1Le rapport aux émotions des professionnels de la politique est complexe et évolutif. À l’évidence, le modèle wébérien du haut-fonctionnaire froid, hypercivilisé (au sens de Elias), capable donc de tenir ses émotions à distance pour obéir à la seule rationalité technocratique, a imprégné l’ethos politique dominant sous la Cinquième République, à mesure que le lien entre haute-fonction publique et classe politique se faisait de plus en plus serré. Mais il est tout aussi évident que les personnalités politiques, énarques ou pas, demeurent imprégnées d’un idéal charismatique qui suppose une certaine capacité à jouer des émotions pour susciter l’adhésion (Bonny et al., 2003).

2Le point d’équilibre entre froideur technocratique et émotivité ne peut être pensé qu’en référence à des contextes socio-politiques précis : il n’est pas défini pareillement pour le chef d’État ou le simple ministre, pour le maire ou le député ; et la recevabilité sociale des émotions n’est pas identique à la tribune de l’Assemblée nationale, sur un plateau de télévision lors d’une émission de divertissement, ou à l’occasion d’un meeting électoral… Nous voudrions ici privilégier la variable temps, en essayant de conjuguer une approche de science politique et une démarche de type socio-historique. L’hypothèse qui sous-tend notre réflexion est la suivante : les professionnels de la politique ont longtemps été contraints de valoriser quelques émotions exemplaires ayant pour caractéristiques d’être collectives et mobilisatrices, ils parviennent désormais à se singulariser par des présentations de soi qui font la part belle aux émotions jadis tabous car à la fois individuelles et moins frappées du sceau de l’exemplarité. Les « mauvaises » passions, illégitimes à l’aune de l’exemplarité républicaine, ont désormais droit de cité en politique car elles révèlent une personnalité supposée authentique.

3Nous nous appuierons pour l’essentiel sur un matériau singulier : les ouvrages publiés par les professionnels de la politique (Le Bart, 2012). Ces ouvrages, parce qu’ils construisent une relation individualisée d’auteur à lecteur, jouent volontiers de l’intimité ainsi postulée et font une large place aux émotions. Celle-ci évolue pourtant au fil des décennies. Pour évoquer la période marquée par ce que nous appelons l’exemplarité républicaine, nous prendrons comme ouvrage de référence les Mémoires de Guerre du général de Gaulle (les trois tomes, rappelons-le, sont publiés en 1954, 1956 et 1959). Les émotions s’y distribuent de la façon suivante : sont systématiquement mises en valeur les émotions collectives et mobilisatrices, celles qui font agir le leader et celles qui peuvent entraîner le peuple à ses côtés ; sont en revanche systématiquement minorées les émotions privées, celles qui travaillent le seul leader et qui le détournent de l’action. Une certaine mélancolie transparaît parfois entre les lignes mais elle est aussitôt révoquée.

4Par contraste, les ouvrages des dernières années frappent par la place faite aux émotions individuelles, y compris dans leur dimension démobilisatrice. Les intermittences de la foi en la politique sont assumées, car il s’agit désormais de donner à voir une authenticité qui n’apparaît jamais aussi sincère que dans la distance à l’exemplarité. Plus généralement, on montrera que le tabou sur les émotions individuelles est partiellement levé, ce qui participe à l’évidence d’une certaine « féminisation » du champ politique.

L’exemplarité républicaine contre les émotions ?

5L’exemple des Mémoires de Guerre du général de Gaulle permet de repérer les « mauvaises émotions » et celles qui seraient « exemplaires ».

