1De diabolo venit, et ad diabolum ibit1, estimait Bernard de Clairvaux en parlant du futur Henri ii (1154-1189), qui accompagnait son père Geoffroy le Bel à la cour de France, en 1151. Les propos virulents de l'abbé, repris et tournés en dérision plus tard par Richard Coeur-de-Lion ( 1189-1199), en disent long sur l'idée que l'on se faisait à Paris sur la famille d'un des personnages les plus puissants de la deuxième moitié du xii^e siècle. En effet, Henri s'est trouvé très tôt promis à un rôle politique majeur. Normand par sa mère Mathilde, fille d'Henri Ier (1100-1135) d'Angleterre et petite-fille de Guillaume le Conquérant (1066-1087), il a dû engager, jeune (Henri est né au Mans en 1133), le combat contre Etienne de Blois (1135-1154), neveu d'Henri i^er2, qui avait profité de l'absence d'un héritier mâle du roi pour s'emparer, dès 1135, de la couronne anglaise.

2Certes, plusieurs facteurs ont facilité la tâche du jeune Plantegenêt : les divisions de l'aristocratie anglo-normande et les années d'anarchie qui s'ensuivirent, la lassitude générale, la ferme volonté de l'épiscopat anglais, favorable dans un premier temps à Etienne, d'en finir avec la guerre, enfin, la disparition d'Etienne, survenue au bon moment, en 1154. Mais pour acheminer le royaume vers de nouveaux horizons, il fallait surtout une volonté politique, une personnalité forte. Or, le fils de Geoffroy le Bel possédait l'une et l'autre. Il suffit de se souvenir de son mariage, à 19 ans, avec Aliénor d'Aquitaine, la femme divorcée de son suzerain Louis vii (1137-1180).

3Eduqué par deux représentants du mouvement intellectuel du xii^e siècle, Pierre de Saintes et Guillaume de Conches, Henri ii faisait figure, aux yeux des contemporains, de rex litteratus, phénomène plutôt rare pour l'époque3. Autrement dit, le roi savait lire et écrire le latin. S'il s'est montré ouvert aux choses de l'esprit, son patronage littéraire favorisait des aspects que l'on qualifierait de dynastiques : Etienne de Rouen se voit ainsi commander un poème latin, le Draco normannicus (vers 1168), où l'auteur établit un lien entre les rois d'Angleterre et le roi mythique Arthur. En d'autres termes, Henri ii revendique Arthur pour son ancêtre et pour son protecteur. Il en fait une arme idéologique face au roi de France, qui, lui, penche plutôt pour Charlemagne. Par ailleurs, le roi encourage la rédaction de deux ouvrages atypiques du xii^e siècle, le Dialogus de scaccario, écrit par le trésorier Richard Fils-Néel, et le De legibus et consuetudinibus regni Angliae, faussement attribué au grand justicier Renouf de Glanville4. Les belles lettres, en revanche, romans et poésies courtois rédigés en langue vulgaire, trouvaient un bon accueil auprès de la reine, fille de Guillaume ix d'Aquitaine (1088-1127), premier troubadour connu. Ainsi a-t-on pu constater que, dans le sillage des princes et princesses angevins, enfants du couple royal, en France, en Allemagne, en Espagne, en Sicile - partout, les poètes courtois ont fait leur apparition. Le rayonnement intellectuel de la cour anglaise était sans pareil dans l'Europe du xii^e siècle - et les goliards rêvaient de tenir dans leurs bras la reine d'Angleterre 5.

4Si Henri II a pu réaliser une œuvre qui lui a survécu à beaucoup d'égards et qui a placé son royaume en tête de la chrétienté occidentale, c'est pour une grande part aussi grâce aux collaborateurs qu'il a choisis. En effet, le roi a su tirer profit de l'existence de nombreux laïcs formés aux écoles. On a, par exemple, mis en relation le phénomène de la sécularisation du savoir, à laquelle nous assistons au xii^e siècle, et l'importance de l'Échiquier. Car sans une bonne formation, ni le « président » de cette cour, le grand justicier — sous Henri II toujours un laïc —, ni les détenteurs des charges supérieures, les barones scaccarii, — presque tous des laïcs —, n'auraient été capables d'accomplir leur tâche souvent difficile ou de rédiger, de lire des actes. Rappelons au passage que même de simples chevaliers maîtrisaient tout à fait la lecture et l'écriture. De toute évidence, Henri ii a saisi avant ses pairs l'importance des écoles comme pépinières de cadres pour construire un État6.

5Si le roi, de par sa fonction, se plaçait, en début de règne, au sommet de la pyramide féodale, s'il se voyait obligé, en matière de justice, de respecter les règles du jeu féodal, il a réussi, au cours des années, à établir un régime autocratique, presque absolu. La districtio, les mesures coercitives, dont disposait, en principe, tout seigneur féodal et qui était sujette à un jugement préalable, iudicium, se transformait entre les mains d'Henri II en une arme redoutable pour faire aboutir ses desseins. Ses adversaires ne se privaient d'ailleurs pas de fustiger ce qu'ils appelaient ira et malevolentia ou vis et voluntas du roi, des éléments, au fond, très subjectifs qui s'étaient peu à peu substitués au iudicium et faisaient apparaître la districtio comme l'expression d'une tyrannie7.

6Cela dit, il est indéniable aux yeux d'un observateur moderne que les efforts d'Henri II législateur ont largement contribué à l'affermissement de la monarchie et à l'émergence de ce que l'on pourrait qualifier d'espace autonome de l'État. Mais avant d'esquisser les grandes étapes du travail législatif du roi, l'on s'arrêtera sur trois institutions qui ont joué un rôle central dans la mise en œuvre de la justice royale et que le roi a développées en s'inspirant de concepts et de pratiques en vigueur sous le règne d'Henri 1er, son grand-père admiré8 : le shérif, le jury d'enquête et l'Échiquier.

