15. Leadership et ressources émotionnelles de Gaston Flosse à Tahiti
p. 191-198
Texte intégral
1Le cardinal Mazarin ouvrait le Bréviaire des politiciens [1684] par une question sur la gestion des émotions en politique. Il invitait le politicien à dissimuler ses sentiments : « Méfie-toi de tout ce vers quoi t’entraînent tes sentiments » (Mazarin, 1684 [1997], p. 122). Mais il préconisait en premier lieu de bien se connaître soi-même : « Es-tu d’un tempérament colérique, trop craintif ou trop audacieux, ou encore dominé par une quelconque passion ? Quelles sont les failles de ton caractère […] ? » (p. 17). En effet, la mobilisation d’un répertoire émotionnel, de la ressource de l’émotion (Traïni, 2009), constitue une technique de pouvoir. La ressource émotionnelle appartient à la catégorie des ressources symboliques dans la matrice des ressources politiques du leadership.
2Le poids des émotions, des passions et des sentiments dans le champ de la société (Illouz, 2006) et du pouvoir (Braud, 1996 ; 2007 ; Ansart, Laroche, 2007 ; Sommier, Crettiez, 2012) n’est pas sans conséquences sur les trajectoires politiques des leaders et des territoires (Smith et Sorbets, 2003). Ainsi, les archipels de la collectivité d’outre-mer de Polynésie française sont liés à la France à la suite d’une série d’événements, dans lesquels les décisions des personnalités politiques ont joué un rôle clé (Baré, 1990, p. 164). Sans négliger la part des considérations géostratégiques en Océanie, le choix de la poursuite de l’aventure franco-polynésienne renvoie en particulier à la relation sentimentale du Général de Gaulle à l’égard des territoires du Pacifique, parmi les premiers à rejoindre la France Libre (Regnault, 2006 ; 2013, p. 20-26). Selon Jacques Foccart, « la pérennité de la présence française dans cette partie du monde lui tenait à cœur », (Audigier, 2006). L’aura du héros de guerre possède une forte portée symbolique dans l’espace tahitien, en dépit d’une difficile implantation du gaullisme (Regnault, 2006). En revanche, à partir de 1958, une coalition de notables réunis autour de l’avocat tahitien Rudy Bambridge, proche de Foccart, conduit un aspirant en politique, Gaston Flosse, à intégrer le parti et les réseaux gaullistes1.
3 La dimension émotionnelle du politique s’avère pertinente en raison des propriétés de l’espace polynésien. Caractérisé par un espace insulaire d’une faible démographie, le microcosme tahitien s’avère rhizomique. En effet, l’imbrication des familles de notables et le niveau élevé d’interconnaissance des acteurs sociopolitiques conduisent à un fort degré de personnalisation et d’affectivité du politique. Sur le plan institutionnel, l’affirmation d’un pouvoir autonome est traversée par des logiques appartenant à la fois aux cultures politiques républicaine et polynésienne (Al Wardi, 1998 ; Regnault, 2002). De fait, l’hybridité sociopolitique du champ polynésien se caractérise par l’importance des affects, dans lequel le leadership de Gaston Flosse met en lumière les variations des ressources politiques du répertoire émotionnel. Le versant instrumental de la mobilisation des émotions n’exclut pas un regard sur les phénomènes d’interaction émotionnelle relevant davantage des imaginaires et des représentations des gouvernés (Bessard, 2013).
4De fait, l’étude de ce leadership, dans une approche de sociologie compréhensive élargie à la pluridisciplinarité des sciences humaines, n’opère pas d’exclusion entre individualisme méthodologique et holisme. Une double dialectique acteurs-institutions et pratiques-représentations permet d’éviter le risque de myopie monographique en considérant les chaînes d’interaction en présence dans la fabrique du politique. En l’occurrence, la production de ressources symboliques appelle à une reconsidération des manifestations charismatiques du leadership. Les variations charismatiques répondent à des logiques émotionnelles, identifiables dans la mobilisation des ressources politiques, bien que dans la limite des perceptions croisées de l’observation sur le terrain, des données recueillies et des résultats d’entretiens semi-directifs.
