Conclusion générale
À l’épreuve des émotions, quatre dilemmes en perspective
p. 269-278
Texte intégral
« Il s’est assis avec hésitation. Mal à l’aise. L’entretien a lieu dans le réfectoire laissé libre par les enfants. On les entend un peu depuis la cour voisine. L’incongruité de la situation frappe alors mon interlocuteur. Il doit déjà regretter d’avoir accepté cet entretien sur la politique. Les premières questions contribuent à construire un lien ténu mais réel ; comme une reconnaissance mutuelle. Son rapport à la politique, bientôt, s’exprime sans entrave, avec un aplomb qui tranche avec la timidité presque enfantine des premiers instants. Il assume une position, critique et facile peut-être, mais sincère et assurée. C’est alors qu’arrive la question du vote FN1. L’a-t-il déjà fait, comme un certain nombre de Français (alléger le poids d’un “oui”) ? Un trouble, très différent de celui du début, s’établit entre nous. Puis vient ce qui résonne comme un aveu, un “oui” dont, tout de suite, il cherche la cause, l’excuse. Un drame vécu dans le village. Un ami, mort, à cause d’étrangers de passage, au terme d’une bagarre avinée. Les yeux brillent et disent l’affliction. Il rougit. Le regret, sans doute, d’avoir admis la chose, et de s’en remettre à un inconnu, se mêle à l’exhumation du drame vécu, de cet ami disparu, mais aussi au soulagement que procure la confidence. De mon côté, cette séquence produit une onde de frissons dans l’échine, où se joignent le plaisir (d’avoir fait naître une telle confidence) et la gêne d’avoir suscité de la peine. Je suis aussi désemparé par cette intrusion dans son intimité que je ne suis évidemment pas en position d’échanger contre une confidence réciproque. Mais j’en suis comptable, et le rapport enquêteur/enquêté, de circonstanciel qu’il devait rester, s’est mué en relation amicale, transitive. »
1Au cours de cet ouvrage, tout un aréopage d’acteurs a jalonné notre parcours, du plus petit maire au président légendaire, du militant de la cause animale à l’éléphant du Parti socialiste, du bénévole expert à la mémoire esclavagiste ou patrimoniale. Il manquait à l’interlocution, celle dont parle Philippe Braud, le chercheur lui-même, et la diversité des émotions auxquelles ses enquêtes, en sciences humaines et sociales, le confrontent, non seulement comme observateur mais comme acteur. À l’instar des autres protagonistes, le chercheur n’est pas indifférent au potentiel que représente le jeu sur les émotions, la quête d’une « heuristique de la sympathie » – selon l’heureuse expression de Nonna Mayer (2010) – mais aussi au débordement qui peut en découler ou aux échecs. Dans le cas de figure cité à l’instant, du décalage entre la confidence et l’absence de réciprocité pouvait naître ce que Claudine Haroche et Yves Deloye ont analysé comme le « sentiment d’humiliation » (Deloye, Haroche, 2006), non seulement difficile à endurer, mais nuisible au-delà, à la poursuite de l’investigation. Cette frontière chercheur/acteur, comme toutes les autres, est plus un moyen de communiquer, et au besoin, l’espace d’un instant, d’inverser les rôles, que de séparer de façon étanche.
2Il y a comme un paradoxe à soulever la question de l’émotion dans son rapport à la politique, à l’heure où de sérieux signaux viennent tout simplement indiquer que la politique, comme activité ou adhésion, cède du terrain. Certes, Florence Delmotte et ses coauteures, de même que Marc Abélès, soulignent que l’on doit traiter au prisme des émotions les pleins comme les vides, les affections comme les désaffections. Mais tout de même, les taux de participation électorale (souvent proche de 50 % seulement) et de militantisme (moins de 2 % de la population), tout comme les sondages concernant le crédit – proche de l’épuisement – dont jouissent les partis, nous disent à quel point la politique peine à passionner, notamment en France où pourtant la passion politique est souvent considérée comme une identité distinctive (Hazareesingh, 2015). Du côté de l’offre, la professionnalisation des élus, le rapprochement des politiques publiques dans l’action gouvernementale, les changements d’échelle qui affectent tous les espaces de pouvoir semblent de consistants antidotes à la force des sentiments, des destins, des drames représentatifs.
