URL originale : https://books.openedition.org/pur/15903
Les religieuses mariées pendant la Révolution française
p. 243-254
Texte intégral
1Le 13 février 1790, l'Assemblée Nationale supprime les vœux de religion et ouvre les couvents, permettant aux moines et aux religieuses qui le désirent de quitter les ordres1 Même si une très petite minorité de religieuses profite de cette loi pour quitter le voile avant que les communautés ne soient définitivement fermées par l'État, à l'automne 1792, des caricatures et des lithographies érotisant les religieuses circulent dès 1790 et 1791. Elles semblent désormais des femmes accessibles aux fantasmes masculins, disponibles pour le mariage ou les relations sexuelles. Ainsi quelques gravures célèbres montrent des files de moines et de religieuses sortant de leurs monastères et s'unissant les uns aux autres avant de partir en s'embrassant dans les champs voisins, d'autres habillent les prostituées du Palais- Royal en religieuses. Les représentations des religieuses évoluent rapidement, entre suggestions érotiques et railleries populaires.
2La fermeture des couvents en 1792 remet ces femmes dans un monde que certaines avaient quitté depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies. Dès lors, devenues des « citoyennes », désignées par les autorités sous le vocable « cy devant ex-religieuses », elles doivent faire des choix de vie : s'adapter ou résister, accepter ou refuser, consentir à la sécularisation et tenter de la réussir par une insertion sociale et des moyens de subsistance en plus de la pension de l'État, ou maintenir la vie conventuelle clandestine. Nos recherches, menées sur les religieuses du diocèse de Poitiers pendant la Révolution, nous ont montré des proportions qui ne correspondent guère à l'hagiographie ecclésiastique du xixe siècle et à l'historiographie : la moitié des ex-religieuses adoptèrent une attitude de refus, mais en grande majorité un refus « passif » (soit la continuité de la vie commune), celles qui s'engagent plus nettement en protégeant des réfractaires, en maintenant de façon ostentatoire la vie religieuse ou en rejoignant les armées vendéennes s'avérant très minoritaires. Enfin un quart accepte la sécularisation, essentiellement sous deux formes visibles : l'insertion professionnelle et le mariage2.
Les mariages des gens d'Église pendant la Révolution
3En 1976, Michel Vovelle brisait un tabou historiographique en étudiant le mariage des prêtres pendant la Révolution française à partir du quart sud-est de la France3. L'étude sérielle qu'il proposait s'avérait très fouillée : parmi les 20000 prêtres du sud-est, une proportion de 3,5 % de mariages ressortait. Au niveau national, l'estimation se porte à 6 500 environ, d'après les archives de la légation du cardinal Caprara4. Lors des demandes de réconciliation, les raisons invoquées de cette rupture présumée du vœu de chasteté se divisent entre la volonté de fonder une famille (28 %), la conviction révolutionnaire (29 %), l'amour (30 %) et la peur (8 %). Approfondissant l'analyse des motivations des prêtres mariés, M. Vovelle pense que la « peur fut essentielle dans ces choix » et ouvre un regard sur leurs reconversions professionnelles : enseignants, médecins, artisans ou négociants, voire mendiants, à l'exception des soins dans les hospices. La suite de ses déductions s'avère plus hypothétique. Constatant que seuls 60 % des mariages sont féconds, il avance que les autres seraient demeurés chastes et qu'ils auraient répondu à une contingence matérielle.