5Malgré tout, dès lors que « toute interaction sociale est émotionnellement colorée » (Braud, 1996, p. 8), la « mise en mouvement » des émotions (du latin movere : « ce qui met en mouvement ») comme action politique illustre non seulement un penchant instrumental du leadership, mais il met aussi en lumière les interactions sociales dont l’expression des rapports de domination entre le chef et ses suiveurs. Une hypothèse relative à la sociologie du leadership tend à montrer que le répertoire émotionnel constitue une ressource politique, c’est-à-dire un « moyen d’influence dans les rapports de pouvoir » (Braud, 2004, p. 685). Les interactions ressources matérielles-institutionnelles avec les ressources symboliques-personnelles, alimentent une matrice de ressources politiques qui permet d’identifier la trajectoire d’un leadership dans la conquête et dans l’exercice du pouvoir. La formation d’un leadership polynésien illustre les ressources classiques mobilisées par le notable dans la conquête du pouvoir (héritage d’un capital politique, constitution d’un fief et formation d’une machine partisane). De personnalisation du pouvoir en pouvoir personnel, l’entreprise politique de Gaston Flosse se mue en un « autoritarisme en République », durant le temps de l’échange politique personnel entre deux leaders situés aux sommets de la pyramide institutionnelle des pouvoirs local et national. Le leadership autoritaire révèle une grande plasticité. Il s’appuie sur la domestication des espaces de pluralisme, des ressources coercitives et la domination néopatrimoniale. Le rapport de la population au leadership est exprimé dans les imaginaires politiques du Big Man (Médard, 1992). Ils traduisent d’un côté les violences symboliques, la ressource politique de la peur (Bessard, 2013), et, de l’autre, la redistribution symbolique du prestige (Robineau, 1985), la relation affective et presque familiale qui le lie à la population, résumée par l’expression « Papa Flosse ».
6Cependant, le propos est ici limité à la mobilisation des ressources émotionnelles dans le processus de légitimation du leadership. Comment ce jeu sur les émotions se traduit-il dans le processus d’accumulation et d’activation des ressources politiques ? En quoi les ressources symboliques, par leurs ressorts émotionnels, constituent-elles des variables dans le processus de légitimation ? La ressource politique de la mise en scène du charisme, à partir de la dimension non-verbale, de la théâtralisation politique, de l’art oratoire, de l’humour et/ou des capacités personnelles, montre l’interpénétration de phénomènes rationnels et irrationnels manifestés dans l’interaction émotionnelle entre le leader et ses suiveurs.
Irrationalité et variations non-verbales du charisme
7La ressource politique du charisme nourrit les ressources symboliques du leader à partir des dimensions non-verbales du jeu charismatique, qui mettent en évidence le caractère émotionnel du processus de légitimation d’un leadership.
