Une regrettable impasse

1Les années 1930-1940 furent pour la France celles de nombreux bouleversements, en particulier dans le domaine de la protection sociale, mais l’histoire de ces transformations reste difficile à faire, compte tenu parfois des limitations à l’accès aux documents et surtout des charges affectives qui entourent la décennie s’étendant de l’avènement du Front populaire à celui de la Quatrième République. Il est en effet difficile de séparer les initiatives en matière sociale des jugements généraux sur les divers gouvernements successifs et cela se révèle encore plus vrai pour la période vichyste où toute tentative d’analyse d’un point précis apparaît immédiatement comme une prise de position globale sur le régime, sur le maréchal Pétain et les diverses équipes de son entourage.

2L’historiographie de Vichy a beaucoup évolué, comme l’ont montré notamment Jean-Pierre Azéma1 et Henry Rousso2. Une première génération s’est intéressée à la « haute politique » du régime, à la collaboration d’État et à la Révolution nationale. Une seconde a relativisé les acquis de la première, en montrant un scepticisme précoce d’une partie de l’opinion publique face aux réalisations du régime3. Apparaît aujourd’hui une troisième ligne d’études qui cherche à comprendre « l’enracinement social du régime4 » à travers le fonctionnement concret d’institutions sur une périodisation un peu plus large5. De ce point de vue, beaucoup reste à faire. On commence à peine, en particulier, à s’intéresser à la production législative. Si la floraison d’études sur la persécution des juifs n’a pas négligé la dimension juridique de la question6, si quelques travaux commencent à interroger le rôle de la doctrine7, ou l’évolution du droit public8, il manque d’études de fond sur le droit privé qu’il soit civil, pénal ou commercial.

3Le droit social est l’un des rares domaines du droit à avoir commencé à être défriché à travers l’étude de la Charte du travail, texte emblématique de Vichy, dont l’intérêt est d’ouvrir à la compréhension plus générale de l’évolution du syndicalisme pendant la période9. Rien de tel n’a été entrepris en matière de protection sociale. Quelques rares articles ont été consacrés à la Mutualité10 et un acteur important de l’époque a synthétisé en une dizaine de pages l’évolution des assurances sociales, des accidents du travail et des allocations familiales11. On notera cependant que la période qui nous intéresse fait l’objet d’un développement de plusieurs dizaines de pages dans un ouvrage consacré à l’histoire de la Sécurité sociale par les textes12. Au total, la bibliographie directement utile est donc très maigre.

4A contrario, les sources apparaissent étonnamment riches. Les sources imprimées fournissent une première documentation très utile et peuvent être classées en deux catégories. La première est celle des nombreuses revues spécialisées, de la revue de référence qu’était Droit social, à une multitude de petites revues plus techniques comme L’actualité sociale, la Revue des établissements et œuvres de bienfaisance, le Bulletin de l’Office central des œuvres de bienfaisance, la Revue des assurances sociales, des allocations familiales et des accidents du travail, etc. Techniques, ces revues n’en laissent pas moins apparaître des préoccupations idéologiques souvent très en phase avec la Révolution nationale. Parmi les sources imprimées, on trouve également d’assez nombreuses thèses de droit, des brochures, des ouvrages, quelquefois même des collections spécialisées, comme celle de l’éditeur Bloud et Gay sur le travail social. Au total une « littérature » souvent peu digeste mais très profitable à celui – ou celle – qui veut se repérer dans l’abondance des textes.

5Les lois et les décrets, publiés au Journal officiel (devenu Journal officiel de l’État français à partir du 4 janvier 1941), les circulaires, publiées pour la plupart au Bulletin du ministère du Travail, constituaient le corpus obligé de cette recherche menée par des historiens du droit.

6Une étude fouillée ne pouvait cependant pas faire l’impasse sur la consultation des archives proprement dites. Nous ne pouvons pas garantir qu’elles ont toutes été consultées, tant elles sont nombreuses. On peut cependant affirmer que les fonds principaux ont été examinés, qu’il s’agisse des documents en provenance des bureaux ou directions du ministère du Travail en charge des questions de protection sociale ou des fonds classiques et incontournables pour toute étude sur Vichy que constituent ceux du Chef de l’État (2 AG), de la présidence du Conseil (F 60), du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale (72 AJ) ou encore du BCRA (3 AG). Les archives des organismes humanitaires « privés », comme le Secours national ou la Croix Rouge française, de mutuelles, de caisses d’assurances sociales, les archives municipales ou départementales n’ont pas non plus été négligées dans la mesure où elles pouvaient éclairer tel ou tel événement ou processus.

7Il reste toutefois encore des sources difficilement accessibles, en particulier dans les organismes mutualistes ou caritatifs qui ne disposent pas obligatoirement d’un personnel suffisant et techniquement formé pour ces tâches. Ajoutons d’ailleurs que les dimensions psychologiques font que l’on hésite souvent à laisser un chercheur pénétrer dans une période de l’histoire dont on n’est pas obligatoirement très fier et que nombre de personnes craignent non plus tellement pour leur sécurité ou leur image personnelle, mais pour celles des mouvements – voire des administrations – auxquels elles participent et se sont dévouées de façon parfois bénévole. Il est aussi évident que les proches des acteurs de cette période sont encore bien vivants parmi nous et ne désirent pas voir remonter à la surface de vieilles histoires qui peuvent se révéler un peu scabreuses.

8Si la protection sociale pendant la Seconde Guerre mondiale n’a pas encore été étudiée dans son ensemble, les questions qu’elle suscite peuvent être posées dans un cadre plus général. La première est récurrente à l’historiographie de Vichy, depuis les travaux pionniers de Robert Paxton13. Elle vise à distinguer les ruptures des continuités entre Vichy et la Troisième République aussi bien qu’entre Vichy et la IV^e République. En matière de droit social, les juristes français analysent Vichy comme une rupture totale dans une évolution cohérente sur le long terme. Ainsi M. Despax et J. Rojot écrivent à propos du droit du travail : « Après la césure constituée par le gouvernement de Vichy et l’occupation allemande et la malheureuse expérience de la « Charte du travail » du 4 octobre 1941 dont l’esprit corporatiste était opposé à la tradition française depuis 1791, l’évolution reprit avec la Constitution de 194614. » Ces auteurs, il est vrai, prennent appui, pour leur analyse, sur la Charte du travail.