4En 1986, Ruth Graham accomplit un travail sur les 356 religieuses mariées demandant leur réconciliation avec l'Église dans les années 18005. La répartition classique entre les ordres d'origine correspond assez bien à l'importance quantitative de ces mêmes ordres parmi les religieuses françaises en 1790, plaçant en tête les ursulines et les bénédictines. La moyenne d'âge est ici de 35 ans, et les motifs invoqués se répartissent entre une vocation forcée (70), des pressions familiales (55), l'absence de ressources financières (61) et la peur de la persécution (41). Plus pudiques que les prêtres, elles parlent moins du sentiment amoureux qui ne dut pourtant pas être totalement absent : certaines avouent avoir « été séduites et attirées par des hommes », une seule décrit son « désir sexuel ». Les mariages se concentrent dans leur grande majorité entre 1793 et 1795. En ce qui concerne les maris, selon R. Graham, le déclassement social semble majoritaire. Enfin, la proportion des mariages féconds est basse (40 %), seize ont même divorcé alors que quatorze affirment avoir préservé leur chasteté. À l'opposé des exreligieuses divorcées, les autres refusent de se séparer de leurs maris, soulignant un « good mariage » dans un « perfect attachement » et « always in a good faith ». Aussi semble-t-il que les regrets dont firent preuve ces femmes ne soient, dans les années 1800, pas véritablement ceux des choix qu'elles adoptèrent au cours de l'époque révolutionnaire mais correspondent au souhait de « régulariser » leur situation vis-à-vis de l'Église. Il s'agit de la seule étude sérieuse menée sur les mariages des ex-religieuses, trop souvent cantonnés à l'état d'anecdotes ou de cas isolés et non représentatifs. L'Atlas de la Révolution Française, dans son neuvième volume, reprend les analyses de Michel Vovelle sur les prêtres mais ne livre aucun commentaire à propos des religieuses6.
Les ex-religieuses mariées dans le Poitou
Typologie et chronologie
5Le silence sur les mariages des religieuses pendant la Révolution laisserait supposer trois raisons possibles : leur nombre négligeable, le tabou, la difficulté de la recherche en archive. Cette dernière n'est pas mince, puisque, dans le cadre de nos recherches sur le Poitou, l'étude de l'état civil de toutes les communes de la Vienne et des Deux-Sèvres entre 1792 et 1806 était nécessaire7. Ce travail a permis d'infirmer la première hypothèse sur ce silence, le nombre négligeable. En effet, dans ces deux départements, 81 mariages d'ex-religieuses ont pu être relevés entre 1793 et 1817, essentiellement de 1793 à 1799, soit une proportion (dénuée de sens) de 7,3 % de mariages si l'on rapporte ce nombre à l'ensemble des religieuses poitevines. En revanche, afin d'obtenir un chiffre signifiant, en soustrayant aux 1 100 religieuses poitevines celles qui dépassent cinquante ans lors de l'expulsion qui seront encore vivantes en 1800 et les décès de religieuses pendant la Révolution, ce sont 22 % des survivantes âgées de vingt-cinq à cinquante ans qui ont contracté un mariage au cours des années 1790. Cette proportion-là possède un sens, une force. Elle empêche de reléguer le mariage des religieuses au rang d'anecdote, d'épiphénomène, d'égarement individuel dans une majorité de sœurs fidèles à leurs vœux. Resserrons encore le chiffre : sur ces 81 femmes, 72 ont entre 30 et 40 ans en 1800 pour une tranche d'âge qui compte 148 survivantes à ce moment dans le Poitou. Près de la moitié des femmes situées dans cette tranche d'âge courante pour l'enfantement ont donc procédé à une union légale avec un homme.
6Le phénomène révèle ainsi son importance. Sur le plan chronologique, les mariages d'ex-religieuses poitevines se répartissent de façon fort équilibrée de 1793 à 1801. Ils sont même assez peu nombreux pendant la Terreur, écartant les unions provoquées par la peur, se stabilisent ensuite pour connaître leur maximum en 1798, à l'époque de la répression dite « fructidorienne ». Cette fois, quelques unions de résignation peuvent être soupçonnées : une nouvelle répression alors que la situation semblait s'aplanir laisse penser aux ex-religieuses que tout espoir de restauration des couvents s'envole. Après 1801, lorsque rouvrent clandestinement l'ensemble des couvents urbains, les mariages s'arrêtent presque.