7L'institution du shérif remonte à l'époque anglo-saxonne (le mot est d'origine anglo-saxonne : premier magistrat du comté). Personnage principal du comté sous les rois anglo-normands, le shérif relève en général directement du monarque. Il dispose d'agents personnels ; ses attributions sont fiscales et judiciaires. Il recueille l'impôt, est chef de la justice du comté et lève la milice. Il prend sa charge à ferme et gère les revenus des hundreds et des plaids. Les hundreds (nom également anglo-saxon) sont des communautés administratives de paysans (« centuries ») qui forment un comté. Ils payent l'amende collective du murdrum (rappel de l'après-Hastings, connu pour les meurtres de Normands par les Anglo-Saxons) lorsqu'un crime est commis sans que l'on découvre le coupable. Le hundred fournit un continnent de soldats, tient un tribunal, envoie ses représentants à la cour du comté. Le tribunal du hundred se réunit une fois par mois. Tous les hommes libres sont astreints à y participer. Quant au shérif, son autonomie décline au fur et à mesure que le xii^e siècle avance. Si l'office procure toujours de gros profits, son titulaire ne sera finalement qu'un fonctionnaire subalterne de la couronne, soumis à l'autorité du roi et à celle des barons de l'Échiquier9.

8On n'arrive pas à se mettre d'accord sur l'origine du jury d'enquête. Est-elle anglo-saxonne, carolingienne ou danoise ? Nul ne le sait avec certitude. Il n'y a pas de doute, en revanche, qu'Henri II a introduit l'enquête jurée dans la procédure judiciaire comme instrument régulier en combinant l'enquête populaire anglo-saxonne et l'enquête royale. L'enquête jurée n'a rien à voir avec une quelconque participation du peuple à l'exercice de la justice. Les jurés sont de simples témoins appelés à établir un fait matériel. Leur mission est définie par les juges. Lors des procès de type féodal, le jury d'enquête remplace souvent la preuve par instrument écrit, une preuve rarement employée parce que les plaignants ont du mal à produire les pièces exigées, par exemple, lorsque la propriété remonte à une donation ancienne. Le jury d'enquête n'est, au fond, que le perfectionnement de la preuve testimoniale, le deuxième mode de preuve, le troisième, le jugement de Dieu, étant de moins en moins usité au xii^e siècle. La preuve par témoignage impose aux témoins l'obligation du serment. Si les dires des témoins concordent, ils déterminent le jugement de la cour. Le jury d'enquête a entraîné par la suite la création du jury d'accusation qui, lui aussi, est devenu, sous Henri ii, un élément régulier de la procédure judiciaire.

9Ce mode de jugement que l'on observe dans les procès civils se retrouve dans les procès criminels lorsque des délits sont commis par des nobles. En revanche, les vilains relèvent longtemps de la justice privée. Les seigneurs y tiennent énormément en tant que droit utile. Il faut savoir que la justice est considérée au point de vue du bénéfice qu'elle procure au seigneur. À l'inverse, le point de vue du justiciable ou celui du service public n'intéresse pas, ce qui fait, pour donner un exemple, que le meurtre et le braconnage sont jugés de la même façon. Leur différence réside uniquement dans la gradation des amendes infligées. Par conséquent, la gravité des délits n'est pas forcément en rapport avec la peine. La meilleure illustration de cet état de choses nous est fournie par la législation de la forêt, sous les rois anglo-normands, et la barbarie des peines prononcées. La loi a souvent un but répressif, la peine sert à empêcher les délits, non pas à proportionner le châtiment à la faute10.

10La redécouverte du droit romain a-t-elle pu faire évoluer le travail législatif d'Henri ii ? C'est un Lombard, Vacarius, qui, vers le milieu du xii^e siècle, a réveillé l'intérêt pour le droit romain en Angleterre, par le biais du siège de Cantorbéry. À partir des années soixante, de nombreux clercs se rendent à Bologne pour s'y initier au droit romain. Plusieurs collaborateurs d'Henri ii, à commencer par son chancelier Thomas Becket, ont reçu une formation juridique, ce qui les rendit suspects, aux yeux du parti grégorien (on peut citer l'exemple de Jean de Salisbury), de fournir des arguments au roi pour établir sa suprématie aux dépens de l'Église.

11Cependant, le système procédural anglais présente de notables différences par rapport à la procédure continentale. Le common law cristallise autour du jury d'enquête comme mode de preuve. La justice, en Angleterre, dépend du jury comme source et juge à la fois d'un fait matériel. Elle n'a pas besoin de recourir aux instruments écrits, comme cela devient la règle sur le continent sous l'influence du droit romain, où l'on distingue procédure et loi positive. Le procès, en Angleterre, tâche de cerner une question, par le bref royal ou par le plaidoyer des parties, et le jury peut donner une réponse collective à la question et conclure l'affaire sans référence à la loi positive.

12En 1166, au moment où Henri ii commence à jeter les bases du premier système judiciaire efficace dans l'Europe médiévale, la procédure romano-canonique n'est pas encore suffisamment développée pour servir de modèle. Le roi a donc dû œuvrer à partir d'éléments natifs pour ainsi dire, le jury et le bref royal, l'un comme l'autre connus à l'époque anglo-saxonne. Par conséquent, malgré un nombre croissant de juristes sortant des écoles, le jury n'est pas tributaire du droit romain : Henri ii a une approche des problèmes au point de vue de l'organisateur et non pas au point de vue du spécialiste en droit romain. Le jury, après l'établissement des faits, ayant l'obligation de se mettre d'accord, le juge peut se passer d'un examen critique de chaque témoignage. Les juges d'Henri ii n'avaient donc pas besoin d'un entraînement juridique académique et pouvaient très bien venir d'autres branches de l'administration royale. En effet, pendant les 10 dernières années du règne, on trouve très peu de magistri, de « diplômés », parmi les juges de l'Échiquier11

13La meilleure description de cette institution célèbre et de son fonctionnement nous est fournie par un contemporain qui l'a connue de l'intérieur, le trésorier Richard Fils-Néel. Personnage influent dans l'entourage du roi, Richard a rédigé son Dialogus de scaccario en 1179. Sans entrer dans le détail de cet ouvrage capital pour notre connaissance du fonctionnement de la justice royale, on en évoquera simplement deux aspects, le nom et le rôle fiscal et judiciaire.

