Préface. Décrypter l’éducation au cœur de la nation
p. 9-14
Texte intégral
1Aujourd’hui, alors que des questions éducatives sont débattues en permanence sur la place publique, il est facile de comprendre à quel point les politiques scolaires sont des enjeux fondamentaux pour une société. En France, le lien entre l’éducation et la politique s’est construit sur la longue durée. Les lois Ferry répondent aux projets révolutionnaires du xviiie siècle par l’instauration d’un enseignement primaire gratuit, obligatoire et laïque, dessinant une vision de la citoyenneté où l’école joue un rôle fondamental. Au cours du xxe siècle, l’école est investie d’espoirs démocratiques et perçue comme l’acteur de transformations sociales. Dans l’après-guerre, l’éducation est au cœur des préoccupations des dirigeants ; il faut former un capital humain pour les besoins d’une économie en plein essor. Du côté de l’international, l’Unesco comme les ONG proclament l’importance de l’éducation dans le développement. À ces objectifs technicistes et économistes répondent la voix d’humanistes et de féministes. L’éducation est une ressource susceptible de transformer les individus, de promouvoir les dominés, qu’ils soient femmes, enfants, handicapés, etc. Prises dans de multiples discours aux enjeux politiques, économiques, sociaux, voire identitaires, les questions d’éducation dépassent de loin la connaissance de la nature des programmes scolaires, du public des écoles ou des caractéristiques des enseignants. L’école devient alors un prisme pour comprendre le fonctionnement d’un État, révélateur des objectifs des dirigeants mais aussi des espoirs des citoyens. Pour les historiens, l’éducation est un formidable laboratoire pour comprendre la construction de nos États modernes.
2Le livre de Pierre Guidi s’ouvre justement sur un débat public dans le sud-ouest de l’Éthiopie, celui soulevé par la promulgation en 1999-2000 d’une nouvelle langue administrative et scolaire, le WoGaGoDa, censée réconcilier les quatre langues parlées dans les régions alentour. Les pétitions adressées au gouvernement s’appuyaient sur l’histoire de la région, sa marginalisation sous le régime de Haylä Sellasé (1930-1974), son intégration progressive sous le régime marxiste-léniniste du Därg (1974-1991) puis sous le régime fédéral du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien. Être scolarisé et s’adresser à l’administration en langue wolaita, privilège obtenu depuis seulement six années, était, selon les pétitionnaires, un droit durement gagné qui n’allait cependant nullement à l’encontre d’une identité à la fois wolaita et éthiopienne. Dans les pages qui suivent, il est question de ce processus d’identification à la nation et des dynamiques scolaires qui l’ont accompagné, ainsi que de la manière dont l’école et l’aspiration à l’éducation ont contribué à intégrer une région périphérique à la culture « amhara » du centre. Il est question, enfin, de la manière dont les marges et les sans voix participent à la création de la nation éthiopienne moderne, même lorsqu’ils s’expriment en langue wolaita pour le faire.
3Depuis quelques années, en France et en Suisse francophone, l’histoire de l’éducation attire de talentueux historiens et historiennes qui prennent à cœur les promesses de l’éducation pour lancer des investigations sur des terrains moins labourés que ceux de la France métropolitaine. Les colonies françaises font l’objet de nouvelles recherches ; en Europe, il est question de la circulation transnationale de modèles scolaires, et l’histoire du progressisme aux États-Unis est renouvelée1. Le livre de Pierre Guidi sur l’Éthiopie vient s’ajouter à ces travaux, offrant non seulement une étude inédite sur ce pays à la trajectoire politique tourmentée, mais aussi un bel exemple du rôle de l’école dans le façonnement d’identités nationales. En abordant cette histoire par la région « périphérique » du Wolaita, Pierre Guidi met à jour les dynamiques scolaires qui révèlent à quel point l’éducation a été – comme dans la France révolutionnaire, ou celle de la Troisième République – un enjeu de pouvoir mais aussi le lieu où se fabriquent un imaginaire et des identités qui sont la « matrice de la nation ».