7Les enseignantes et les contemplatives sont les plus enclines au mariage, alors que les sœurs de charité restent presque absentes. L'exemple le plus frappant est offert par les anciennes carmélites de Poitiers dont le quart, six exactement, proportion la plus forte de la région, procède à un mariage. Ainsi Marie Radegonde Boistard a 30 ans en 1794 lorsqu'elle épouse à Poitiers un maréchal, Louis Martin, de quatre ans son aîné. Son père, marchand de Niort où elle a pris le voile en 1787 avant d'être envoyée à Poitiers, est présent à la célébration comme il l'était à la profession sept ans plus tôt. Quatre enfants suivront, qui verront le jour à quelques centaines de mètres de l'ancien monastère8.
Les maris
8Les religieuses mariées découvrent à travers le mariage ses joies et ses affres, un mari, parfois l'enfantement et la sexualité, la violence ou le bonheur conjugal, les séparations ou l'harmonie, une belle-famille, les amis et les compagnons de travail de leur mari. L'approche corporelle, à travers la perte de la virginité et la pratique de relations sexuelles, s'avère probablement un changement très marquant dans la vie de ces femmes. La Révolution a entraîné une redéfinition complète de leur rapport au corps, de leur quotidien, de leurs relations et de leurs représentations des hommes. Non pas que la sexualité fût absente des couvents sous l'Ancien Régime : une consultation des archives judiciaires du xviiie siècle pour la ville de Niort, qui dénombre sept couvents de femmes, offre seize déclarations de grossesses et quatre viols de religieuses9. Les cas demeurent toutefois très isolés rapportés à l'ensemble des sœurs, même si le silence est probablement la règle. L'homosexualité féminine fut sans doute une réalité parmi certaines communautés, mais aucune archive ne vient le confirmer10. La sexualité fut donc probablement une découverte pour la grande majorité des ex-religieuses qui se marient et consomment leur union.
9Qui sont ces hommes qui acceptent d'épouser d'anciennes religieuses en pleine Révolution française, des femmes qui avaient juré une chasteté perpétuelle et qui n'ont l'opportunité de se marier que grâce au contexte historique exceptionnel dans lequel elles vivent ?
10Les maris des ex-religieuses poitevines possèdent quelques caractéristiques statistiques qu'il convient de spécifier. Leurs origines sociales (voir tableau ci-dessous) correspondent aux catégories sociales dominantes en milieu urbain avec une présence notable des artisans (32 %) et des commerçants (18 %), complétés par les cultivateurs et les laboureurs (11 %) ainsi que les « propriétaires » (14 %). Ouvriers et militaires représentent des parts non négligeables en proportion (14 et 7 %), achevant avec les trois notaires retrouvés le panorama des professions. Nous pouvons constater l'absence d'hommes de lois (à l'exception des notaires) et de finances, de responsables municipaux et, d'une façon générale, d'hommes en charge d'offices quelconques. Les militaires sont tous des soldats de régiment en garnison ou de passage à Poitiers. Le tableau suivant révèle qu'il convient de nuancer l'éventuel « déclassement » social des ex-religieuses lorsqu'elles contractent un mariage à l'époque révolutionnaire et souligne que les origines sociales de celles-ci ne sont pas étrangères à ce choix de vie.
11Pour les 60 ex-religieuses mariées dans le Poitou dont les origines sociales nous sont connues, seules 29 convolent effectivement avec un homme issu d'une catégorie sociale plus modeste que celles dont elles sont originaires, 9 reproduisent le schéma paternel tandis que 22 épousent un homme plus fortuné que leur père, le plus souvent veuf d'un premier mariage. Cette approche des maris peut se terminer sur un constat sur la différence d'âge notable qu'ils accusent envers leurs épouses : si 72 d'entre elles ont moins de 40 ans lors de leur union, la proportion est strictement inverse parmi les maris qui atteignent en moyenne 42 ans contre 32 pour les ex-religieuses. Pour la moitié des maris, il s'agit d'une seconde union.
