14. Les émotions dans une campagne électorale locale
p. 183-190
Texte intégral
« Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison. »
Blaise Pascal, Pensées (Pascal, 1994, p. 127)
1Les campagnes électorales, comme nombre de phénomènes politiques (Houghton, 2015), sont le théâtre d’émotions diverses. Mais les émotions les plus visibles sont observables soit dans le cadre de configurations extraordinaires (comme lors de premières élections pluralistes, d’alternances importantes, de scrutins post-conflit ou de référendums portant sur des projets d’indépendance), soit dans des moments d’intensification de campagnes majeures (par exemple à l’issue des élections présidentielles américaines et françaises). Même si elles sont marquées par des processus assurant en principe une certaine rationalisation (professionnalisation de l’activité politique, médiatisation, standardisation), les campagnes électorales ordinaires sont également traversées par de nombreuses émotions, même si ces dernières sont bien moins visibles. Surtout, ces émotions variées quoique peu intenses peuvent avoir des effets, non seulement sur la dramaturgie des campagnes, mais également sur leur déroulement, voire sur leurs résultats. L’on se focalise ainsi dans ce chapitre sur des émotions en apparence mineures, que l’on peut nommer des émotions de basse intensité, qui, parce que nombreuses, peuvent jouer un rôle sinon central du moins non négligeable dans le contexte d’une campagne électorale ordinaire. Les émotions, de plus en plus prises en compte par des travaux de science politique (Braud, 1996 ; Marcus, 2008 ; Traïni, 2009, 2015), peuvent être ainsi des ressources pour les acteurs politiques, car utilisées à des fins de mobilisation des militants par exemple, mais aussi parce qu’elles structurent en quelque sorte la campagne, et enfin parce que les ressources émotionnelles peuvent constituer des rétributions de ces mobilisations. Les émotions sont cependant aussi parfois des contraintes en ce sens que « l’association manifeste entre les émotions et l’action politique » (Edelman, 1987, p. 56) entraîne des brouillages qui peuvent rendre ardu le contrôle des campagnes par les leaders. Elles sont ainsi au cœur de la socialisation militante.
2Le cadre d’une campagne électorale locale semble un objet ayant un intérêt heuristique, même si ces campagnes sont parfois présentées comme dépourvues d’émotions. Plusieurs ouvrages de politistes et d’ethnologues furent publiés au début du xxie siècle, qui traitèrent de campagnes électorales françaises, par exemple Que sont devenues nos campagnes électorales ? (Restier-Melleray, 2002), Votez tous pour moi ! (Pourcher, 2004), Paris en campagne (Agrikoliansky, Heurtaux, Le Grignou, 2011) et Une chasse au pouvoir (Desmartis, 2012) ; mais ils ne mettent en général que peu en avant la dimension émotionnelle desdites campagnes. Pourtant, si la communication, la maîtrise des émotions et la médiatisation sont en théorie particulièrement développées au niveau national, tout se passe comme si le niveau local était davantage propice à une expression plus directe des émotions. Cela s’explique par l’importance des interactions en face-à-face, entre candidats et électeurs mais aussi entre militants et leaders, et par la présence de candidats et d’élus en général davantage « à l’image des électeurs » (Godmer, 2009). Sans postuler que le « jeu politique n’est pas rationnel » (Thuillier, 1992, p. 46), l’on peut considérer qu’une campagne locale peut permettre d’aborder les « dimensions proprement psychologiques de la vie politique » (Braud, 2007, p. 7), qui s’y donnent par hypothèse peut-être davantage à voir. Une campagne municipale peut être ainsi un objet de recherche pertinent tant elle est un réceptacle d’émotions, fugaces ou non, et parce qu’elle constitue une configuration dans laquelle ces émotions sont à la fois nombreuses, diverses et productrices d’effets eux aussi nombreux et divers. Enfin, l’intérêt heuristique de l’étude d’une campagne municipale sous l’angle émotionnel réside dans le fait que c’est une configuration propre à attiser les émotions : « Les conditions de la compétition politique provoquent beaucoup d’antipathies. Et d’abord des antipathies personnelles, au sein d’une même famille politique, qui opposent entre eux des militants ou des dirigeants » (Braud, 2007, p. 164).