Les limites de la rationalité du modèle de l’entrepreneur politique
8L’étude des entrepreneurs politiques implique une dimension personnelle et émotionnelle souvent mise de côté dans l’analyse politique. Or, « Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir, soit parce qu’il le considère comme un moyen au service d’autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu’il le désire “pour lui-même” en vue de jouir du sentiment de prestige qu’il confère » (Weber, 1922). Le modèle de l’entrepreneur politique, qui rend compte de la genèse, des mutations et de la fin d’une domination, permet d’étudier la capacité d’un acteur politique à mettre en mouvement un échiquier de ressources adéquates. Pour autant, la théorie du choix rationnel ne rend pas suffisamment compte des comportements réels, en négligeant la part de l’irrationalité (Elster, 2010). L’analyse du rôle des passions, à partir de l’économie expérimentale, montre que les passions amènent celui qui doit faire un choix à penser qu’il est rationnel, alors qu’il serait plutôt passionnel. La prise de décision constitue aussi un objet d’étude dont les développements montrent une rationalité de façade chez l’être humain, rappelant la formule de Benjamin Franklin : « Il est commode d’être un animal raisonnable, qui sait trouver ou forger une raison, pour justifier tout ce qu’il peut avoir envie de faire » (1791, p. 75). De fait, la morale ou l’éthique d’une décision est toute relative, car l’effet de nos préjugés sur nos décisions et nos jugements moraux, déjà influencés, sont prédominants dans la prise de décision : « L’esprit humain est un merveilleux filtre à information apte à bloquer les faits qui contredisent ce que nous aimerions croire » (Lehrer, Le Monde, 13 mai 2011). Le même processus peut s’appliquer aux convictions politiques. L’information n’efface pas le biais partisan, qui induit que les électeurs assimilent mieux des faits qui confirment ce qu’ils croient déjà (Bartels, 2008). En fait, les citoyens, poussés dans les retranchements de leurs convictions, changeraient rarement d’avis même devant l’évidence des faits : « Il est absolument menaçant d’admettre qu’on a eu tort » (Nyhan et al., 2004). Par conséquent, les limites d’une approche purement rationnelle du politique ouvrent la voie à une étude croisée de la dimension machiavélienne du pouvoir (techniques de pouvoir) et de la domination au sens wébérien (formes du pouvoir) qui intègrent certes les rapports stratégie/ressources, mais aussi les phénomènes cognitifs et émotionnels, dont les représentations des acteurs et les mécanismes charismatiques.
La dimension non-verbale du charisme
9La ressource politique de la mise en scène du charisme explicite les ressorts du leadership, en explorant des aspects souvent négligés tels que les interactions émotionnelles. L’étymologie du terme montre que les notions de don et de capacité sont reliées au charisme. Selon Max Weber, le charisme représente :
« la qualité extraordinaire […] d’un personnage […] doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu2 ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un “chef” »
Weber, 1922, p. 320.
10Son travail sur la légitimité charismatique et la routinisation du charisme ont délimité l’usage de la notion. Mais la dimension irrationnelle, émotionnelle, psychologique (Dorna, 2006) des pratiques politiques a pu être perçue comme un ramollissement de la science politique. Or, sortir le charisme d’une appréciation subjective requiert des outils issus de la psychologie voire des neurosciences.
11L’approche psycho-affective, heuristique dans la compréhension des phénomènes de leadership à partir des capitaux socioculturels et des ressources personnelles du leader (Braud, 1996, p. 209), amène divers questionnements. Parmi ceux-ci, il s’agit de savoir si le discours est tellement décisif dans la détermination électorale des citoyens. Cette idée prend en compte le gouverné et l’électeur dont le choix est établi ; quant à l’électeur qui se décide devant l’isoloir, les mécanismes qui entrent en jeu ne sont pas directement l’objet de cette analyse. Ce qui est intéressant dans ce type de démarche, c’est d’observer l’effet des aspects non-verbaux sur les représentations du leader chez les individus. En effet, les répertoires facial et gestuel livrent des indications intéressantes sur la communication visuelle et non-verbale des praticiens politiques. Toutefois, les seules considérations de « morpho-gestuelle » apparaissent réductrices en matière de compréhension du politique3. L’acteur politique est un Janus, un porteur de masques, dont les stratégies successives peuvent le conduire d’une catégorie psychologique à une autre. L’étude des mécanismes psychobiologiques du comportement et de la séduction n’implique pas une détermination sociale des trajectoires des individus, des partis ou des institutions politiques. Ausculter le comportement non-verbal des leaders donne seulement une indication du potentiel charismatique, qui ne s’avère pas nécessairement électoralement déterminante. L’approche du charisme par des procédés empiriques se limite à la précision d’un type de ressource symbolique.
12Par ailleurs, le fonctionnement de la pensée n’est pas complètement expliqué par les progrès des neurosciences (Guillaume, 2015). Mais celles-ci pourraient s’avérer utiles dans la définition des ressources émotionnelles. Il ne s’agit pas d’avancer que nos choix politiques proviendraient d’un mécanisme situé dans une région cérébrale, au regard de la neuro-diversité liée à « l’historicité propre » du cerveau (Forest, 2014), à l’influence de l’environnement sur l’activité plastique du cerveau et à la dimension temporelle des faits sociaux (Déchaux, 2010).