Les enfants
12Cent vingt-sept enfants, nés dans la Vienne ou les Deux-Sèvres entre 1793 et 1806, eurent pour mère une ex-religieuse, issus de 51 des 81 mariages constatés, ce qui démontre qu'au moins les deux tiers de ces unions furent consommées. Ces enfants sont nés, ils ont vécu et enfanté à leur tour des générations nouvelles qui, sans les bouleversements engendrés par la Révolution, n'auraient jamais existé. Pour la région étudiée, aucun document ne nous a permis de connaître la vision, la représentation, la mémoire de cet événement que ces filles et ces garçons reçurent de leurs parents. Cet autre héritage de la Révolution reste un silence. Aucun de ces enfants n'occupera, au cours du xixe siècle, de fonction sociale permettant de rassembler plus de sources à leurs propos : ni responsable politique, ni homme de loi ou de finances, ni membre du clergé ne figure parmi eux.
13Soixante-dix de ces 127 enfants ont pu être identifiés au moins une fois en archive au cours du xixe siècle à travers un acte de mariage, de décès ou un acte notarié. Les sources livrent ainsi quelques modestes statistiques.
14Trente-huit d'entre eux, soit juste un peu plus de la moitié, procèdent à un mariage entre 1813 et 183812. La proportion de célibataires se révèle très forte. Rien ne permet, bien entendu, de relier les vœux de religion prêtés puis rompus par les mères au célibat des fils et des filles, d'autant qu'aucun n'entre dans les ordres : nous ne pouvons que dresser un constat qui, sur un échantillon aussi restreint, peut simplement tenir du hasard. Les destinées professionnelles de ces enfants correspondent généralement au milieu social dont ils sont issus. Il en ira ainsi pour les trois fils d'hommes de loi qui emprunteront la même voie, ainsi que les deux fils de marchands ou les trois fils de militaires. Quelques croisements se retrouvent toutefois entre les milieux de l'artisanat et de la boutique d'une part et les métiers de la terre de l'autre. Les femmes seules se livrent essentiellement au petit commerce, deux sont mêmes cabaretières et certaines sont employées comme servantes en ville.
Mariages heureux ou malheureux
15Les archives permettent parfois de franchir le prisme des chiffres pour offrir quelques parcours singuliers. Une interrogation reste en effet posée : qu'en est-il de la vie conjugale ? Ces maris et ces épouses sont-ils heureux ou malheureux, ces mariages réussissent-ils ou échouent-ils ?
16Il serait imprudent de proposer des constats généraux. Deux cas particuliers permettent toutefois de connaître ces contours de vies conjugales qui paraissent s'identifier à toutes les trajectoires possibles de couples ordinaires.
17Rosalie Lavergne, fille de marchands, sœur d'un notaire et d'un directeur des postes, a pris le voile en 1782 aux bénédictines de l'abbaye royale de Sainte-Croix de Poitiers, rejoignant dans les ordres sa sœur aînée et l'une de ses tantes13. Ses parents et ses deux frères assistent alors à la profession, le père offrant la dot conséquente de 6000 livres à la prestigieuse abbaye. Dix ans plus tard, Rosalie se rend à la municipalité de Poitiers le jour de la dispersion des religieuses, de son plein gré, afin de prêter le serment de l'égalité. Chassée de Poitiers par les décrets révolutionnaires de septembre 1793 ordonnant aux ex-religieuses de regagner leurs villes natales, elle s'en retourne auprès de ses parents. Cinq mois plus tard, le 17 février 1794, elle épouse Jean Malteste, marchand de 49 ans. Son père assiste à l'union et offre 5 000 livres de dot. Rosalie entre ainsi dans une riche famille de marchands à laquelle la sienne est déjà attachée par un autre mariage et par de multiples liens professionnels et sans doute amicaux. Toutefois, la vie conjugale sera de courte durée pour Rosalie. En mars 1795, Jean Mal teste part pour affaires à Nantes, d'où il est censé prendre la mer pour les Antilles. Le négoce dans lequel il bâtit sa fortune n'est pas mentionné. Toujours est- il qu'il ne reviendra jamais. Le 8 décembre 1797, après plus de trente mois d'absence, Rosalie obtient la prononciation du divorce, n'ayant jamais reçu de nouvelles de son éphémère époux, peut-être mort en mer, peut-être installé ailleurs avec une autre femme. Elle devient ainsi l'une des trois exreligieuses poitevines divorcées, auxquelles on ajoutera deux cas avérés de violences conjugales et deux cas d'abandon qui portent à sept le nombre constaté de mariages à l'issue malheureuse.