Le refus du souci de soi et la censure de la mélancolie

6Le lecteur contemporain des Mémoires de Guerre ne peut qu’être frappé par l’ambivalence d’un dispositif d’énonciation tout à la fois omnicentré sur la personne de leur auteur et fermé à toute intimité. Le général de Gaulle, celui qui agit aussi bien que celui qui écrit, est un homme public fermé à toute considération égotiste. Les Mémoires, comme le note Adrien Le Bihan (2010), ne sont en aucune façon des confessions. L’action politique et l’écriture construisent un personnage aussi exemplaire que possible qui ne cesse de se référer à des normes supérieures, les valeurs politiques qui fondent le gaullisme d’un côté (la grandeur de la nation), les valeurs du classicisme littéraire de l’autre. D’où une personnalisation politique et littéraire paradoxalement très impersonnelle, puisqu’il s’agit toujours pour de Gaulle d’être à la hauteur des ambitions qu’il s’est fixées. Une telle posture ne peut se déployer qu’aux dépens des émotions individuelles qui pourraient venir troubler la prise de décision et l’action. Tendu vers les buts qu’il s’est données une fois pour toutes, le général mène sa guerre et rédige ses mémoires sans se laisser troubler par les émotions. « Au désordre et à la sincérité, note Adrien Le Bihan, de Gaulle préfère l’ordre et la convenance » (p. 146). On sait par d’autres sources que la mélancolie ne lui fut pas étrangère, qu’il vécut avec difficulté certains moments douloureux. Le texte n’en laisse rien paraître, ou si peu. Les épreuves vécues au fil du conflit sont consignées brièvement. Il est clair qu’elles ne sauraient troubler ni le cours du combat à mener ni le fil de la narration.

7Ainsi le général de Gaulle n’évoque-t-il la mort de sa mère, en 1940, qu’incidemment. La tombe de celle-ci, en Bretagne, a été fleurie par des anonymes, et il y voit un symbole de mobilisation nationale (t. 1, p. 109) : la joie de constater cette mobilisation masque le chagrin du deuil. La même pudeur l’incite à ne faire guère plus qu’une allusion à sa propre expérience de la maladie (t. 1, p. 211 : « Au début de 1944 je suis tombé sérieusement malade »). Quant à sa douleur de père d’une enfant gravement handicapée, il l’euphémise systématiquement, n’y faisant là encore que de brèves allusions (« L’état de santé d’Anne nous attriste toujours autant », t. 2 p, 213). L’émotion est refoulée parce qu’elle ébranle le décideur politique et le chef de guerre. C’est vrai des émotions liées à la vie privée, mais ça l’est également de celles qui entravent le combat : les périodes de découragement ne sont pas passées sous silence, mais elles relèvent clairement de l’obstacle à surmonter et de la mauvaise passion à combattre. La lassitude est l’ennemi tapi en soi, c’est toute la grandeur du leader que d’être capable de ne pas s’y arrêter et de continuer de l’avant. Ainsi ce très bref aveu de lassitude à la fin du premier tome, suivi d’une brutale reprise en main :

« La France combattante est assurément devenue solide et cohérente. Mais pour payer ce résultat, combien a-t-il fallu de pertes, de chagrins, de déchirements […]. Et moi, pauvre homme ! Aurai-je assez de clairvoyance, de fermeté, d’habileté, pour maîtriser jusqu’au bout les épreuves ? […]. Trêve de doutes !… » (t. 1, p. 326).

8Plus ambivalentes apparaissent les émotions directement liées au combat politique mais médiocrement affaires de susceptibilité individuelle : les disputes avec Churchill, Eden, Roosevelt, ponctuent les Mémoires d’épisodes très expressifs. Mais de Gaulle se sait obligé de dépasser les antipathies qu’il peut éprouver au contact de tel ou tel. Ces antipathies, au demeurant, sont liées à une susceptibilité qui met moins en jeu sa personne singulière que le symbole national qu’il entend représenter. En ce sens, ces émotions, si personnelles soient-elles, demeurent imprégnées d’exemplarité. De Gaulle ne connaît de vexation personnelle que parce qu’il est la France.

Les émotions exemplaires : collectives et mobilisatrices

9Vainqueur des mauvaises émotions qui le submergent parfois, le général de Gaulle n’est pas pour autant un monstre froid qui mènerait sa guerre sans le moindre état d’âme. Les émotions sont bien là, ponctuant le texte à intervalles réguliers, mais ce sont des émotions collectives et mobilisatrices, donc positives. Elles renvoient inlassablement à des épisodes de fusion entre le leader de la France libre et la foule de ceux qui le reconnaissent comme tel et l’acclament. Ces moments d’euphorie fusionnelle sont pour le général de Gaulle source d’un intense bonheur qu’il relate sans retenue.

