1L’étude du processus de civilisation et de développement des auto-contraintes émotionnelles1 croise celle des différents régimes politiques. Ainsi, Norbert Elias montre que la société de cour de la monarchie absolutiste française est associée à un renforcement de ces auto-contraintes. L’État monopolise le pouvoir militaire et fiscal alors que les luttes au sein de l’aristocratie sont désormais régies par l’étiquette ; la « curialisation » incite au développement du « contrôle des émotions » (Elias, 1985, p. 278). Dans le cas anglais, ce n’est pas la curialisation mais la « parlementarisation » de la vie politique qui permet l’expression de ces auto-contraintes. L’équilibre des forces politiques et le souvenir des exactions de la guerre civile contraignent les individus à contenir leur violence, ce qui se traduit par la formation d’un nouvel habitus. Alors, « l’art militaire » cède la place à « l’art de la parole » et au « sang-froid ». Les changements de personnel dirigeant passent désormais par une « rotation en douceur » (Elias, 1998). Malgré ce processus, et selon Max Weber, « prendre parti, lutter, se passionner – ira et studium – restent les caractéristiques de l’homme politique » (Weber, 1979, p. 128) qui se différencie ainsi du fonctionnaire qui, lui, se plie à l’idéal-type bureaucratique, à « la domination de l’impersonnalité la plus formaliste : sine ira et studio » (Weber, 2003, p. 300). Alors, doivent cohabiter « dans le même individu la passion ardente et le froid coup d’œil », car c’est le « pouvoir de dompter son âme avec énergie, qui caractérise l’homme politique passionné » et qui fait sa « force » (1979, p. 163).

2Ce terme d’« homme politique » revêt un sens genré et non pas générique. En effet, pour l’historien George L. Mosse, « le sang-froid est un attribut essentiel du stéréotype masculin [contemporain], […] : un vrai homme doit rester maître de ses passions » (Mosse, 1997, p. 19). Ce sont ces interrelations entre émotions, genre et définition du métier politique que cette contribution entend interroger à partir de réflexions et de matériaux issus d’une thèse de doctorat sur les masculinités du métier politique (Arambourou, 2014).

Émotions et politique, un mélange au genre indéterminé

3Pour Christine Guionnet et Erik Neveu, le « cahier des charges de la masculinité » exige une dissociation vis-à-vis des « faiblesse, larmes, peur, épanchement non maîtrisé des affects » – qui sont l’apanage des femmes et des enfants – ainsi qu’une capacité à faire « front » et à « reste[r] calme et ferme devant les crises émotionnelles, les conflits » (Guionnet, Neveu, 2009, p. 339). Néanmoins, la masculinité légitime construite au tournant du xix^e siècle reste passionnée. Elle comprend une certaine « sensibilité » héritée de l’« honneur aristocratique », sensibilité – certes contrôlée – alimentant les passions nationalistes (Mosse, 1997). Plus généralement, le processus de civilisation serait un « processus de genre » (Guionnet, Neveu, 2009, p. 9) pouvant « pour partie, être lu comme processus de féminisation » (ibid., p. 343). En effet, depuis la Renaissance, les seuils de sensibilité à la violence – violence centrale dans la définition de ladite virilité (Bourdieu, 2002) – se sont considérablement élevés. Pourtant, les travaux historiques montrent que l’idéal de maîtrise et de gouvernement de soi qui s’impose peu à peu aux hommes du xix^e siècle participe moins d’une féminisation que de la construction d’une nouvelle masculinité légitime (Wouters, 2010).

4La dimension genrée du processus de civilisation semble donc indéterminée. Il en va de même de l’informalisation, processus dans lequel « [t]he sensitivity for each other’s emotionnal life has increased, allowing for a wider social acceptance of all kinds of emotions, with the exception of feelings of superiority and inferiority » (Wouters, 1992, p. 231). L’informalisation contredit donc en partie le processus de formalisation qui accompagne la construction de la masculinité moderne des men of reason (Connell, 2005), Cas Wouters illustre cette informalisation en se référant à un rôle militaire et masculin. Le sociologue hollandais évoque alors les interviews de pilotes de chasse engagés lors de la guerre du Golfe, qui, « dans leur avion avant de décoller, avouaient qu’ils avaient peur » (2010, p. 161). Dans le domaine des relations de genre, ce processus d’informalisation se traduit par une moindre permissivité dans la mise en scène de la domination masculine et par la valorisation d’un equality-oriented behaviour model entrant en tension avec la persistance d’une attraction pour les rôles de genre traditionnels (Wouters, 1987, 1998).