18À l'inverse, contrant l'adage selon lequel « les gens heureux n'ont pas d'histoire », le cas de Marie Bobin mérite d'être souligné14. Fille d'un perruquier de Loudun, Marie avait pris le voile à l'Union Chrétienne de cette même ville à vingt ans, en 1785. Sept années plus tard, lors de la dispersion, elle se réfugie chez un de ses frères, Jacques, résidant à Poitiers. Il exerce le métier d'aubergiste, ce qui l'amène sans doute à fréquenter Jacques Vinay, autre aubergiste du même quartier qui épouse Marie Bobin le 22 janvier 1794. L'union donnera naissance à trois enfants, Pierre en 1795, Etienne en 1798 et Sophie en 1801. Ce dernier accouchement, à 37 ans, sera fatal à l'ex-religieuse qui décédera six jours plus tard. Entre-temps, pressentant une fin proche, elle dicte son testament au notaire Bernard. Par cet acte, elle lègue à son mari « tous ses meubles, objets et effets mobiliers », justifiant cette décision par « l'amitié que laditte Bobin porte audit Vinay son mari pour le récompenser de ses bons et agréables services qu'il luy a toujours rendu et qu'il lui rend journellement ». Le mari, dictant à son tour ses dernières volontés, emploiera les mêmes termes. Certes, il ne faut pas se laisser abuser par des formules rodées de notaires, sans doute trompeuses, ni, en sens inverse, par la froideur des mots employés où l'échange tiendrait plus d'une cohabitation cordiale que de sentiments amoureux. Nous ne pouvons connaître les sentiments qui unirent l'ex-religieuse de Loudun Marie Bobin à l'aubergiste de Poitiers Jacques Vinay devenu son époux durant plus de huit ans de mariage. Quoi qu'il en soit, les termes employés par le notaire à leur égard, faute de mieux et puisqu'il précise les écrire sous leur dictée, reflètent une harmonie conjugale qu'aucun élément en archive ne vient contredire, peut- être un amour réciproque que trois naissances sont venues concrétiser. Les sentiments amoureux ressentis par certaines ex-religieuses sont parfois explicités. Ainsi Jeanne Lacouture, ancienne clarisse de Confolens, explique-t- elle au cardinal Caprara en 1802 qu'elle « avait fait profession à dix-huit ans, sans se douter des engagements qu'elle prenait par les insistances de son père » en 1786 et que rapidement « elle comprit qu'elle n'était point faite pour cette vie recluse » et qu'elle « vit avec bienveillance les députés la libérer de cet état ». Elle fait la connaissance d'un soldat de passage, Jean Cueille, qu'elle suivra dans sa ville de Mende en Lozère. Elle épouse celui-ci en septembre 1793 et donnera cinq enfants à cet homme « qui est bon pour elle et quelle aime sincèrement », auprès duquel « elle ne regrette point d'avoir engagé les liens du mariage mais souhaiterait élever ses enfants dans la foi catholique » à laquelle elle affirme être restée fidèle15. Le cas reste unique pour le Poitou, il n'en attire pas moins l'attention : une ex-religieuse s'est trouvée entraînée à 500 kilomètres du couvent où elle fit ses vœux perpétuels, par sentiment amoureux.