10Deux exemples parmi beaucoup d’autres possibles : l’« allégresse » qui accompagne le deuxième anniversaire du 18 juin, lorsque 10000 Français chantent la Marseillaise à l’Albert Hall de Londres (t. 1 p. 324) ; la « cérémonie émouvante » au bénéfice de Jean Moulin à la fois nommé (au Comité national français) et décoré (Croix de la Libération) (t. 2 p. 112). Auxquels il faut bien sûr ajouter tous les épisodes qui ponctuent la Libération et la victoire (ainsi les larmes versées à l’annonce de la victoire de Bir-Hakeim).

11Tout aussi codées sont les émotions négatives, celles qui sanctionnent le terrible constat des horreurs de la guerre, la perte d’amis fidèles, le spectacle désolant de l’exode, et bien sûr l’annonce des revers militaires. Le général de Gaulle se dit « submergé de colère et de chagrin » à l’annonce du sabordage de la flotte française en 1942 (t. 2 p. 63). De même s’avoue-t-il affecté par le spectacle désolant des lâchetés et des trahisons (il évoque par exemple le « chagrin » que lui cause Giraud) (t. 2 p. 136- 137), même s’il s’oblige, on l’a dit, à tenir à distance la dimension personnelle de ses relations avec les autres acteurs du conflit.

12Un tel rapport aux émotions, simple et binaire, était d’entrée de jeu explicité dans les Mémoires. Dès les premières lignes, l’auteur annonce la couleur :

« Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle » (t. 1, p. 5).

13Eu quelques lignes plus loin :

« Rien ne me faisait plus d’effet que la manifestation de nos réussites nationales […]. Rien ne m’attristait plus profondément que nos faiblesses […]. Rien ne m’émouvait autant que le récit de nos malheurs passés… » (p. 6).

14Le rapport aux émotions de la sorte construit s’inscrit dans une définition incarnative de la représentation politique. Le leader incarne le peuple et ressent les mêmes émotions que lui. La rencontre directe avec la foule ne peut qu’exprimer cette fusion émotionnelle. On est ici évidemment dans le mythe politique, car cette logique d’incarnation fait l’impasse sur quelques réalités sociologiques incontournables : le peuple n’existe pas plus que la nation, la foule empirique qui permet de l’évoquer n’est qu’un rassemblement ponctuel et arbitraire de fidèles ; le leader fait parler des entités de papier pour construire sa légitimité… Il est un acteur social situé doté d’intérêts spécifiques qui ne peuvent que ponctuellement et conditionnellement interférer avec ceux des groupes sociaux qui le soutiennent… Mais c’est sur ce mythe que se construit le système représentatif (Braud, 1996).

15Le rapport aux émotions contenu dans les Mémoires de Guerre ne fait qu’exprimer, sous une forme sans doute particulièrement épurée, un système normatif qui court tout au long des Troisième et Quatrième Républiques (Baudot, 2012). La ligne de partage que ce système établit entre bonnes et mauvaises émotions se retrouve dans la production éditoriale des héritiers du général, par exemple aux premières années de la Cinquième République. Sans que la variable partisane soit ici d’une quelconque pertinence, on retrouve ce double souci de mettre en valeur des émotions collectives et de taire les émotions individuelles. Les premières ne sont plus liées aux drames de la Guerre et à l’euphorie de la Libération. Elles sont adoucies à mesure que la paix revient, mais on en trouve l’équivalent fonctionnel du côté des grandes victoires électorales : le parallèle vaut aussi bien pour les gaullistes en 1958 que pour les socialistes en 1981. L’ivresse de la victoire est longuement mise en récit comme modalité politiquement recevable du bonheur. Les satisfactions purement individuelles (la joie d’être nommé ministre, par exemple) trouvent moins leur place, comme si l’égoïsme que traduirait l’expression trop éclatante de cette joie constituait une entorse à l’exemplarité républicaine. Appelé à servir au sein d’un gouvernement, l’homme d’État doit répondre à l’appel avec la seule obsession d’être à la hauteur. Il ne peut se réjouir égoïstement de cette promotion. Et pour le reste, il doit pouvoir dire comme VGE dans ses mémoires :

« Je n’ai pas, je crois, ce que l’on appelle un bon caractère, mais j’ai un caractère contrôlé […]. D’où un contrôle permanent de mes sautes d’humeur […]. Ce contrôle m’a été longtemps facile, au point de devenir presque naturel »
Le pouvoir et la Vie, t. 2, 1991, p. 354.