9Envisageant la question de manière plus large, d’autres auteurs mettent au contraire l’accent sur une sorte de continuum, en soulignant certaines convergences idéologiques entre Vichy et la Résistance. Richard Kuisel insiste sur les points de contact entre la Troisième République finissant sans gloire, le gouvernement du maréchal Pétain et les idées de la Résistance reprises à la Libération :

« Malgré des différences évidentes, les réformes proposées par Vichy et par la Résistance avaient beaucoup de points communs. Les unes comme les autres visaient à une renaissance nationale, à une réconciliation sociale, à une restauration morale, à une économie planifiée et plus juste, à un État plus dynamique… »

10Une analyse identique se retrouve chez Jean-Louis Loubet del Bayle lorsqu’il présente les tentatives de renouvellement de la vie politique française autour de 1930 :

« Si, après 1935, l’esprit de 1930 s’estompa malgré le succès de son vocabulaire, l’effondrement de 1940, le vide politique et intellectuel qui s’ensuivit provoquèrent sa résurrection. L’événement vint confirmer les analyses de ces groupes […] montrant que leurs inquiétudes devant ce qu’ils avaient jugé être une décadence de la France n’avaient pas été sans fondement […]. Or ce diagnostic fut aussi celui que portèrent les plus lucides des animateurs de la Révolution nationale de Vichy comme les éléments les plus dynamiques de la Résistance. De ce fait, Vichy comme la Résistance se rejoignant dans la même volonté de briser les moules de la pensée politique française traditionnelle qui leur paraissait avoir fait faillite, virent resurgir les thèmes et les hommes des années trente. »

11Et Jean-Paul Flamand qui cite ces deux auteurs de conclure :

« Que leur route soit passée par la poursuite du combat à Londres, par l’école d’Uriage et les maquis de la Résistance intérieure, ou encore par le soutien au régime vichyssois, les uns et les autres partagent une égale, sinon identique, volonté de renouvellement de la société française15. »

12D’évidence, la question des ruptures et des continuités ne peut être traitée globalement et il est nécessaire de distinguer selon les domaines de recherche. Ce qui vaut pour le politique ne vaut pas forcément pour l’économique et, a fortiori, pour le social. À l’intérieur même du champ du droit social, il peut être utile aussi de distinguer le droit du travail de la protection sociale, et l’analyse de l’évolution de la mutualité n’est pas forcément transposable à celle des retraites.

13La seconde question générale est celle du rôle des Allemands dans l’élaboration ou le contrôle des politiques sociales. Robert Paxton avait bien souligné que les « autorités d’occupation » avaient négligé, voire dédaigné la Révolution nationale et les problèmes intérieurs de l’État français et qu’elles n’aspiraient qu’à ponctionner l’économie française de la manière la plus efficace qui soit. Mais cette analyse vaut-elle en matière d’assurance maladie, de retraite, d’accidents du travail, etc. ? Deux éléments permettent d’en douter. On doit noter d’abord que certaines prestations servies constituent un salaire indirect – ou un complément de salaire – alors même que les salaires directs et leur augmentation sont strictement contrôlés par les Allemands. Le second élément est le lien qui existe entre, d’une part, la santé des travailleurs et la productivité de l’industrie, qui tourne à plein pour l’armée allemande. En Allemagne, ce lien est clairement affiché :

« À une organisation fondée sur le principe de l’assurance doit succéder une institution centrale de sécurité sociale selon les besoins de la communauté. C’est seulement ainsi que nous arriverons à une véritable protection du peuple. La force de travail du peuple est tendue au maximum. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas nous permettre une mauvaise situation sanitaire. Il est inadmissible que certains se fassent encore porter malades afin de ne pas travailler. Par contre la communauté a le plus grand intérêt à ce que celui qui est véritablement malade soit soigné immédiatement et de façon suffisante afin de recouvrer rapidement sa force de travail et pouvoir de nouveau produire16. »

14La même volonté se rencontre-t-elle à Vichy sachant que l’industrie travaille en priorité pour l’occupant et que les aspirations communautaires ne sont pas analogues ?

15La troisième question est relative à l’unité ou l’hétérogénéité du régime. Nos collègues américains, Paxton, encore lui, mais aussi Richard Kuisel17 et Stanley Hoffmann18 ont largement insisté sur le caractère idéologiquement composite du régime. Le politologue de Harvard utilisa, le premier, l’expression de « dictature pluraliste » et l’historien de Columbia distingua les traditionalistes des technocrates, reprenant ainsi la distinction opérée par Henry Moysset entre les « jeunes cyclistes et les vieux romains ». L’étude de la protection sociale confirme-t-elle cette hétérogénéité ou vient-elle, au contraire, l’infirmer ? Peut-on parler d’une protection sociale « traditionaliste » et d’une protection sociale « technocratique » ? Cela a-t-il du sens ? Et comment cela se traduit-il concrètement ?

16Plus généralement, peut-on affirmer que Vichy avait une doctrine en matière de protection sociale ? Et celle-ci s’inspire-t-elle du national-socialisme, dont les objectifs en la matière sont clairement affirmés en 1940 par un auteur qui se définit comme national-socialiste :

« À la place d’une politique trop prudente de réserves doit succéder une politique de responsabilité au service de la communauté. Les responsables des assurances sociales doivent se libérer de l’idée qu’il s’agit avant tout en ce domaine d’un problème financier. La sécurité sociale est beaucoup plus. Elle recherche le développement et la conservation de la force de la nation19. »

17Pour répondre à ces questions, il ne faut évidemment pas perdre de vue que les problèmes rencontrés, pendant la période qui va du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale à la fin de celle-ci, sont ceux d’une nation en crise morale et politique, comme économique et sociale, et d’un pays géographiquement découpé et intellectuellement fragmenté. Ces difficultés gigantesques et ces fractures nombreuses vont déboucher sur une multiplicité d’initiatives, mais aussi de propositions de réformes dont certaines pourront être réalisées rapidement en profitant de ce que l’absence de vie parlementaire évite des délais de procédure qui ont trop souvent pesé sur la III^e République, comme ils pèseront sur la IV^e ; par contre d’autres tentatives de transformations resteront dans les cartons faute de temps ou d’argent ou encore victimes des tensions entre les groupes qui entourent le maréchal Pétain ou des priorités imposées par les représentants de l’Allemagne nazie et ce sont donc des mesures adoptées dans l’entre-deux-guerres – voire plus anciennes – qui continueront à s’appliquer.