5La vie politique est, elle aussi, marquée par cette dynamique d’informalisation (Le Bart, 2003 ; Neveu, 2003 ; Le Bart, 2013). Les spécialistes du métier politique observent une nette levée des censures émotionnelles et le développement d’une expression des sentiments, si ce n’est obligatoire (Mauss, 1971), du moins, fortement favorisée. Cette place des émotions dans la vie politique contemporaine a déjà pu être expliquée par plusieurs facteurs soit génériques, soit spécifiques au champ politique, et qui, généralement, se combinent. Selon Marion Ballet, « au cours des années 1980 et 1990, les mutations affectant la société et la vie politique françaises ont […] conduit l’ensemble des candidats [à l’élection présidentielle] à intensifier l’usage des rhétoriques affectives ». En effet, « face au développement de l’hyper-individualisme, au déclin des croyances dans les grandes idéologies ainsi qu’au désintérêt croissant de nombreux Français pour la chose publique, les responsables politiques ont été contraints de se rapprocher des citoyens et de chercher à les mobiliser en faisant appel à leur vécu le plus personnel et le plus immédiat ». De plus, « avec l’essor puis la suprématie du média télévisuel dans les campagnes présidentielles, les candidats ont appris à faire court pour être efficaces ». Alors, « les contenus des émissions électorales se sont transformées et les rhétoriques affectives s’y sont généralisées » (2014, p. 245). Par ailleurs, M. Ballet montre que l’usage des émotions des femmes candidates à la présidence de la République « n’est ni plus intense ni plus faible » que celui des hommes candidats ; les variables contextuelles et idéologiques sont celles qui déterminent le plus sûrement la rhétorique émotionnelle employée (ibid., p. 199-200).

6Pour sa part, Christian Le Bart se demande si « l’économie symbolique » actuelle d’un champ politique dans lequel les émotions s’expriment désormais plus fréquemment n’est « pas au fond le reflet d’une tendance lourde à la féminisation de cet univers » (Le Bart, 2013, p. 160). Il s’agit alors d’une féminisation bien paradoxale puisqu’elle « touche […] autant les hommes que les femmes » (ibid., p. 162). Pourtant, C. Le Bart relie ces nouvelles rhétoriques émotionnelles au « développement d’un fort sentiment de nostalgie à l’endroit des formes antérieures d’expressivité » ; il observe une « nostalgie chevaleresque » (2003, p. 171) constituant une forme de « dénonciation virile » (ibid., p. 172) des mœurs des démocraties représentatives. En politique, aussi, le genre de l’informalisation reste indécis.

7Les interrogations sur le genre d’un métier politique construit comme un « métier d’hommes » (Achin, 2005) gagnent donc à être croisées avec l’étude des émotions en politique. Ainsi, un travail sur la vie politique américaine fait état de la production d’une masculinité politique consistant en une masculinité hybride alliant qualités masculines conventionnelles et dispositions compassionnelles – Michaël Messner (2007) évoque alors les larmes que peuvent essuyer, en public, certains hommes politiques américains. Cette recomposition des manières d’être un homme fait écho aux évolutions du champ politique français. En effet, l’interrogation de la domination masculine en politique suscitée par la réforme paritaire (Achin et al., 2007) conduit au passage d’une « virilité privilège » à une « virilité ressource ». Autrement dit, ladite virilité devient une ressource « mi-convoitée, mi-piégée, mi-ringardisée voire clairement délégitimée » (Achin, Dorlin, 2008, p. 24). Lors de la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy va faire usage d’un registre masculin relativement inédit. En rupture avec le virilisme dont il avait pu faire preuve, il se montre « plus ambivalent, plus profond, plus sensible » (Achin, Dorlin, 2007, p. 23), cela afin de répondre aux critiques dont il fait l’objet. Il présente ainsi une masculinité rénovée dont il peut à nouveau escompter des profits de distinction. Il s’agit là d’un début de réponse à l’interrogation de M. Ballet (2014), qui, tout en faisant le constat d’une certaine indifférenciation émotionnelle des sexes en politique, questionne le rapport coûts/ profits du recours aux émotions pour chacun des deux sexes.