14Scaccarium, en général, désigne le jeu d'échecs. C'est par métonymie, en quelque sorte, que le nom s'applique à l'administration financière des rois anglo-normands et de leurs successeurs12. En effet, les responsables des finances royales se réunissent dans une salle du palais de Westminster autour d'une table rectangulaire couvertes d'un tissu noir. Ce dernier est subdivisé en colonnes sur lesquelles le calculator, le maître des comptes, met des pions de différentes valeurs (sous, deniers, livres, marcs), qu'il déplace en fonction des opérations de calcul nécessaires au moment où les débiteurs, au premier chef les shérifs, doivent justifier leur gestion. L'impression de se trouver autour d'une table d'échecs se voit d'ailleurs renforcée par la présence de deux « adversaires », le trésorier du roi et le shérif13.

15L'Échiquier était, sous Henri ii, la première branche du gouvernement royal qui siégeait à un endroit bien défini, le palais de Westminster, avec des membres permanents, tel le grand justicier, et des membres nommés par le roi pour une durée déterminée. Compte tenu de la complexité des structures féodales et de la diversité des revenus de la couronne14 la cour de l'Échiquier, outre ses contrôles biannuels de la gestion des shérifs (à Pâques et à la Saint-Michel), était saisie d'une multitude de cas litigieux qui demandaient, de la part des juges, de l'expérience et de la compétence. Rappelons à ce propos l'usage, pour les particuliers, de faire enrôler les actes dont ils veulent assurer la conservation : on simule une contestation et un accord devant le juge pour que cet accord soit conservé comme un contrat enregistré. Ce sont les finales concordiae15.

16Pour compléter ce point, il convient de se poser la question de savoir si le droit romain a pu avoir un effet sur l'auteur du De legibus et consuetudinibus regni Angliae. Écrit à la fin du règne d'Henri II, ce premier manuel du common law essaie de systématiser la pratique de la curia régis en matière de coutume féodale. L'auteur de cet ouvrage doit se trouver parmi les 13 juges qui ont siégé à la cour de Westminster entre 1179 et 1189.

17Le De legibus concerne le droit civil — assurer la possession d'un fief — et constitue un guide procédural pour les officiers de l'Échiquier. La base du traité sont les brefs royaux que l'auteur s'efforce de systématiser. Aux yeux des spécialistes16, il s'agit là de l'influence principale du droit romain. De toute manière, l'ouvrage n'est pas un recueil des actes législatifs d'Henri ii. Œuvre originale, le De legibus a pu être influencé par le Dialogus de scaccario, antérieur de quelques années. Dans le prologue, inspiré des Institutes de Justinien, l'auteur exprime sa haute estime des juges du roi. Henri, nous dit-il, choisit ses juges selon leur connaissance des lois et coutumes. Il les veut impartiaux, sages et diserts. Par ailleurs, l'auteur s'efforce de montrer que les leges anglicanae, bien que non écrites, se situent sur le même plan que le droit romain ou le droit canon.

18Ailleurs, l'auteur se dit fier d'appartenir à ce corps d'officiers d'Henri ii, qui s'emploie à rendre la justice. Il admire le roi, souligne son amour de la paix, approuve ses critères exigeants pour tout ce qui concerne la justice, une justice comprise, toutefois, comme une faveur du roi, non pas comme un droit du peuple. L'auteur, esprit systématique et doué de cette curiosité intellectuelle typique de la cour d'Henri ii, a reçu l'équivalent d'une formation universitaire. À l'instar du roi, il a confiance dans la raison humaine, qu'il considère comme le fondement des lois et coutumes anglaises. Peut-être l'auteur du traité est-il Godefroy de Lucé, fils du grand justicier Richard de Lucé et plus tard évêque de Winchester. Nous le trouvons à la cour depuis 1169. Sa carrière active débute 10 années après, à l'Échiquier17.

19Une fois restaurée l'autorité royale, Henri II a pu s'attaquer, à partir des années soixante, à la réforme de la justice, œuvre de longue haleine, qui s'est poursuivie jusqu'à la fin du règne, en 1189. Patiemment, par touches successives, le roi a assemblé les différentes pièces pour donner forme à sa vision de la justice. Un premier élément nous est fourni par l'enquête ordonnée en 1163 sur les services séculiers : le roi voulait savoir qui y était tenu et envers quel seigneur. Il s'agissait, au fond, de connaître avec exactitude le nombre des fiefs de chevalier, la base de l'assiette de l'écuage, une taxe qui remplaçait de plus en plus le service personnel. Cette enquête sur les tenures devait se terminer par l'établissement du registre général des fiefs de chevalier en Angleterre. Au bout de trois ans, les résultats ont pu être consignés dans Le livre noir et Le livre rouge de l'Échiquier18.

