Chocs et ruptures en histoire religieuse
|Deuxième partie. À l'est de l'Elbe
Catholicisme et identité nationale des Polonais au XIXe siècle
Texte intégral
- 1 E. Wiśnowski, Kosciót na ziemiach polskich w średniowieczu, (L'Église sur le territoire polonais a (...)
1Lorsqu'on parle du catholicisme polonais on évoque souvent l'expression ou la notion de « Polonais-catholique ». Cette expression date du xixe siècle, mais les traditions des relations confessionnelles en Pologne ont été spécifiques beaucoup plus tôt. Ainsi dès la fin du xivesiècle on a sur le territoire de la Pologne l'État polono-lituanien, État qui était plurinational, comprenant des Polonais, des Allemands, des Juifs, des Lituaniens, mais aussi des Ruthènes c'est-à-dire des futurs Biélorussiens et des Ukrainiens. En même temps c'était un État pluriconfessionnel accueillant aussi bien des catholiques, des orthodoxes et des juifs que des Arméniens et des musulmans. C'était donc un État où la tolérance confessionnelle était respectée1.
- 2 J. Topolski, Polska w czasach nowozytnych. Od środkowoeuropejskiej potçgi do utraty niepod-legto c (...)
2Au xvie siècle, contrairement à tant de pays européens ravagés par les querelles et guerres de religion du temps de la Réforme, le principe de la tolérance confessionnelle en Pologne fut maintenu et même consolidé. La Pologne, cet « État sans bûcher » dans lequel toutes les confessions jouissaient de tolérance devint donc un asile pour les protestants, eux aussi2.
- 3 S. Litak, Kościót w Polsce w okresie reformacji i odnowy potrydenckiej, (L'Église en Pologne aux t (...)
3Ensuite, vers la fin du xvie siècle, l'union de Brest avec l'Église orthodoxe (1596) et un peu plus tard, au xvie siècle (1629), celle avec l'Église arménienne3, furent des événements importants pour l'histoire des relations confessionnelles en Pologne.
- 4 J. Lecler, op. cit., p. 404-418 ; A. Jobert, op. cit., p. 279-316 ; S. Litak, Kościól polski w okr (...)
4Ce n'est qu'au xvie siècle avec la venue de la Contre-Réforme, c'est-à-dire de la réforme catholique que la situation change. À partir de la fin du xvie siècle et surtout au début du xviie siècle, en effet, la religion catholique voit s'accroître son importance dans la mesure où elle devient, à côté de la langue, un facteur primordial pour la distinction de l'identité nationale polonaise par rapport aux nations voisines pratiquant l'orthodoxie (à l'est), l'islam (à l'est et au sud) et le protestantisme (à l'ouest et au nord). Le xviie siècle apporte des guerres. Des guerres contre la Suède, contre la Turquie, contre la Moscovie ainsi qu'un affrontement avec le Brandebourg et la Prusse. C'étaient donc des guerres contre les orthodoxes, les musulmans et les protestants. La Pologne devient une sorte de rempart de la chrétienté, antemurale Christianitatis et c'est alors qu'on commence à identifier le catholicisme avec la polonité. C'est justement dans la deuxième moitié du xviie siècle, lors d'une guerre polono-suédoise, appelée le « déluge suédois » (1655-1660) qu'on considère qu'un protestant est un traître potentiel et que, par conséquent, un vrai Polonais est un catholique. Le catholicisme de la Contre-Réforme, c'est-à-dire celui de la réforme catholique était intolérant d'abord pour les protestants et ensuite vis-à-vis de la pensée rationaliste, vis-à-vis de toutes les tendances de réforme du siècle des Lumières4. La Pologne en tant qu'État devenait de plus en plus faible. Pénétrée par l'anarchie, la République de Pologne, une république où le roi était primus interpares finit par devenir l'objet du jeu international ce qui aboutit vers la fin du xviiie siècle aux partages de la Pologne par la Russie, l'Autriche et la Prusse. Rappelons : le premier partage eut lieu en 1772, le deuxième partage en 1793 et le troisième en 1795.
- 5 H. Dylagowa, Duchowieństwo katolickie wobec sprawy narodowej (1764-1864), (Le clergé catholique et (...)
- 6 T. Lepkowski, Polska-narodziny nowoczesnego narodu 1764-1870, (La Pologne-naissance d'une nation m (...)