19Pour le reste, en dehors des sept mariages difficiles mentionnés plus haut, des dix demandes de réconciliation avec l'Église émanant d'ex-religieuses poitevines et soulignant l'harmonie de leur vie conjugale et le testament de Marie Bobin, 63 des 81 mariages étudiés dans le Poitou restent silencieux sur le plan « qualitatif ».
Après la Révolution
20Le choix du mariage prend une autre signification dès la fin du Directoire et le début du Consulat. Entre 1798 et 1802, la plupart des ordres religieux reforment des communautés clandestines, qui obtiendront de façon très échelonnée leur autorisation officielle dans les trente premières années du xixe siècle. Même officieuses, ces réunions existent et sont reconnues de fait, elles ne sont plus surveillées et dispersées. Ainsi s'offre aux exreligieuses la possibilité de reprendre le chemin du couvent. Dans la Vienne et les Deux-Sèvres, les deux tiers des survivantes resteront dans le monde. Les ex-religieuses poitevines mariées pendant la Révolution appartiennent à la majorité silencieuse de celles dont la sécularisation forcée de 1792-93 fut définitive.
21Rien n'est simple toutefois si l'on étudie sur le long terme les trajectoires de ces femmes. Parmi les 81 mariages analysés, 70 aboutiront au veuvage des épouses. Si la plupart restent dans le monde où elles s'éteindront à leur tour, 22 d'entre elles, soit près du tiers, reprendront alors le chemin de leurs couvents16. La plupart des veuves logent dans le pensionnat réservé aux femmes âgées. Quatre ex-religieuses mariées obtiendront même des autorisations épiscopales leur permettant de reprendre le voile, telle Jeanne Marie Alleaume, assistante de la Visitation de Poitiers entre 1786 et 1792, mariée à l'avocat Jacques Lemit de 1795 à 1806 puis revenue au couvent l'année suivante et qui en sera à nouveau l'assistante de 1815 à sa mort en 182217.
22Ces trajectoires croisées, entre couvent et mariage, entre le monde et le cloître, montrent toute la complexité des parcours de certaines religieuses ayant vécu l'époque révolutionnaire. Ces femmes prêtent des vœux de religion, puis voient leurs couvents fermés, consentent à leur sécularisation en épousant un homme, modifiant profondément leurs représentations du sexe opposé et leurs rapports à celui-ci, bouleversant leur quotidien, parfois engendrent des enfants, puis perdent leur conjoint et, après avoir élevé leurs descendants, reprennent le chemin de leur couvent, réouvert, pour y finir leurs jours. Sans doute ces quelques trajectoires montrent-elles le lien affectif, immatériel, qui pouvait unir une religieuse à son couvent. Un sentiment d'identité perdue transparaît ici, sous-jacent, discret, imperceptible mais réel à travers les retours de ces femmes mariées devenues veuves qui, quinze, vingt, trente voire quarante ans après avoir abandonné de gré ou de force leur condition de religieuse, viennent achever leur vie d'adulte là où elles l'avaient commencée. Même si les femmes définitivement sécularisées semblaient avoir « changé de vie », totalement reconstruit leurs identités sociales et leurs entourages relationnels et matériels, ces comportements, cette nostalgie du couvent laissent songer que l'oubli ne saurait être complet. La vie religieuse, plus ou moins longue, se révèle un marqueur identitaire fort.
Un acte politique et symbolique
23Tout en restant réservé sur les quelques pistes ouvertes par cette étude limitée à une région, nous pouvons tenter d'appréhender la portée politique et symbolique des mariages des ex-religieuses pendant la Révolution française.