16Cet idéal d’impersonnalité et d’autocontrôle n’est plus aussi inconditionnellement partagé aujourd’hui (Hélias, 2012). Il doit composer avec une forme alternative de légitimation, basée inversement sur la revendication d’un droit à l’émotion singulière au prétexte que celle-ci est synonyme d’authenticité individuelle.

Émotions médiatiques contemporaines : valoriser l’authenticité

17L’économie des émotions s’est trouvée considérablement modifiée du fait de la crise des institutions politiques. Bien au-delà d’une simple crise de la représentation, il est possible de diagnostiquer un déclin substantiel de la légitimité des grandes machineries institutionnelles qui saturaient auparavant le champ politique. Les partis politiques sont particulièrement visés ici, au même titre que le pouvoir d’État, les monopoles revendiqués par les uns et les autres étant entamés (offre électorale et sélection du personnel politique pour les partis, action publique, régulation sociale et prétention à incarner la science et le progrès pour l’État). Il en résulte pour les gouvernants une modification substantielle des façons de se légitimer : l’adossement aux institutions (militant adossé au parti, technocrate adossé au pouvoir d’État) n’est plus mécaniquement synonyme de légitimation. L’exemplarité institutionnelle, qui supposait une certaine dose d’impersonnalité et de contrôle des émotions singulières, alterne donc désormais avec d’autres formes de légitimité, celles-là liées à la personne (Le Bart, 2013). Se dessine au final un schéma qui, si on accepte de simplifier un peu les choses pour les rendre plus visibles, se trouve être l’inverse du précédent : les émotions collectives peuvent sembler artificielles, désuètes, voire ridicules… et les émotions individuelles deviennent recevables y compris lorsqu’elles sont démobilisatrices et donc contre-exemplaires. La mélancolie s’affiche.

La rupture d’exemplarité

18Les grandes émotions collectives qui scandent la vie politique demeurent au cœur de l’activité des professionnels de ce secteur. La souffrance de la défaite et le bonheur de la victoire constituent des moments clés, et les livres démontrent l’acuité et l’intensité des souvenirs associés aux heures terribles du verdict électoral. L’émotion ainsi consignée témoigne de solidarités exemplaires (loyauté à l’endroit d’un candidat dont on partage fortune et infortune, loyauté envers la formation à laquelle on appartient), que les ouvrages actuels remettent rarement en cause. Une certaine distance à l’exemplarité s’observe pourtant en matière d’endossement des rôles institutionnels : l’enthousiasme associé aux combats collectifs s’estompe parfois. Les politiques actuels prennent leur distance par rapport à l’exigence de mobilisation permanente associée aux fonctions politiques. L’unité d’action qui en principe définit l’élu républicain, qu’elle soit déclinée en dévouement, sens du sacrifice, oubli de soi, courage ou opiniâtreté, tolère désormais des formes très explicites de relâchement. Les aveux de faiblesses parcourent les ouvrages. Les politiques avouent en particulier ces relâchements lorsqu’ils choisissent de privilégier la forme « journal ». On se souvient de La Tentation de Venise (1993), ouvrage dans lequel Alain Juppé reconnaissait être habité, entre deux réunions, par une certaine mélancolie démobilisatrice. On retrouve la même disposition chez François Léotard en 1995. S’étant donné pour tâche, dans Ma liberté, de dire la vérité, quand la « ruse » et la « pratique savante de la dissimulation » sont conseillées aux politiques, il ne craint pas de dire l’ennui qu’il ressent lors de la campagne présidentielle aux côtés d’Édouard Balladur.

« Chaque soir, dans cette campagne étouffante, je décline le “croire en la France” qui nous sert de ligne de conduite. Je m’efforce d’y souscrire […]. Si je ne le fais pas moi-même, qui le fera ? Mais néanmoins pris au piège de cet envahissement par l’indifférence […]. Cesser de participer à tout cela. Être anonyme » (p. 66-67).