- 7 S. Litak, Kościót w Polsce w okresie Oświecenia..., p. 400-401
5Il faut dire que dans une première période datant du premier partage donc de 1772 jusqu'en plus ou moins 1830 la hiérarchie catholique mena dans sa majorité, même si certains de ses représentants favorisaient et appuyaient les réformes et surtout l'idée de l'insurrection nationale, plutôt une politique de conciliation et de loyauté vis-à-vis du pouvoir des puissances copartageantes ainsi qu'une politique d'éloignement des réformes de l'État5. Le catholicisme du peuple et de la plupart des nobles resta dévot se caractérisant par une piété plutôt théâtrale. Aussi, pouvons-nous qualifier l'Église polonaise de l'époque en question, et même de l'époque postérieure à celle-ci de gesticulaire. Dans les milieux de la noblesse par exemple, lors de la confédération de Bar on liait strictement la défense de la foi contre l'orthodoxie, et par là même, contre la Russie comme but prioritaire sur la défense des libertés républicaines contre la Russie. Dans ce sens le système politique de l'ancienne République de Pologne était lié à l'idée de l'indépendance. Le catholicisme, a toujours soutenu la tradition du culte des saints en Pologne dont les plus honorés étaient Saint Stanislas, un évêque martyrisé jadis par un roi de Pologne (xie siècle), Saint Stanislas Kostka (xvie siècle) et surtout la Vierge Marie considérée comme reine de la couronne de Pologne6. Tout cela ne change pour autant rien au fait qu'à la veille de son effacement de la carte de l'Europe, la République de Pologne était toujours multinationale mais, ce qui est intéressant, moins multiconfessionnelle. L'identité nationale polonaise était encore plus fortement qu'auparavant liée avec le catholicisme (qui à partir de la seconde moitié du xviie siècle a commencé à prendre dans l'État le dessus). On compte que vers la fin du xviiie siècle (1789) en Pologne il y avait 53 % de catholiques romains, 30 % environ de catholiques de rite oriental (uniates), 3,5 % d'orthodoxes, 10,5 % de juifs, 1,5 % de protestants (sans la ville de Gdańsk). Ces proportions étaient en principe pareilles avant le premier partage7. Le grand territoire de la République qui s'étendait alors sur une superficie de 720°000 km2 était divisé entre trois États. Environ douze millions de sujets catholiques de la couronne de Pologne sont devenus sujets de deux monarchies de différentes confessions religieuses. La troisième monarchie copartageante, l'Autriche, était, quant à elle, catholique mais en même temps pluriconfessionnelle.
- 8 J. Skarbek, Kościót katolicki na ziemiach polskich pod zaborami 1773-1848, (L'Église catholique su (...)
6Comment se présentait alors la situation spécifique sur le territoire de chacun de ces zones ? Parlons d'abord des territoires sous la domination russe. Là, la plupart des uniates furent tout de suite incorporés à l'Église orthodoxe. On pratiquait la politique de confiscation de biens qui étaient ensuite redistribués parmi les fonctionnaires de l'État. Ce qui est intéressant, la hiérarchie de l'Église catholique était loyale vis-à-vis du pouvoir russe, elle était contre le mouvement d'opposition. La noblesse, ce qu'on constate avec un certain étonnement, était prorusse. On parle même d'une certaine crise de conscience nationale sur les territoires annexés par la Russie vers la fin du xviiie siècle. Même le fait du partage n'était pas marquant pour la plupart de la population. La situation change au cours de la période napoléonienne : c'est à cette époque que les Polonais catholiques se sont déclarés pour Napoléon, alors que les orthodoxes regardaient vers la Russie. La chute de Napoléon fut une déception pour les Polonais. Mais la liaison entre la religion et le nationalisme s'était affirmée. Il faut ajouter que le mythe napoléonien a joué un grand rôle pour l'identité nationale polonaise, pour la conscience nationale tout au long du xixe siècle8.
- 9 J. Skarbek, op. cit., p. 455-456, 471, 473-474, 482-485, 495-498 ; H. Dylągowa, Duchowieństwo..., (...)