24Aucune loi révolutionnaire n'exhorte les religieuses à se marier, seuls quelques gravures ironiques et quelques pamphlets s'y emploient, dont il est improbable que les principales intéressées aient eu connaissance. Le cas de Marie Elisabeth Frotier de la Messelière, fille d'un riche marquis emprisonné comme royaliste, ancienne ursuline de Poitiers et sœurs de trois émigrés aux armées de Condé qui épouse en septembre 1793 Jean Nachet, membre actif du Comité de Surveillance de Poitiers, peut s'avérer être un exemple de politisation du mariage18. Nachet procède ou ordonne chaque jour, à l'époque de leur union, l'arrestation de religieuses. Les mystères de la séduction viennent peut-être brouiller cette équation trop simple. Toutefois on ne saurait séparer l'acte et la pensée de l'acte et, lorsque Marie Elisabeth épouse Nachet, elle sait pertinemment qui il est, d'où elle vient, avec qui elle se marie et ce qu'il fait. Si la volonté politique de l'acte réalisé demeure improuvable, celle qui contracte ce mariage ne peut ignorer qu'il sera regardé et interprété autour d'elle comme un acte politique.
25Par ailleurs, les mariages sont une rupture concrète. En contractant une union avec des hommes, les ex-religieuses savent qu'elles atteignent un point de non-retour vers la condition de religieuse. Les 81 femmes poitevines dans ce cas montrent que soit elles ne croient plus en une restauration des monastères, soit elles ne la souhaitent pas et s'en préservent. Cette petite minorité prouve que le tabou de la sexualité ne leur est pas infranchissable, le sentiment amoureux, le désir sexuel, la volonté de maternité existent et en font des femmes « ordinaires ». La volonté de « resexualisation » des religieuses sous-jacente dans les lois révolutionnaires trouve en ces trajectoires un certain aboutissement. Alix yeux des législateurs, mais aussi de la plupart des hommes, des pamphlétaires, des caricaturistes, par cet acte les religieuses deviennent des femmes.
26La résignation et la rupture, tels sont peut-être les deux mots qui caractérisent le mieux les choix des ex-religieuses mariées. Certaines d'entre elles l'affirmeront au cardinal Caprara dans les années 1800 : il valait mieux renoncer à une vocation fragile pour un mariage chrétien et solide que de mentir à Dieu.
Notes de bas de page
1 Archives Parlementaires, 1re série, t. XI, p. 624-625.
2 Gwénaël Murphy, Femmes de Dieu et Révolution Française dans le diocèse de Poitiers, Thèse de doctorat, ehess, Paris 2003, 880 p. Ce travail, mené sous la direction d'A. Farge, a fait l'objet d'une courte synthèse à travers un article : « Destins de religieuses pendant la Révolution Française : l'exemple du diocèse de Poitiers », Clio. Histoire, femmes et sociétés n° 15, 2002/1, p. 111-122.
3 Michel Vovelle, Religion et Révolution. La déchristianisation de l'an II, Paris, Hachette, 1976, p. 108- 134 pour les données avancées ensuite. Un travail sous sa direction est venu affiner ses constats : Xavier Maréchaux, Les prêtres mariés sous la Révolution Française, Thèse de doctorat, Paris I, 1996, 3 vol.
4 Entre 1801 et 1808, le cardinal Caprara est envoyé en France par le pape pour recueillir et statuer sur les demandes de réconciliation avec l'Église des prêtres, moines et religieuses ayant rompu leurs vœux depuis le début de la Révolution. Ces demandes ont été répertoriées en détail par Jeannine Charon- Bordas, La légation en France du cardinal Caprara, 1801-1808. Répertoire des demandes de réconciliation avec l'Église, Paris, La Documentation Française, 1979, 313 p.
5 Ruth Graham, « The married nuns before Cardinal Caprara. A sociological analysis of their pétitions » dans Bernard Plongeron (dir.). Pratiques religieuses dans l'Europe révolutionnaire, 1770-1820, actes du colloque de Chantilly, Turnhout, Brepols 1988, p. 321-331.
6 Claude Langlois, Timothy Tackett, Michel Vovelle (dir.), Atlas de la Révolution Française, t. 9 : Religion, Paris, ehess, 1996, p. 44.