19La fonction de ministre ne le motive pas davantage, même s’il reconnaît qu’il s’agit là « d’une des plus belles tâches de l’État » (p. 28) :

« Depuis quelques mois, c’était tout simple : il ne m’importait plus d’être ministre. L’écrasement de la vie personnelle, la succession ininterrompue des escarmouches budgétaires, aussitôt gagnées, aussitôt perdues, le poids croissant, dans la campagne, de la vie purement politique sur le service de l’État, le désir impérieux de retrouver le chemin de la lecture et de la réflexion, les appels secrets de mon fils qui emportaient chaque jour mes volontés, tout m’avait fait émettre quelques signaux qui ne tenaient en rien à l’élégance mais beaucoup à la fatigue » (p. 28).

20L’équation oubli de soi/dévouement à l’intérêt général, qui est au principe de la démocratie représentative, est grippée au profit d’une inclinaison égotiste qui détourne de la fonction politique : « Ma misère, écrit François Léotard, est trop grande pour que je participe sans retenue à celle des autres » (p. 57).

21Le découragement pouvait envahir le général de Gaulle, mais celui-ci se ressaisissait aussitôt. Il est sublimé chez Dominique Voynet au terme d’une expérience ministérielle en demi-teinte. Dans un ouvrage dont le titre (Voix off, 2003), comme ceux précédemment cités, marque la volonté de distance au rôle, la mise en scène de l’inadéquation à celui-ci est à lire comme une critique du système et non comme une autocritique. Les institutions politiques sont fatiguées et ne parviennent plus à insuffler aux politiques l’enthousiasme mobilisateur qui devrait être au fondement de l’action politique. Il en résulte une certaine mélancolie au cœur même de l’action. Celle-ci est compréhensible, elle est même devenue source de légitimité personnelle car gage d’authenticité et expression d’une insatisfaction que le lecteur est invité à partager.

22La distance aux institutions et le relâchement de l’exemplarité institutionnelle peuvent prendre la forme de la mélancolie, mais elles peuvent aussi se traduire par un rapport ironique, amusé, insolent voire carrément humoristique au politique. La gravité républicaine n’interdisait certes pas l’esprit, incarnation de l’excellence et du style (ainsi, encore une fois, chez le général de Gaulle). Mais elle excluait toute forme d’insolence ou de légèreté. Certains politiques, à l’image de Roselyne Bachelot, s’autorisent aujourd’hui clairement ces registres, quitte à jouer avec les frontières du politique. Ainsi d’André Santini, dont les titres s’égrènent comme autant d’invitation à ne pas prendre la politique au sérieux : Mieux vaut en rire (1995) ; Ces imbéciles qui nous gouvernent (1998) ; Bestiaire politique (2002). La politique ne serait donc qu’un jeu ?

Un égotisme recevable : l’individualisation de l’émotion

23Plus généralement, on observe que la parfaite superposition entre intérêt individuel et intérêt collectif, qui permettait chez le général de Gaulle la fusion entre émotion individuelle et émotion collective, a perdu en rigueur. Un intérêt personnel distinct de l’intérêt général trouve à s’exprimer sous la forme des gratifications personnelles qu’offre la carrière politique, gratifications qui sont au principe d’émotions personnelles égoïstes. L’engagement politique n’est plus synonyme d’oubli de soi, et il fait alterner joies et souffrances intimes propres au monde des professionnels de la politique. D’où une tendance assez systématique à la « psychologisation » du politique (Darras, 1995).

24Ainsi voit-on Alain Juppé invoquer, dans un livre dont le titre, là encore, témoigne de l’orientation intimiste (Entre nous, 1996), son « besoin de reconnaissance, de considération, et même d’affection » (p. 15). On est en 1996, il est alors premier ministre et se dit affecté par une forte impopularité.

« Je suis moins sec et moins blindé qu’on ne le laisse entendre dans les salons et dans les journaux. On peut n’être pas expansif et se sentir blessé par tant d’incompréhension et d’agressivité. Je ne suis pas un monstre d’indifférence. Comme tout homme public, je préfère être aimé que haï, applaudi que conspué, approuvé que dénigré. La politique est par définition un lieu de passion. L’enthousiasme, je l’ai. La souffrance, je l’accepte » (p. 16).