18Sans chercher à remonter trop loin dans le passé, il convient malgré tout de rappeler l’évolution de la France depuis la signature de l’armistice du 11 novembre 1918 avant de revenir sur les grands traits des années sombres et de la remise en route de la France républicaine. Rappelons donc quelques éléments de la situation dans les années 1930 et de son évolution pendant la période de la Seconde Guerre mondiale20.

Trente ans de vie d’une nation : contrastes et contradictions

19Sortant de quatre années et presque quatre mois de guerre « industrialisée », la France est exsangue humainement, mais aussi économiquement. Près d’un million et demi de personnes ont payé de leur vie – côté français – cet affrontement ; plus de 700 000 en sont ressortis avec des handicaps très graves et plus de deux millions continuent à souffrir dans leur corps comme dans leur tête de façon suffisamment importante pour mériter le titre d’invalides de guerre. Les familles ont été désorganisées, les veuves, les orphelins se comptent aussi en millions et toute une génération de femmes sera condamnée au célibat, « vieilles filles » comme on le dit encore sans grande élégance, ni charité. Les maris sont devenus si rares que l’on songe un moment à un troc avec l’État de Californie d’où l’on ferait venir des excédents de jeunes mâles en échange de jeunes « femelles », peu présentes encore en ces lointaines contrées des États-Unis. Les destructions matérielles sont non moins nombreuses, en particulier dans tous les départements où se sont déroulés des combats, avec des zones entières où il ne reste plus ni usine, ni maison, ni route, ni voie ferrée, même plus de faune sauvage ou de plantes, mais seulement de la boue de laquelle ressortent parfois des obus non explosés, des morceaux de barbelés, voire les restes de combattants de nationalité à peine déterminable21.

20L’année 1918 se termine donc sur une joie un peu honteuse ; comment fêter une victoire si chèrement obtenue devant ceux qui y ont laissé une partie de leur intégrité ou les membres des familles éplorées ? Et quelle immense tâche s’offre aux survivants pour refaire de la France une des grandes puissances du monde. On va s’y attacher pendant vingt ans avant que la roue du destin ne replonge la France dans la guerre, la mort et, en plus, la honte et qu’une nouvelle génération ne vienne tenter avec les restes de l’ancienne de reprendre la marche du progrès pour atteindre un avenir plus juste, plus heureux, plus radieux… De la fin de cette année 1918 jusqu’en 1947, il est possible de rappeler un certain nombre de traits historiques, en découpant le temps en cinq étapes d’ailleurs inégales22.

1918-1927 : reconstruction matérielle, déconstruction psycho-politique

21En fait, la France se relèvera des conséquences économiques de la guerre plus rapidement que n’avaient pu l’augurer les esprits chagrins. L’agriculture, bien protégée, comme l’industrie, dont des pans entiers avaient profité des années difficiles pour se moderniser et se développer qu’il s’agisse de la métallurgie – avec tout l’armement –, de la chimie – avec les gaz de combat comme avec les médicaments –, du textile – pour l’habillement aussi bien que pour la toile d’avion –, se reconstituèrent sans grande difficulté ; les indices de production retrouvent dès 1922 le niveau record de 1913 et deux ans plus tard même les effets retardateurs de la guerre sont pratiquement effacés, avec l’aide, il est vrai, des trois départements reconquis d’Alsace-Lorraine et grâce aussi aux réparations en nature obtenues de l’Allemagne23.

22L’amélioration de la productivité, obtenue par une mécanisation intense après 1914 afin de remplacer la main-d’œuvre masculine qualifiée par une main-d’œuvre féminine qui ne connaît pas les métiers, permet non seulement de compenser les pertes de population employable, mais même de dégager des travailleurs pour le secteur tertiaire et les services en particulier24.

23Il y a donc incontestablement un redémarrage rapide qui permet une amélioration du niveau de vie moyen dans nombre de catégories de la population. Par les lois de 1919 sur les pensions de guerre et sur la réparation des dommages de guerre, comme par les multiples mesures de rééducation, la solidarité nationale vient en aide à ceux qui avaient été plus particulièrement touchés ; par les lois de 1919 sur la journée de huit heures sans diminution de salaire, sur les maladies professionnelles, sur les conventions collectives, les ouvriers voient leur sort pris en compte ; par la loi de 1919 sur l’enseignement technique, les enfants des classes modestes sont susceptibles de voir leur avenir s’améliorer25.

24Mais, très vite, la volonté de donner à la France un gouvernement d’union, capable de s’appuyer sur la quasi unanimité de l’opinion publique comme au temps de l’Union sacrée26 se révèle difficilement réalisable. Certes, l’épreuve du feu a affaibli un royalisme déjà touché par l’exhortation pontificale de ralliement à la République ; certes, la classe ouvrière dont on craignait qu’elle ne déserte massivement a rejoint dans les tranchées les autres classes sociales, mais de nouvelles fissures sont rapidement apparues et vont se transformer en failles au fil des mois.

25Plus que des manifestations anarchistes qui aboutiront à l’attentat contre Clemenceau le 19 février 1919, le danger pour la démocratie parlementaire provient de l’apparition du communisme qui a triomphé en octobre 1917 dans la lointaine Russie et essaime depuis un peu partout, mais plus particulièrement en France : on lui doit les grandes grèves de février-mars 1920 et les affrontements sanglants des 1^er mai 1919 et 1920, avant même que ne se concrétisent la scission du Parti socialiste au congrès de Tours dans les derniers jours de 1920, puis celle de la CGT un an plus tard. Les positions extrêmes prises par le PCF – sous l’influence du Komintern – amènent le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut, en avril 1927, à déclarer : « Le communisme, voilà l’ennemi ».