4L’articulation entre la construction du sentiment d’appartenance nationale et l’expérience de l’école est abordée dans ce livre par des outils forgés dans des communautés historiennes qui ont permis l’émergence d’une histoire mondiale sensible aux voix des faibles. Par son recours à de nombreux entretiens avec les acteurs du système scolaire, mais aussi des anciens élèves et des paysans à peine alphabétisés, Pierre Guidi fait entendre leur vision du passé, de l’école, de ses rituels et de ses messages. Ce portrait empathique et nuancé des effets de l’école et de sa « pédagogie nationale » révèle la puissance des rapports de domination en termes de langues, de classe et de sexe, mais montre aussi comment les leçons de l’école permettent d’atténuer, voire de contester cette domination. Lors des campagnes d’alphabétisation des années 1970-1980, les pauvres ont appris à lire et surtout à signer en amharique. Les témoignages recueillis montrent combien cette maîtrise a semblé importante pour les personnes concernées pour faire face aux exigences d’une administration de papier. Le régime du Därg (1978-1991), peu sensible aux droits démocratiques, a néanmoins promu l’école et la scolarisation, ce qui fait dire à un paysan interviewé : « C’est le Därg qui a ouvert la porte de la liberté entre les humains. […] il a rendu les humains égaux, il a rendu égaux le petit et le grand. »
5Cette exploration des dynamiques de scolarisation interroge, en effet, une période riche en turbulences politiques, où la question de l’égalité résonne avec des tonalités différentes selon les sexes ou les groupes sociaux dans le Wolaita. À partir de 1941, Haylä Sellasé cherche à imposer un système scolaire national. Pierre Guidi ouvre une large fenêtre sur les effets différenciés de cette politique unificatrice. On découvre à la lecture certaines figures remarquables, comme Bogalä Wallälu, qui ont beaucoup contribué à un idéal d’assimilation à la culture du centre politique dans les années 1940. Comme dans beaucoup de contextes coloniaux, Wallälu a voulu combattre « la puissance de l’obscurité » par le biais d’élites diplômées capables de contrer l’emprise d’une classe aristocratique. Puis c’est au tour du gouverneur Germamé Neway, ce jeune aristocrate scolarisé dans les établissements d’élite du régime, puis aux États-Unis dans les universités de Wisconsin et de Columbia, qui arrive dans le Wolaita en 1958. Réformateur zélé, il met en place des centaines de centres d’alphabétisation et laisse de profondes traces dans la conscience collective locale comme le premier haut fonctionnaire du centre à avoir promu les intérêts des dominés contre les élites locales. À sa suite, il est question de Wäldä-Säma’et Gäbra-Wald de 1963 à 1972. En collaborant avec la Swedish International Development Agency, il a financé des bâtiments scolaires et fait progresser le sentiment d’unité nationale afin de concurrencer les écoles protestantes. Au moment de la chute du régime en 1974, les progrès de la scolarisation sont incontestables mais l’école reste, comme l’écrit Pierre Guidi, un espace masculin.
6Les années de Terreur rouge (1974-1978) ont des répercussions sur le Wolaita avec le mouvement de la zämächa, d’inspiration maoïste, qui mène des dizaines de milliers d’étudiants et de lycéens révolutionnaires dans les campagnes pour alphabétiser et conduire la réforme agraire. Les témoignages révèlent la conviction éducatrice portée par les jeunes hommes et jeunes filles et la manière dont les filles deviennent progressivement l’enjeu, au même titre que les garçons, de cette politique scolaire. Le régime marxiste-léniste du Därg qui s’impose à partir de 1974 fait progresser la scolarisation des masses, fait entrer les filles dans le système scolaire, l’école dans les mœurs et l’État au cœur des communautés. Par une politique de construction d’écoles et des campagnes d’alphabétisation, la langue amharique s’étend chez les paysans des périphéries malgré la violence de son imposition. Chemin faisant, l’école participe à la construction d’un sentiment national.
7Aucun angélisme rétrospectif dans l’analyse que propose Pierre Guidi, même s’il analyse fort bien la dimension utopique du projet socialiste éthiopien. La pédagogie de la dictature s’exerce par une transmission verticale des connaissances, censée contribuer à l’autonomie. La mémoire des enseignants est sans concession, comme celle d’Elias Damtäw, enseignant, directeur d’école et fonctionnaire au bureau de la Wolaita Zone Cultural Development : la communication se faisait dans un sens unique, les élèves devaient écouter, pas de place pour la discussion. À l’école socialiste dans le Wolaita, les filles sont beaucoup plus présentes – 40 % des élèves dans le primaire comme du secondaire à la fin du régime du Därg – mais les enseignantes sont encore très minoritaires : 26 % du corps enseignant primaire et 6 % du secondaire en 1990. L’espace scolaire reste dominé par les hommes avec des violences de genre dont les enquêtées témoignent, allant d’insultes verbales aux violences physiques. Malgré tout, l’école donne les outils qui permettent aux femmes adultes de s’organiser par la suite. Pierre Guidi en donne pour preuve l’exemple des « clubs de filles » actuels, animés par les enseignantes élèves dans les années 1970 et 1980.