13Plusieurs études mobilisant les neurosciences ont relevé la dimension émotionnelle et irrationnelle des comportements politiques (Marcus et al., 2007). Dans une expérience menée en 2004 sur un échantillon d’électeurs (quinze démocrates, quinze républicains) et basée sur des scanners du cerveau au moment où les futurs électeurs américains regardent à la télévision un débat entre candidats démocrate et républicain, les résultats montrent que les centres cérébraux impliqués dans le raisonnement sont très peu sollicités, alors que les centres émotionnels sont vivement excités (Wensten, 2007). Une autre expérience tirée de la psychologie politique, conduite à l’université de Louvain (Belgique) auprès de cinq cents étudiants, consiste à présenter des images télévisées montrant un panel de leaders à trois groupes d’individus (étudiants) séparés. Les participants doivent attribuer une émotion (agressivité, joie, tristesse, peur, anxiété, mépris) au visionnage d’une séquence. Le premier groupe ne dispose que de l’image ; le second observe l’image avec un son filtré (contenu incompréhensible), et le troisième accède à l’image et au son du discours. Les résultats observés montrent une corrélation entre les trois groupes dans l’attribution des types d’émotion à la séquence visionnée. Par conséquent, le facial, le visuel et le comportement non-verbal ne sont pas moins importants que le contenu du discours (Zayan, 2007). Au contraire, les acteurs politiques déclenchent des mécanismes d’empathie ou de rejet par leur comportement non-verbal, malgré leur volonté de ne pas émettre de signes nuisibles à leur image.
14Dans cette perspective, le charisme de Gaston Flosse est amplement confirmé. En effet, la combinaison de deux attitudes – autorité et jovialité – constitue les signes qui se trouveraient à la source de la représentation charismatique (Zayan, 2007). Or, le leader polynésien excelle dans l’émission de signes d’autorité et de jovialité, attitudes qu’il sait combiner au regard des situations. Ces signes sont décelables lors du visionnage de vidéos du leader, ainsi que dans les interactions quotidiennes entre le chef et ses suiveurs. Les émotions qui ressortent de l’expression du visage, les mimiques, les rictus sont autant de signes de communication non verbale qui sont perçus par autrui, et qui peuvent emporter l’adhésion presque inconsciente des électeurs. Le cerveau visuel détecte un visage souriant ou anxieux en un dixième de seconde, tandis qu’il faut une seconde à un électeur lambda pour attribuer ou non de la crédibilité à un candidat, quand on lui présente une affiche ou le portrait d’un homme politique qu’il voit pour la première fois. Ce point montre que les ressources matérielles qui alimentent le patronage d’un pouvoir local sont nécessaires à la pérennité d’une entreprise politique, mais pas toujours suffisantes dans la perpétuation d’une domination, d’autant plus intense lorsqu’elle s’appuie sur une base affective. En considérant que le charisme inclut la manifestation de signes non verbaux émis par le leader, qui combine des signes d’autorité et de jovialité, Gaston Flosse montre une maîtrise de la communication non verbale, à l’instar des Polynésiens. Ces derniers n’hésitent pas à utiliser tout un panel de signes et d’expressions du visage, plutôt que de s’exprimer verbalement (Saura, 2004). Cependant, la nécessité de la concordance entre gestes, discours et intonation de la voix, source d’interactions émotionnelles, fait partie de l’apprentissage de la dimension théâtrale du politique.
Les sources théâtrales et affectives du répertoire de légitimation
15Si « tout univers politique est une scène, ou plus généralement un lieu dramatique où sont produits des effets » (Balandier, 2006), le théâtre politique comprend des ressorts émotionnels et affectifs, tragiques et comiques.