26Cependant à l’autre extrême de l’échiquier politique un courant non moins hostile au système en place se développe, puisant de plus en plus son inspiration dans le fascisme italien, triomphant depuis 1922, même si certains éléments restent seulement dans un nationalisme exacerbé : en 1921 Pierre Taittinger et Jean Ybarnegaray fondent les Jeunesses patriotes ; en 1925 Georges Valois crée le Faisceau ; en 1926 Henri de Kerillis met en place le Centre de propagande des républicains nationaux ; en 1927 naissent les Croix-de-Feu. Tous ces mouvements – dont l’on pourra retrouver certains chefs dans l’entourage du maréchal Pétain – profitent de l’éclatement provoqué par la condamnation de l’Action française par Pie XI le 20 décembre 1926, mais aussi des rancœurs nées des difficultés à faire payer l’Allemagne de Weimar et, bien entendu, de la surenchère avec les organisations communistes qui s’expriment pleinement, en 1925-1926, lors de la guerre du Rif, nouvelle occasion pour le maréchal Pétain de s’illustrer.

27Face à ces opposants de principe, les partis politiques de gouvernement tentent d’abord un retour à la « Belle Époque », avant de prendre conscience que le monde a trop changé pour que le fil soit ainsi renoué avec les années 1900. Triomphent alors les idées de pacifisme international27, comme de réalisme social et financier à l’intérieur28 que vont incarner des hommes comme Briand et Poincaré, mais aussi Herriot, Loucheur ou Sarraut.

28Ainsi au moment où se déchaîne le surréalisme artistique29, le monde politique s’oriente vers une approche gestionnaire sage des problèmes quotidiens, loin des utopies idéologiques des générations précédentes. Ceci va permettre une certaine unanimité parlementaire – qui n’empêche pas les chutes ministérielles – et le vote de lois importantes pratiquement sans opposition.

1928-1930 : les réalisations de la période d’embellie

29Dix ans après la fin de la guerre, la situation française semble, malgré les meurtrissures toujours sensibles, spécialement favorable. L’économie est relancée, la monnaie et les finances publiques ont retrouvé une solidité incontestable, la place du pays, renforcé par son empire colonial, est toujours reconnue sur le plan international30.

30Dans cette société où le salariat est maintenant largement répandu et où la population urbaine dépasse la population rurale pour la première fois en 1931, c’est le moment de réfléchir sur les moyens de redistribuer les fruits de cette résurrection inespérée. Deux ensembles législatifs vont symboliser cette volonté de renforcer le lien social, au moment même où le Parti communiste lance sa ligne « classe contre classe » : l’un concerne le logement social et l’autre les assurances sociales31.

31Depuis la fin du premier tiers du xix^e siècle, l’existence de taudis, en particulier dans les grandes agglomérations, est devenue un problème humanitaire et politique ; l’attention générale a été attirée sur cette question par la grande épidémie de choléra qui marque le début de la monarchie de Juillet et dont les travaux des hygiénistes – au premier rang desquels Parent-Duchâtelet – ont montré la liaison avec les mauvaises conditions de logement32. La Seconde République a tenté de mettre en place une politique de lutte contre les logements insalubres, mais sans succès. Avec la « révolution pastorienne » et la démonstration scientifique des procédés de contagion, la question revint sur le devant de la scène et ne l’aurait probablement pas quitté si la guerre puis les nécessités de la reconstruction n’avaient pas amené un recul de la politique de logement social.

32À partir de 1926, l’augmentation des recettes fiscales permet de dégager un excédent important des finances publiques qui atteindra, en 1928, 10 % du budget ou, si l’on préfère, 1 % du produit intérieur brut. Ceci va permettre de favoriser un certain nombre de dépenses d’équipement et, comme « quand le bâtiment va, tout va », on pense bien entendu aux travaux publics, mais aussi à la construction de maisons individuelles ou collectives destinées aux couches moyennes ou inférieures de la société qu’il faut aider pour leur permettre l’accession à la propriété ou, du moins, à un logement décent dans des conditions de loyer acceptables.

33Tout un mouvement intellectuel se développe dans cette période autour de l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris, qui remplace en 1924 la jeune école d’urbanisme financée par le Conseil général de la Seine, mais aussi de la Ligue nationale contre les taudis, domiciliée au Musée social, ou de la Ligue urbaine, créée en 1928 et au sein de laquelle on retrouve des hommes comme Jean Giraudoux ou Raoul Dautry.

34Face à la demande, un premier problème est abordé avec la loi Sarraut d’avril 1928 sur les lotissements défectueux. Loi nationale, elle ne recevra en fait guère d’application que dans la région parisienne sur environ 9 000 hectares ; les travaux d’amélioration portant sur la voirie, l’adduction d’eau ou d’électricité, le réseau d’égouts sont financés à 50 % par l’État, grâce à un nouveau chapitre budgétaire qui sera renouvelé jusqu’en 1933. Loi curative mais efficace, elle permet aux « mal lotis » de vivre mieux et de valoriser leur propriété, mais en les obligeant à se grouper pour prendre en main la gestion du quartier qu’ils habitent et à financer la moitié des coûts, ce qui entraînera pour les plus modestes des sacrifices non négligeables, voire la nécessité de revendre leur lot pour aller s’installer ailleurs.

35Le 13 juillet 1928, la loi Loucheur sur les habitations à bon marché met un terme à une longue réflexion, puisqu’il s’agit d’un projet présenté dès 1921, voté alors par la Chambre des députés, mais repoussé par le Sénat, et qui arrive enfin à terme. Ce texte vise la construction de 260 000 logements en cinq ans : 120 000 seront destinés à l’accession à la propriété, les 140 000 autres à la location, partagés entre habitations « à bon marché », « locatif intermédiaire » qui deviendront « à bon marché amélioré » et « à loyer moyen ». L’État intervient d’une part en prenant en charge une partie des intérêts des emprunts – 250 millions par an sur 40 ans – d’autre part en demandant aux préfets d’animer la politique locale. Dès 1929, la loi Loucheur permet la construction de 27 000 logements, soit autant que depuis 1908 ; au terme des cinq ans, le programme n’a pas été totalement réalisé, mais ce sont près de 200 000 logements qui ont été construits dont environ la moitié sous forme de maisons individuelles. Par ailleurs, 1500 organismes d’HBM ont vu le jour dont beaucoup sous forme municipale ou d’économie mixte.