3 Eppur si muove. Et pourtant elle tourne, disait Galilée, et par extension disons que la politique réagit en de multiples aspects à l’épreuve des émotions. Dans cette conclusion, nous allons partir de quatre dilemmes qui traversent l’ensemble des chapitres rassemblés dans l’ouvrage : la temporalité, la socialité, la rationalité et la réalité des émotions. Chacun illustre à sa manière l’apport des émotions à une meilleure compréhension de cette politisation particulière des sociétés qui répond à ce qu’Alain Faure, dans l’introduction de cet ouvrage, a pointé en évoquant une démocratie sensible.
Temporalité
4Le premier dilemme inscrit le rapport entre émotion et politique dans le temps. Il s’agit de savoir si le lien qui s’opère est nouveau, ce qu’illustre l’expression de « tournant émotionnel », ou bien si n’est nouvelle que l’attention que nous portons sur des phénomènes universels dans le temps. Pour les premiers, l’inscription émotionnelle du politique remonte aux fondements mêmes de ce qu’est la politique (plus ou moins loin dans le temps). Pour Crystal Cordell, qui évoque Aristote et à bien des égards également pour Sophie Wahnich, qui inscrit ses réflexions dans le mouvement révolutionnaire, il existe au travers de la permanence de ce lien une connexion plus essentielle encore entre l’idéologique et le corporel, entre politique et érotique du mouvement. Dans une autre perspective historique, les larmes politiques, qui nous semblent si caractéristiques d’une personnalisation contemporaine de la représentation, avaient leur place dans l’éloquence révolutionnaire (Fureix, 2009). Pour Florence Delmotte, Heidi Mercenier et Virginie Van Ingelgom, à l’heure d’aborder le sentiment d’appartenance à l’Europe, le retour aux classiques tels que Max Weber ou Norbert Elias permet de se prémunir contre le risque de surinterprétation des expressions de l’émotion telles qu’elles ressortent des enquêtes de terrain. Il permet d’éviter de confondre l’actuel et le nouveau, mais aussi de donner aux émotions toute leur importance dans les liens entre communauté, identification et légitimation. D’une certaine façon, c’est la piste qu’emprunte également Thibault Jeandemange lorsqu’il évoque la contribution de la musique à cette érotique du pouvoir. Ce qui semble paré des atours de la modernité et du marketing ne fait parfois que remettre au goût du jour des registres émotionnels propres à certaines musiques, dont la plus célèbre sans doute, mise en exergue par Rameau, concernait la différence entre modes mineurs et majeurs ; les premiers sont mieux accordés aux sentiments de tristesse, de nostalgie, de romantisme du mal-être, tandis que les seconds entrent en harmonie avec les sentiments d’allégresse, de tonicité, de volontarisme. Quiconque s’est essayé à transposer en mode mineur la Marseillaise ou l’Internationale sait à quel point c’est toute la charge de l’air qui s’en trouve bouleversée.
5En contraste avec cette première vision atemporelle des émotions, d’autres contributions s’attachent au contraire à en montrer la contingence historique. Le meilleur exemple provient sans doute du travail de comparaison, asymétrique, mené par Véronique Dassié au sujet de l’effet de phénomènes climatiques qui affectent le patrimoine, en l’occurrence le Château de Versailles, après le passage de tempêtes. Au fond, nous dit-elle, l’émotion associée à de tels événements, qui pourrait sembler se répéter au long de l’histoire, est une construction sociale. La « promotion » au rang de catastrophe renvoie à une double temporalité, celle de la politisation de la gestion des forêts, d’une part, et celle du contexte, d’autre part, beaucoup plus proche de l’événement : le changement de siècle et ses arrière-plans millénaristes. C’est à ce prix que les dispositifs émotionnels peuvent s’établir dans le champ politique et y produire, en l’occurrence ici, des effets de mobilisation considérables. Ainsi que le disait Daniel Fabre, récemment disparu, l’émergence d’un nouveau régime patrimonial est inséparable de la démocratisation du sentiment du passé (Fabre 2013). De la même façon, on interprétera le travail consacré par Renaud Hourcade à l’édification d’un mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes comme la lecture d’une configuration émotionnelle particulière. Celle-ci, au-delà de son terrain singulier, s’entend comme une réintroduction des dimensions affectuelles du politique, ces dernières nous conduisant à réévaluer le rapport entre émotion, légitimité artistique et légitimation politique.