20En 1164, Henri ii convoqua l'assemblée générale des grands à Clarendon (Wiltshire) pour faire rappeler et reconnaître « quelques-unes des coutumes, libertés et dignités de ses ancêtres, c'est-à-dire de son aïeul, le roi Henri, et autres, telles qu'elles doivent être observées et maintenues dans le royaume ». Il s'agissait de coutumes touchant les rapports du clergé, des juges royaux et des barons. Les 16 articles des Constitutions de Clarendon, fruit des discussions, procèdent, certes, d'une conception féodale du pouvoir royal, puisqu'il y est avant tout question de limiter les droits du clergé pour autant que leur exercice pouvait nuire au roi ou à un seigneur laïc en matière de tenure féodale ou de justice. L'article 2 traite ainsi de l'aliénation des églises qui faisaient partie du fief du roi, l'article 7, des droits de l'Église en matière de sanctions contre les vassaux directs du monarque. Mais ce qui fut proposé comme législation féodale constituait en même temps une reprise en main des tenants en chef. Par exemple, l'article 4 interdit à l'épiscopat et aux grands du royaume de sortir des frontières sans autorisation et sans prêter serment de ne pas nuire au roi19. Par la suite, cette tendance à renforcer le pouvoir royal ne tarda pas à se manifester et eut pour conséquence que le roi commença à légiférer de sa propre autorité.

21Ceci ressort clairement des dispositions de l'Assise de Clarendon, de 1166, un texte législatif notifié aux grands réunis à nouveau en assemblée, qui concerne la procédure en matière de meurtre, de vol et de brigandage et qui fixe les règles à suivre quant à la poursuite et au jugement des coupables20. Selon la clause finale de l'Assise, le roi seul est habilité à en modifier des dispositions qui auront force de loi tant qu'elles n'auront pas été révoquées par lui. On relèvera quatre points de l'Assise de Clarendon. Mis à part la fermeté du ton, il apparaît nettement qu'en développant le jury d'accusation comme règle générale, Henri ii étend la justice royale au détriment des justices privées (art. 3 et 5). De plus, le roi innove en obligeant les shérifs à collaborer à l'action policière du gouvernement central et à ne plus se considérer comme autonomes dans leurs comtés, mais en même temps, leurs pouvoirs de police sont étendus (art. 18 et 19). D'autre part, les justiciers agissent comme les représentants du roi et leur cour est assimilée à la cour du roi, ce qui modifie complètement l'organisation de cette dernière (art. 4 et 5). Enfin, tous les hommes libres d'Angleterre devront désormais se conformer à la loi en ce qui concerne l'hospitalité offerte aux étrangers (art. 10). En somme, l'Assise de Clarendon vise, sans laisser place au doute, à étendre l'influence du roi, à consolider la centralisation du gouvernement. À certains points de vue, c'est même l'ébauche d'un régime autocratique : rex vult, rexprobibet ; l'Assise aura force de loi quamdiu régi placuerit (art. 22)21 !

22Après une absence de quatre ans, Henri II, à son retour en Angleterre en 1170, prend acte de l'assainissement de ses finances, mais en même temps, il doit se rendre à l'évidence d'un réel mécontentement parmi la population, excédée par l'exploitation éhontée de la part des shérifs qui pressuraient les administrés sous prétexte de faire rentrer l'impôt. Le roi réagit par l'Enquête des Shérifs, ordonnance promulguée au printemps de 1170. Cette enquête fut confiée à des juges itinérants dont beaucoup étaient des barons de l'Échiquier. Il fallait, entre autres, examiner les actes de tous les shérifs en fonction depuis 1166, date du départ du roi pour le continent. Les shérifs avaient à comparaître en personne (ou, en cas d'empêchement grave, se faire représenter), à jour fixe, à la cour du roi, c'est-à-dire devant les juges itinérants. Ceux-ci devaient procéder à une enquête jurée auprès des barons, des chevaliers et des hommes libres de chaque comté. Les questions à poser étaient relatives aux shérifs et leurs agents, concernaient les sommes perçues depuis 1166 sur les hundreds, les villages, les particuliers. Les shérifs avaient à rendre compte des sommes exigées en vertu d'un jugement rendu par le tribunal de comté ou de hundred, et il leur fallait expliquer quelles sommes ils avaient demandées en dehors de tout jugement (art. 3). L'enquête sur le taux des exactions devait s'appliquer également aux grands seigneurs ecclésiastiques et laïcs, soupçonnés de tirer profit des aides (taxes) et des écuages ordonnés par le roi, en grevant indûment leurs tenanciers. Elle s'intéressait de même aux actes des officiers royaux itinérants, au cours de leurs missions. Un point important concernait la façon dont avaient été suivies les dispositions de l'Assise de Clarendon : qu'avait-on fait, par exemple, des biens des fugitifs ou des biens des condamnés ? Enfin, les derniers articles de l'ordonnance prévoient l'extension de l'enquête aux agissements des archidiacres et des doyens, aux défauts d'hommage au roi ou à son fils, à l'état des manoirs royaux. Le résultat de l'enquête fut, dans l'ensemble, défavorable aux shérifs, et Henri remplaça 15 shérifs sur 2322.

23Après les années de trouble successives à la révolte des fils du roi en 1173, une inspection générale du royaume s'imposa. Ce fut le but de la grande réforme judiciaire de 1176. À l'Assise de Northampton, le roi régularise l'institution des juges itinérants, qui figurent sous le nom justiciae errantes dans les dispositions de Clarendon (1166). Northampton est, en quelque sorte, l'aboutissement d'un travail entamé 10 ans auparavant, un travail destiné à faire pénétrer la justice du roi en toutes les parties du royaume et à accroître d'autant les pouvoirs de la juridiction souveraine. Le roi, en développant une institution existante, les juges itinérants, et en jouant des possibilités qu'elle comportait, réorganisa l'administration et parvint à en augmenter l'efficacité : un exemple typique des méthodes d'Henri ii de gouverner23. À l'Assise de Northampton, l'Angleterre fut divisée en six régions, parcourues chacune par trois juges assermentés. Dans chaque mission, l'un des juges fut le shérif d'un des comtés qui formaient le ressort de cette mission. En plus de leurs tâches judiciaires, les officiers étaient chargés de contrôler l'exécution des ordres du roi relatifs à la destruction des châteaux et de veiller à la bonne marche du régime féodal en ce.qui concernait le droit d'Henri II sur les terres tombées en déshérence et sur le mariage des héritières. Enfin, la mission devait recevoir le serment de fidélité de tous les libres sujets du roi. L'Assise de Northampton témoigne de l'effort fourni par le roi pour régulariser l'organisation de la société féodale en Angleterre : les liens d'homme à homme sont renforcés, et en même temps, Henri accroît son autorité grâce à cette régularisation et le contrôle qu'il exerce, lui, seigneur suprême, sur l'action de ses vassaux.

