Le genre face aux mutations
| , , ,Première partie. L'ajustement des représentations et l'invention des normes
La mixité scolaire : une confusion des genres ?
Texte intégral
- 1 Geneviève Fraisse, « Les deux gouvernements : la famille et la Cité », La démocratie en France, to (...)
1Avec son inscription dans la loi Haby, il y a plus d'un quart de siècle, la mixité scolaire s'impose comme une évidence, à tel point qu'elle a été jusqu'alors peu interrogée par les historiens. Depuis « l'affaire des foulards » en 1989, elle est l'objet de discussions et de remises en cause publiques. Des expériences de retour à la non-mixité ont également été menées dans des pays anglophones et en Allemagne. Mais en France, comme le souligne Geneviève Fraisse en 2000, « il est encore iconoclaste d'affirmer que la mixité a des effets pervers sur l'égalité des sexes à l'école1 ».
- 2 Françoise Mayeur, L'éducation des filles au xixe siècle, Paris, Flammarion, 1979.
2L'intérêt pour la mixité est né des études des psychologues et des sociologues ; les premiers travaux, contemporains de la loi de 1975, soulignent le renforcement des stéréotypes de sexe dans les groupes mixtes. La chronologie développée alors se limite aux années postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Les Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir (1958), ou la biographie de Simone Weil, publiée en 1973 par Simone Pétrement, font état de pratiques de mixité antérieures dans « l'entre-deux- guerres ». Les études historiques sur l'enseignement des filles au xixe siècle ont par ailleurs montré la spécificité d'un enseignement au féminin dans la construction du genre2.
3Il s'agira ici de distinguer les moments et des lieux où s'imposent, dans les institutions scolaires, des changements qui peuvent opérer sur la construction du masculin et du féminin. J'en distinguerai trois qui correspondent à des scansions chronologiques, des focales d'observation et des échelles différentes, qui nous donnent chacune des connaissances spécifiques, et que j'intitulerai respectivement : mixité théorisée, mixité expérimentée et mixité vécue.
La coéducation, forme théorisée de la mixité dans le second xixe siècle
4Condorcet en 1791, Fourier en 1830 et Jeanne Deroin en 1848 ont prôné la mixité dans l'éducation : voix isolées, dissonantes dans l'esprit du siècle, qui est à la ségrégation et la séparation des sexes. Plus que réservée sur la présence conjointe des deux sexes dans le même espace éducatif, la conception française dominante s'explique par le poids de l'Église catholique et la volonté de l'État républicain d'arracher les filles à l'influence de l'Église, sans remettre en cause les différences entre les sexes, fondées depuis la Révolution française sur une « nature féminine » spécifique et sur le rôle d'épouse et de mère des futurs citoyens.
- 3 Florence Rochefort, « Démocratie féministe contre démocratie exclusive ou les enjeux de la mixité (...)
5Le débat revient sur la scène publique avec la constitution d'un mouvement féministe qui revendique la mixité et l'égalité des sexes dans la République3. Différents congrès féministes en 1878, 1889 et 1900 prônent la coéducation en s'appuyant sur des exemples de pays étrangers, en particulier des États-Unis. Tous ces débats donnent lieu, à l'adoption de vœux, dont l'impact est relativement limité. Après 1900, certaines « féministes maternalistes » s'opposent même à l'idéologie égalitariste de la coéducation et mettent en avant la fonction spécifique des filles et des femmes comme mères effectives ou potentielles.
6Cependant, entre 1885 et 1905, les débats ne restent pas seulement circonscrits à une poignée de féministes. La question de la coéducation est présente dans les deux éditions du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, diffusé dans les Écoles Normales et les établissements scolaires du secondaire et du primaire. La différence entre les deux éditions - plusieurs pages en 1911, quelques lignes seulement en 1882 - montre comment la coéducation a pris une place importante dans le débat sur la différence des sexes en éducation. L'article de 1911 précise qu'il doit y avoir, dans les écoles mixtes, une « communauté d'intérêts » entre instituteur et institutrice, en mettant en avant la nécessité de liens familiaux entre les deux (sœur/frère, mari/femme ou père/fille), position qui reflète le compromis noué par le républicanisme autour de « l'égalité dans la différence » et du rôle spécifique des filles et des femmes dans la famille.
- 4 Quatrième Congrès des Amicales d'instituteurs et d'institutrices de France et des colonies, Lille, (...)