6Dans la même veine d’un emotional turn, la contribution de Clément Arambourou montre que les émotions sont, non pas dans leur permanence mais dans la transformation de leur usage, des instruments de domination politique. Ce qui nous apparaît, en première lecture, comme la manifestation d’une informalisation de la vie politique, avec le surgissement d’affects réputés efficaces dans le champ, alors qu’ils étaient auparavant considérés comme l’exemple même de la « ressource » hors-champ.
7Comment concilier ces deux points de vue radicalement opposés ? Deux voies s’offrent à nous. La première résulte d’un découplage que l’on retrouve en partie dans les travaux de Damasio (2003) : une part invariante des émotions se trouve dans les aspects les plus proches de l’individualité et de la psychologie, ceux qui échappent le plus à la conscience, et que l’auteur nomme lui-même, au sens strict du terme, les émotions. L’autre part, qu’il nomme plutôt les sentiments, est à la fois plus proche de l’expérience sociale et collective, du coup plus dépendante (contingente) de l’histoire et de l’espace. L’atemporel réside dans l’appétit, le contingent se situe dans le désir.
8La seconde voie de conciliation part du propos de Christian Le Bart. Les émotions sont certes une dimension atemporelle de l’agir politique, nous dit-il, mais leur nature évolue avec le changement social. Dans son chapitre, il compare l’expression des émotions par des leaders politiques de premier plan, du général De Gaulle aux dirigeants actuels de la droite en France. L’émotion politique, chez le premier, c’est la force collective, la chaleur du combat à l’issue incertaine mais juste. L’émotion politique de laquelle on escompte une efficience, soixante ans après, puise dans les faiblesses privées du cœur, une sensibilité presque féminine, un ressourcement du pouvoir. Il y a donc toujours (eu) un lien entre émotion et pouvoir, mais les formes que prend cette relation peuvent évoluer au point que les valeurs qui fondent la légitimité s’inversent.
Socialité
9Le deuxième dilemme concerne précisément le collectif ou l’individu. Ce qui semble a priori du ressort des émotions politiques, c’est bien la dimension collective, de celle que Sophie Wahnich rapporte à la foule à celle que Coline Salaris, dans son papier sur les victimes du Distilbène – un traitement destiné aux femmes enceintes ayant eu des conséquences très graves sur les enfants qui y furent exposés in utero – qualifie d’« aimant de la souffrance commune ». Il semble évident, par le simple fait que nous parlons de politique, que l’émotion qui nous intéresse est d’ordre collectif, ou en tout cas celle qui va de l’individu isolé vers un groupe social. Dans ce chemin, Christophe Traïni a formalisé le concept de « dispositif de sensibilisation » pour expliquer comment les protecteurs des animaux valorisent, dans l’ordre collectif, une sensibilité particulière, et parviennent à la faire partager. Cependant, entre « moi » et « nous », lequel domine le regard ? C’est ici que diffèrent les approches, même lorsqu’elles proviennent des mêmes origines disciplinaires. Dans la version de Marc Abélès, où l’émotion permet d’approcher les liens subtils que le pouvoir entretient avec la mort, ce qui domine c’est l’émotion de l’élu en tant qu’individu. Pour Consuelo Biskupovic, qui travaille sur le rôle des émotions dans les mobilisations environnementales, ce qui domine c’est l’harmonie qu’elle provoque dans une interaction conflictuelle. Leur point commun est de plaider pour le regard d’en bas sur les formes de politisation. L’émotion, c’est une catégorie qui se saisit précisément dans le singulier des situations. Nous y reviendrons. Mais sur le sens à donner à cette dialectique du « je » et du « nous », les avis divergent.
10Le point de vue analytique qui va du singulier au pluriel accompagne les approches en termes de mobilisation, de sensibilisation et de politisation. On retrouve ici les points de vue déjà cités plus haut, auxquels se rattachent également Laurent Godmer et son étude d’une campagne municipale dans un arrondissement de Paris, ou Jordi Gomez lorsqu’il évoque la contribution de l’émotion à la construction d’une identité commune en Catalogne (en Catalogne du Nord pour être précis).