24Un autre texte législatif, perdu aujourd'hui, remonte à la même année 1176 : l'Assise de mort d'ancêtre. Ce texte vise, lui aussi, à restreindre les droits seigneuriaux. Henri y déclare qu'à la mort du possesseur d'une tenure héréditaire, son héritier doit être immédiatement envoyé en possession pour empêcher la mise sous séquestre d'une succession contestée. L'héritier tiendra jusqu'au jugement la terre de son parent, quelle que soit la réalité de ses droits. Cette Assise, inspirée du droit romain, qui distingue entre possession et propriété, constitue une immixtion manifeste de la justice royale dans les fonctions judiciaires des seigneurs et un nouveau moyen de limiter l'exercice de la justice privée24.

25À partir de 1176, l'empire angevin apparaît organisé comme un État hiérarchisé. De hauts fonctionnaires régionaux tiennent sous leur responsabilité la place du roi. L'Angleterre est administrée par la cour royale et, fiscalement, par la cour de l'Echiquier. Pendant l'absence du souverain, c'est un officier royal qui prend des décisions rapides. Ce rôle fut dévolu, pendant la révolte de 1173, au grand justicier Richard de Lucé, assisté d'un conseil de grands seigneurs : il organisa la défense des parties du royaume restées fidèles au roi et il prit l'initiative de négocier avec les adversaires. Ce n'est qu'à partir du moment où Renouf de Glanville recueillera l'office (après 1179) que le justicier sera pourvu d'une véritable vice-royauté25.

26De retour en Angleterre après un nouveau passage sur le continent, le roi constate que ses sujets supportent mal la multitude des juges itinérants nommés en 1176 et décide de supprimer ces missions devenues trop pénibles pour une population écrasée sans doute d'amendes. À leur place, il installe un groupe de cinq juges, deux clercs et trois laïcs de sa maison, et les charge d'entendre toutes les plaintes en demeurant à la cour. Le groupe devait faire un tri parmi la masse énorme de procès et introduire à la cour du roi ceux qui relevaient de la décision du monarque. Il semble que l'instauration de ce tribunal soit à l'origine de la juridiction du King's Bench, appelée à un grand développement à partir du xiii^e siècle en Angleterre26. Cependant, au bout d'un an, Henri rétablit les juges itinérants, mais sur un plan un peu différent : cette fois, l'Angleterre est divisée en quatre régions et le roi place cinq juges à la tête de chacune d'elles. Il rompt avec le personnel chargé des tournées en 1176, sans doute pour effacer les mauvais souvenirs. Les juges sont en majorité des nouveaux venus dans la haute administration. En outre, Henri veille à ce que les principaux barons de l'Échiquier dirigent chaque mission. Les causes dont eurent à connaître ces juges ne diffèrent en rien de celles qui étaient venues devant les juges itinérants en 1176. Une autre réforme, promulguée en même temps, obligeait les évêques à présider les cours de comté en lieu et place des shérifs, sans que leur compétence ne s'étendît aux affaires de « sang », qui continuaient à appartenir à la cour du roi. Cette réforme, on le voit, a entraîné un amoindrissement notable de la dignité de shérif27.

27Par la Grande Assise, édictée en 1179, Henri II ordonna de régler les procès relatifs à la saisine, au moyen d'un jury de douze chevaliers : désormais, le possesseur d'une tenure pourra réclamer ce mode de jugement. En 1179 ou en 1180, le nouveau « président » de l'Échiquier, Renouf de Glanville, ancien shérif et ancien juge itinérant, légiste et homme d'action, s'est vu promu véritable vice-roi d'Angleterre. Sa personnalité marquera profondément l'évolution de la charge de même que la législation anglo-normande, à laquelle il appliquera les principes juridiques mis en honneur depuis 25 ans. Rappelons que c'est sous son nom que fut rédigé le premier recueil des lois anglaises et que durant les années quatre-vingt, l'organisation de l'Échiquier reçut ses traits définitifs28. On notera, enfin, que l'Assise de la Forêt, de 1184, a procédé à une révision de l'administration des forêts royales, qui furent divisées en districts. À la tête de chaque district, on trouve quatre justiciers de la Forêt et deux sergents, choisis parmi le personnel de la maison du roi et chargés de diriger les forêts. L'Assise a également aggravé les pénalités encourues par tous ceux qui auraient enfreint la loi de la Forêt29.

28L'œuvre d'Henri II législateur, pour conclure cet aperçu, a provoqué parmi les chercheurs, si l'on simplifie, deux types de réactions. D'un côté, nous trouvons ceux qui placent les réformes dans un cadre strictement féodal. À l'opposé, il y a les partisans d'une action délibérément antiféodale de la part d'Henri ii, d'une action royale pour ainsi dire. D'après ce deuxième courant d'opinion, le roi aurait jeté les bases de ce que l'on appelle le common law anglais30. Sans entrer dans une discussion détaillée des aspects féodaux de l'Angleterre du xii^esiècle, nous retiendrons qu'Henri ii est, certes, l'héritier de traditions féodales, mais qu'en même temps, il appartient à la tradition anglo-saxonne d'une monarchie sacrée, et une telle conception du pouvoir royal remonte, en fin de compte, à Byzance, voire à Rome. Henri ii a développé ses innovations en matière de justice en partant de concepts et de pratiques antérieures, qu'il s'agisse des brefs royaux (writs), des jurys d'enquête ou des juges itinérants. On peut déjà trouver ces éléments chez le grand-père admiré du roi, Henri i^er. D'un autre côté, nous observons durant le règne d'Henri ii une nette tendance à la centralisation du pouvoir et une volonté d'être en prise directe sur le royaume. Les Constitutions de Clarendon étendent l'autorité centrale à l'Église anglaise. Alors que le roi se réserve le droit de déchoir ses propres vassaux, ces derniers se voient interdire de pareilles pratiques. Les liens féodaux entre Henri ii et ses vassaux vont se réduire peu à peu à des liens financiers, avec l'endettement croissant des vassaux à la clef.