8L’une des grandes réussites de cette étude est de faire entrer le lecteur au sein des écoles ou dans les campagnes agricoles lorsqu’arrivent les jeunes urbains de la capitale lors de campagnes d’alphabétisation. Ainsi la politique scolaire est donnée à voir au ras du sol, avec la journée qui commence par le lever du drapeau ou les pièces de théâtre sous Haylä Sellasé. Il est question des « kits d’alphabétisation » des zämäch dans les années 1970 et des jardins scolaires sous le Därg afin de promouvoir une éducation par la production. Les dynamiques de scolarisation sont appréhendées par la matérialité de l’espace scolaire, par les rituels qui le rythment, par les rapports d’autorité qui s’installent.
9L’histoire, comme matière scolaire, est convoquée en particulier pour comprendre comment se forge un sentiment d’appartenance nationale. Sous Haylä Sellasé, on trouve sans surprise un discours qui héroïse le monarque éclairé. Mais le régime fait aussi appel à des manuels importés, faute de moyens, de l’Angleterre ou des États-Unis. D’autres manuels scolaires transmettent des leçons de morale. Pour les jeunes filles, l’infirmière britannique Florence Nightingale est érigée en modèle de dévouement féminin. Malgré cette ouverture aux modèles étrangers, la nation sémite et chrétienne imaginée a bien ses figures repoussoir et notamment les musulmans. L’arrivée au pouvoir du Därg transforme la représentation nationale. Le passé est alors revu à travers un matérialisme historique téléologique qui justifie le choix du socialisme et le pouvoir du Därg. Les manuels d’amharique, qui font œuvre d’intégration par la langue, parlent d’égalité, de fraternité et de franchise. Mais cet univers « égalitaire » reste marqué, même dans les outils pédagogiques du régime, par des représentations de genre où les femmes sont subordonnées aux hommes, cantonnées à des rôles de mères et d’épouses. Comme les historiens l’ont montré pour les pays socialistes européens, la révolution socialiste éthiopienne n’a pas réussi à effacer la hiérarchie des sexes.
10Toujours sensible aux différenciations d’origine sociale et de sexe, Pierre Guidi montre comment les différents groupes s’en sont accommodés, se sont approprié ou ont résisté aux sirènes d’une école qui tendaient à intégrer le Wolaita dans la nation éthiopienne par la langue amharique, par les leçons d’histoire ou par le travail des champs. De l’adhésion des jeunes protestants sous Haylä Sellasé, à celle des filles sous le régime du Därg, le livre met à jour toute la complexité des rapports qu’entretient cette société avec les injonctions d’un pouvoir central. En venant à l’école, en obtenant des postes d’enseignants, en intégrant les hôpitaux, l’administration et le commerce, la population du Wolaita a participé à la redéfinition de la nation éthiopienne. En nous incitant à regarder de près cette dynamique de scolarisation avec toutes les ambiguïtés de son imposition par le haut, Pierre Guidi nous propose une formidable histoire d’en bas et par les marges. Espérons que sa méthode comme son message fassent d’autres disciples et que nos bibliothèques d’histoire continuent de croître avec ces études nous révélant la richesse de l’éducation comme point d’entrée dans une société.
Notes de bas de page
1 Pour ne citer que quelques publications récentes : Luc Capdevila, 2017, Femmes, armée et éducation dans la guerre d’Algérie. L’expérience du service de formation des jeunes en Algérie, Rennes, PUR ; Thuy Phuong Nguyen, 2017, Écoles françaises au Vietnam, de la mission civilisatrice à la diplomatie culturelle 1945-1975, Amiens, Encrage ; Sébastien-Akira Alix, 2017, L’éducation progressiste aux États-Unis. Histoire, philosophie et pratiques (1876-1919), Grenoble, PUG, coll. « Enseignement et réformes » ; Damiano Matasci, 2015, L’école républicaine et l’étranger. Une histoire internationale des réformes scolaires en France, 1870-1914, Lyon, ENS Éditions ; Joëlle Droux et Rita Hofstetter (dir.), 2015, Globalisation des mondes de l’éducation, Circulations, connexions, réfractions, Rennes, PUR.
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