3Nous avons pu observer une campagne électorale en vue des élections municipales de 2014 dans le Ve arrondissement de Paris, un territoire « à enjeu ». C’est un secteur politiquement équilibré où la compétition municipale a à la fois été intense (huit listes) et « traditionnelle » (forte opposition entre l’UMP et le PS, alliances classiques, faiblesse du FN dont la liste n’obtint que 4 % des suffrages exprimés). La compétition était avivée par la perspective du retrait du maire sortant, Jean Tiberi (Godmer, 2014a). De surcroît, le fils du maire, Dominique Tiberi, qui était adjoint et délégué de circonscription avait, après que l’UMP lui eut refusé son investiture, constitué une liste dissidente. Arrivé troisième derrière les listes PS-PCF-PRG-GE (conduite par Marie-Christine Lemardeley) et UMP-UDI-MoDem-PCD, il accepta in fine de figurer au second tour en deuxième position sur une liste d’union des droites et des centres et de permettre ainsi l’élection d’une nouvelle maire, Florence Berthout (Godmer, 2014b). Cette recherche a été menée notamment par le biais d’une observation ethnographique d’une durée de trois ans (octobre 2012-septembre 2015). Cette méthode paraît la seule à même de permettre de détecter des émotions de basse intensité et de formuler des hypothèses quant à leurs possibles effets, l’expression des passions jouant un rôle dans le déroulement de la campagne et notamment dans ses coulisses. Elle permet en effet de recueillir des données relatives aux comportements et aux discours des acteurs mobilisés et autorise ainsi une objectivation minimale. L’enquête a consisté, après le suivi de la pré-campagne (octobre 2012-juillet 2013) en l’observation systématique des événements publics locaux à dimension institutionnelle (conseils d’arrondissement, conseils de quartiers…) ou directement liés à la campagne (réunions publiques, tractages, marchés, actions de campagne…), ainsi que des événements non-publics (porte-à-porte, collages d’affiches, réunions de campagne, permanences, réunions d’appartement…) ou semi-publics (cérémonies de vœux, cafés politiques…). Ces observations ont principalement été menées durant une période pendant laquelle la campagne fut davantage intense (août 2013-avril 2014). L’observation a été prolongée d’environ une année (mai 2014-septembre 2015), car la configuration électorale locale, de par son intensité, ne s’est véritablement refermée qu’en 2015 avec le retour à l’ordinaire des conseils (d’arrondissement et de quartiers), l’installation effective de la nouvelle maire dans son « rôle », le début tardif d’une autre campagne, celle des élections régionales et la disparition effective des nombreuses traces de la campagne dans l’espace public. Dans le cadre de cette enquête, l’on a constaté à diverses reprises l’importance des émotions, ne serait-ce que parce que les univers militants se donnent à voir, au-delà des apparences standardisées, comme des fabriques d’illusio. Cette importance est illustrée ici par deux phénomènes : d’une part, l’importance des joies et des liesses dans le déroulement de cette campagne et d’autre part, les effets nombreux des émotions de basse intensité sur la dramaturgie de ladite campagne.
Les effets des émotions de basse intensité
4Les émotions observables dans le cadre d’une campagne municipale sont nombreuses. Parmi les plus visibles, les joies et les liesses comptent parmi celles qui ont paru les plus porteuses d’effets proprement politiques.