29Le personnel judiciaire d'Henri ii pourrait être taxé de proto-bourgeois. Composé presqu'à part égale de clercs et de chevaliers, il se recrutait largement dans la classe des sous-tenants. Les juges, choisis parmi les familiares du roi et formés dans les écoles, avaient une approche plutôt rationnelle des problèmes et se sentaient peu concernés par les valeurs militaires traditionnelles. Leurs adversaires voyaient d'ailleurs dans ces homines novi un danger pour l'ordre ancien. Sur les treize juges les plus nommés de l'Échiquier pendant la dernière décennie du règne (1179-1189), aucun n'appartenait à une vieille famille aristocratique. En revanche, huit sur treize juges sortaient de familles connues pour leur engagement dans l'administration royale31. En fait, Henri ii attachait peu d'importance aux titres de ses officiers. Ce qui l'intéressait, c'étaient des hommes dévoués et compétents à ses côtés, qui par leur action seule pouvaient donner de l'éclat à leur charge. Les rouages administratifs qu'ils ont créés ou développés sont devenus les organes essentiels de l'État, de sorte que l'on dut leur donner des successeurs munis des mêmes rangs, des mêmes prérogatives32.

30Si Henri ii a contribué à clarifier et à réguler des points qui touchaient la propriété terrienne et les rapports entre les seigneurs et leurs tenants, il ne faut pas oublier que la tradition anglo-saxonne de la prééminence royale en matière de justice était bien ancrée dans l'Angleterre des rois anglo-normands. Les instruments d'Henri ii pour intervenir dans les affaires des cours seigneuriales, bien qu'adaptés aux problèmes féodaux, n'avaient rien de féodaux et remontaient aux mesures exécutoires des époques anglo-saxonne et franque. Les juges, dont le travail entraînera le déclin des cours féodales, ont agi en accord avec la volonté du monarque, qui les avait nommés lui-même et qui pouvait les révoquer à tout moment. L'œuvre législative du roi ne put donc être le fruit de contingences33

31L'on peut déduire de ce qui précède que cette inlassable activité judiciaire du roi n'a pas provoqué que des réactions favorables — il suffit de penser au conflit entre Henri ii et Becket ou à la révolte de 1173, deux exemples extrêmes de contestation, pour s'en convaincre. D'un autre côté, les partisans du roi, issus souvent — nous l'avons déjà évoqué — des classes moyennes et dont de nombreux représentants nous sont mieux connus aujourd'hui grâce aux recherches prosopographiques de John Lally ou de Ralph Turner34, n'ont pas eu des goûts de lettrés pour nous donner leur avis personnel sur les efforts du roi en matière de justice. En revanche, nous disposons des témoignages que nous ont laissés plusieurs intellectuels de l'époque, proches d'Henri ii et critiques à la fois, tel que Pierre de Blois, qui nous brosse un tableau détaillé de l'état de la justice en Angleterre et qui nous parle, entre autres, des difficultés qu'Henri avait à surmonter pour mettre en œuvre ses réformes35.

32Les observations de Pierre de Blois se recoupent partiellement avec des remarques que Gautier Map a consignées dans son De nugis curialium. Mais contrairement à Pierre de Blois, Map a joué un rôle actif dans le dispositif judiciaire d'Henri ii, en tant que juge itinérant. Ce sont les Pipe Rolls qui nous fournissent cette information, Map lui-même s'étant proposé dans son ouvrage de raconter des histoires et de commenter le monde de la cour en satirique. Cela dit, l'ouvrage de Map nous offre la possibilité d'entrevoir quel type de personnalité le roi aimait choisir à l'occasion pour faire avancer son projet de justice.

33Né vers 1135 près de Hereford (sud-ouest de l'Angleterre) dans une famille à ascendance galloise qui avait soutenu Henri II dès avant son avènement, Map (son nom est un sobriquet : Ap, en gallois, est l'équivalent de l'écossais Mac, « fils de »36) passa quelques années à Paris pour y étudier - il suivit, entre autres, les cours de Gérad Pucelle : Vidi Parisius Lucam Hungarum in scola magistri Girardi Puelle37 — et termina son séjour comme magister. De retour au pays — mater nostra Anglia 38 - avant l'épiscopat de Becket ( 1162), il se rendit à la cour sur invitation du roi qui tenait à remercier ainsi les parents de Map de leur attachement à la cause des Plantegenêts39. Prébendier à Westbury-on-Severn (Gloucestershire), préchantre de la cathédrale de Lincoln, il disposait également des revenus de l'Eglise d'Eswell (Lincolnshire) ; chan-celier de Lincoln avant 1186 et chanoine de Londres, il reçut l'archidiaconat d'Oxford en 1196 ou en 1197. Par la suite, son accession à la dignité épiscopale fut bloquée à deux reprises par Jean sans Terre (1199-1216) : en 1199, lorsque le chapitre de Hereford réclamait Map comme évêque, et en 1203, au moment où l'on proposait Map pour le siège de St. David's, évêché emblé-matique du pays de Galles. Tout proche du but de chaque clericus régis, Map a donc dû se résigner. Il est mort en 1209 ou en 121040.