- 5 Intervention de M. Aman, ibidem, p. 63. Cet instituteur avait enseigné à Cempuis.
- 6 Intervention du député Carnaud, ancien instituteur, ibidem, p. 81.
7La coéducation avait été longuement discutée au Congrès de Lille des Amicales des institutrices et instituteurs en août 19054 S'appuyant sur l'expérience des écoles rurales mixtes, la plupart des orateurs et oratrices s'étaient accordés sur la demande d'une véritable coéducation, qui ne soit pas seulement une co-instruction « expédient permettant de donner l'instruction primaire à des filles et des garçons dans un local unique5 ». La coéducation favorise « la fin des haines de sexes, des préjugés » et influe donc sur la construction du genre. Les élèves doivent être regroupés par âge, et non par sexe, et ne doivent plus être séparés pendant les récréations. Un des arguments évoqués souligne que « chaque sexe doit conquérir les qualités de l'autre » ce qui préfigure en fait une conception naturaliste de chaque sexe. Cependant, des voix dissonantes, se sont élevées pendant le congrès pour combattre la coéducation qui « fait ressembler les filles aux garçons et les garçons aux filles en les coulant dans le même moule6 » ou pour refuser que les récréations soient prises en commun. Position traditionnelle, conforme à l'esprit du siècle, qui montre la vigueur de certaines oppositions.
- 7 Jean-Noël Luc, L'invention du jeune enfant au xixe siècle. De la salle d'asile à l'école maternell (...)
8Il faut nuancer cependant cette typologie. La mixité ne fut pas seulement théorisée, sous la forme de la coéducation, au tournant des xixe et xxe siècles. Elle fut aussi appliquée pour les jeunes enfants dans les salles d'asile, puis, à partir de 1881, dans les écoles maternelles7, ainsi que dans les écoles de villages de moins de 500 habitants où le petit nombre d'enfants a exigé le regroupement des sexes, séparés de fait dans la classe et dans la cour de récréation et avec des horaires de sortie décalés. Il est difficile, si l'on suit les instructions officielles et les plans d'architecture scolaire, d'avancer que la mixité a contribué à modifier les identités de genre. Mais les pratiques pédagogiques des dizaines d'écoles et de milliers de classes mixtes ont souvent été différentes des textes et des plans normatifs.
- 8 Roger-Henri Guerrand, La libre maternité, Paris, Casterman Poche, 1971, p. 52.
9Une expérience conséquente a été menée, à partir de 1880 et pendant quatorze ans, par Paul Robin, anarchiste bakouninien et malthusien, dans un orphelinat à Cempuis dans l'Oise8, où « [...] les garçons et les filles de quatre à seize ans furent élevés en commun, en grande famille, dans la plus grande liberté possible [...] ».
- 9 M. Aman, intervention à la commission coéducation au Congrès des Amicales Lille de 1905 p. 68 (réf (...)
- 10 Carole Lécuyer, « Une nouvelle figure de la jeune fille sous la IIIe République : l'étudiante », C (...)
- 11 Archives privées de la sepr, Compte rendu de l'année 1913-1914, publié en 1915, p. 25, note 1.
10Un des instituteurs ayant exercé à Cempuis souligne que « jamais il ne lui a été donné de constater des manquements graves à la moralité entre grands garçons et grandes filles9 ». L'expérience, unique en son genre, fut condamnée, son créateur révoqué et l'établissement fermé en 1894, après une violente campagne de presse contre « le système pornographique de la coéducation des sexes ». Au même moment, en 1893, les premières étudiantes en Sorbonne se faisaient conspuer par des jeunes gens, outrés de leur présence sur les bancs de l'université. Cependant, quelques années plus tard, la fréquentation des mêmes espaces publics par les garçons et les filles, est progressivement admise et on voit même naître une « tranche camaraderie », attitude nouvelle de rapports entre les sexes10. On perçoit ainsi le décalage entre les prises de position théoriques ou politiques sur la coéducation et les pratiques sociales. Certes, l'idée de la présence conjointe des deux sexes dans le même espace public surprend encore, ainsi que le montre l'exemple de la Société d'enseignement professionnel du Rhône (sepr), fondée par un saint-simonien en 1864, et qui, dès 1874, organise des cours du soir mixtes. La promiscuité choque encore les professionnels de l'éducation, comme cet Inspecteur de l'enseignement technique venu constater que l'ordre régnait pendant les cours mixtes, mais qui précise dans son rapport que « le diable ne perdait pas ses droits et, à la sortie du cours, il devait se rattraper11 ».