8Pour éclaircir les interrelations entre genre et informalisation de la vie politique, il est possible de comparer la mise en scène des émotions (Le Bart, 2010) d’un homme et d’une femme aux profils comparables – Michèle Alliot-Marie et Alain Juppé2. Le matériel empirique mobilisé est constitué d’extraits de leurs livres politiques (Le Bart, 2012).

Le droit aux émotions, une revendication masculine

9Les rhétoriques émotionnelles développées dans le cadre des ouvrages politiques de M. Alliot-Marie et d’A. Juppé concernent des domaines similaires. Ainsi, l’élue du Pays basque et l’édile bordelais recourent tous deux au registre de la privatisation de la vie politique et évoquent leurs histoires d’amour. M. Alliot-Marie raconte les débuts de son histoire avec Patrick Ollier alors qu’A. Juppé décrit les stratégies de séduction qu’il emploie à l’adresse d’Isabelle Bodin :

« Cela fait dix ans que Patrick [Ollier], député des Hautes-Alpes et maire de Serre-Chevalier, et moi gardons notre relation secrète. Amour clandestin, qui ne manque pas de piquant. Nous nous dissimulons derrière les grands rideaux de velours rouge de l’Assemblée pour nous embrasser discrètement ou dans les cabines téléphoniques qui jouxtaient à l’époque l’hémicycle. Nous arrivons et repartons séparément dans les soirées ou théâtres. Nous avons deux domiciles. Patrick [Ollier] se cache dans les buissons en bas de mon appartement pour ne pas être vu des officiers de sécurité »
Alliot-Marie, 2013, p. 46.

« Notre histoire n’aurait pu être qu’une amourette de congrès, un homme politique dans sa quarantaine cherchant à se “taper” une minette journaliste de quinze ans sa cadette. Banal, banal. Quand je lui ai parlé d’amour, elle m’a répondu : “Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.” Elle était mariée, avec deux enfants tout jeunes. Elle ne voulait pas les faire souffrir. J’ai persévéré avec la ténacité de la passion. J’ai noirci des pages de déclarations enflammées ; moi qui suis toujours sec au téléphone, j’ai passé des heures à lui parler d’amour ; j’ai livré bataille comme pour prendre une place qui résiste. Je sentais que ma vie allait basculer. Dans le bonheur. Je ne me suis pas trompé »
Juppé, 2009, p. 241.

10Ces deux récits sont les produits de différentes stratégies. Ainsi, pour M. Alliot-Marie, l’évocation de sa vie amoureuse s’inscrit dans le cadre d’une assignation à une identité sexuée ; alors que, pour les hommes, le genre est un registre identitaire parmi d’autres, les femmes « doivent déployer leur identité politique autour du genre » (Achin, Lévêque, 2007, p. 42). Dans ce cas précis, cette assignation prend la forme d’une demande de réassurance sexuelle faite à une femme, sans enfants d’une part, et occupant des positions ministérielles connotées comme « masculines ». Il s’agit alors d’éviter le stigmate de la « femme-homme à l’identité sexuelle douteuse » qui a pu, au moins un temps, la marquer (Achin, Dorlin, 2008, p. 35-36). Pour sa part, A. Juppé doit se départir de son image de technocrate, terme renvoyant à une catégorie du jugement politique dépréciative particulièrement mobilisée dans les portraits du maire de Bordeaux (Dubois, Dulong, 1999).