36L’autre secteur de l’intervention de l’État social est constitué par les lois sur les assurances sociales adoptées au terme d’une décennie de discussions les 5 avril 1928 et 30 avril 1930. Certes, tout n’est pas nouveau dans ces textes qui seront en vigueur avec beaucoup de modifications jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais il s’agit cependant pour la France d’une véritable révolution : première mise en place d’une assurance-maladie, modification profonde du système d’invalidité-retraite élaboré par la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes, dont l’application avait été très limitée.

37Une brochure distribuée lors de l’Exposition internationale de Paris en 1937 par le Comité général d’entente de la Mutualité et des Unions nationales des caisses d’assurances sociales résume clairement les objectifs et caractéristiques :

« La loi du 5 avril 1928 imposait d’une manière effective à la population ouvrière la prévoyance obligatoire. […] La place et le rôle exact de la nouvelle législation peuvent se définir comme suit :

1. 1°) Les assurances sociales ne s’adressent qu’à la population ouvrière ou plus exactement à la population qui vit de son travail ;
2. 2°) […] Les assurances sociales laissant subsister la législation sur les accidents du travail ne protègent le travailleur que contre les maladies, accidents ou invalidité indépendants de son activité professionnelle.
3. 3°) Les assurances sociales constituent une assurance obligatoire minimum. Elles n’excluent nullement la possibilité pour les assurés de compléter les prestations des assurances sociales par la solidarité libre (Mutualité).
   Elles n’excluent pas non plus la nécessité pour l’État de maintenir les institutions publiques d’assistance […]
4. 4°) Dans ces limites les assurances sociales se proposent d’assurer au travailleur et à sa famille un minimum substantiel de protection en cas de maladie, d’accident autre que ceux dus au travail, de maternité, d’invalidité, de vieillesse et de décès.
   Elles font face à ces divers risques à l’aide de cotisations proportionnelles au salaire de chaque assuré, supportées pour moitié par l’employeur et pour moitié par l’assuré lui-même, part retenue par précompte lors de la paye.
   Ce qui caractérise la loi française, par rapport à la plupart des régimes étrangers, c’est qu’elle a essayé d’emblée de couvrir l’ensemble des risques sociaux33. »

38Elle met aussi involontairement en valeur certaines des ambiguïtés ou des insuffisances du système : couverture large des risques certes, mais près d’un demi-siècle après l’Allemagne et d’un quart de siècle après la Grande-Bretagne ; ensemble des risques sociaux, mais à condition de penser que le chômage n’est pas un risque social34 et d’admettre que les aides à la famille doivent rester du domaine de l’initiative patronale et non être obligatoires, ce qui ne sera obtenu que par la loi du 11 mars 1932 ; hésitation entre la couverture des ouvriers ou de tous les salariés ou de tous ceux qui vivent de leur travail ; assurance d’un revenu substantiel, mais très insuffisant rendant malgré tout utile l’adhésion à une mutuelle complémentaire ou le recours à une assistance qui n’est pas réservée aux seules personnes non couvertes par le nouveau système.

39Ces critiques que ne manquera pas de faire dès la mise en application de la loi une partie de l’opinion publique ne peuvent masquer qu’il s’agit d’une importante avancée de l’intervention étatique dans le domaine social et que le double texte de 1928-1930 marque pour le prolétariat le passage de l’âge d’airain – dénoncé par Marx et Engels – à l’âge d’argent, pour reprendre l’idée de Michel Verret35. Encore les résultats de cette législation ont-ils été minorés par l’arrivée en France de la crise de 1929, à laquelle notre pays a réussi à échapper pendant environ vingt-quatre mois, alors que, partie des États-Unis, elle avait rapidement touché les pays d’Europe centrale et l’Angleterre.

1930-1939 : Les années tristes

40Après ces années faites d’espoirs insensés et d’améliorations bien réelles, la France, comme bien d’autres nations, est donc désormais confrontée à une situation de plus en plus morose.

41En politique, la faiblesse chronique des gouvernements tend à s’accentuer ; les élections générales amènent une majorité de gauche à la Chambre des députés, mais les difficultés internes aux coalitions hétéroclites, le frein permanent exercé par le Sénat, le poids des milieux économiques et les tensions internationales rendent impossible de poursuivre la politique sociale promise et parfois engagée en début de législature ; il faut alors céder la place à des équipes ministérielles orientées plus vers le centre, voire vers la droite. Ainsi Léon Blum devra-t-il, après les grandes réformes de l’été 1936, menées tant par la voie législative que par l’encadrement des rencontres entre patronat et syndicats ouvriers, déclarer une « pause », puis s’effacer devant un Édouard Daladier. Les difficultés sont d’autant plus grandes qu’à l’extérieur du Parlement, les mouvements antirépublicains et/ou antiparlementaires ne cessent de gagner en force et s’expriment avec plus de vigueur : les extrêmes descendent régulièrement dans la rue, comme ils l’ont fait au début des années 1920 en Italie, au début des années 1930 en Allemagne et le spectre de la subversion est toujours présent dans l’esprit des hommes politiques, au moment où les forces fascisantes affrontent en Espagne les diverses forces de gauche.

42Sur le plan démographique, la France apparaît spécialement sinistrée : le déficit régulier des naissances, accentué à partir de 1935, aboutit à ce que, tandis que les autres pays européens continuent à progresser, la France n’arrive qu’à se maintenir péniblement au niveau de 1914 : à la fin des années 1930 les populations étrangères installées sur le territoire, plus les naturalisés représentent entre 3 et 3,5 millions de personnes, soit environ 8 % à 9 % de la population française, encore faudrait-il ajouter les enfants relativement nombreux des naturalisés, ce qui amènerait à environ 10 %36. Malgré ces apports d’étrangers37, la situation est préoccupante et le manque de dynamisme, conséquence normale d’un vieillissement de la population, est encore accentué par le refus de laisser aux femmes une place à part entière, privant ainsi la politique, l’économie, et bien d’autres secteurs, des apports de quadragénaires féminines qui pourraient en partie compenser les pertes enregistrées du côté masculin.