Théâtralisation et interactions émotionnelles
16L’écart de théâtralité entre les deux discours en langues française (officiel et convenu) et tahitienne (animé et euphorisant) produit des types d’émotions différents sur le public. La langue tahitienne exprime une vision du monde et du pouvoir qui ne sont pas le calque des codes français (Al Wardi, 1998), d’autant que le poids du facteur religieux dans la culture politique polynésienne est illustré par le recours à une rhétorique biblique (Saura, 2005). La double mobilisation langagière des leaders polynésiens ouvre la voie à une multiplication des possibilités discursives en fonction des situations de communication et des supports d’expression (institutionnel, médiatique, partisan, électoral). Ce qui ne peut être dit publiquement en français se retrouve dans le discours tahitien, dans la recherche de l’effet produit par des jeux de mots, des sarcasmes ou des allégories religieuses. L’art oratoire représente un facteur prépondérant dans la carrière de Flosse. Initié au maniement du « parler tahitien » par le gaulliste tahitien Elie Salmon (dit Nedo), il développe un savoir-faire oratoire qui repose sur une préparation minutieuse. Selon Nicole Bouteau, ancienne cadre du parti,
« tout est planifié, tout ce qu’il dit est écrit, il n’improvise quasiment pas. Même en tahitien, il a son fil conducteur. Chaque soir, il répète quasiment la même chose, mais après il s’adapte, en fonction de la population, en fonction de qui il a dans le public, il va mettre de l’humour, de l’émotion »
Bessard, 2013, p. 345.
17La mise en scène du charisme montre le talent du « comédien politique ». Après les élections territoriales de 1996, lors de l’élection du président du gouvernement, la flibuste des indépendantistes entraîne plus de neuf heures de discours, retransmis en direct à la télévision et à la radio. Gaston Flosse, arrivé à la tribune à dix-neuf heures, au moment où l’audience est la plus large, démonte les arguments de ses adversaires dans un véritable one-man-show (Tahiti-Pacifique Magazine 62, juin 1996). Cet exemple de communication multi-supports (assemblée, télévision, radio) illustre à la fois la diversité des canaux de diffusion du leadership et ses capacités charismatiques.
18En outre, la médiatisation renforce l’indispensable mise en scène de l’acteur politique. Le choix des images par les communicants et les journalistes est d’importance, car l’image est filtrée, volontairement ou non. Les nouveaux moyens technologiques de la dramaturgie démocratique « renforcent la production des apparences, ils lient le destin des gens de pouvoir à la qualité de leur image publique autant qu’à leurs œuvres » (Balandier, 2006, p. 19). Les signes émis (verbaux et non-verbaux) réduisent ou confortent les capacités charismatiques du leader aux yeux des électeurs et des autres acteurs politiques. L’acteur politique s’imprègne de la psychologie d’action du comédien, même s’il dit son propre texte. Dans les situations d’interaction avec le public, Gaston Flosse sait susciter de l’exaltation, en ciblant des personnes avec plus d’intensité, faisant part de son désir de les convaincre, de les amener à lui, notamment avec les transfuges politiques « recueillis » par le parti, dont les revirements sont célébrés comme des trophées électoraux. La propension au jeu politique multiplie donc les opportunités scéniques pour faire prévaloir ses talents de « metteur en scène » politique.
Humour, affectivité et mise en scène
19L’humour dont sait faire preuve Gaston Flosse complète les talents verbaux en suscitant une émotion de joie chez ses suiveurs, amusant parfois jusqu’à ses adversaires. La combinaison des capacités théâtrales et oratoires fait de lui un comédien apprécié de ses auditeurs, qui se retrouvent dans l’attente de sa prise de parole, guettant les traits d’humour de « Gaston ». Le rire suscite du plaisir par la fabrication d’endorphine, tandis que le processus de joie procure de la contagion émotionnelle dans les rangs du public (Zayan, 2007).