11Néanmoins, A. Juppé développe une rhétorique absente des écrits de M. Alliot-Marie. Il s’agit de la revendication d’un droit aux émotions – par ailleurs présente dans les écrits de N. Sarkozy (Le Bart, 2013). Le maire de Bordeaux utilise cette expression lorsqu’il relate sa défaite aux élections législatives de 2007 :

« “Si je pouvais crever vous seriez contents !” J’ai balancé cette phrase à la meute de journalistes qui m’assaillaient à Bordeaux, le 8 juin 2007 de bon matin, au lendemain de ma défaite à l’élection législative. On y a vu de la hargne. C’était tout simplement du désarroi. J’étais malheureux et je ne comprenais pas qu’on s’acharnât sur moi, en me pressant vingt fois de la même question : “Comment allez-vous ? Mais comment allez-vous ce matin ?” J’y sentais de la curiosité morbide, une agression presque physique, micros, caméras, flashes de tous côtés. Je revendique le droit à l’émotion »
Juppé, 2009, p. 169.

12Auparavant, il insistait sur la dimension passionnelle du métier politique et sur les blessures émotionnelles qu’il cause :

« Cela me laisse-t-il indifférent ? Assurément non. Dois-je avouer que cela me blesse ? Comme tout homme politique, comme tout homme de pouvoir, comme tout homme qui se projette sur le devant de la scène, j’ai besoin de reconnaissance, de considération et même d’affection. C’est l’aspiration profonde de quiconque sollicite les suffrages. Ma personne n’a aucune importance. Certes, je suis moins sec et moins blindé qu’on ne le laisse entendre dans les salons et dans les journaux. On peut n’être pas expansif et se sentir blessé par tant d’incompréhension et d’agressivité. Je ne suis pas un monstre d’indifférence. Comme tout homme public, je préfère être aimé que haï, applaudi que conspué, approuvé que dénigré. La politique est, par définition, un lieu de passion. Donc, d’enthousiasme et de souffrance. L’enthousiasme je l’ai. La souffrance, je l’accepte. »
Juppé, 1996, p. 15-16.

13Ce droit aux émotions en politique – revers de la souffrance en politique – se double d’une mise en récit du bonheur privé ; en témoignent les écrits d’A. Juppé au sujet de son exil québécois :

« Alchimie du bonheur. Le bonheur d’être ensemble, en famille. Depuis des décennies, je mène une existence qui n’est pas très propice à l’épanouissement de la vie familiale. Litote ! Pas étonnant que les couples aient du mal à survivre à l’engagement politique d’un des deux partenaires (ou des deux : tels Ségolène Royal et François Hollande). J’en ai moi-même fait l’expérience dans une vie antérieure. À Montréal, nous nous sommes retrouvés. Isabelle et moi. Nous et nos filles. Nous avions nos obligations professionnelles, certes. Mais rien à voir, du moins pour moi, avec ce que je vivais depuis des années. J’aimais les retrouvailles du soir, autour du journal télévisé de Radio Canada et la table qu’enrichissait souvent une spécialité québécoise, fromagère ou pâtissière. Joie triviale ? Peut-être, mais joie vraie »
Juppé, 2009, p. 155-156.

14Si M. Alliot-Marie développe elle aussi une rhétorique émotionnelle, elle n’est pas identique à celle du maire de Bordeaux.

Un contrôle émotionnel féminin

15De la même manière que le bonheur amoureux et conjugal n’est pas absent des écrits de M. Alliot-Marie, le contrôle de soi est également présent dans la construction du style émotionnel d’A. Juppé. Reste que le discours sur les émotions produit par M. Alliot-Marie se caractérise par un traitement spécifique du contrôle émotionnel ; il consiste en une inversion des stéréotypes de genre conventionnels. Dès lors, les femmes politiques se caractérisent par leur maturité et leur contrôle de soi. Elles s’opposent ainsi à des hommes émotionnellement plus fragiles :