7 Les résultats et constats statistiques d'ensemble qui suivront proviennent donc des séries d'état civil, actes de mariages, naissances ou décès, des 47 communes de la Vienne et des Deux-Sèvres dans lesquelles des ex-religieuses se sont mariées. Pour des raisons de place et de souplesse de lecture, nous ne citerons pas ici l'intégralité des références d'archives en question et nous permettons de renvoyer aux sources de notre thèse de doctorat, vol. 2, p. 790 et 795-798.
8 Archives départementales de la Vienne (désormais ad86), 9E229/85 : Mariages Poitiers, an III ; 9E229/84, 90, 96 et 103 : Naissances Poitiers, ans II, IV, VI et IX ; 2H5/2 : Carmélites de Poitiers, 1631-1789.
9 Archives départementales des Deux-Sèvres (désormais AD79), B-SRN/15 à 24 : Plumitif des audiences de la sénéchaussée royale de Niort, 1706-1786 ; B-SRN/37 : Idem, déclarations de grossesses, 1717-1784.
10 Sur l'homosexualité et les religieuses, voir Marie-Jo Bonnet, Les relations entre femmes, Paris, Odile Jacob éd. 1995, p. 156-161.
11 Informations également issues du dépouillement de l'état civil cité plus haut.
12 Selon les registres de mariages des communes de la Vienne et des Deux-Sèvres, à partir des tables décennales.
13 Sur cette religieuse : ad86, 9E5/1 : BMS Angles-sur-l'Anglin, 1737-1792 ; E452/1 à 9 : Minutes Fradin (1782-1790) ; E430/30 : Minutes Piorry, 1813 ; E452/7 : Minutes Fradin, 1793 ; 2H1/4 : Abbaye royale de Sainte-Croix de Poitiers. Gouvernement spirituel et temporel, 1633-1791 ; L- 239 : Séquestre des biens, traitements et pensions des clergés séculier et régulier, couvents de femmes, canton de Poitiers ; L.-2582 : Prestations de serments par les prêtres, religieux et religieuses du canton de Montmorillon ; L-supplément/152 : Justice de paix du canton de Poitiers nord, an IV ; registre n° 267 : Actes de vêtures, examens de vocations, noviciat et professions de l'abbaye de Sainte-Croix, 1736-1790.
14 Sur cette religieuse : AD86, 9E165/5 : BMS Loudun, paroisse de Saint-Pierre-du-Marché, 1763- 1767 ; 9E229/81 : Mariages Poitiers, an II ; 9e229/84, 93, 105 : Naissances Poitiers, ans III, VI, X ; E413/268 : Minutes Bernard, an X ; 2H5/92 : Union Chrétienne de Loudun, 1685-1790 ; L-245 : Séquestre des biens, traitements et pensions des clergés séculier et régulier, canton de Loudun ; Archives municipales de Loudun, GG-244 : Registre de vétures, professions et sépultures de Loudun, 1739-1789.
15 Archives Nationales, AFIV/1929 : Secrétairerie d'État impériale, pétitions ecclésiastiques, demandes de dispenses pour mariages et réponses, 1802-1808.
16 AD79, 17V2/A et B : Communautés de femmes, an X-1832 ; AD86, V-4/1 : Congrégations diverses, an X-1832 ; Médiathèque de Poitiers, fonds ancien, C-112/1 à 16 : Communautés religieuses de femmes, an X-1869.
17 Sur cette religieuse : Archives de l'Évêché de Poitiers, R4/12 : Visitation ; ad86, 2H5/100 : Visitation de Poitiers ; L-239 : Séquestre des biens, traitements et pensions des clergés séculier et régulier, couvents de femmes, canton de Poitiers.
18 ad86, 9E229/80 : Mariages Poitiers, 1793.
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Le genre face aux mutations
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Le genre face aux mutations
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