7Après l'existence éphémère du Duché de Varsovie (1807-1815) créé par Napoléon, après 1815 fut créé sur le territoire de l'ancienne Pologne le Royaume du Congrès, le Royaume de Pologne qui éveilla quelques espoirs des Polonais. Ces espoirs furent pourtant très vite anéantis par la réalité politique. Après une certaine période le libéralisme du tsar Alexandre 1er les Polonais éprouvent une déception à cause de la politique menée par les Russes. C'est alors que des sociétés secrètes se multiplient plus que jamais et que la franc-maçonnerie polonaise se développe en prenant un aspect de plus en plus national. Ainsi, on peut dire que face à un pouvoir orthodoxe offensif les Polonais hostiles au tsar affirmaient un catholicisme aux résonances de plus en plus nationales. On voulait récupérer l'indépendance. L'une des voies les plus simples et évidentes était l'insurrection. Et justement, en novembre 1830 déjà, la Pologne voit éclater une grande insurrection contre le pouvoir russe. Cette activité insurrectionnelle était liée avec la période du romantisme polonais, un romantisme qui lançait une vision du peuple dans sa spécificité nationale, un romantisme qui voyait la Pologne comme le Christ des nations. On soulignait le caractère moral de la nation liée à sa religion, de la nation polonaise couronnée d'épines telle le Christ. La Pologne, tout comme au xviie siècle, devait jouer le rôle de rempart de la chrétienté. La chute de l'insurrection 1830-1831 eut pour conséquence des représailles, l'augmentation de la russification, la lutte contre la langue et contre la culture polonaises, l'affaiblissement du catholicisme et la politique de faveurs de la part du pouvoir russe vis-à-vis de l'orthodoxie. Dès le moment de l'insurrection le clergé polonais, sensibilisé depuis un certain temps déjà au problème national, entre ardemment dans la lutte. Cela provoque de nouvelles représailles telles que les déportations de prêtres, la fermeture de monastères et de cloîtres. On estime que jusqu'à deux cents monastères et cloîtres furent fermés. Les représailles russes après l'insurrection de novembre ne manquèrent pas non plus de quelques aspects bien spectaculaires. Ainsi, en 1834 il fut établi, au grand scandale des Polonais, un archevêché orthodoxe à Varsovie. Mais le coup le plus dur porté au catholicisme sur les territoires sous la domination russe fut en 1839 l'abolition pure et simple de l'Eglise uniate dans l'empire de Nicolas Ier. Cet acte a touché un million et demi d'uniates peuplant les anciennes terres polonaises annexées par la Russie (hors du Royaume de Pologne)9. Comme ce problème fait l'objet de l'intervention de Madame Dylajgowa, je me permets de ne pas aborder ici cet important fragment de l'histoire confessionnelle polonaise au xixe siècle.
- 10 Historia Kościota w Polsce, (Histoire de l'Église en Pologne), sous la dir. B. Kumor, Z. Obertyńsk (...)
8Après l'insurrection de novembre, après 1831, on observe une grande émigration polonaise en Occident. On compte jusqu'à neuf mille personnes, surtout des élites, qui se rendirent en exil, la plupart du temps en France. Ce sont des grands noms comme le prince Adam Czartoryski, fondateur d'un centre d'activité polonais à Paris, l'Hôtel Lambert ; ou comme celui qui a donné son nom à mon université, Adam Mickiewicz, grand poète qui a reçu sa chaire au Collège de France. C'est aussi l'époque où se développe un courant idéologique appelé le messianisme, un courant qui, comme j'ai dit, s'est formé dans les années quarante. Ce courant attribua à la nation polonaise un rôle de dirigeant spirituel, celui du messie des autres nations et la chargea d'une mission à accomplir, celle du salut de l'humanité. On accentuait la place importante et spécifique de la Pologne en Europe, qui de par sa situation géopolitique était perçue comme le Christ entre les deux larrons. C'était un mysticisme qui combinait une religiosité christique et un amour romantique de la patrie perdue10.
- 11 . Historia Kościota w Polsce, p. 416-480 ; H. Dylagowa, Duchowieństwo..., p. 123-147 ; Idem, Dziej (...)