25Là où auparavant l’émotion était précisément ce qui permettait aux leaders et aux foules de communier par-delà la frontière qui les sépare, elle se manifeste aujourd’hui à l’échelle individualisée du seul représentant isolé par le principe même de la représentation. Dans La France peut supporter la vérité (2006), François Fillon ne cache rien de la « déception » qu’il a ressentie suite à son éviction par Chirac en 2005 ; il reconnaît « un accès de colère et de vanité » (p. 13). Les blessures infligées à l’ego sont désormais largement mises en scène, comme si le statut de victime des cruautés du monde politique était source de légitimité. Ainsi Christine Boutin rebondissant dans Les Larmes de la République (1999) sur un épisode douloureusement ambigu : les larmes à la tribune de l’Assemblée sont à la fois aveu de faiblesse (l’exemplarité suppose le contrôle de soi) et preuve d’authenticité (les larmes démontrent la sincérité). Ainsi encore Laurent Fabius, ébranlé par le scandale du sang contaminé, lorsqu’il tente de retourner l’opinion à son profit dans Les Blessures de la vérité (1995) ; le parcours qu’il décrit est celui d’un énarque formé à l’exemplarité impersonnelle qui peu à peu se convertit aux exigences de la personnalisation politique :

« Longtemps j’ai répugné à parler de moi, de mes sentiments, de mes émotions, et même de mes idées » (p. 9).

26On entre ici sur le terrain incroyablement fécond des émotions individuelles qui scandent le combat politique. « La première fois que j’ai pris la parole dans l’hémicycle, confesse Marielle de Sarnez (elle aussi adepte de la forme “journal”), je tremblais comme une feuille » (2008, p. 20). Jusqu’à quel point peut-on laisser voir les émotions en soi ? La question se pose particulièrement pour toutes les émotions liées à la conflictualité politique. Les professionnels de ce secteur semblent toujours hésiter entre le désir de se placer au-dessus des querelles d’ego et l’ambition de paraître authentiques et transparents en les restituant dans leur cruauté. Ces querelles participent du romanesque des coulisses politiques, romanesque sans doute devenu le ressort narratif principal de cette production éditoriale. Ainsi lorsque Ségolène Royal (2007) s’autorise une entrée « colère » dans son abécédaire de campagne : la cible de sa colère est évidemment le camp sarkoziste, mais avec une forte dimension individuelle et interpersonnelle.

27L’individualisation de l’émotion induit un droit aux émotions non politiques. Les Mémoires du général de Gaulle se caractérisaient, on l’a dit, par un implacable principe d’unité d’action : le récit ne s’autorisait aucune digression, aucune anecdote, le leader ne s’autorisait aucune distraction. Les événements débordant l’action menée ne pouvaient surgir au fil de celui-ci, à l’image de la mort de la mère du narrateur, que si un lien était établi avec l’action politique. Les politiques actuels manifestent au contraire un art consommé de la digression. Leurs ouvrages oscillent souvent entre démarche programmatique (projet pour la France, l’Europe même) et démarche autobiographique (ma trajectoire, mon expérience, mes convictions…). Il en résulte une forte dispersion du texte, dont témoigne la diversité des modalités de convocation des émotions. Outre les émotions exemplaires (joie d’une victoire électorale collective, tristesse de la défaite), outre les émotions plus individuelles mais encore politiques qui sont liées à l’image de soi (tristesse d’être impopulaire), on trouve désormais trace dans les livres politiques d’émotions privées empruntant à des registres qui n’ont plus rien à voir avec la vie politique. Christine Boutin (Je ne suis pas celle que vous croyez, 2006) nous raconte la disparition de sa meilleure amie ou les inquiétudes ressenties à l’annonce de l’accident de sa fille. Alain Juppé écrit que sa fille Clara le rend « fou de bonheur » (1996, p. 43). Bonheurs de lectures, émotions de voyageur, de mélomane ou d’amateur de peinture, émotions amoureuses ou parentales… Les livres politiques sont prétextes à présentations de soi largement fondées sur le hors-politique. La capacité à ressentir des choses en dehors de la politique est vue comme gage d’authenticité et de transparence.

Conclusion : l’optimum de distance aux émotions ?