Les joies comme récompenses
5Les joies sont d’abord des émotions plutôt individuelles. Par exemple, pour les candidats élus, et pour la première d’entre eux, la nouvelle maire, les joies les plus nombreuses ne sont pas liées directement à la victoire, qui sont parfois des satisfactions fugaces, mais il en est de diverses tout au long de la campagne électorale, à savoir la joie de la conquête, la joie d’être investie, la joie d’être effectivement candidate, d’être reconnue par les électeurs et par les médias locaux, puis celle d’engranger des soutiens. Ces joies mineures résultent d’un enracinement, d’une réussite de la campagne, d’une chaleur locale qui, pour être moins intenses que les joies directement liées à la victoire, n’en sont pas moins des émotions importantes. Elles sont notables voire structurantes dans le sens où, contrairement aux joies liées à la victoire, elles sont nombreuses et quotidiennes. Elles nourrissent la dynamique de campagne en sorte qu’elles en pallient les déconvenues et les rigueurs. La campagne électorale, pour plusieurs dizaines d’acteurs, voire pour plusieurs centaines, est ainsi pourrait-on dire tissée, constellée de multiples et fréquentes petites satisfactions qui ne sont pas visibles comme les joies collectives, mais qui sont nombreuses. Elles constituent à n’en pas douter des ressorts psychosociologiques de la routinisation des activités de campagne ; elles sont une récompense majeure, une rétribution du militantisme indéniable, en particulier pour les candidats eux-mêmes. Ces satisfactions sont plutôt tardives dans la campagne, à mesure que le scrutin se rapproche. Enfin, il convient de signaler que certaines joies relèvent davantage du soulagement. Les joies sont en effet parfois ajustées à la peur de la défaite qui a été très vive pour de nombreux militants et sympathisants de droite dans le territoire étudié. La campagne est ainsi, pour nombre d’agents, à commencer par les militants des partis politiques, un moment d’anxiété, mais également un moment plutôt joyeux pour beaucoup. Se mêlent à ces joies maintes frustrations liées à la non-sélection sur les listes, aux déceptions de la campagne et aux échecs électoraux, mais l’on peut observer que les satisfactions sont nombreuses.
6Il ne s’agit pas seulement de constater l’existence de ces joies de basse intensité, mais également de s’interroger sur les effets propres de ces émotions positives sur une campagne électorale. Ces effets, qui ont notamment mais pas seulement été observés à propos du travail électoral des candidats et des soutiens de la liste d’opposition longtemps considérée comme favorite, sont de deux ordres. Premièrement, les émotions favorisent l’entretien des rumeurs, des croyances et des légendes nombreuses dans une campagne fortement axée sur l’interaction directe et le bouche-à-oreille. Par exemple, les joies évidentes ressenties lors des porte-à-porte, un dispositif de campagne médiatisé et controversé, nourrissent fortement la légende de la dynamique en faveur de la principale liste de gauche. Le fait d’être bien reçu, par exemple avoir obtenu des sourires de la part d’électeurs à l’hexis « bourgeoise » pour des militants socialistes entraîne une satisfaction qui n’est pas sans conséquence sur l’herméneutique permanente de la campagne et sur l’idée de la dynamique favorable. Ce type d’anecdote répétée joyeusement par des soutiens légitimement joyeux contribua à l’entretien de légendes tenaces, à savoir que des quartiers en apparence plutôt conservateurs seraient cette fois-là davantage enclins à voter pour la liste de gauche. Ce type de joies, nombreuses, qui jalonnent la campagne, correspond à ce que l’on entend par émotions mineures ou par émotions de basse intensité. Deuxièmement, la construction contagieuse de l’optimisme électoral raisonné est elle aussi fondée en partie sur l’existence d’émotions positives qui l’entretiennent. L’anticipation rationnelle de la victoire participe de la satisfaction du principe de plaisir ; elle est à la fois cause et conséquence des joies ressenties. À ce titre, elle peut néanmoins être une source d’aveuglement. Cela a des effets importants sur la façon dont la campagne est menée. Dans le même ordre d’idées, les sondages, comme les tractages ou les marchés « réussis », voire les articles de presse bienveillants, sont causes de joies aussi éphémères qu’incontestables, qui contribuent cognitivement à cette construction de scénarios optimistes semi-rationnels. Or, la rumeur d’un bon sondage obtenue par ouï-dire et distillée à des militants par exemple peut être source d’une satisfaction compréhensible mais aussi dans le cas d’espèce d’un optimisme exagéré quoique mobilisateur.