34À en croire son ami Giraud de Barri, Map se montrait épris de droit romain et de philosophie et appréciait les poètes latins. En revanche, il manifestait moins d'empressement — du moins au goût de Giraud — pour la théologie, et Giraud d'attendre, inquiet, le châtiment de son ami en rêve, par le tribunal céleste, comme cela était arrivé, jadis, à Jérôme, en punition de son engouement pour Cicéron41. À vrai dire, Map aimait vivre dans le monde, qu'il ne considérait pas comme un lieu à fuir. Sa verve, ses sarcasmes rappellent parfois les goliards, qui, eux aussi, estimaient que les auteurs de l'Antiquité exprimaient tout à fait des valeurs humaines dignes d'être méditées42. Aristocrate hautain et adversaire déclaré du mariage43, Map soutenait que les études devaient revenir de droit aux fils de nobles — hélas ! trop paresseux, alors que les rustici, les vilains, avaient bien compris tout le profit qu'ils pouvaient tirer d'une bonne formation pour acquérir pouvoir et richesses - artes gladii sunt potentum 44 —, la pire des choses étant un officier royal de basse extraction. La même morgue méprisante s'est fait jour dans une dispute qui mettait Map aux prises avec le bâtard d'Henri II, Geoffroy. En effet, Map n'a pas hésité à porter plainte auprès du roi contre ce personnage incapable de parler correctement français ( !) et qui, tout fier de son élection au siège de Lincoln, s'était arrogé le droit de prélever 4 marcs sur le revenu du préchantre de la dite cathédrale, Gautier Map en personne. Résultat : le roi injuria et rossa son bâtard qui sortit de la chambre du roi, rouge de colère et proférant des menaces contre Map45.Si nous nous demandons quel fut le rôle de Map à la cour pendant près de 30 ans, il n'y a pas de réponse précise. Carus et acceptas regi, selon sa propre formule46, il appartenait à ce groupe de curiales à qui Henri II confiait, par intermittence, des missions. Ainsi, nous savons que Map accompagna le roi en France, qu'il prit soin, à Limoges, de l'archevêque Pierre de Tarentaise, que la nouvelle de la mort d'Henri le Jeune (1183), l'héritier désigné du trône, le surprit à Saumur en pleine rédaction de son De nugis curialium et qu'il représenta le roi au concile du Latran, en 1179, où il dut réfuter les Vaudois47.

35Une tâche essentielle de Map fut celle de causeur. Il savait détendre, par une boutade ou par une histoire, la curia souvent harassée et haineuse48. Spirituel et caustique à la fois, Gautier Map passait aux yeux de ses contemporains pour un représentant de cette urbanitas, de cette civilitas que l'on voit s'imposer peu à peu comme une nouvelle valeur sociétale sous Henri ii49. Sa renommée de causeur à la cour d'un roi qu'il qualifiait de thésaurus facecie50, Map l'avait acquise, selon ses propres dires, en utilisant le langage de tous les jours au lieu et place du latin, qu'il réservait à ses écrits51. L'auteur du De nugis curialium nous fait également comprendre qu'il détestait les cisterciens, trop voraces, ou qu'il considérait la lumière de cet ordre, Bernard de Clairvaux, comme un imposteur, responsable, d'ailleurs, d'un jugement peu équitable sur Abélard et Arnaud de Brescia. De plus, Map nous fait part de ses doutes sur l'entreprise des croisades, en joignant en cela le roi lui-même, qui estimait que sa place était dans son royaume et non pas à Jérusalem. Et puis, Map se définit comme partisan d'une modernitas trop décriée par les défenseurs du passé, perçu comme l'âge d'or, opposé au présent, l'âge de fer. Esprit critique, Map analyse et rejette ces plaintes qui bloquent, à ses yeux, les forces créatrices de son époque, une époque marquée par des simie, des copieurs, où les hommes se font rares. Map reste assez pessimiste quant à la possibilité de faire évoluer cette mentalité. S'il devait lui-même, estime-t-il, être apprécié, un jour lointain, en tant qu'écrivain, ce serait alors uniquement pour son appartenance au passé52.

36Bien que l'intention de Map ne fut pas d'aborder dans son livre les questions de justice, l'auteur du De nugis curialium a glissé ça et là des remarques relatives à cette préoccupation majeure du roi. En effet, aux yeux de Map, le titre de gloire d'Henri ii était la mise en oeuvre d'une justice qui fonctionnait. Ceux, dit-il, qui cherchaient leur droit, ceux qui voulaient gagner leur procès s'adressaient au roi, une des rares personnes à apprécier la justice et à faire observer les lois. Henri prenait ses devoirs de monarque au sérieux, ce qui lui valait par ailleurs une renommée internationale53. Cependant, Map ne se prive pas de relever également les points faibles. Ainsi, il y a des juges qui déclarent « bien » ce qui est mal, et « mal » ce qui est bien54. Dans le dos du prince, prévient Map, on prostitue la justice. Bon nombre de justiciers, de shérifs et autres agents mandatés par le roi haïssent la lumière du jour, tels des oiseaux de nuit, et s'avèrent comme un véritable fléau pour la population. Ils ne partagent pas la même idée de justice que le roi55, et s'ils prêtent serment de rendre la justice de façon impartiale, loin du prince, ils se laissent corrompre par l'argent : ils adjugent la cause au plus offrant, punissent les innocents, butinent, telles des abeilles, et soutirent leur miel partout56.