« Parce que beaucoup d’entre eux, même membres de la fonction publique, n’ont fait que de la politique, comme conseillers ministériels ou apparatchiks dans le parti puis comme élus, les hommes semblent beaucoup plus fragilisés […] [Certains] n’existent que par, pour et à travers [la politique]. De là, des comportements extrêmes en cas de perte de leur poste mais aussi au quotidien. […] Du coup, pour se rassurer, ils adoptent une attitude de séduction permanente à l’égard des électeurs, avec un transfert assez net sur les femmes (je pense que ça les rassure sur leur capacité à séduire l’électorat). De ce besoin de se sécuriser vient aussi leur rapport fort au chef, surtout s’il s’agit du président de la République. […] D’ailleurs, il n’est pas exclu qu’il y ait un peu de déception sentimentale dans le fait que Nicolas Sarkozy se soit détourné de Jacques Chirac pour se rapprocher d’Edouard Balladur en 1994 »
Alliot-Marie, 2013, p. 63.

« Les hommes sont faibles, surtout dans les relations humaines. Ils n’aiment pas le conflit. Ils cherchent toujours à être confortés par des gens qui les rassurent. »
Alliot-Marie, 2013, p. 252

16M. Alliot-Marie explique le recours à la réforme paritaire afin de féminiser la vie politique – réforme à laquelle elle était opposée – par la lâcheté masculine en politique :

« La vraie solution, c’est le courage, ce dont manque singulièrement un grand nombre d’hommes politiques. Certains en sont conscients. Alain Juppé, à l’époque secrétaire général du RPR, m’a ainsi dit, sans se rendre compte sur le coup de l’énormité de ses propos : “Écoute, on est obligé d’accepter une loi sur la parité aux élections car je ne saurais pas m’opposer aux hommes qui veulent la place.” Apparemment, même avec une loi, il n’a pas su davantage s’opposer à certains hommes ! »
Alliot-Marie, 2013, p. 55.

17Ces caractéristiques émotionnelles féminines permettant de gérer les conflits avec discernement et assurance sont aussi celles de M. Alliot-Marie, dès lors disposée à faire face au caractère « fortement agonistique » du jeu politique (Neveu, 2012) :

« Comme le résume ma mère qui connaît bien le sujet, mon père ayant été député pendant presque quinze ans : “En politique, il faut avoir des plumes de canard. Tout glisse sur elles.” C’est vrai. Si on se montre sensible à la première attaque, à la moindre injustice ou à la plus petite manœuvre, on ne tient pas. Il faut laisser glisser, laisser passer… et se rappeler que ça ne dure jamais très longtemps. Ce qui est important, c’est d’être sûr de soi, de tenir… Et d’être bien renseigné »
Alliot-Marie, 2013, p. 22.

18Cette inversion des styles émotionnels de genre n’exclut pas la production d’un discours maternant :

« Par certains côtés, les hommes politiques peuvent être attendrissants avec leurs fragilités et leur envie de paraître forts. »
Alliot-Marie, 2013, p. 64

19Ces émotions féminines de compassion peuvent alors être mobilisées dans l’exercice du rôle très masculin de ministre de la défense :

« À certains moments, il faut outrepasser ce qui se fait. Je me souviens notamment de ce jour en Côte-d’Ivoire où une patrouille déplorait un mort et un blessé […]. En discutant avec eux, je remarque que le jeune lieutenant qui dirigeait l’opération est très choqué. Il a les larmes aux yeux et il est incapable de prononcer un mot […]. Je le fais sortir de la troupe et, volontairement, je le prends physiquement par le bras, assez fermement je me souviens, en lui disant qu’il avait fait ce qu’il fallait, qu’il n’y était pour rien et qu’il n’aurait rien pu faire d’autre… Là, peut-être, du fait de l’avoir pris par le bras ou de mes propos de déculpabilisation, soudain il s’est mis à pleurer. Il a réussi à lâcher ce qu’il contenait en lui depuis plusieurs jours »
Alliot-Marie, 2013, p. 189.