11Les exemples de Cempuis ou de la sepr lyonnaise sont relativement exceptionnels et isolés et représentent des utopies de coéducation en actes, en décalage avec l'esprit du temps. Après la Grande Guerre, ces expériences ne sont plus uniques et la mixité s'expérimente plus largement, contribuant à modifier les rapports de genre.
La mixité expérimentée dans « l'entre-deux-guerres »
- 12 Cité dans André Grelon, « Marie Louise Paris et les débuts de l'école polytechnique féminine ( 192 (...)
« Je suis heureux de dire que l'atmosphère de franche camaraderie, de travail et de paix qui s'est établie chez nous a été rendu plus douce encore depuis qu'en 1917 la faculté a été accordée aux jeunes filles de se présenter à notre concours. Deux ou trois sont admises chaque année parmi les trente- cinq places dont nous disposons. Le fait que certaines d'entre elles se placent à la tête de leur promotion contribue à développer chez les camarades de l'autre sexe une juste conception des possibilités du cerveau féminin. L'une des premières admises a été jugée digne depuis plusieurs années d'occuper les fonctions de chef de travaux dans notre laboratoire de chimie organique. Elle les exerce avec autant de science que de souriante autorité12 ».
- 13 Sur les différentes formations scientifiques et techniques pour les filles, voir l'ouvrage de Cath (...)
12Ainsi s'exprime, en 1933, dans l'amphithéâtre de la Sorbonne, devant un aréopage de personnalités scientifiques et politiques, à l'occasion de la célébration du cinquantenaire de l'École de physique et de chimie industrielles de la Ville de Paris, son directeur, Paul Langevin. Certaines écoles supérieures sont ouvertes aux filles. Il y a dans ce domaine, concurrence entre deux modèles, puisque des formations techniques supérieures uniquement féminines sont également créées13.
- 14 Christophe Charle, « Les femmes dans l'enseignement supérieur. Dynamiques et freins d'une présence (...)
- 15 Loi du 12 février 1933 et circulaires d'application du 31 août 1933, du 6 novembre 1933 et du 23 n (...)
13Pour les universités, la croissance du nombre des étudiantes dans la période indique qu'on n'en est plus au stade des pionnières de l'avant- guerre, symbole plus que modèle opératoire14. L'émulation entre filles et garçons profite à celles qui investissent tous les lieux de l'apprentissage du savoir, y compris les sciences et la formation des ingénieurs. Dans les années 1920-1940, s'élaborent des modèles de mixité, écarts à la norme scolaire de séparation des sexes, qui concernent non seulement les élites lycéennes et étudiantes, mais également un certain nombre d'élèves de l'enseignement primaire dans les nombreuses écoles primaires dites « géminées », en zones rurales, mais aussi dans les quartiers urbains15. Dans les lycées, le phénomène est plus complexe et concerne à la fois les professeurs, les établissements et les élèves.
- 16 Catherine Schulhof, « Les agrégées en fonction dans l'enseignement masculin », L'Agrégation, n° 10 (...)
- 17 Cécile Hochard, thèse de doctorat d'histoire « les lycées de Paris et de la région parisienne » un (...)
- 18 Cécile Hochard, « Souvenirs de Madame V, élève au lycée Fénelon pendant la Seconde Guerre mondiale (...)
- 19 Archives départementales du Rhône, 1T 2279, rapport du directeur à l'inspecteur général de l'ensei (...)
- 20 Par exemple en juin 1931 : « Grâce à la SEPR commissaires et élèves seront des hommes accomplis et (...)