11Le point de vue qui va, au contraire, du collectif à l’individuel, est notamment présent dans les chapitres de Clément Arambourou, Philippe Braud et Christian Le Bart. Ici, il s’agit de montrer le déplacement, à travers le temps, des préférences émotionnelles et de l’efficacité que l’on prête à tel ou tel registre. Or ce qui marque le temps présent, c’est l’inflation du recours à l’intimité, aux souffrances et joies individuelles qu’on y dit ressentir, aux fins d’édification publique. Ce qui était édifiant, le collectif, cède devant une privatisation de l’émotion politique. S’agit-il d’une privatisation réelle ? Naturellement non, et pour deux raisons. La première est que les ressorts intimes sont mis en scène, et qu’ils ne valent que parce qu’ils sont sur scène. En ce sens, ainsi que l’indique Rudy Bessard, ils entrent dans la grande tradition analytique du charisme (Kershaw, 1995), comme relation sociale et culturelle, et non comme onction personnelle. La seconde est qu’ils participent de ce que Philippe Corcuff, avec d’autres, a dénommé « second individualisme » (Corcuff, 2010), qui certes vient de la décomposition de certaines identités collectives, mais qui recompose le lien social sur d’autres communs. L’émotion intimement vécue et promue participe de cette nouvelle façon d’être plusieurs.
12Entre « je » et « nous », l’émotion politique est donc toujours sur le fil du rasoir, n’étant plus tout à fait émotion si elle cède trop au social et à ses raisons, et n’étant plus tout à fait politique si elle se circonscrit à la personne. Véronique Dassié, Coline Salaris, parmi d’autres, nous donnent une clef de cette fragilité. Elle réside sans doute dans le moment où se noue la tension entre l’individu et le collectif ; c’est là que l’émotion est à son comble. Lorsque « mon » histoire rencontre l’Histoire, à Versailles ou à Madrid face aux attentats de la gare d’Atocha ; lorsque « ma » souffrance fraternise avec les autres et crée du commun en action, qui s’équipera progressivement (pour reprendre l’approche par les dispositifs de Christophe Traïni). Ce jeu à la frontière confère une double vertu analytique à l’émotion politique. Elle lui donne une valeur explicative des processus de politisation, et elle permet de desserrer l’étau des explications stratégiques sans pour autant les rabattre immédiatement sur des causalités sociologiques par trop générales. Dès lors, elle affronte un autre dilemme, celui qui met en balance raisons et sentiments.
Rationalité
13Le troisième dilemme concerne l’opposition classique entre raison et sentiments. Lorsque nous parlons d’émotions, parlons-nous de comportements qui échappent à la raison, ou au contraire doit-on les interpréter selon une logique de rationalité étendue ? La réponse le plus souvent spontanée à cette question est bien sûr la première. C’est hors de la raison que la notion d’émotion trouve son originalité empirique et tout son intérêt propre. Est-ce aussi simple ? Non. D’un côté certes, plusieurs chapitres nous rappellent combien la propriété singulière des émotions réside dans ce qui n’est pas gouverné, pas susceptible de calcul, d’incorporation dans une morale ou une éthique. Les réflexions de Crystal Cordell, dans le début de son chapitre, sont à ce titre éclairantes. Elles rejoignent le point de vue de Jean-Louis Marie et Yves Schemeil sur le carrefour psychologie/science politique : l’émotion est d’autant plus nécessairement détachable de l’action et de la raison que les comportements politiques qu’elle influence peuvent être totalement incompréhensibles avec la seule lunette du calcul stratégique, comme – indiquent-ils – lorsque des citoyens votent contre leurs intérêts.
