-t-elle pas manqué et ne manque-t-elle pas de susciter des réactions dans cet Orient même et que traiter de « Renan en Orient » conduit fatalement à s’interroger sur sa réception en Orient. Mais n’oublions pas que cette œuvre jouit ici d’un double avantage : c’est que, d’une part, l’auteur est un Celte, un positiviste romantique, un artiste ; c’est que, d’autre part, ce n’est pas un homme de cabinet, mais un homme de terrain, un archéologue de la Mission de Phénicie, un véritable explorateur. Toutes raisons pour que le Centre de recherche des correspondances et journaux intimes (CECJI) de la faculté Victor-Segalen de Brest, le Comité Renan, qui, avec la collaboration du Collège de France et de la Sorbonne sont les organisateurs de ce colloque, l’aient localisé à Tréguier et que ce colloque présidé par M. Henry Laurens du Collège de France, ait pour base les deux voyages en Orient dont le premier donne lieu à la partie phénicienne et le second va d’Égypte en Syrie, d’Asie Mineure en Grèce, de la Macédoine à la Turquie. Pour nous projeter au cœur de ces deux expéditions je me contente ici d’en présenter sommairement les grandes lignes.
2Dans sa Mission en Phénicie (18 octobre 1860-23 octobre 1861) Renan a mené de front 4 chantiers de fouilles : Djebeil (Byblos), Saïda (Sidon), Sour (Tyr), Tortose (Antaradus). La plus belle découverte aura été, fin mars 1861, la mosaïque de Qabr – Hiram qu’on admire aujourd’hui au Louvre. Du 25 avril au 21 mai il visite la Palestine, objet inclus dans la Mission et qui lui tient particulièrement à cœur. Puis du 18 au 30 juin il parcourt le Haut-Liban à la recherche de nouvelles inscriptions. Enfin le voici à Ghazir où, du 29 juillet au 4 septembre il rédige avec sa sœur Henriette qui l’a accompagné la première version aux 3/4 de sa fameuse Vie de Jésus. Ce premier voyage se termine dramatiquement par la mort d’Henriette Renan à Amschit le 24 septembre. Entre les deux voyages, d’octobre 1861 à novembre 1864, les événements se précipitent qui font de Renan une victime et une star européenne. Au terme de la Mission il y eut l’élection à la chaire tant convoitée du Collège de France, les remous de sa destitution, la parution le 24 juin 1863 de Vie de Jésus qui lui apporte gloire, scandale, fortune. De quoi poursuivre son œuvre des Origines du christianisme, de partir pour les revivre sur place, dans cet autre Orient d’un rêve nécessaire, où il se rendra accompagné de Cornélie l’épouse, muni d’un solide cahier d’adresses qui fait que ce voyage tout privé prendra par moments un caractère quasi officiel. Tout commence par l’Égypte où, du 14 novembre 1864 au 30 janvier 1865, les Renan parcourent 500 lieues visitant Le Caire et les Pyramides, jouissant d’une croisière de 3 semaines sur le Nil avec Mariette, passant par Suez en compagnie de Lesseps, rembarquant d’Alexandrie. Vient l’étape mémorielle du Liban avec, les 5-8 janvier, le pèlerinage au tombeau d’Henriette à Amschit. La traversée de la Syrie culmine à l’arrivée à Damas du 15 au 18 janvier pour se poursuivre jusqu’à Antioche le 28 et son port Séleucie quitté le 1er février. Le 3 nos voyageurs embarquent pour la côte d’Asie Mineure où Smyrne sera, du 7 au 11 février, du 30 mars au 5 avril, du 23 au 27, du 1er au 6 mai, le naturel port d’attache. À l’issue du premier séjour à Smyrne a lieu le premier séjour à Athènes avec 12 visites à l’Acropole. Du 6 au 22 avril est menée l’expédition vers l’intérieur des terres. S’y succèdent de site en site, parmi les plus connus, Éphèse, Tralles, Aphrodisias, Colosses, Laodicée, Hiérapolis, Dervend, Sardes, Nymphi. Du 28 au 30 avril la navigation autour de Samos et de Pathmos tourne mal. Suit du 8 au 25 mai le deuxième séjour à Athènes où s’intercale l’excursion en Argolide. Le voyage en Grèce se poursuit par la remontée vers le Nord ; les Renan sont à Thessalonique du 28 mai au 1er juin pour quitter Philippes le 7 d’où ils embarquent vers Constantinople, où ils séjournent du 9 au 21 juin. Le lendemain ils reprennent la route de la mer jusqu’au Pirée d’où ils repartent vers Marseille pour se retrouver le 29 juin 1865 à Paris d’où ils étaient partis le 7 novembre de l’année précédente.
3Suivre Renan dans ces deux voyages en Orient, en fait le Proche et le Moyen-Orient, sur lesquels journaux, carnets de bord, correspondance, sont autant de témoignages à vif, c’est retrouver un autre Renan. Mais c’est voir en même temps voir comment tous ces matériaux construisent la grande œuvre de l’Histoire des origines du christianisme. Suivre Renan en Orient c’est aussi suivre les interventions de ce colloque dont voici, moyennant quelques transferts d’harmonisation, le schéma.