9Mais c'est aussi en Pologne, sur les territoires annexés par la Russie notamment qu'on voit renaître le sentiment patriotique. Le clergé s'engage dans le mouvement polonais : les sermons, les chants, les anniversaires qui étaient fêtés devaient renforcer l'identité nationale en profitant du sentiment confessionnel aussi. En octobre 1861, on voit une forte réaction du pouvoir russe. L'administration russe a fermé purement et simplement les églises de Varsovie. Les émotions augmentaient. L'insurrection nationale suivante appelée « de janvier 1863 » qui durait jusqu'en 1864 se termine de nouveau par une défaite et apporte de nouveau des représailles. Et cette fois-ci encore de nombreux ecclésiastiques s'engageaient dans la lutte ; des diocèses entiers se rangeaient, en dépit des décrets des évêques, aux côtés des révolutionnaires. Une répression, plus forte qu'en 1831, frappa durement le clergé catholique : des déportations vers l'intérieur de l'empire, la fermeture de couvents, la limitation du nombre de religieux, des réquisitions de biens ecclésiastiques, des impôts supplémentaires, l'interdiction des pratiques religieuses hors des églises, le contrôle des associations religieuses, etc. furent autant de faits marquants de cette situation. Et malgré le concordat qui avait été conclu en 1847 entre la Russie et le Saint-Siège et un accord signé en 1882 l'Église catholique était toujours limitée dans ses droits et subordonnée à l'administration tsariste. En 1875 Peterbourg a liquidé l'uniatisme dans le Royaume de Pologne. Vers la fin du xiie siècle se renforce le processus de russification de la société polonaise : à partir de 1885 l'enseignement devait être dispensé en russe, à l'exception de l'enseignement religieux, mais déjà à partir de 1892 la catéchèse, elle aussi, devait être enseignée en russe ce qui provoque un mouvement de l'enseignement clandestin organisé par le clergé polonais. Les catholiques étaient exclus de la fonction publique dans le royaume. L'un des gestes les plus choquants et ressenti par les Polonais comme une insulte fut l'édification au cœur de Varsovie en 1894 d'une grande église orthodoxe. Cette politique de représailles, la russification ainsi que toutes les actions spectaculaires des Russes apportèrent leur résultat : ce fut le renforcement de l'identité nationale des Polonais. Il est à noter qu'à la veille de la Grande Guerre dans les milieux polonais confrontés au pouvoir tsariste de l'empire de Russie l'équation « catholicisme égale polonisme » devint l'une des réalités de la vie publique11.
- 12 J. Skarbek, op. cit., p. 454-464, 468-480, 487-489, 495-499. Cf. H. Dylegowa, Duchowieństwo..., p. (...)
- 13 F. Schnabel, Deutsche Geschichte im XIX Jahrhundert, t. IV : Die religiösen Kräfte, Freiburg, Herd (...)
10Quant à la situation sur les territoires sous la domination prussienne, les conditions de l'Église catholique y étaient difficiles bien que, il faut le dire, l'État de Frédéric II, tout comme l'ancienne Pologne, fût plurinational et pluriconfessionnel. Le clergé catholique, il faut l'avouer, n'était l'objet d'aucune persécution sur le plan religieux. La Prusse frédéricienne pratiquait en effet une politique de tolérance envers toutes les Églises et toutes les confessions. Pourtant là aussi il y avait une spécificité : le clergé polonais acceptait mal cette situation nouvelle d'égalité parmi les autres et se heurtait à une administration de tradition protestante. L'un des problèmes les plus graves fut celui des mariages mixtes. Jusque-là une dispense, à condition que tous les enfants fussent baptisés et élevés dans la foi catholique, pouvait résoudre ce problème. Sous la pression prussienne on attendait dès ce moment-là que le mariage mixte pût être une des méthodes d'incorporation des Polonais catholiques vu que la plupart des mariages étaient des mariages d'Allemands avec des catholiques polonaises. Le problème était d'autant plus grave qu'il était lié à la colonisation intérieure par les colons allemands des territoires appartenant auparavant à la Pologne. L'insurrection de novembre a trouvé un fort écho dans le Grand-Duché de Posnanie créé en 1815 et appelé ainsi par les Allemands. La réaction de Berlin et surtout celle du gouverneur du Duché de Posnanie des années 1830-1841, Edouard Flotwell fut bien sûr hostile. En conséquence, la pression germanisante augmenta en se manifestant entre autres par la limitation du rôle du clergé et l'élimination de la langue polonaise de l'enseignement. En effet, le gouvernement prussien accusait l'Église en Posnanie de poloniser les colons allemands ce qui fut, en 1839, la cause de l'emprisonnement de l'archevêque de Gniezno et de Poznan, Mgr Marcin Dunin. Cette arrestation bouleversa la société polonaise et provoqua des manifestations populaires. Les femmes de la noblesse prirent le deuil. Le clergé, jusque-là loyaliste, renonça lui aussi à sa loyauté12. On peut citer l'opinion d'un historien allemand contemporain qui a attiré l'attention d'un historien français. Cet historien allemand trouve que pour le polonisme en Prusse les années trente du xixe siècle marquèrent une étape. Il devenait évident que les Polonais étaient séparés de la Russie slave par leur religion, de l'Europe centrale germanique par leur nationalité, et que le catholicisme était très intimement lié à leur sentiment national13.