20L’ensemble des entretiens effectués avec les acteurs sociopolitiques concernés ne manquent pas d’attester de la capacité de Gaston Flosse à manier, voire à manipuler ses interlocuteurs au gré de ses desseins, ce qui passe par la mobilisation de la dimension affective, renforcée par la grande interconnaissance des élus et des familles. À l’occasion des sénatoriales en septembre 2008, Gaston Flosse joue sur « l’affect » des élus polynésiens, dont il connaît bien les qualités et les faiblesses, afin de remporter une élection où il ne partait pas favori (Bessard, 2013, p. 346-349). Le recours au registre de l’affectif s’avère également utile lors de ses ennuis judiciaires et personnels. Son passage en prison ou l’incendie de sa maison à l’orée des élections territoriales de 2013 (« Je suis SDF » déclara-t-il) représentent autant d’événements malheureux. Mais il en saisit chaque fois l’opportunité en appuyant sur un répertoire affectif et humoristique qu’il manie habilement.
21La mise en scène d’un charisme repose enfin sur la mise en avant des capacités personnelles du leader (travail, énergie, mémoire), qui ont des répercussions quotidiennes dans l’exercice politique. Sa capacité de travail alimente le mythe d’un marathonien de la politique, un « homme de fer », un « aito4 ». Confronté par son expérience à une multitude de situations (avec les élus, le parti, la population), Gaston Flosse développe un important savoir-faire politique dans la mobilisation de la ressource émotionnelle adéquate.
Conclusion
22La mobilisation d’un répertoire de ressources politiques émotionnelles révèle un jeu symbolique intégrant l’affect et les mécanismes charismatiques, qui éclaire le processus de légitimation du leadership. Les émotions ressenties et transmises par les acteurs, formatées par les dispositifs sociopolitiques de pouvoir, offrent de nouveaux angles à la compréhension des rouages démocratiques ou autoritaires. In fine, l’approche des émotions en politique permet d’affiner l’analyse des processus de légitimation et des formes de domination. Ce champ de recherche augure ainsi de perspectives stimulantes, dès lors que l’on considère, à la manière d’Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe (1942, p. 43), que « le rationalisme le plus universel finit toujours par buter sur l’irrationnel de la pensée ».
Notes de bas de page
1 Né en 1931, G. Flosse débute aux élections territoriales de 1957. Fondateur du Tahoeraa Huiraatira (« Rassemblement populaire ») affilié au RPR, il exerce tous les mandats locaux et nationaux (député, sénateur), dont la présidence de la Polynésie française durant plus de vingt ans (1982-1987 ; 1991-2005 ; 2013-2014). De 1986 à 1988, il est secrétaire d’État au Pacifique Sud dans le gouvernement Chirac. En 2004, la loi organique portant statut d’autonomie est adoptée sans concertation suffisante. Le 23 mai 2004, il perd les élections en raison de la nouvelle loi électorale, pourtant apparemment défendue. L’alternance (Taui : « changement ») voit l’indépendantiste Oscar Temaru prendre en deux temps sa succession, à la tête de l’Union pour la Démocratie (UPLD). La séquence 2005-2010 est difficile pour le notable (crise du parti, ennuis judiciaires). En avril 2013, le Tahoeraa remporte largement le scrutin territorial. G. Flosse est élu président à 81 ans, le jour même où O. Temaru assiste au vote de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, qui réinscrit la Polynésie française sur la liste des territoires à décoloniser. En septembre 2014, il devient inéligible, mais il continue cependant de préparer les prochaines élections à l’Assemblée de Polynésie française, prévues en 2018.
2 La figure de « peretiteni » (président), d’essence quasi-divine, appelle la compassion pour les sympathisants.
Pour une matahiapo (aînée) : « C’est Jésus. C’est le Tahoeraa. C’est tout… » (La Dépêche, 10 novembre 2009).
3 Le psychologue J. Messinger (2006) prend pour objet d’étude les gestes d’un échantillon de députés à l’Assemblée nationale. Mais réduire les interactions sociales à des relations « déritualisées et vidées de toute émotion » revient à dé-sociologiser les relations sociales et l’approche des interactions culturelles et symboliques. Cf. P. Lardelier, « Pour une lecture critique des “chiromanciens du non-verbal” », Société française des sciences de l’information et de la communication. [http://www.sfsic.org].
4 Selon l’Académie tahitienne : « bois de fer » (arbre symbole de robustesse) ; guerrier, héros, conquérant.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009