43L’économie française commence, fin 1931, à ressentir les effets du marasme mondial et ne réussit pas à relancer son activité dans les années suivantes : l’agriculture qui représente encore près du tiers de la population active stagne, tandis que les secteurs secondaire et tertiaire reculent et la France va aborder le nouveau conflit dans une situation de désinvestissement économique et de chômage important malgré les espoirs placés un temps dans la réduction de la semaine de travail à 40 heures38.

44Un bilan très négatif39, qu’il convient de tempérer dans notre domaine par la constatation que l’État-providence réussit à minimiser les conséquences sociales de la crise sur toute une partie de la population. Les salariés bénéficient d’une série de droits nouveaux : les lois de 1928 et 1930 sur les assurances sociales sont effectivement appliquées ; la loi de 1932 sur les allocations familiales jusqu’alors organisées dans le cadre des caisses de compensation par la bonne volonté de certains patrons protège de plus nombreux enfants ; divers textes législatifs et réglementaires assimilent les maladies professionnelles aux accidents du travail et étendent le nombre de celles pour lesquelles on prévoit une indemnisation des victimes.

45Mais les insuffisances de ces divers textes apparaissent très vite, provoquant une floraison de propositions de lois de modification ou d’extension qui se heurteront aux difficultés financières du gouvernement et de l’économie et à l’opposition de principe des sénateurs.

46Deux éléments structurels et deux plus conjoncturels peuvent être retenus : d’une part la question de l’indemnisation des chômeurs ne trouve pas de solution à un moment où pourtant la question est d’importance40, tandis que les non-salariés, qui représentent environ quatre actifs sur dix restent pratiquement sans véritable couverture sociale, si l’on excepte quelques travailleurs indépendants du secteur agricole.

47Par ailleurs, les vieux, dont nous avons constaté le nombre croissant, ne sont que potentiellement à l’abri, puisque les retraites prévues dans le cadre des assurances sociales ne deviennent à peu près décentes que dans la mesure où les cotisations ont été versées pendant trente ans, ce qui signifie que le système ne sera réellement en fonctionnement normal qu’à partir du début des années 1960. De plus, les rentes versées aux plus de 60 ans, comme aux invalides qu’ils soient ou non du travail, subissent les effets de l’inflation et les dévaluations qui sont nécessaires de 1936 à 1940 amputent de près des deux tiers le pouvoir d’achat du franc Poincaré qui avait lui-même sanctionné une perte de 80 % par rapport au franc-or41.

1939-1944 : les années sinistres

48Sur ce fond déjà bien gris, la guerre, la défaite, puis l’occupation vont venir ajouter encore du noir. L’environnement politico-juridique comme la situation économico-sociale méritent de retenir l’attention quelques instants.

49La période est marquée par quelques traits permanents, mais plus encore peut-être par des diversités spatio-temporelles. Au plan politique, ce qui frappe le plus c’est l’interruption des consultations électorales et la mise à l’écart des instances élues qu’il s’agisse du niveau parlementaire ou de certaines composantes locales, dont quelques-unes – comme les conseils d’arrondissement – ne se remettront jamais. Par ailleurs cette période, faut-il le souligner, est entièrement dominée par les événements militaires qui influent tant sur les décisions gouvernementales que sur la vie quotidienne des citoyens.

50Mais cette unité ne doit pas faire oublier que pendant plusieurs années, la France est l’objet d’un découpage imposé par les autorités d’occupation, puis par l’évolution du conflit : à partir de 1940, l’Alsace-Lorraine et une partie du nord-est, assimilées au Reich, échappent à l’application des lois de la République française, comme du gouvernement de Vichy, une autre zone est pour certains points rattachée à la Belgique occupée, les forces italiennes contrôlent des régions alpines frontalières, les côtes sont soumises tout au long de la Manche et de l’Atlantique à des règles particulières et surtout la démarcation entre zone occupée et zone non-occupée qui sépare la moitié nord de la moitié sud42 entraîne pendant un certain temps une application très différente des textes vichyssois qui ont vocation à couvrir l’ensemble du territoire43. À cette division viendra s’ajouter, à partir de 1943 avec le passage de la Corse sous le contrôle d’Alger, celle née de la progressive reconquête de territoires par les forces alliées. L’ensemble donne naissance à une géographie administrative très évolutive et difficile à suivre, d’autant que parfois les personnes chargées de l’application locale de la protection sociale doivent se forger leur propre arsenal juridique, faute de savoir précisément à quelles lois ou à quels actes se référer, certains textes adoptés par décrets-lois à la veille ou au début de la guerre n’ayant plus de véritable base, certains autres élaborés par Vichy étant d’application peu sûre, en l’absence d’une prise de position nette de maintien ou d’abrogation par les autorités issues de la Résistance.

51À cette mosaïque spatiale vient s’ajouter un découpage temporel. En effet, on peut distinguer au moins quatre phases : celle de la préparation de la guerre dans les premiers mois de 1939, celle de la guerre, celle de la Révolution nationale triomphante, les dernières années de Vichy. Et les contemporains, comme les historiens, raffinent encore en ce domaine, distinguant trois ou quatre régimes successifs vichystes dont chacun utilisa un personnel aux convictions politiques spécifiques44.

52Sur le plan humain, ces années sont marquées par des ponctions importantes. Au 12 octobre 1940, le nombre d’absents (prisonniers, tués, disparus, transfuges) est évalué à 60 000 officiers et 1 850 000 hommes de troupe45 ; la moitié des 1 600 000 prisonniers de guerre le restera jusqu’à la fin de la guerre46. Viendront s’y ajouter les recrutés, au départ volontaires, puis de plus en plus contraints, qu’ils soient Français ou étrangers, avant même que ne soit mis en place le Service du travail obligatoire (STO)47. Il convient aussi d’ajouter nombre d’emprisonnés (50 000 en 1942), d’internés dans les camps français (dont le nombre varie de 51 000 en septembre 1940 à moins de 12 000 en juin 1942), de déportés pour causes raciales ou politiques (240 000 morts en captivité ou dans les camps de concentration et d’extermination) et les victimes civiles des bombardements (150 000) et des combats48. Un ensemble qui, sans atteindre les chiffres de la première guerre, entraînera une perte démographique non négligeable que le baby-boom amorcé dès 1943 contribuera à masquer numériquement, mais non au niveau de la force de travail disponible.