28Nous avons jusqu’à présent fait valoir une logique de rupture pour bien mettre en évidence ce qui différenciait les politiques actuels de leurs devanciers au plan du rapport aux émotions. Il convient cependant de ne pas exagérer cette rupture. La singularité ne remplace pas abruptement l’exemplarité. Ces deux systèmes normatifs cohabitent pour encadrer l’activité politique aujourd’hui, offrant aux acteurs des opportunités tactiques sans doute plus larges qu’avant, mais au sein desquelles le souci d’exemplarité n’a pas disparu. Tout ici est affaire de contexte, de trajectoire, de position. Si la nostalgie chevaleresque ébranle, on l’a dit, l’exemplarité (affirmation d’un droit aux émotions), il convient de ne pas faire l’impasse sur le mécanisme inverse : la nostalgie de l’exemplarité travaille bon nombre d’auteurs désireux de se présenter comme au-dessus de la mêlée, à l’image de François Fillon (2006) dans l’extrait suivant :

« La passation des pouvoirs avec Élisabeth Guigou […] fut glaciale et méprisante. Sur le plan personnel, je n’en avais cure » (p. 29).

29S’impose traditionnellement aux professionnels de la politique une obligation de contrôle des émotions qui endigue l’expression de la colère ou de l’amertume. Mais la période actuelle incite à une valorisation de l’authenticité qui autorise une libération partielle et contrôlée des émotions, selon la logique d’informalisation analysée par Cas Wouters (Wouters, 2003 ; Neveu, 2012), ou bien selon le modèle de la nostalgie chevaleresque chez Norbert Elias. Un professionnel de la politique peut dire sa satisfaction à la nouvelle de sa nomination comme ministre, mais il le fera en termes choisis et mesurés, loin par exemple de l’euphorie enfantine d’un Bernard Laporte dont le propos trahit la marginalité politique :

« J’ai la tête qui tourne. Le vertige d’une situation à laquelle je ne m’étais pas du tout préparé […]. L’ivresse me gagne. Je chavire de bonheur. C’est incroyable… merveilleux. Je pense à mes parents, à la fierté qui sera la leur […]. C’est un moment fort, violent, intense […]. J’en pleurerais » (2009, p. 16).

30Le relâchement émotionnel est ambigu. Il est synonyme de rupture d’exemplarité, de distance au rôle et donc aux institutions, en même temps qu’il est revendication d’authenticité et de droit à être soi. La liberté de ton qui marque ce relâchement confère au livre politique une dimension d’autobiographie, loin du modèle longtemps prégnant des mémoires d’hommes d’État. Ces derniers étaient constitutifs d’un genre spécifique : une fois en retraite, le politique livrait ses souvenirs avec sincérité, mais il demeurait habité par un souci d’exemplarité et d’impersonnalité. L’intimité n’avait pas de place dans ces textes, l’auteur s’efforçant de se justifier et de se donner le beau rôle. Les ouvrages actuels se réfèrent davantage à l’autobiographie au sens littéraire du terme : la sincérité suppose le récit d’épisodes dont l’auteur ne sort pas forcément à son avantage, mais la vérité prime sur l’exemplarité.

Corpus mobilisé

31Boutin C, 1999, Les Larmes de la République, Paris, Plon.

32Boutin C, 2006, Je ne suis pas celle que vous croyez, Paris, éd. First.

33de Gaulle C, 1954, 1956, 1959, Mémoires de Guerre, Paris, Plon (livre de poche). Fabius L, 1995, Les Blessures de la vérité, Paris, Flammarion.

34Fillon F, 2006, La France peut supporter la vérité, Paris, Albin Michel.

35Giscard d’Estaing V, 1991, Le Pouvoir et la Vie, tome 2, Paris, Compagnie 12.

36Juppé A, 1993, La Tentation de Venise, Paris, Grasset.

37Juppé A, 1996, Entre nous, Paris, Nil éd.

38Laporte B, 2009, Un bleu en politique, Paris, Presses de la cité.

39Léotard F, 1995, Ma liberté, Paris, Plon.

40Royal S, 2007, Maintenant, Paris, Hachette.

41Santini A, 1995, Mieux vaut en rire, Paris, Albin Michel.

42Santini A, 1998, Ces imbéciles qui nous gouvernent, Paris, éd. Numéro 1.

43Santini A, 2002, Bestiaire politique, Paris, Plon.

44Sarnez M. de, 2008, Féminin singulier, Paris, Plon.

45Voynet D, 2003, Voix off, Paris, Stock.