Les liesses, émotions fugaces et intenses
7Les liesses de basse intensité représentent la version collective des joies visibles lors de la campagne électorale. Elles sont, au contraire des précédentes, rares, fugaces, et elles sont encore davantage tardives, mais elles témoignent de l’existence d’émotions intenses. Ces liesses ont notamment été observées lors des soirées électorales du premier et du second tour de scrutin les 23 et 30 mars 2014 en particulier dans la salle des fêtes de la mairie. Même s’il faut relativiser ces situations, l’on peut les qualifier de liesses de basse intensité, car elles revêtent une dimension de fête collective indéniable. En outre, elles ont pu être observées, de manière plus fragmentaire lors d’autres événements de campagne. Ce fut le cas par exemple lors de certaines réunions publiques, notamment de la liste dissidente de droite, mais ce fut rare. Les réunions publiques sont en effet parfois victimes d’une certaine atonie. D’où un contraste saisissant lorsque de rares liesses y furent observées ; elles semblèrent donc davantage intenses dans un contexte électoral qui ne l’était pas toujours. Ces liesses trouvaient leur origine à l’évidence dans ce qu’il faut bien nommer une forme de joie d’être ensemble, de chaleur collective alimentée aussi vraisemblablement par la situation de dissidence qui favorisait des émotions militantes ravivées par les souvenirs et par la situation de marginalisation. Comme les joies, nombreuses, ces liesses, peu nombreuses, ont indubitablement eu des effets variés et non négligeables sur la campagne électorale étudiée.
8Elles eurent des effets précis sur l’atmosphère de la campagne : par exemple, les partisans de la liste dissidente de droite arrivée en troisième position se manifestèrent bruyamment lors de la soirée électorale du premier tour, afin d’exprimer leur dépit. Mais, lorsqu’ils saturèrent l’atmosphère du second tour sur le plan sonore par des applaudissements, acclamations, slogans, battements des pieds sur le sol, manifestations d’émotions globalement positives, cela eut pour effet de montrer qu’ils revendiquaient légitimement une part importante dans la construction de la victoire d’une part, mais également qu’ils entendaient être écoutés et compter dans la nouvelle majorité. Cela put jouer fortement dans la période de transition qui s’étendit entre le deuxième tour de scrutin et les élections de la nouvelle maire (14 avril 2014) et des nouveaux adjoints (5 mai 2014), mais également lors des premiers mois de la mise en place de la nouvelle municipalité. Enfin, les liesses paradoxales observées lors d’événements de campagne de la liste dissidente eurent elles aussi des effets. Là encore, tout se passe comme si ces expressions de joie collectives, pour rares et limitées qu’elles fussent, avaient eu des effets sur la campagne. En effet, elles participèrent de la fabrication d’une illusion sur le succès peut-être exagéré de la campagne de la liste en question. De plus, elles tendirent peut-être pendant une certaine période à intimider une partie des adversaires, peu enclins à organiser ce type de réunion, parfois en difficulté pour mobiliser autant et aussi positivement. Cela créa également une forme de cécité de la part des adversaires socialistes qui, entendant parler de ces micro-liesses des dissidents, purent en déduire une opposition irrémédiable entre des listes de droite censément irréconciliables. Elles s’allièrent pourtant alors que ces émotions avaient pu alimenter les rumeurs portant sur l’impossibilité de leur fusion sur laquelle reposaient les espoirs des listes de gauche. Ces exemples attestent l’importance des effets des émotions dans une campagne électorale, en particulier sur sa dramaturgie.
L’effet des émotions sur la dramaturgie de la campagne
9Une campagne est rythmée, scandée par les émotions. Cette scansion s’explique en partie par les dimensions partiellement irrationnelles de la politique en général, et des activités de campagne en particulier. Sans exagérer les dimensions théâtrales ou agonistiques que peuvent revêtir la couverture médiatique et la représentation doxique de ce qu’est une campagne électorale, il convient néanmoins de percevoir dans le cas étudié qu’elle se donne à voir comme une représentation dans laquelle maints acteurs jouent des registres affectifs, ce qui contribue à structurer sa dramaturgie. Celle-ci est enfin partiellement modifiée sur le plan émotionnel par le développement des nouvelles technologies qui peuvent être pourvoyeuses d’émotions nouvelles.