- 14 Voir : L. Trzeciakowski, The Kulturkampf in Prussian Poland, New York, Columbia University Press, (...)
- 15 Historia Kościota w Polsce, p. 511-562 ; G. Castellan, op. cit.. p. 48-71 ; H. Dylągowa, Duchowień (...)
11À l'époque des révolutions du « printemps des peuples » on observe l'insurrection de Posnanie en 1848, l'un des courants de ce mouvement qui enflamma l'Europe entière. Si l'insurrection de Posnanie se termine par un échec, elle consolide la société. L'Église, le clergé, surtout celui des paroisses commence à prendre part dans ce qu'on appelle le travail organique, caractéristique pour ces territoires déjà à partir des années trente. C'était une lutte légale pour la survie du peuple polonais et pour la préservation de sa conscience nationale. Elle était fondée sur une grande activité dans le domaine économique et culturel. Il s'agissait de rivaliser avec les Allemands en utilisant leurs propres armes : l'organisation de la société, l'activité économique et culturelle. Une période importante fut la période qui suivit l'unification allemande après 1871. Cette période vit empirer la situation de la population polonaise surtout avec le Kulturkampf du chancelier Ottovon Bismarck14. Sur les territoires polonais le Kulturkampf se manifesta par la pression germanisante surtout après 1878 : l'enseignement religieux pouvait être dispensé seulement en allemand, les séminaires étaient fermés, des centaines de prêtres furent expulsés de leurs paroisses. On peut constater que la vie ecclésiastique tourne à la conspiration, se déroule en privé. Les messes, les célébrations étaient organisées dans des maisons privées. En même temps que la lutte contre l'Église, les Allemands menaient une activité de colonisation ainsi qu'une action de rachat de biens polonais avec de l'argent du gouvernement de Berlin. Bien entendu cette politique se heurta à la résistance polonaise. D'ailleurs l'action de colonisation était un échec, la concurrence polonaise étant souvent trop forte. Il arrivait même qu'une partie de la population allemande se polonise ou se catholicise. Certes, un allégement dans cette campagne antiecclésiastique et antipolonaise s'observe vers la fin du xixe siècle, mais ce fut un court répit : dès 1901, le chancelier Bernhard von Bülow revint à l'obligation de l'allemand pour l'enseignement religieux. Cette mesure a provoqué le conflit célèbre à Września, une ville non loin de Poznan, où, avec une canne de jonc on essayait de faire comprendre aux écoliers qu'il valait mieux apprendre en allemand. Il en résulta une grève des élèves, dont le retentissement était de plus en plus grand. Dans maints pays, la presse apportait des nouvelles sur « la lutte des enfants polonais contre le gouvernement prussien ». Henryk Sienkiewicz, prix Nobel de littérature (1905), adressa à l'empereur Guillaume II une lettre ouverte défendant les écoliers polonais. L'Europe entière pouvait se rendre compte des représailles exercées par les Prussiens sur les territoires polonais15
- 16 Historia Kościota w Polsce. p. 576-617 ; G. Castellan, op. cit., p. 72-93 ; H. Dylągowa, Duchowień (...)