53Les mêmes événements se répercutent lourdement dans le domaine économique où la débâcle du printemps 1940 s’accompagne d’une désorganisation presque totale de la production, avant que les prélèvements allemands, puis les destructions ne touchent l’ensemble des secteurs ; si l’agriculture est relativement épargnée, l’industrie est à l’indice 38 en 1944 sur la base 100 en 1938, année déjà médiocre. Rappelons également que l’infrastructure de transport est en piteux état et que le patrimoine de logements doit être reconstitué en particulier dans les grandes villes portuaires totalement détruites comme Le Havre, Cherbourg, Brest, Lorient, Saint-Nazaire,… et que tout cela s’accompagne d’une dévaluation permanente de la monnaie.

54De telles évolutions ne pouvaient que se répercuter sur la situation de la population et placer la protection sociale dans la tourmente que ce soit en ce qui concerne l’assurance ou l’assistance. Il fallut donc adapter les mesures issues de la législation plus ou moins ancienne aux circonstances, prendre des décisions nouvelles, tout en essayant de penser à l’avenir pour prévoir la société d’après-guerre, une société que l’on rêvait, dans les rangs vichystes comme dans ceux de la Résistance, plus juste, plus égalitaire, plus radieuse.

Après 1944 : des lendemains qui chantent ?

55Toute la période, et pas seulement en France, est marquée par cette volonté de mettre en place une société qui soit à l’abri de la violence, mais aussi du besoin ; il suffit pour s’en convaincre de se reporter au rapport Beveridge, aux principes de la Charte de l’Atlantique empruntés aux idées de Roosevelt ou à ceux qui sous-tendent la réunion à Philadelphie de l’Organisation internationale du travail et qui vont s’épanouir un peu plus tard dans la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par les Nations Unies.

56En effet, la crise de 1929 a, dans tous les pays européens comme aux États-Unis et au Canada, amené les dirigeants à envisager l’évolution de la protection sociale sous ses diverses formes avec des yeux nouveaux. Jusque-là, le développement des assurances sociales sur le modèle initié par la législation allemande bismarckienne avait été jaugé en fonction d’un critère idéologique : l’État avait-il ou non le droit de s’immiscer dans le rapport contractuel de travail et de remettre ainsi en cause les lois sacrées du libéralisme49 ? Une deuxième dimension de la réflexion relevait de la politique : le meilleur moyen de désamorcer des conflits internes aux différentes nations n’était-il pas de priver le socialisme de certains de ses atouts en diminuant chez les ouvriers la peur du lendemain ? Cette idée est clairement avancée par le cChancelier Bismarck, dès les lendemains de la constitution de l’Empire allemand, et rejoint d’ailleurs l’analyse mais non les objectifs politiques de Friedrich Engels dans sa Critique du programme d’Erfurt :

« Le nombre des prolétaires et leur misère s’accroissent de plus en plus. Cela affirmé d’une façon aussi absolue n’est pas exact. Il est possible que l’organisation des travailleurs, leur résistance toujours croissante opposent une certaine digue à l’accroissement de la misère. Mais ce qui grandit certainement c’est l’incertitude de l’existence. »

57Enfin, il est évident que sous l’influence du christianisme social – catholique comme protestant – mais aussi des idées laïques de solidarité, la protection sociale apparaît comme un strict devoir d’humanité50.

58Ce qui est nouveau dans la situation au lendemain de la crise de 1929 outre-Atlantique et de la guerre en Europe et ce qui va dominer pendant plusieurs décennies, c’est que la protection sociale est également un moyen purement économique de résoudre les problèmes de croissance ; sous l’influence des idées keynésiennes, les assurances sociales, l’assistance, le lancement de grands projets de travaux publics sont désormais considérés comme des moyens normaux de création de richesse nationale : les effets du multiplicateur font que toute somme distribuée aux plus pauvres engendre plus de revenus pour toute la société qu’elle ne coûte au départ. Dans cette optique la bienfaisance et la prévoyance obligatoire ne sont plus des investissements à fonds perdus, mais le gage d’un glorieux avenir économique, même si les dures réalités du jour font que les enthousiasmes de certains sont confrontés à la difficulté de financer immédiatement des mesures qui ne seront positives qu’à moyen terme.

59Une fois le territoire national reconquis, une fois l’Allemagne et ses alliés mis à genoux, le gouvernement provisoire de la République française va pouvoir entreprendre une rénovation générale du pays, une réforme en profondeur sans véritable révolution : il s’agit de reconstruire matériellement, mais aussi intellectuellement et moralement. Pour cela, on réintroduit la démocratie en demandant au corps électoral – désormais complété par les femmes – de choisir entre le retour à une Troisième République brutalement interrompue et la mise en place d’une Quatrième. Pour cela, on redistribue le pouvoir économique en procédant à la nationalisation, non seulement de quelques entreprises trop compromises avec l’occupant nazi, mais surtout des moyens de production essentiels dans les domaines de la production, du transport, mais aussi des services51. Pour cela, on repense le système de protection sociale qui doit désormais couvrir, dans l’esprit de ses promoteurs, la totalité de la population contre tous les risques et grâce à une administration simplifiée et gérée par les intéressés.

60Ces vastes programmes se heurtent à bien des difficultés qui obligeront gouvernements et hauts fonctionnaires à des compromis – pour ne pas dire des reculs – successifs. Dans le domaine qui nous retient ici, il est évident que la droite traditionnelle, un instant affaiblie mais rapidement remise, ne peut que s’inquiéter devant les progrès d’un État trop entreprenant ; il est sûr aussi que les clivages entre les trois partis dominants – PCF, SFIO, MRP – ne favorisent pas l’adoption de solutions claires, les deux premiers se méfiant de la dimension religieuse et familialiste du dernier, les deux derniers craignant la récupération des institutions sociales par le premier et surtout par son prolongement syndical, la CGT. Quant au général de Gaulle, il est bien connu que les questions économiques et sociales ne retenaient son attention que de façon plus qu’épisodique et il sera d’ailleurs mis à l’écart avant que le programme de Sécurité sociale ne soit définitivement adopté et mis en route.