14Les lycées d'État, fondés en 1802, n'ont accueilli que des garçons pendant trois quarts de siècle. En 1880, les établissements féminins publics sont créés par la loi Camille Sée avec un programme, des horaires et des enseignantes spécifiques. Cependant, dès le début, par manque de personnel essentiellement, des professeurs hommes vont enseigner dans les lycées de jeunes filles. La Grande Guerre ouvre aux professeurs-femmes qui remplacent les hommes mobilisés, les lycées masculins et contribue ainsi à l'expérimentation d'une nouvelle mixité des enseignants et des élèves avec l'arrivée non seulement de professeurs, mais aussi de filles qui veulent passer le baccalauréat. En 1928, pour la France entière, 27 agrégées et 34 certifiées exercent dans des lycées de garçons de même que 369 institutrices dans les classes élémentaires (le chiffre reste assez faible16). Assez vite, également, un nombre limité de jeunes filles venant de classes terminales à l'effectif trop faible, prépare le baccalauréat dans les lycées de garçons, après la percée effectuée par les pionnières entre 1861 et 1914. Une expérience originale d'un lycée de garçons, mais mixte dès sa création, a été étudiée par Cécile Hochard, : il s'agit du lycée Marcelin Berthelot à Saint-Maur qui ouvre en 1938. À la fin de l'année scolaire, les parents d'élèves, se montrent satisfaits de l'expérience et de l'émulation créée dans les classes par la présence de filles ; mais ils demandent aussi une surveillance plus serrée des récréations et des permanences17. L'exemple est d'autant plus exceptionnel que dans les autres lycées parisiens, les directrices, comme celle du lycée Fénelon, traquaient le rapprochement entre les sexes et n'autorisaient pas les garçons à stationner devant le lycée18. Cependant dans certaines écoles pratiques de commerce et d'industrie, des écoles primaires supérieures, et dans des cours professionnels, filles et garçons pouvaient fréquenter les mêmes bancs19. À la Société d'enseignement professionnel du Rhône citée précédemment, les cours mixtes se développent après la Grande Guerre. En 1926, les déléguées élues des élèves, appelées « commissaires », revendiquent de participer au bureau qui gère en partie les cours professionnels et un discours féministe égalitaire s'exprime lors des cérémonies de distribution des prix20.
15Mais c'est dans les écoles normales supérieures que la confrontation entre masculin et féminin est la plus lisible. Dans « l'entre-deux-guerres », une partie de l'élite féminine des élèves des classes préparatoires se détourne de la préparation à Sèvres et préfère celle du concours d'Ulm et les préparations masculines qui sont en concurrence avec le modèle féminin qu'incarne l'ens de Sèvres.
- 21 Simone De Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958 (citation de l'éditi (...)
- 22 Sur Sèvres et la formation des professeurs, voir la thèse de doctorat d'histoire de Loukia N. Efth (...)
- 23 Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens de l'entre-deux-guerres (...)
16Créé en 1881, cet établissement d'enseignement féminin indépendant de l'université (les élèves ne passent pas la licence) est pour les filles, le sanctuaire des humanités modernes. Les directrices successives se sont attachées au développement de la personnalité des élèves, initiées également aux charges de maîtresse de maison. L'ens de Sèvres passe ainsi de « l'égalité dans la différence », voulue par les créateurs républicains de l'enseignement secondaire à « l'égalité dans l'identité », identité féminine pointée par Simone de Beauvoir : « Je ne tenais pas à m'enfermer hors de Paris avec des femmes » écrit-elle rétrospectivement dans Mémoires d'une jeune fille rangée21. L'ens de Sèvres est destinée à former des professeurs avec des connaissances, une éducation et des valeurs propres au public féminin des lycées de filles, même si, après le décret Bérard de 1924, programmes et examens sont alignés sur ceux des garçons. Sèvres se rapproche d'Ulm jusqu'au décret de 1937 qui prévoit l'égalité entre les deux ens... et l'interdiction pour les filles de passer le concours masculin d'Ulm (comme Simone Weil l'avait fait en 192822). Quelques filles, entre 1921 et 1938, ont forcé le barrage de l'entrée à l'ens d'Ulm, malgré les réticences des jurys et les obstacles mis à une réelle mixité des études (elles n'ont pas le droit d'aller au réfectoire, ont une salle d'étude spécifique et pas d'accès libre à la bibliothèque). Les filles, qui ne sont plus autorisées à partir de 1938 à se confronter avec les garçons dans les classes préparatoires aux concours dans les lycées de garçons, sont de nouveau cantonnées « entre elles23 ». Il faut donc s'interroger sur les effets de l'apparent égalitarisme du décret de 1937, puisque le changement institutionnel apparaît en fait, pour certaines, comme une forme de régression.
17Dans l'entre-deux-guerres coexistent, et dans une certaine mesure se confrontent modèle masculin et modèle féminin, qui influent sur la conscience de genre des individus et les rapports entre les sexes. Dès la crise des années 1930, on constate cependant, dans les discours institutionnels, une insistance sur le rôle spécifique des filles et des femmes, avec le développement des cours d'enseignement ménager. Le régime de Vichy, en les rendant obligatoires pour toutes les filles du primaire et du secondaire, accentue le phénomène, en même temps que disparaissent les nombreux cap créés pour les filles entre 1919 et 1939.