12Quant aux terres restant sous la domination autrichienne, on continuait d'y appliquer depuis le début du xixe siècle les principes du joséphisme, qui avaient été introduits dès la fin du xviiie siècle, notamment dans les années 1780-1790. Ce principe avait pour tâche essentielle la subordination de l'Église à l'État. Parmi d'autres expressions de ce joséphisme citons la fermeture de nombreux couvents qui ne fut pas sans conséquences sur la pénurie de clergé polonais. Ainsi, à la tête des diocèses comme à la tête des paroisses, on voyait le plus souvent des Allemands. Mais ce joséphisme s'affaiblissait et d'ailleurs les réformes de la monarchie dans son ensemble n'étaient pas considérées comme une persécution de la religion des Polonais. En Galicie, c'est-à-dire dans la Pologne sous domination autrichienne, les jésuites qui avaient été chassés de Russie, trouvèrent refuge. Et c'est justement les jésuites qui apaisèrent les tensions liées à l'insurrection de 1846, une insurrection antiféodale où l'on voyait d'un côté manifester, lors d'une procession, les paysans avec des bannières religieuses et de l'autre côté les prêtres avec le sanctissimum. C'est ainsi qu'ils parvenaient à faire fléchir les paysans désespérés et désarmer leur détermination. Un autre phénomène apparut durant la deuxième moitié du xixe siècle : la confrontation des Ruthènes et des paysans polonais à l'est. Ce fut alors le réveil de l'esprit national des Ruthènes qui prirent conscience qu'une confession différente, une langue différente et une écriture différente les séparaient des Polonais. Par contrecoup les paysans polonais se sentirent plus assurés eux aussi de leur identité nationale. Il en fut de même avec les Juifs : ils constituaient environ 12 % de la population en 1890 ; il y avait des bourgades où la population juive dépassait 80%. La question juive est liée au problème que je ne vais pas examiner ici, celui de l'antisémitisme polonais. Après le concordat de 1855 la situation du catholicisme sur les territoires autrichiens s'améliora et l'Église catholique reprit une position privilégiée. Ainsi, les Polonais pouvaient par exemple se rendre à l'étranger pour faire des études théologiques. De nombreux ordres religieux furent fondés, des confréries confessionnelles, des associations de charité et économiques ainsi que le système d'enseignement se développèrent. Néanmoins, sur le plan national et politique, Polonais et catholique romain restaient toujours synonymes tout comme Ukrainien et catholique grec16.
- 17 T. Lepkowski, op. cit., p. 476-481 ; Historia Kościota w Polsce, p. 402-415 ; F. Stopniak, op. cit (...)
13En conclusion, je pense qu'on est en droit d'affirmer que l'Église catholique sur le territoire polonais au xixe siècle, exception faite de la Galicie autrichienne, est devenue une Église persécutée tant parce qu'elle était catholique que parce qu'elle était polonaise. Elle a joué un rôle essentiel dans le processus d'intégration de la société polonaise. Cette fonction historique du catholicisme polonais dans la vie nationale des Polonais s'explique entre autres par la confrontation sur les terres polonaises de deux grandes traditions historiques chrétiennes, orientale et occidentale. Dans les conditions de partage l'Église catholique fut la seule institution pannationale qui fût en état de résister aux tendances germanisantes et russifiantes sur le territoire polonais et de les neutraliser. Si on ne prend pas en considération ces circonstances on ne peut pas comprendre pourquoi le catholicisme polonais était si fortement lié, dans la société, avec les traditions nationales, avec les mœurs nationales, avec la littérature, avec la conscience nationale et le patriotisme. L'interférence des liens confessionnels avec les liens nationaux constitue un phénomène typique des pays d'Europe centraie et orientale qu'on ne trouve pas à ce degré en Europe occidentale, où des liens nationaux étatiques avaient joué un rôle décisif. Au xixe siècle le rôle du catholicisme comme facteur essentiel intégrant la nation polonaise s'accrut assez fortement. Le catholicisme fut la force qui a permis à la nation polonaise de survivre à la période de la captivité nationale. La spécificité de ce type de catholicisme polonais était décisive pour le maintien dans l'État polonais des structures ecclésiastiques tridentines, des formes d'activité pastorale traditionnelle. Nous arrivons ici à un phénomène important pour le catholicisme polonais au xixe siècle, un catholicisme populaire, fort, varié dans ses expressions religieuses et patriotiques diverses. Le rôle du clergé a augmenté et est devenu universel surtout à la campagne où il organisait toutes formes d'activités catholiques et polonaises à la fois. C'étaient les kermesses, les pèlerinages, les écoles élémentaires. Le clergé a servi de conseiller économique, il devait bénir les armes quand on se préparait à l'insurrection nationale. Vers la fin du xixe siècle ces tendances ont conduit à une certaine passivité des fidèles qui se bornaient à suivre les directives de la hiérarchie catholique, ce qui était typique pour la conception tridentine de l'Église. En même temps ce catholicisme spécifiquement populaire, étant bien ancré dans les masses de la société polonaise a permis de préserver vers la fin du xixe siècle la religiosité polonaise à une époque où le processus de déchristianisation était si fort à l'Ouest17.