61Années difficiles où il faut continuer à intervenir quotidiennement pour soulager les misères bien réelles de la population française qui retrouve les prisonniers et déportés qui ont survécu mais reviennent dans un état de santé physique et moral déplorable, qui doit faire face aux demandes des sinistrés, des vieux, des familles, des handicapés, alors que l’économie reste très fragile et que les prix s’envolent pour atteindre en 1948 vingt fois le niveau de 1938. Or, en même temps que le maintien en fonctionnement des institutions anciennes, il faut constituer les nouvelles, adopter des textes législatifs ou réglementaires, recruter des personnels et les former, recalculer en permanence les prestations, discuter avec les diverses catégories socioprofessionnelles qui tentent d’arracher des concessions aux pouvoirs, tenir compte des privilèges des uns, des originalités des autres.

62Ainsi progressivement, un ensemble cohérent, inspiré par une idée forte devient une construction tarabiscotée, le pays du cartésianisme étant aussi celui qui comporte le plus de régimes différents, de dérogations qui finissent par ne même plus confirmer une règle quelconque. La Sécurité sociale renouera avec les complexités de l’avant-guerre et, malgré les incontestables progrès opérés, n’atteindra ni son objectif de couverture générale, ni celui de simplification, constat opéré dès le départ et toujours valable alors que l’on a célébré son cinquantenaire.

Le champ fluctuant du social

63Chaque pays, chaque époque, presque chaque auteur a sa définition de la protection sociale ce qui ne facilite évidemment pas les comparaisons et les discussions52 et tout choix comporte une partie d’arbitraire à laquelle il est impossible d’échapper.

64Nous avons volontairement choisi pour mener cette recherche de ne pas nous appesantir sur certains aspects qui ne seront donc évoqués que de façon accessoire lorsqu’ils permettront d’éclairer tel ou tel chapitre des développements.

65En premier lieu, nous avons limité notre étude à la France métropolitaine, laissant de côté l’évolution de la protection sociale dans les colonies, qu’il s’agisse de la population autochtone, des Français traditionnellement installés dans ces territoires ou de ceux qui vont les rejoindre, parfois envoyés par le gouvernement français, parfois désireux de rejoindre les forces de la France Libre. De même, nous ne nous sommes pas penchés sur la protection sociale qui a pu être fournie aux hommes de Londres et nous n’aborderons qu’incidemment la situation de ceux qui se retrouvent en Allemagne : engagés volontaires ou forcés, prisonniers de guerre, déportés, travailleurs du STO.

66Par ailleurs, dans la mesure où la France considère habituellement que cela ne fait pas partie vraiment de la politique sociale, nous ne nous intéresserons pas aux questions d’éducation, ni à la vie scolaire si ce n’est éventuellement pour apprécier les mesures spécifiques adoptées par les diverses institutions pour venir en aide aux jeunes en difficultés alimentaires ou autres.

67Enfin, nous avons aussi volontairement écarté tout ce qui concerne la vie intérieure des hôpitaux ou des prisons, même si des témoignages sont disponibles ou si des études – parfois sources de polémiques comme dans le cas des hôpitaux psychiatriques – permettent de souligner des aspects quotidiens des difficultés sanitaires et sociales de l’époque. Ici aussi, les quelques rares renvois n’auront pour objectif que de faciliter la compréhension des problèmes généraux que nous aurons à évoquer.

68À côté de ces éliminations voulues, les difficultés de documentation – peut-être définitives – conduisent à laisser bien des questions sans véritable réponse et ces zones d’ombre sont de trois types.

69L’histoire des mouvements de résistance, des maquis nous fournit une approche surtout idéologique et militaire de leur fonctionnement et reste plus discrète sur les aides qui ont pu être mises en place pour les familles, pour les blessés, une fois mis à l’abri ; plus grave encore, elle nous renseigne peu sur les idées sociales que l’on pouvait y développer lorsque l’on évoquait le futur après-guerre.

70Il a fallu aussi dans un travail qui se veut d’approche globale sacrifier l’étude détaillée de chacune des œuvres qui ont participé, dans le prolongement de l’action passée et l’annonce de l’action future ou de façon plus temporaire lorsqu’elles ont été initiées par Vichy, à l’assistance privée.

71On a aussi été obligé de passer sous silence les nombreuses expressions d’une solidarité individuelle qui a pris en charge les multiples victimes de la guerre que ce soit pendant la débâcle ou sous les bombardements. Bien des choses ont disparu de la mémoire collective et des milliers de « justes » sont restés dans leur anonymat après avoir nourri, logé, soigné, aidé non seulement des juifs ou des tsiganes, des communistes ou des francs-maçons, tous victimes privilégiées, mais aussi leurs concitoyens ou des étrangers – belges notamment – touchés par le malheur.

72Enfin, il reste beaucoup à faire pour suivre département par département, commune par commune, parfois entreprise par entreprise, l’application des décisions réglementaires, la diffusion des flux financiers. Plus encore qu’à d’autres moments, ce qui est vrai à Paris ne l’est pas forcément en province, ce qui s’applique dans le sud-ouest est peut-être ignoré dans le nord-est, ce que l’on constate à Nantes ne correspond pas à ce qui se remarque à Angers53.

73Malgré ces manques, la recherche que nous présentons reste de vaste ampleur, puisqu’elle recouvre à la fois le domaine de l’assurance et celui de l’assistance, dans leurs dimensions obligatoires ou facultatives, dans leurs organisations publiques mais également privées.

74Les assurances sociales, institution centrale de la politique sociale sous les deux aspects de l’assurance-maladie et des questions de santé, d’une part, de l’assistance-retraite et de la politique générale de la vieillesse, d’autre part, constitueront le premier volet. Nous envisagerons ensuite les autres secteurs légaux de l’assurance que sont les allocations familiales et la réparation en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles.

75Dans un deuxième temps nous aborderons les compléments de protection que sont l’assistance publique, la philanthropie, la mutualité.

76Les conditions très particulières qui sont faites à ces régions expliquent que l’Alsace-Moselle d’un côté et les Alpes-Maritimes d’un autre fassent l’objet de développements autonomes.

77Enfin, nous nous intéresserons aux réflexions menées par la Résistance.

78C’est cet ensemble d’héritages qui explique les choix opérés à la Libération dans le projet qui porte parfois le nom du Conseil national de la Résistance, parfois celui de Pierre Laroque et qui débouchera sur la Sécurité sociale.