- 24 Syân reynolds, France Between the Wars : Gender and Politics, Londres/New York, Routledge, 1996. L (...)
18Les nouvelles générations de filles ont vécu, à des degrés divers selon les lieux et les groupes sociaux, une expérience différente de celle de leurs mères. Les zones de rencontre entre filles et garçons existent dans l'entre-deux- guerres et le processus de mutation des genres est à l'œuvre, en particulier pour la jeunesse, dans l'École comme dans divers autres espaces publics comme l'ont montré les historiennes Syân Reynolds et Laura Lee Downs24.
- 25 Denise Domenach-Lallich, Demain il fera beau. Journal d'une adolescente (novembre 1939-mai 1944), (...)
19Un nombre limité de filles a donc partagé avec les garçons, l'ouverture sur le monde extérieur qui était l'apanage de ces derniers. Publié récemment, le Journal d'une adolescente de Denise Domenach, est révélateur de cette mutation des genres, accentuée par le temps d'exception qu'est la guerre. Elevée dans une famille nombreuse de la moyenne bourgeoisie lyonnaise où est prônée une bonne éducation, dans un cours féminin privé, catholique, et l'attachement aux rôles féminins et masculins déclinés en famille, l'adolescente découvre, à la faveur de la désorganisation de l'année scolaire 1939-1940, les délices d'un lycée de garçons à Bourg en Bresse. Elle s'enhardit, acquiert des manières de faire qui n'ont pas cours pour les filles de son milieu. Une idylle naît avec un garçon de sa classe. Cette brève expérience de mixité scolaire l'a transformée25.
La mixité vécue dans « les années 68 » crée-t-elle une confusion des genres ?
- 26 Sur la notion « d'années 68 », G. Dreyfus-Armand, R. Frank, M. F. Lévy, M. Zancarini- fournel (dir (...)
- 27 L'expression est de Maurice Crubellier L'enfance et la jeunesse dans la société française. 1800-19 (...)
20La troisième période porte sur la généralisation très progressive, irrégulière et somme toute assez lente, de la mixité au tournant des « années 196826 ». Nous pouvons nous interroger sur la réalité de la « confusion des sexes27 », ordinairement énoncée, au nom de l'universalisme, sous forme de la neutralité, l'élève étant prétendument un être neutre, asexué.
21Par mesure d'économie, la mixité est conseillée dans les écoles primaires (dès 1933) et dans l'enseignement secondaire, par la circulaire du 3 juillet 1957. Cependant il faut noter que le terme coéducation - à côté de celui de gémination ou de « sexes mélangés » – est encore indiqué dans le texte officiel :
- 28 Circulaire du 3 juillet 1957, Bulletin officiel de l'éducation nationale, 28, 11 juillet 1957, p. (...)
« Bien conduite, elle procure d'inappréciables satisfactions, celles surtout qui donnent une plus vive émulation des intelligences, une formation commune des caractères qui peut rendre les jeunes filles plus simples, plus objectives, les jeunes gens plus discrets, plus policés, tous plus compréhensifs, plus généreux [...]28 ».
22L'application en est fort diverse. Après la réforme Capelle-Fouchet de 1963, les collèges destinés à la scolarité obligatoire, sont mixtes, tout comme les nouveaux lycées construits pour faire face à la massification scolaire. Le paysage éducatif est donc varié, selon les villes et les quartiers, avec des noyaux de résistance de l'apprentissage du féminin comme cet établissement technique parisien décrit par ses élèves en mai 1968 :
- 29 Collège technique de la rue Quinault, Paris, Les lycéens gardent la parole, Paris, Seuil, 1968, p. (...)
« C'était bien un ancien couvent. Nos petites fenêtres encore protégées de barreaux font hésiter un moment entre la prison et l'asile ; mais lorsqu'on passe le seuil, à l'heure des récréations, on se demande toujours à quel ordre appartiennent ces novices vêtues de blanc qui descendent silencieusement au cloître en rangs serrés [...] Certaines mauvaises langues soupçonnent même la directrice d'avoir largement plagié le règlement du couvent pour en faire celui de son établissement. C'est ce qui expliquerait certaines règles du genre : "les cheveux seront courts ou relevés en chignon. Les fards et teintures seront interdits29 ».