14On peut enfin se demander à quel point ces traits caractéristiques du catholicisme polonais du xixe siècle ont été d'actualité au xxe, vu l'histoire compliquée de la Pologne dans ce dernier siècle. Mais c'est déjà un autre problème.
Notes
1 E. Wiśnowski, Kosciót na ziemiach polskich w średniowieczu, (L'Église sur le territoire polonais au Moyen Âge), dans M.D. Knowles, D. Obolensky, Historia Kościola, (Histoire de l'Église), t. II, Warszawa 1988, p. 440-465 et bibliographie, p. 466-469.
2 J. Topolski, Polska w czasach nowozytnych. Od środkowoeuropejskiej potçgi do utraty niepod-legto ci (1501-1795), (La Pologne à l'époque moderne ; de la puissance d'Europe centrale à la perte de l'indépendance), Poznan, 1994, p. 85-102, 109-137 ; cf. J. Lecler, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, éd. en polonais Historia tolerancji w wieku reformacji, t. I, Warszawa 1964, p. 383-403 et A. Jobert, De Luther à Mohila. La Pologne dans la crise de la Chrétienté 1517-1648, Paris, Institut d'Études Slaves, 1974, éd. en polonais Od Lutra do Mohyty. Polska wobec kryzysu chrześcijañstwa 1517-1648, Warszawa 1994, p. 15-230
3 S. Litak, Kościót w Polsce w okresie reformacji i odnowy potrydenckiej, (L'Église en Pologne aux temps de la Réforme et de la rénovation posttridentine), dans Tüchle, Historia Kościota, t. III, Warszawa 1986, p. 373-383 ; A. Jobert, op. cit., p. 231-277 ; H. Dylagowa, Dzieje Unii Brzeskiej (1596-1918), (Histoire de l'Union de Brest), Warszawa-Olsztyn 1996, p. 11-19
4 J. Lecler, op. cit., p. 404-418 ; A. Jobert, op. cit., p. 279-316 ; S. Litak, Kościól polski w okresie reformacji..., p. 347-406 et bibliographie, p. 407-411 ; K. Górski, Zarys dziejów duchowości w Polsce, (Précis d'histoire de spiritualité en Pologne), Kraków 1986, p. 224-228 ; J. K Oczowski, Dzieje chrześcijaństwa polskiego, (L'histoire de la chrétienté polonaise), t. I, Paryż (Paris), Édition du Dialogue, 1987, p. 188-205 ; J. Topolski, op. cit., p. 527, 535-560, 763-775.
5 H. Dylagowa, Duchowieństwo katolickie wobec sprawy narodowej (1764-1864), (Le clergé catholique et la cause nationale), Lublin 1983, p. 41-84 ; cf. E. Jablosńska-Deptula, Kościól-Religia-Patriotyzm, (L'Église-Religion-Patriotisme), Warszawa 1985, passim
6 T. Lepkowski, Polska-narodziny nowoczesnego narodu 1764-1870, (La Pologne-naissance d'une nation moderne 1764-1870), Warszawa 1967, p. 473-476 ; S. Litak, Kościól w Polsce w okresie Oświecenia do roku 1795, (L'Église en Pologne à l'époque des Lumières jusqu'à 1795), dans L.-J. Rogier, G. de Bertier De Sauvigny, J. Hajjar, Historia Kościota, t. IV, Warszawa 1987, p. 447-453. Voir aussi ibidem, p. 395-447 et bibliographie, p. 503-510
7 S. Litak, Kościót w Polsce w okresie Oświecenia..., p. 400-401
8 J. Skarbek, Kościót katolicki na ziemiach polskich pod zaborami 1773-1848, (L'Église catholique sur le territoire polonais sous les partages), dans L. -J. Rogier, G. de Bertier de Sauvigny, J. Hajjar, op. cit., p. 454-455, 462-464, 473. Voir aussi ibidem, p. 510-513, une bibliographie pour la période 1773-1848.