20Les entrées des femmes en politique en 1945 et en 2001 se caractérisent par la production de féminités politiques particulièrement stéréotypées. En effet, l’ordre politique assurerait ici sa conformité aux principes de classement de l’ordre social par la célébration d’un ordre sexuel particulièrement conventionnel (Dulong, 2003). Pourtant, les sociétés occidentales sont aussi marquées par une tension entre conservation des manières d’appartenir à un sexe et attirance pour des manières d’être plus égalitaires et plus libérées. Alors, cette dynamique d’égalisation et de libération sexuelles est érigée en « emblème de la modernité démocratique » (Fassin, 2006, p. 126) ; elle est donc symbolisée en politique. C’est cette tension qu’exprime le style émotionnel présenté par M. Alliot-Marie et évoqué par C. Wouters à propos des relations hétérosexuelles.

Une informalisation paradoxale du champ politique

21Cette rapide comparaison accrédite l’hypothèse selon laquelle les rhétoriques émotionnelles mobilisées par les femmes et par les hommes politiques ne revêtent pas le même sens. D’un côté, les femmes ont rarement à rompre avec un stigmate technocratique marquant des hommes tentant alors de se démarquer de la froideur bureaucratique et du supposé handicap émotionnel masculin. D’un autre côté, les hommes n’ont pas à attester d’une identité sexuelle rendue problématique par l’engagement en politique, ils n’useront donc pas des émotions en ce sens. Ils n’ont pas non plus à faire la preuve de qualités de rationalité et de contrôle de soi dont ils seraient dépourvus du fait de leur sexe. C’est en partie sur ces dynamiques de genre que se fonde l’informalisation de la vie politique.

22Alors, la profession politique apparaît en décalage avec ce qui peut être observé dans les autres professions. En effet, et d’après Pascale Molinier, « les hommes valorisent le contrôle de soi, la capacité à endiguer et maîtriser les émotions, le sang-froid » et « opèrent un clivage très net entre leur vie professionnelle et leur vie privée » alors que « les femmes qui exercent des activités féminisées témoignent d’un rapport au travail diamétralement opposé à celui des hommes » et « expriment spontanément leur peur et leur souffrance » sans systématiquement dissocier « la souffrance dans le travail de ses répercussions dans l’espace privé » (Molinier, 2000, p. 29). Du point de vue du genre, le champ politique est donc émotionnellement paradoxal.

23Cette informalisation de la vie politique n’est pas seulement conditionnée par le genre. Elle s’inscrit également dans le cadre des logiques d’un champ et d’une compétition politiques dans lesquels la présomption de représentativité constitue un capital précieux (Gaxie, 2003). Alors, le caractère paradoxal de l’informalisation de la vie politique ne concerne pas que le genre. C. Wouters et Stephen Mennell (2013) soulignent que la démocratisation fonctionnelle – la tendance à l’équilibre des balances des pouvoirs au sein des rapports sociaux – favorise l’informalisation, sans y être systématiquement liée. Or, l’informalisation se développe au sein d’une profession politique dont le travail « est […] davantage que par le passé une activité différenciée, spécialisée, permanente et rémunérée » (Gaxie, 2001, p. 23). Cette tendance à la clôture du champ politique s’accompagne d’une contre-tendance avec la montée des revendications participatives et délibératives (Blondiaux, 2008) qui remet au moins discursivement en cause le monopole de la compétence politique par des professionnel.le.s. Alors, la confection des « “habits” du candidat représentatif » (Braud, 1991) passe par l’usage d’une rhétorique émotionnelle inscrite dans une démarche de proximité (Rosanvallon, 2008). Néanmoins, le contrôle des dispositifs participatifs par les élus (Blondiaux, 2008) et les usages stratégiques de revendications comme la parité (Achin et al., 2007) amènent à se demander, et à la suite d’E. Neveu (2003 ; 2012), si ces étoffes émotionnelles utilisées pour la confection du costume de représentant ne servent pas avant tout à réaliser les nouveaux habits de la domination en politique ; les établis du champ vont alors élargir l’éventail de leurs ressources politiques (Guionnet, 2013) par l’usage d’émotions permettant un double renouvellement de leur identité politique et de leur identité de genre. Autre paradoxe, l’informalisation peut alors aussi bien accompagner le processus de démocratisation fonctionnelle – telle celui des rapports entre les sexes – que constituer une stratégie de conservation d’une asymétrie – comme en politique.