4La Phénicie ! Mot magique qui fait toujours rêver d’une vieille civilisation méditerranéenne caractérisée par la réputation de ses marins, l’établissement de riches comptoirs comme Carthage, toute une mythologie. Cette passion du phénicien est telle qu’elle engendre le phénicisme avec ses inévitables avatars (Henry Laurens). Elle déclenche sous Napoléon III une opération archéologique au Liban qui, réalisée par Ernest Renan, aboutit à La Mission de Phénicie (Jean Balcou). L’étude de cette mission, et d’autres, permet de définir la conception de l’archéologie chez Renan, qui relève à la fois de la science et de l’imaginaire (Maurice Gasnier). L’importance de la Mission se mesure particulièrement au Palais du Louvre dont les salles du Musée assyrien présentent les 163 œuvres du fonds phénicien rapportées par Renan (Hélène Le Meaux). Mais la plus belle trouvaille est la mosaïque byzantine de Qabr Hiram près de Tyr que le grand public peut depuis 1994 admirer au pied de l’escalier de la Victoire de Samothrace (Catherine Metzger). Autre objet de la Mission : l’épigraphie. Si la moisson d’inscriptions phéniciennes rêvée par Renan fut décevante, cela lui permit d’élaborer le projet d’un corpus rassemblant toutes les inscriptions sémitiques, dont le premier fascicule voit le jour en 1881 (Françoise Briquel Chatonnet). Évoquer dans la mission cette femme d’exception que fut Henriette Renan est, tant par sa présence et son action que son destin, un devoir de mémoire. Son souvenir est d’autant plus émouvant qu’en face de la maison où elle agonisa elle est enterrée là, dans la famille Zakhia du village d’Amschit (Tobie Zakhia). Autre lieu de mémoire : Ghazir où elle vécut avec son frère 44 jours de son dernier bel été en l’ineffable compagnie de ce Jésus dont ils composent alors de concert une première version de la Vie (Charbel Matta). Comme ils aiment alors se remémorer le mois que d’avril en mai ils ont tous deux passés à visiter la terre sainte de Palestine ! (Dominique Bourel). Mais La Mission de Phénicie est aussi un livre dont la genèse éditoriale s’étend sur plus d’une dizaine d’années et qui est paré de tous les attributs d’une grande œuvre scientifique (Jean-Yves Mollier). Elle s’accompagne d’une série de planches qui reprennent vie à la lumière de l’un des illustrateurs Édouard Lockroy (Jean Glasser). Véritable mise en scène de la recherche de son temps, elle n’a pas manqué de susciter le débat dominé par la critique allemande (Dominique Bourel).
5L’Orient ! Cette partie du colloque consacrée au second voyage s’ouvre sur une forme de panorama idéologique réunissant et confrontant Tocqueville, Gobineau et Renan. On verra comment Renan va se retrouver pour l’essentiel d’accord avec Tocqueville contre les thèses de Gobineau (Henry Laurens). Nous disposons aussi comme mise en route d’un irremplaçable journal de bord constitué par les deux carnets 11486 et 11487 de la Bibliothèque nationale. Tout s’y retrouve : itinéraire ici focalisé sur l’Asie mineure, réactions de tous ordres, notes de travail (Domenico Paone et Francesco Petruzzelli).
6Quant à l’étude sur l’Égypte, elle se construit en deux temps, le temps du Caire, le temps d’Athènes, celui de la fascination, celui du jugement (Iphigénie Botouropoulou). Mais surtout ce voyage devant se faire sur les lieux où naquit et se développa le monothéisme chrétien, pourquoi ne pas essayer de commencer par la formule controversée de Renan, « le désert est monothéiste » ? (Valentino Petrucci). Pour terminer en accompagnant le voyageur mettant, de Syrie en Asie Mineure et en Grèce, ses pas dans les pas de l’apôtre Paul (Jean Balcou).
7Ces deux grands voyages au Proche et Moyen-Orient suscitent chez Renan un élargissement qui fait exploser le cadre spatial et temporel et affronter le politique. Quatre chantiers s’offrent à nous : la question du positionnement de Marc Aurèle entre deux mondes, stoïcisme et christianisme (Maria Protopapa) ; la question juive qui interpelle brutalement le savant des langues sémitiques pour l’engager dans le combat de l’antisémitisme (Maurice Gasnier) ; la question de l’Islam (post Averroès) qui soulève en lui, malgré des lueurs de sympathie, une hostilité de fond provoquant des réactions passionnées de part et d’autre (Samar Moujaes) ; la question de la nation exposée par Renan et dont on se demandera si la « volonté de vivre ensemble » étant plus que jamais soumise à rude épreuve au Moyen-Orient n’est pas aussi plus que jamais un besoin vital de réémergence (Fouad Khoury Helou). Reste à clore cette séquence, et l’ouvrage, sur une réhabilitation d’Ary Renan, le fils prodigue, dont on rappellera la place dans l’histoire de l’art et ses affinités avec l’orientalisme et le symbolisme (Arnaud Bigaignon).
8Et c’est à ce fils que le père, à défaut de ne pouvoir lui-même faire un troisième voyage projeté, confie, quand il part en 1885 vers l’Orient, une mission spéciale pour honorer celle qui est restée là-bas. Il faut dire aussi que ses deux voyages en Orient demeurent pour Renan, par leur durée, leur intensité, leur répercussion sur l’œuvre, un permanent voyage en Orient. À preuve exemplaire, ces dix ans où, nouvel Ulysse de l’archéologie, il s’est attaché au mât du navire phénicien. Et que de lettres embuées d’émotion quand il évoque ces pays vus ou qu’il eût aimé voir symbolisés dans le fantastique Sinaï ! Terminons pourtant ici sur le regret qu’il n’ait pas fait à son retour au pays le plus court voyage pour visiter au Vieux Marché le site des Sept-Saints dont il avait démontré qu’il s’agissait des Sept-Dormants (Mélusine, II, 1878), salué en pionnier par Louis Massignon qui, en 1953, redonna au vieux pardon tout l’éclat d’une commémoration entre chrétiens et musulmans de la même espérance dans la résurrection.
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