37Sans parler des portiers et des geôliers, une autre catégorie d'officiers royaux qui s'attire les foudres de Map sont les gardes forestiers, en comparaison desquels les juges des enfers, Minos, Rhadamanthe et Éaque, font figure de personnages charitables, raisonnables et indulgents. Véritables chasseurs d'hommes, ces gens sèment la mort partout où ils passent. Ils ne craignent ni Dieu ni diable, respectent tout juste le roi, auquel Map reproche d'ailleurs de ne pas les avoir éliminés (non delevii). Henri s'expose encore à la critique de son protégé pour sa façon toute personnelle de rendre la justice. Map estime, en effet, que le roi prend trop de temps avant de juger les affaires qu'on lui soumet, qu'il garde trop longtemps les fiefs échus pour profiter de leurs revenus (c'est l'aristocrate qui se plaint !) et qu'il n'investit jamais un feudataire sans l'avoir vu et examiné auparavant57.Toutefois, en dépit d'évidentes injustices, malgré les prévarications dont Map se veut le censeur et dont il tend à rendre le roi en partie responsable, tout en reconnaissant les difficultés du monarque face aux obstructions et aux tromperies de la cour58, notre auteur connaît un endroit, un lieu unique — unicus locus —, nous dit Map, où les malversations n'ont pas de prise, où veille en permanence l'œil du roi juste. Ce lieu merveilleux s'appelle la cour de l'Echiquier. Ayant assisté à un procès intenté par un plaignant fortuné contre un pauvre, Map s'est félicité du déroulement de l'action judiciaire auprès du grand justicier Renouf de Glanville : les juges n'avaient pas laissé traîner les choses pour empêcher que l'on dépouille le pauvre. Pour Glanville, de toute façon, ceci n'avait rien d'exceptionnel : la proximité du roi rendait impossibles les procédures longues telles qu'on les connaissait, par exemple, des tribunaux ecclésiastiques. Map relève la pique contre les clercs et explique cette lenteur par la distance géographique entre Rome, siège du pape, et les évêchés des différents pays, tout en concédant par ailleurs que les clercs, dans le trafic de la justice, sont souvent pires que les laïcs. Map ne se montre pas étonné pour autant : les clercs appartiennent fréquemment à une classe montante qui se sert des études comme tremplin d'une promotion sociale et qui est tentée de dénaturer la mission de juge pour en faire une source d'enrichissement personnel. Pour preuve, Map cite le cas d'un abbé devenu juge, qui pressurait les justiciables parce qu'il avait l'intention d'acheter un siège épiscopal. « Je peux en témoigner moi-même, car j'ai observé à la cour des scènes comme celle-là », conclut Map59. Glanville en convient en précisant que parmi les barons de l'Échiquier (quos elegit rex ut sint omnium summi), il ne se trouve pas de simoniaques (bursarii), qui ne sont que de simples marchands, incapables de faire autre chose qu'acheter et vendre : Mos est negociatorum, ut quod emunt, vendant60

38En parcourant ces quelques remarques sur la justice royale, que Map a glissées dans son ouvrage, on se rend bien compte des nombreuses difficultés qui se dressaient sur le chemin du roi, mais on s'aperçoit aussi de la pertinence des réformes judiciaires, inlassablement remises sur le métier par Henri ii. Qu'à deux reprises, Map ait prêté son concours à cette entreprise ambitieuse donne un rôle à part à l'auteur du De nugis curialium parmi les intellectuels de la cour et nous offre la possibilité de mieux mettre en perspective ses sarcasmes décochés au monde de la curia61. Par ailleurs, le roi

39savait apprécier les talents de ce fils d'une famille alliée de longue date. C'est tout naturellement dans l'ouest de l'Angleterre, dans les comtés de Stafford, Salop et Gloucester, que Map a exercé ses fonctions de juge itinérant, comme l'indiquent les mentions dans les Pipe Rolls :

Gloecestrescira : Nova plac[ita] et nove convent[iones] de assisaf[a]c[t]a p[er] d[omi]nia reg[is] de Gloec[estre]sc[i]r[a] p[er] Ioh[annem] Cumin[um] et Walt[erum] Map et Turst[inum] fl[ium] Sim[onis], Wascio Coc[us] redd[idit] comp[otum] de iii m[arcis] de dono. In th[esau]ro lib[er] avit. Et quiet[us] est [...]62.
Salopesscira : Nova placita et nove conventiones per Gillebertum Pipard[um] et Michaelem Belet et Walterum Map et socios eorum. Walterus de Goldestan redd[idit] comp[otum] de dim[idia] m[arca] quia retraxit se de appellatione sua. In thesauro III s[olidos]. Et debet ii s[olidos] et viii d[enarios] [...]63.
Gloecestrescira : Nova placita et nove conventiones per Michaelem Belet et Gillebertum Pipard[um] et Walterum Map et Rogerum clericum de Hereford'.
[...] Idem vicecomes redd[idit] comp[otum] de I m [arc a] de Bradelegahundredo pro II murdris. In thesauro liberavit. Et quietrus est64
Staffordscira : Nova placita et nove conventiones per Michaelem Belet et Gillebertum Pipard[um] et Willelmum filium Stephani et Walterum Map et socios eorum.
Idem vicecomes redd[idit] comp[otum] de xx s[olidis] de Tatemanneslawe-hundredo pro murdro. In thesauro liberavit. Et quietus est [...]65.

40En payant de sa personne, Map l'intellectuel s'est donc retrouvé, en matière de politique judiciaire, sur le même plan que d'autres collaborateurs du roi, tel que le grand justicier Richard de Lucé, mort en 1179, un homme que les partisans de Becket avaient accusé d'être à l'origine des Constitutions de Clarendon et de les avoir rédigées66. Esprit critique, Map s'efforçait de distinguer entre l'objectif, louable et à soutenir, et les différents niveaux où cet objectif du roi devait se concrétiser et qu'il fallait constamment amender. Henri ii, s'il a souvent été déçu par le choix de ses officiers, a, en fin de compte, toujours réussi à trouver des hommes fiables pour faire aboutir son projet de réformer la justice.

Annexe 1 : extrait de l’article de J. Boussard, « Les institutions financières de l’Angleterre au xii^e siècle ».