14Ces rappels de bon sens sont présents dans la plupart des papiers, non pas tant pour s’y arrêter, mais plutôt pour en dépasser la simplicité apparente. Non, le cœur ne s’oppose pas à la raison en politique, il en est une compagne fragile, assortie de conditions. Consuelo Biskupovic évoque, avec Dewey, l’émotion comme modalité de l’action, pouvant varier dans son effet selon les contextes. Rudy Bessard, étudiant Gaston Flosse, fait de l’émotion une ressource si elle est gouvernée. C’est un art plus délicat qu’il n’y paraît, et on ne peut pas renverser comme ça l’opposition initiale raison vs sentiments. La manifestation de l’émotion n’est pas devenue un atout maître à tous les coups. Dans l’univers saturé de calculs qu’est la direction d’un parti politique, Carole Bachelot montre d’abord que l’émotion est beaucoup plus présente qu’on ne l’imagine. Voici le point d’accord de la plupart des contributions. Mais elle montre surtout que certaines manifestations de ces émotions peuvent s’avérer productives ou contreproductives, en fonction de qui les expriment et dans quelle situation. Selon ces conditions, l’expression de la sensibilité peut faire bouger les lignes ou boucher l’horizon. Ainsi, même les tentatives les plus apparemment déterminées de s’appuyer sur les émotions, de les transformer en dispositifs de pouvoir, peuvent être déjouées par une configuration dissonante. Aucun papier ne le dit aussi bien que celui de Renaud Hourcade à propos de la création d’une œuvre d’art mémorielle. Il montre d’abord qu’on ne s’attaque pas à la légère à un stigmate urbain, en l’espèce l’association de Nantes à la traite négrière. La patrimonialisation fait émerger, selon un processus qui a à voir avec la question de la mort, la pluralité des mémoires en jeu, et leur construction émotionnelle du passé. Cette pluralité est celle des intentionnalités (Gell, 1998) qui président à l’émergence d’une œuvre, soit la transformation d’un non-art en art, que Nathalie Heinich et Roberta Shapiro appellent l’artification (Heinich, Shapiro, 2012)2. En quelque sorte, l’émotion est la médiatrice des intentionnalités des pouvoirs publics, des groupes sociaux, des professionnels et de l’artiste lui-même. Et l’issue de cette lutte, de cette conflictualisation si l’on veut (Duchesne, Haegel, 2004, citées par Christophe Traïni dans l’ouvrage) est tout sauf certaine.
15Ici encore, l’émotion, comme dimension d’analyse, paie sa richesse de sa fragilité. Dès lors qu’elle serait située dans un rapport de dépendance à une variable lourde, elle ne ferait pas le poids. Juliette Fontaine en donne une bonne illustration. Finalement, nous dit-elle, l’émotion qui émerge des récits des institutrices pendant l’occupation est en apparence celle de la compassion et du soin « maternel », mais cela résulte moins d’un sentiment personnel que la mise en œuvre d’un référentiel professionnel. D’autre part, elle cite les travaux de Gisèle Sapiro pour attester de son rôle éventuel dans l’engagement d’autres enseignants dans la résistance. Mais ici, l’émotion s’inscrit dans un champ de positions qui conditionne (quand on est dominé dans le champ) l’engagement ou pas. Ici, l’émotion n’est plus qu’une manifestation de la raison. On retrouve la même problématique – dans une perspective d’analyse stratégique plutôt que bourdieusienne – dans le papier de Crystal Cordell lorsqu’elle évoque le recours au registre émotionnel comme ressource utilisée par les outsiders (la foule, les opposants) pour améliorer leur capacité d’influence.
16Tout l’enjeu se trouve dans la bonne articulation à trouver entre le registre émotionnel en tant que tel et les modèles explicatifs des comportements politiques. Que vaut l’émotion si elle n’est que le signe d’une position au sein d’un champ ? Que vaut-elle si elle n’est qu’une ressource parmi d’autres d’une compétition organisée pour le pouvoir ? Pas grand-chose. C’est tout le dilemme philosophique et politique qu’affrontait Frédéric Lordon, dans sa « société des affects » (2013). Si celle-ci est justiciable d’un « structuralisme des passions » et vouée au paradoxe d’une action sans acteur, alors qu’est-ce qu’une émotion sinon un ventriloque de plus de la domination ? Le travail sur les émotions n’est pas réservé, nous l’avons dit, aux cas où ces dernières se manifestent le plus évidemment. Elle est plus qu’un simple objet d’étude : une dimension de l’analyse. Il s’agit certes de savoir ce que nos modèles classiques ont à dire sur les émotions ; mais aussi et surtout ce que celles-ci ont à dire de plus que ces modèles, voire éventuellement sur ces modèles mêmes. Le chapitre de Jean-Yves Trépos est sans doute celui qui éclaire le mieux cette vertu dans l’interlocution entre émotions et autres catégories d’analyse. En l’espèce, il s’agit d’appréhender l’image d’un quartier sensible par ses habitants. Le recours au registre émotionnel permet non seulement d’accéder à une construction du réel qui nous serait restée obscure et nourrie de préjugés, mais aussi d’interpréter la confrontation entre deux processus que Trépos appelle la politisation et la cristallisation qui ont chacune leur dimension stratégique sans s’y résumer pour autant. Cette lutte est aussi celle, spinozienne, des passions joyeuses et tristes : la fierté de l’habitant contre son exaspération ou sa frustration, ou chez Coline Salaris, la souffrance personnelle face à la proximité affective. Ici se trame une agonistique non stratégique, bien que politique. Elle ouvre sur un nouveau dilemme.