23Au cours de la crise de mai-juin 1968, lycéens et lycéennes des Comités d'action, publient des propositions pour créer « de nouveaux rapports sociaux au lycée » ; la question de la mixité, première des revendications, est très présente. L'argumentation sur les bienfaits de la coéducation s'est déplacée de la pédagogie égalitariste à la fin du xixe siècle à la liberté sexuelle :
- 30 cal Buffon, Paris, Les lycéens gardent la parole, Paris, Seuil, 1968, p. 133-134.
« Les lycéens et les lycéennes considèrent qu'il n'est plus admissible que certains établissements conservent des traditions de ségrégation sexuelle [...] La mixité transformera la nature des rapports entre garçons et filles. La commission reproche aux lycées non mixtes d'entretenir certains tabous, certains préjugés. La commission espère ainsi transformer la mentalité de nombre de jeunes dans leurs rapports entre garçons et filles. Ces rapports deviendront meilleurs, plus naturels, s'ils sont exempts de préjugés et de tabous30 ».
- 31 cal Saint Quentin, ibidem, p. 87.
- 32 CAL Enghien, ibidem, p. 101.
24La « répression sexuelle » dès le plus jeune âge est dénoncée et la proposition faite d'organiser des cours d'éducation sexuelle, mixtes, en deux parties l'une portant sur la biologie, l'autre sur la psychologie féminine et masculine31. Pour les cours d'éducation physique, garçons et les filles, expriment des souhaits différents, les garçons étant « plus tournés vers l'athlétisme » et les filles vers « la gymnastique rythmique ». Si la mixité, unanimement réclamée par les lycéens et les lycéennes dans ce moment de remise en cause générale, apparaît comme un progrès, l'inscription du genre est notable, car une différenciation est perçue par eux entre le masculin et le féminin, lisible en particulier dans leurs propositions pour l'éducation physique32.
- 33 Annick Durand-Lavigne et Marie Duru-Bellat, « Mixité scolaire et construction du genre », Les nouv (...)
- 34 Nicole Mosconi, La mixité dans l'enseignement secondaire, un faux semblant ?, Paris, puf, 1989. Cl (...)
- 35 Christian Baudelot et Roger Establet, Allez les filles !, Paris, Seuil, 1992.
25En 1975, la réforme Haby inscrit, pour tous et toutes, la mixité dans la loi. Les premières études de psychologie sociale, contemporaines de cette législation, en soulignent les apories33. Le processus de structuration des individus est diversifié selon la position du groupe de sexe auquel on appartient ; en situation de mixité, les filles accentuent le côté féminin du groupe alors que les garçons affirment, eux, leur identité individuelle. Les sociologues ont démontré par l'étude des interactions dans la classe, c'est-à-dire à une échelle micro, que la mixité produisait un contexte moins stimulant pour les filles, parce que les garçons exerçaient une domination sonore et corporelle et captaient l'attention des enseignants ou des enseignantes34 Christian Baudelot et Roger Establet, à partir d'une autre échelle, celle des statistiques de la scolarisation sur un siècle, montre la progression inexorable des scolarités féminines, tout en notant la persistance des ségrégations et des inégalités dans les orientations et les diplômes35.
*
- 36 Françoise et Claude Lelièvre, La scolarisation des filles, Paris, Nathan, 1991.
26L'approche choisie pour cette histoire cavalière de la mixité et son effet sur la construction et la mutation des genres voulait se démarquer d'une histoire linéaire et progressiste de la scolarisation des filles36. Le choix des focales d'observation et des échelles diversifiées – politiques éducatives, établissements et expériences des individu(e)s – contribue à déconstruire la chronologie ordinaire qui inscrit la mixité, sous l'effet des nécessités, à l'école à partir de 1957 et dans la loi pour tous les établissements en 1975. En amont, comme en aval, cette chronologie est à repenser. Si, à la suite de la loi Haby, les concours de recrutement de l'enseignement sont ouverts à la fois aux hommes et aux femmes, c'est seulement en 1986 que les Écoles normales supérieures sont effectivement mixtes et que fusionnent les ens de garçons et les ens de filles (avec pour conséquence l'effondrement du nombre de filles dans les filières scientifiques et l'inflation dans les filières littéraires). Dans l'arc temporel choisi - xixe-xxe siècles -, les débats sur les principes de la mixité ou de la coéducation existent, différents à chaque moment, et les pratiques excèdent parfois les discours, d'où l'importance de la périodisation.