Violence verbale et tensions
10La violence, surtout verbale, est présente dans les interactions ; elle est tapie, potentielle, quasiment jamais exprimée directement, en un mot sourde. Elle est faite de mots, d’invectives, plus rarement d’insultes, de hourvaris collectifs et de hurlements individuels. La grande bousculade du soir du premier tour de scrutin et ses colères, rages, lazzis et mouvements physiques contenus par des militants et des policiers en civil dans la salle des fêtes de la mairie envahie par la foule, ainsi que les tensions entre quelques sympathisants observées lors des inaugurations de locaux de campagne en janvier 2014, sont des exceptions. La violence verbale est davantage individuelle, circonscrite à des interactions limitées. Le travail de la plupart des candidats et singulièrement des têtes de liste a plutôt été de l’ordre de la pacification, la bataille d’image étant importante. Cela n’empêcha pas les propos cinglants, les réponses, les regards noirs, empreints d’une violence maîtrisée de se faire jour en d’innombrables occasions cette fois. L’insulte (« mendiants », « traitres », « oligarques », « tricheurs », « fils à papa ») est présente mais souvent euphémisée, prononcée à voix basse, non adressée, noyée dans d’autres paroles, indirecte, comme non assumée, en un mot civilisée, adoucie, qui devient un élément presque ironique, souvent seulement audible par des militants qui la prononcent, plutôt donc murmurée que prononcée. Il conviendrait donc davantage de parler de tension plutôt que de violence, mais cette tension si euphémisée soit-elle est source d’émotions car elle est plus ou moins publique, elle est risquée, elle est promesse de problèmes, et elle contribue à souder les groupes de tracteurs, de militants, de marcheurs, d’arpenteurs du territoire électoral contre la violence potentielle des autres ; le groupe se défend, se maintient, se réchauffe contre et par ces bribes de violence verbale douce. La crainte de la violence est donc finalement une émotion bien plus forte, qui produit bien plus d’effets que la véritable violence verbale directe qui demeure très rare et très neutralisée. Cette perception de la campagne électorale comme pouvant être violente symboliquement, trouve en partie son origine dans les schèmes cognitifs de perception de la compétition politique comme un ensemble de luttes interpersonnelles dans lesquelles les haines sont des sentiments à ne pas négliger. En effet, maints acteurs de la campagne éprouvent visiblement une rancune tenace vis-à-vis d’autres ce qui peut les conduire à des discours relativement durs et par conséquent à attiser des tensions croisées qui s’entretiennent ainsi dans un cadre général très pacifié. La dureté des propos, une violence verbale souvent domestiquée, canalisée, dès lors qu’elle trouvait à se publiciser peut en effet étonner et elle contribue à entretenir une atmosphère éphémèrement lourde surtout lors d’épisodes interactionnels conflictuels des dernières semaines de la campagne. Cet ensemble de tensions fut néanmoins essentiel pour le déroulement dramaturgique de la campagne.
Des peurs structurantes
11Si la tristesse et les larmes sont très rares, mêmes pour les militants les plus investis, elles sont isolées, cachées, en tout cas dans l’espace public. Mais la campagne est bien chargée d’émotions, qui voit ainsi des peurs émerger. La peur de la terre brûlée, la peur de la défaite, de la perte d’un territoire pour beaucoup de sympathisants de droite, a non seulement été une émotion fréquemment observée, mais aussi une émotion politiquement importante, de sorte qu’elle a pu favoriser le ralliement à la fusion de deux listes antagonistes de militants parfois peu enclins à travailler ensemble. La peur de la « perte » de l’arrondissement était telle qu’elle a pu expliquer une partie des comportements électoraux. Cette peur du changement électoral fut un puissant ressort des attitudes politiques, et des mobilisations : même si elle n’en est pas la cause unique, elle a pu jouer dans la mobilisation d’électeurs de droite dans cet arrondissement où le taux de participation fut le plus élevé de la capitale.