Réalité
17Le quatrième dilemme pose la question de savoir si nous sommes en présence d’une vérité nouvelle de la politique ou d’une illusion de plus. Elle oppose en quelque sorte les véristes et les sceptiques. Dans le chapitre de Jean-Yves Trépos, un constat est au cœur de l’enjeu. À la cristallisation à laquelle il assiste auprès des habitants, où alternent divers types de sensibilité, s’oppose la fragilité des dispositifs de sensibilisation eux-mêmes, notamment lorsqu’ils sont portés par les autorités. Ce contraste nous fait plus généralement douter de la consistance de la notion. C’est un doute essentiel.
18Dans son roman L’Étoffe d’un héros, Miguel Delibes campe Gervasio, un enfant qui, au passage des fanfares militaires en Espagne en 1927, se trouve littéralement horripilé : ses cheveux se dressent sur sa tête. Constatant le phénomène, son oncle vétéran des guerres carlistes croit assister à une vocation précoce, aux frontières du surnaturel (Delibes, 1987). Son destin est tracé : Gervasio sera un héros. La guerre civile et ses contradictions aiguës semblent un temps justifier toutes ces prétentions. Bientôt, elles auront raison de chacune, et de la notion même d’héroïsme. L’intérêt d’une telle évocation romanesque est précisément dans la mise en scène qu’elle propose de l’illusion que peut représenter, en politique notamment, le fait de ressentir telle ou telle émotion, et lui donner le crédit d’un absolu. Tout concourt au départ à certifier une croyance, elle-même saturée d’émotions, de souvenirs, d’intérêts. Tout montre qu’à l’épreuve des faits elle vacille, se relativise, se trahit.
19L’émotion, en science sociale, procède-t-elle de l’illusio ou d’un surcroît de réel ? C’est plutôt à la première idée que semble souscrire Laurent Godmer lorsqu’il considère, à l’aune de son terrain électoral, les machines militantes comme des « fabriques d’illusio », en ceci notamment qu’elles jouent sur les émotions. Chez Thibault Jeandemange comme chez Rudy Bessard ou Jordi Gomez, au-delà de la diversité des terrains, il s’agit bien d’observer comment l’enchantement politique procède de l’instrumentalisation des émotions. D’une certaine façon, les chapitres qui insistent le plus sur l’illusio sont ceux qui travaillent davantage sur un corpus d’offre émotionnelle : leadership, événement politique, campagne. Ceux qui penchent plutôt pour une prise en compte réaliste des émotions, en ne cherchant pas à en démasquer les ruses ou artifices, travaillent davantage sur les mobilisations. Pour reprendre la distinction féconde de Jean-Yves Trépos, le vérisme est dans la cristallisation tandis que le scepticisme est dans la politisation. Ici se pose la question du regard du chercheur, prompt à adopter une stratégie de dévoilement face au puissant ou au conquérant – les professionnels –, et une démarche compréhensive à l’endroit des amateurs, aussi experts soient-ils.
20Peut-on transiger entre ces deux visions tranchées ? Reconnaissons d’abord que c’est une opposition un peu schématique, d’autant plus que certains chapitres s’écartent de la distinction vérisme/scepticisme. Celui de Jean-Yves Trépos traduit presque équitablement l’une puis l’autre de ces tendances. Celui de Marc Abélès, pourtant exclusivement concentré sur les élus, pose l’émotion comme l’une des catégories de perception de l’humanité d’un milieu, avec ses rites, ses espaces et ses hantises, sans jamais s’interroger sur leur caractère illusoire.