27La première période a porté sur les années 1885-1905 où se développe une discussion, qui n'est pas seulement hexagonale, sur ce qu'on appelle alors la coéducation. Il s'agit surtout d'une réflexion théorique et politique, qui est le fait de féministes, de pédagogues et d'acteurs influents de l'institution scolaire, sur les principes et les bienfaits de cette coéducation. La seconde période concerne les années 1920-1940, où s'élaborent des modèles de mixité, écarts à la norme scolaire de séparation des sexes. Dans ce moment-là coexistent, et dans une certaine mesure s'affrontent modèle masculin et modèle féminin. La troisième période porte sur la généralisation progressive de la mixité au tournant des 'années 1968'et sur la manière dont elle a été perçue et vécue, au moment où la jeunesse est constituée en catégorie autonome et où s'ébauche publiquement la question de la sexualité.
28Nous nous sommes interrogé(e)s sur la généralisation de la mixité, ordinairement caractérisée par la neutralité au nom de l'universalisme. Les sciences sociales ont déconstruit cette notion de neutralité en soulignant à la fois le rattrapage par les filles de leur retard, l'inversion historique des résultats selon les sexes, mais également les inégalités persistantes dans les orientations et les carrières féminines, des discriminations cachées qui démentent la réalité d'une mixité qui instaurerait la « confusion des genres ».
- 37 Sur ccs constats, voir « Rapports de sexe, rapports de genre. Entre domination et émancipation ». (...)
29Dans l'histoire immédiate, la mixité de l'espace scolaire est remise en cause par des élèves et par leurs familles, comme en témoigne la bipartition sexuée d'espaces autrefois mixtes, l'interdiction de l'accès pour les filles à certaines activités pédagogiques, l'assignation à des rôles au nom de la nature et de la tradition, la montée des violences sexuelles verbales ou physiques contre les filles et la remise en cause de certaines enseignantes par leurs élèves masculins. Encore aux marges, tous ces faits, constatés par des études sociologiques récentes, montrent que la fiction d'un espace scolaire mixte où régnerait la confusion des genres, ne paraît pas opératoire37.
Notes
1 Geneviève Fraisse, « Les deux gouvernements : la famille et la Cité », La démocratie en France, tome 2, Limites, Paris, Gallimard, nrf, 2000, p. 9-115.
2 Françoise Mayeur, L'éducation des filles au xixe siècle, Paris, Flammarion, 1979.
3 Florence Rochefort, « Démocratie féministe contre démocratie exclusive ou les enjeux de la mixité », Démocratie et représentation, M. Riot-Sarcey (dir.), Paris, Kimé, 1995, p. 181-202. Laurence Klejman et Florence Rochefort, L'égalité en marche. Le féminisme sous la IIIe République, Paris, FNSP, 1989.
4 Quatrième Congrès des Amicales d'instituteurs et d'institutrices de France et des colonies, Lille, 28- 31 août 1905, p. 61-93 (rapport de la commission co-éducation) et p. 153-161 (rapport final). Les résolutions adoptées sont publiées dans l'édition de 1911 du Dictionnaire pédagogique de Buisson.
5 Intervention de M. Aman, ibidem, p. 63. Cet instituteur avait enseigné à Cempuis.
6 Intervention du député Carnaud, ancien instituteur, ibidem, p. 81.
7 Jean-Noël Luc, L'invention du jeune enfant au xixe siècle. De la salle d'asile à l'école maternelle, Paris, Belin, 1997.
8 Roger-Henri Guerrand, La libre maternité, Paris, Casterman Poche, 1971, p. 52.
9 M. Aman, intervention à la commission coéducation au Congrès des Amicales Lille de 1905 p. 68 (référence note 4),
10 Carole Lécuyer, « Une nouvelle figure de la jeune fille sous la IIIe République : l'étudiante », CUO, Histoire, Femmes et Sociétés, « Le temps des jeunes filles », Gabrielle Houbre (dir.), n° 4, 1996, p. 166-176.
11 Archives privées de la sepr, Compte rendu de l'année 1913-1914, publié en 1915, p. 25, note 1.
12 Cité dans André Grelon, « Marie Louise Paris et les débuts de l'école polytechnique féminine ( 1925-1945) », Bulletin d'histoire de l'électricité, 19-20, juin-décembre 1992.