12Ce type de peurs structure la campagne ; elles en assurent elles aussi en partie la dramaturgie. Ces peurs peuvent être une ressource dans les différents jeux politiques, dans la mise en scène de la critique de la déloyauté par exemple, et surtout pour tout ce qui concerne la dramatisation et la mobilisation. L’appel à la mobilisation par la peur fut notamment utilisé par les sortants, en sorte que leurs soutiens comprenaient que la déloyauté eût pu entraîner un changement politique qui était un des principaux ressorts de la peur politique locale. Du côté des opposants, l’on put voir mais de manière moins spectaculaire l’utilisation symétrique de la peur de la réélection sempiternelle de la même majorité, celle du maintien au pouvoir d’une dynastie, la crainte enfin de manquer une occasion historique, des états émotionnels qui purent là aussi être utilisés à la fois comme ressources argumentatives et comme ressorts de mobilisation. La mise en scène des peurs apparaît ainsi comme une ressource gouvernant en particulier les mobilisations ou les contre-mobilisations des militants mais aussi des sympathisants, ce qui donne une dimension parfois anxiogène à une campagne et contribue à sa construction dramaturgique.
Nouvelles technologies, nouvelles émotions ?
13Il est possible enfin d’identifier des émotions de basse intensité liées aux évolutions des usages des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans une campagne électorale locale ordinaire. Premièrement, les nouvelles technologies contribuent à déroutiniser la campagne électorale (« vous avez vu ? », « vous êtes au courant ? »), un SMS, un mail, un tweet pouvant déstabiliser et amener à réorganiser une opération électorale ; elles prolongent le combat, permettent à quelques dizaines de militants de canaliser leurs émotions, de surjouer la joie, de faire durer un événement. Surtout, deuxièmement, ces nouvelles technologies « pimentent » la compétition car, à tout moment, une information, une déclaration, une remarque publiée sur Twitter peut déstabiliser une routine, une réunion publique. Troisièmement, elles peuvent contribuer à renforcer les rumeurs, dont elles sont à la fois les réceptacles et les véhicules. Le smartphone est en effet un transmetteur de petites satisfactions : on photographie des affiches sauvages bien placées, on s’immortalise en train de tracter même si la journée a été rude ; les émotions sont parfois surjouées, les sourires forcés, mais une certaine émotion de très basse intensité (liée au fait d’être ensemble, faite de rires, de plaisanteries, de petits succès, de visites, de selfies…) est palpable dans l’océan de ces tweets à la portée éphémère mais non négligeable, notamment pour les jeunes militants qui se prennent en photo et sont visibles du coup sur Internet. Ce ne sont pas des émotions fortes mais elles sont devenues essentielles elles aussi à la dramaturgie de la campagne.
14Une campagne électorale est un espace-temps dans lequel les émotions sont nombreuses, notamment les émotions positives. Surtout c’est un ensemble d’événements politiques pour lequel les émotions de basse intensité jouent un rôle fondamental. D’une part, elles contribuent à structurer fortement le déroulement, la dramaturgie de la campagne elle-même, elles ne sont pas qu’un à-côté anecdotique. D’autre part, et dans le même ordre d’idées, les émotions peuvent avoir dans un certain nombre de cas non négligeable des effets majeurs sur la campagne elle-même : elles peuvent amener à modifier plusieurs comportements des candidats, des militants, mais également des électeurs, dans la mesure où une part importante des perceptions de l’univers politique et surtout des schémas d’interprétation de la campagne elle-même ne peuvent pas être considérés comme totalement « rationnels ». L’entrée scientifique par les émotions permet peut-être ainsi de comprendre des comportements politiques en apparence peu rationnels, en particulier ceux des candidats et des militants.
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