21S’il faut proposer un compromis, dont le but est clairement de prolonger la controverse sur les émotions en politique, alors on pourrait leur conférer le statut de fiction réelle, au sens où d’une part, comme Barthes l’écrivait (Barthes, 1968), nous ne travaillons que sur une partie de la fiction : celle qui prétend par sa forme à des « effets de réel » ; mais aussi au sens où, d’autre part, même fictives ou hétéronomes vis-à-vis de l’ordre politique, les émotions ont bel et bien un impact dans l’ordre politique.
22Il nous semble que le chapitre de Maurice Olive incarne au mieux cette préoccupation mêlée de doutes et d’avancées « quand même ». Il le consacre à l’attitude des maires à l’égard de la question métropolitaine aixo-marseillaise. Ici, les protagonistes sont situés dans leur trajectoire, leur capital politique, leur psychologie aussi. Le pari est risqué : celui de prendre une posture (le discours de la perte, la fustigation des sécessionnistes, des absentéistes, des incompétents, etc.) pour autre chose que l’expression des intérêts bien compris ; autrement dit de prendre des préférences pour des causes. C’est ici que se révèle une subtile analyse localisée du politique et des politiques publiques. Elle met en relation les propriétés des protagonistes et leurs positions, sans dénier pour autant la charge émotionnelle, culturelle, territorialement spécifique, de l’irrédentisme municipal et de toute la gamme des réformismes. Dans ce papier, on est toujours sur le fil ténu examiné précédemment qui sépare l’univers des stratégies de celui des affects. Mais on voit surtout que la question de l’illusio ne peut être posée par principe. Elle varie selon les terrains, ce qui est une autre manière de dire que c’est lorsqu’on lui prête le même poids partout qu’on est dans l’illusion ; mais on y serait tout autant à considérer qu’elle n’est explicative de rien en soi.
23Cette dernière remarque vaut pour chacun des dilemmes considérés dans cette synthèse. Au fond, le point commun de cet ensemble de chapitres réside dans un investissement scientifique sur les émotions au prisme du terrain empirique. Même les auteurs de notre carrefour disciplinaire raisonnent à partir d’objets : révolution, mort politique, genre, expérimentation clinique, thématiques de campagne. On pourrait y voir le déclin – pour s’en plaindre ou s’en réjouir – du goût de la théorie pour la théorie. Il nous semble qu’elle suggère une autre vérité du travail politique sur les émotions : sa contingence territoriale. Nous avons commencé cette synthèse sur la temporalité des émotions. Il est juste de la conclure par leur spatialité. Si, ainsi que l’affirment Carole Bachelot ou Philippe Braud, des milieux aussi rationalisés et calculateurs en apparence peuvent être considérés comme également « saturés d’émotion », encore s’agit-il de voir si ce sont les mêmes composants qui font frissonner le militant du nord et celui du sud, qui déclenchent la fougue de l’élu suisse et celle du corse ; ou qui opèrent la fusion, ici et là, d’une mobilisation thématique. Si la politique est à l’épreuve des émotions, il reste à savoir le rôle qu’elles jouent face aux phénomènes de standardisation et de différenciation qui affectent nos sociétés et leurs constructions politiques. Après avoir vu combien sensibles sont nos démocraties, il s’agira de voir sur combien de démocraties sensibles nous composons.
Notes de bas de page
1 Ce récit correspond à l’un des moments d’une enquête au long cours sur le rapport à la politique des habitants d’une commune rurale du sud de la France. À propos du vote FN, un chapitre en a été publié (Barone, Négrier, 2015).
2 Dans son ouvrage, Alfred Gell prend entre autres l’exemple de Mona Lisa, pour nous dire qu’on ne peut réduire l’œuvre à la vision de Léonard de Vinci, mais que cette œuvre d’art n’en est une que parce qu’elle procède d’une pluralité d’intentionnalités : celle du peintre, celle de la dame, de son époux, du musée qui en a fait l’acquisition, des différentes étapes de sa muséification, de ses détournements et dégradations, de l’évolution de sa perception par les publics. Un peu plus loin, Gell prend l’exemple des proues de pirogues mélanésiennes, où il décèle une même pluralité d’intentionnalités (le chef affirme son prestige en la commandant, le sculpteur le sien, la tribu sa puissance par le recours à une image effrayante, etc.). Cette pluralité, qui permet de resituer l’art dans un ensemble d’interactions sociales sans l’y noyer, nous semble particulièrement utile pour décrire les processus de patrimonialisation, et la part que les émotions y prennent.
Auteur
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