13 Sur les différentes formations scientifiques et techniques pour les filles, voir l'ouvrage de Catherine Marry, à paraître chez Belin en 2003.
14 Christophe Charle, « Les femmes dans l'enseignement supérieur. Dynamiques et freins d'une présence », in Avenirs et avant-gardes en France ? xixe-xxe siècles, V. Duclert, R. Fabre et P. Fridenson (eds.), Paris, La Découverte, 1999, p. 84-85.
15 Loi du 12 février 1933 et circulaires d'application du 31 août 1933, du 6 novembre 1933 et du 23 novembre 1933 ; décret du 5 juin 1934.
16 Catherine Schulhof, « Les agrégées en fonction dans l'enseignement masculin », L'Agrégation, n° 101, juin 1930.
17 Cécile Hochard, thèse de doctorat d'histoire « les lycées de Paris et de la région parisienne » université de Paris 7 - Denis Diderot, 2002, p. 57-58 et article sur le lycée M. Berthelot à paraître dans Clio, Histoire, femmes et sociétés, 18 (2003).
18 Cécile Hochard, « Souvenirs de Madame V, élève au lycée Fénelon pendant la Seconde Guerre mondiale », CLIO, Histoire, femmes et Sociétés, n° 4, p. 214-219.
19 Archives départementales du Rhône, 1T 2279, rapport du directeur à l'inspecteur général de l'enseignement technique.
20 Par exemple en juin 1931 : « Grâce à la SEPR commissaires et élèves seront des hommes accomplis et d'autre part des femmes capables de collaborer à la vie sociale, d'y tenir des emplois de plus en plus élevés et peut-être un jour d'y égaler les hommes ». Archives de la SEPR, compte rendu de l'année 1930-1931, publié à Lyon en 1932, citation p. 90.
21 Simone De Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958 (citation de l'édition Folio p. 221).
22 Sur Sèvres et la formation des professeurs, voir la thèse de doctorat d'histoire de Loukia N. Efthymiou, « Identités d'enseignantes, identités de femmes. Les femmes-professeurs dans l'enseignement secondaire public en France 1914-1939 », université de Paris 7 - Denis Diderot, mai 2002.
23 Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens de l'entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988, p. 208-215.
24 Syân reynolds, France Between the Wars : Gender and Politics, Londres/New York, Routledge, 1996. Laura Lee Downs, « "L'avenir de la jeune fille" : les filles dans les colonies de vacances 1884- 1960 », in Le corps des jeunes filles de l'Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 2001, p. 189-218.
25 Denise Domenach-Lallich, Demain il fera beau. Journal d'une adolescente (novembre 1939-mai 1944), Lyon, Éditions bga Permezel, 2001.
26 Sur la notion « d'années 68 », G. Dreyfus-Armand, R. Frank, M. F. Lévy, M. Zancarini- fournel (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000, (introduction).
27 L'expression est de Maurice Crubellier L'enfance et la jeunesse dans la société française. 1800-1950, Paris, Colin, coll. U, 1979.
28 Circulaire du 3 juillet 1957, Bulletin officiel de l'éducation nationale, 28, 11 juillet 1957, p. 2293- 2295.
29 Collège technique de la rue Quinault, Paris, Les lycéens gardent la parole, Paris, Seuil, 1968, p. 146.
30 cal Buffon, Paris, Les lycéens gardent la parole, Paris, Seuil, 1968, p. 133-134.
31 cal Saint Quentin, ibidem, p. 87.
32 CAL Enghien, ibidem, p. 101.
33 Annick Durand-Lavigne et Marie Duru-Bellat, « Mixité scolaire et construction du genre », Les nouvelles frontières de l'inégalité, la Découverte, 1997, p. 83-92.
34 Nicole Mosconi, La mixité dans l'enseignement secondaire, un faux semblant ?, Paris, puf, 1989. Claude Zaidman, la mixité à l'école primaire, L'Harmattan, 1996.
35 Christian Baudelot et Roger Establet, Allez les filles !, Paris, Seuil, 1992.
36 Françoise et Claude Lelièvre, La scolarisation des filles, Paris, Nathan, 1991.
37 Sur ccs constats, voir « Rapports de sexe, rapports de genre. Entre domination et émancipation ». VEI Enjeux, n° 128, mars 2002, CNDP.
© Presses universitaires de Rennes, 2003