9 J. Skarbek, op. cit., p. 455-456, 471, 473-474, 482-485, 495-498 ; H. Dylągowa, Duchowieństwo..., p. 85-95, 111-119 ; Idem, Dzieje Unii Brzeskiej, p. 82-90 ; E. Jabiońska-Deptu a, Przystosowanie i opór. Zakony męskie w Królestwie Kongresowym, (L'adaptation et la résistance. Les ordres religieux masculins au Royaume du Congrès), Warszawa 1983, p. 294-490.
10 Historia Kościota w Polsce, (Histoire de l'Église en Pologne), sous la dir. B. Kumor, Z. Obertyński, t. II, 1re partie ; 1764-1918, Poznań-Warszawa 1979, p. 396-402 ; H. Dylągowa, Duchowieństwo..., p. 119-122 ;J. Skarbek, op. cit., p. 456-457, 500-501 ; V. aussi : S. Kieniewicz, Historia Polski 1795-1918, Warszawa 1996 (8e édition), p. 135-149.
11 . Historia Kościota w Polsce, p. 416-480 ; H. Dylagowa, Duchowieństwo..., p. 123-147 ; Idem, Dzieje Unii Brzeskiej, p. 113-197 ; G. Castellan, « Dieu garde la Pologne ». Histoire du catholicisme polonais (1795-1980), Paris, Robert Laffont, 1981, p. 19-46 ; D. Olszewsk, Przemiany spoteczno-religijne w Królestwie Polskim w pierwszej potowie XIX wieku, (Les transformations socio-religieuses au Royaume de Pologne dans la première moitié du 19e s.), Lublin 1984, p. 245-255 ; J. Skarbek, op. cit., p. 487, 495-498.
12 J. Skarbek, op. cit., p. 454-464, 468-480, 487-489, 495-499. Cf. H. Dylegowa, Duchowieństwo..., p. 46-50, 104-107.
13 F. Schnabel, Deutsche Geschichte im XIX Jahrhundert, t. IV : Die religiösen Kräfte, Freiburg, Herder V., 1955, p. 153. Cité par G. Castellan, op. cit., p. 56.
14 Voir : L. Trzeciakowski, The Kulturkampf in Prussian Poland, New York, Columbia University Press, 1990.
15 Historia Kościota w Polsce, p. 511-562 ; G. Castellan, op. cit.. p. 48-71 ; H. Dylągowa, Duchowieństwo..., p. 107-111 ; F. stopniak, Kościót na ziemiach polskich w latach 1848-1978, (L'Église sur les terres polonaises dans les années 1848-1978), dans R. Aubert et al., Historia Kosciota, t. V, Warszawa 1985, p. 575-576, 580-583.
16 Historia Kościota w Polsce. p. 576-617 ; G. Castellan, op. cit., p. 72-93 ; H. Dylągowa, Duchowieństwo..., p. 50-51, 97-104 ; J. Skarbek, op. cit., p. 454-460, 464-468, 472, 485-488, 493-494, 499-500 ; F. Stopniak, op. cit., p. 575-576, 583-589.
17 T. Lepkowski, op. cit., p. 476-481 ; Historia Kościota w Polsce, p. 402-415 ; F. Stopniak, op. cit., p. 575-589 ; J. K Oczowski, L. Müllerowa, J. Skarbek, Zarys dziejów Kosciota katolickiego w Polsce, (Précis d'histoire de l'Église catholique en Pologne), Kraków 1986, p. 270-278 ; Chrześcijaństwo w Polsce. Zarys przemian 966-1945, dir. J. K Oczowski, 2e éd., Lublin 1992, p. 373-455, 457-506 (avec les indications bibliographiques). Édition française : Histoire religieuse de la Pologne, sous la direction de J. Kioczowski. préface de J. Le Goff, Paris, Le Centurion, 1987 ; D. Olszewski, Polska kultura religijna na przetomie XIX i XX wieku, (La culture religieuse polonaise au tournant du xixe et du xxe siècle), Warszawa 1996, p. 291-296.
© Presses universitaires de Rennes, 1998