1Dans le numéro 243 de Radio, Cinéma, Télévision, le critique Jean Quéval donne son sentiment sur deux des trois animateurs du magazine littéraire Lecture pour tous. Pour lui :

« Desgraupes et Dumayet ont le même juste entendement de leur métier, et ils se ressemblent mentalement comme des jumeaux – du moins est-ce l’impression qu’ils donnent. C’est seulement à la longue qu’on perçoit les différences1. »

2A priori, en effet, les deux hommes sont très proches et, lorsqu’ils se retrouvent pour produire l’émission « En votre âme et conscience », ils ont déjà travaillé ensemble à plusieurs reprises.

3Ils se sont rencontrés à la radio, au début des années 19502 et ont immédiatement sympathisé en s’apercevant qu’ils avaient reçu la même formation : tous deux avaient suivi les enseignements du philosophe Georges Perret3, tous deux avaient également décidé de renoncer à préparer l’agrégation de philosophie pour chercher un emploi…

4Rapidement, les deux camarades décident d’animer en duo, sur les ondes, un magazine littéraire, Domaine français, puis sont sollicités, en 1953, pour présenter à la télévision, avec Max-Pol Fouchet, Lectures pour tous.

5En 1955, Claude Barma4 propose à Pierre Dumayet de coproduire avec lui et d’écrire les scénarios d’une nouvelle « collection », Les Causes célèbres. Ce dernier, constatant dès le début de l’année 1956, que la série – rebaptisée « En votre âme et conscience » – est un succès et qu’il ne pourra pas la prendre totalement en charge, invite Pierre Desgraupes à le rejoindre. Les deux amis sélectionnent ensemble, le plus souvent parmi les affaires romancées relatées par Pierre Bouchardon et les bandes dessinées « Le Crime ne paie pas5 » publiées dans France-Soir, les procès susceptibles de captiver le public. Ils se partagent ensuite les « grandes causes » en bonne intelligence, en fonction de leurs centres d’intérêt respectifs et rédigent leurs scénarios en alternance, à partir des comptes rendus d’audience parus dans La Gazette des tribunaux ou, plus rarement, dans la grande presse généraliste, régionale ou nationale.

6Mais si les « deux Pierre » semblent très proches, il suffit de lire les courriers des simples téléspectateurs et les articles des critiques parues dans les magazines de programme, pour comprendre que les Français, comme Jean Quéval, n’ont pas du tout porté le même jugement sur eux.

Les jugements portés sur les deux scénaristes

7D’évidence, concernant la série « En votre âme et conscience », Pierre Dumayet est moins apprécié que Pierre Desgraupes. Dès les premières Dramatiques, il lui est reproché de se limiter à un « exposé lucide et honnête » des faits alors que pour comprendre les mobiles du crime, la clémence ou, au contraire, la sévérité d’un verdict, il aurait fallu restituer aussi l’atmosphère de l’époque. Ainsi, les critiques acceptent-ils mal que dans L’Affaire Lafarge, le scénariste ait passé sous silence l’hostilité de la province corrézienne à l’encontre de l’accusée, « une jeune femme coquette, spirituelle et musicienne8 ». De même, ils déplorent que dans L’Affaire Borras/ Le Drame du petit Condom, rien ne soit dit sur « le genre de vie d’ouvriers agricoles étrangers, tenus à l’écart de la vie d’une ville du midi9 ».

8Comme le public, les journalistes font grief à Pierre Dumayet de se borner à restituer, de façon linéaire, un procès d’assises, sans essayer de rompre la monotonie des témoignages. Ils regrettent son manque d’imagination narrative et l’absence de « trouvailles de mise en scène10 ». Plus globalement, ils estiment que le scénariste-présentateur ne prépare pas suffisamment ses dossiers, « ne fouille pas assez les exemplaires de La Gazette des Tribunaux empilés à la Bibliothèque Nationale11 », et, en conséquence, ne fait pas les bons choix de causes célèbres. Pour l’un, « L’affaire ne demandait pas à être revisitée. Courtois méritait sa peine12 ». Pour un autre : « Dumayet pose toujours les mêmes questions, a l’air triste, embarrassé, cela devient monotone13. »

9Si les critiques sont déjà vives entre 1956 et 1961, elles s’aggravent encore au moment du retour d’En votre âme et conscience, le 30 novembre 1965. Par malheur, c’est Pierre Dumayet qui inaugure cette seconde série. Or, l’attente est très forte puisque, on le comprend à la lecture de la presse, tous les journalistes se sont convaincus qu’en mai 1961 l’émission s’est interrompue sans avoir épuisé son succès. Télé 7 jours fait sa Une sur : « Le Retour d’une grande émission ». En pages intérieures de Télérama, de Télé-Magazine mais aussi de la presse quotidienne, chacun explique à ses lecteurs que la nouvelle collection sera d’autant plus intéressante que les producteurs « ont décidé d’élargir le cadre », ont « l’intention d’aller puiser dans les dossiers des pays étrangers », vont désormais « dépeindre un pays sur le plan social autant que sur le plan psychologique14 »… Or, L’Affaire Caumartin, du nom d’un avocat belge épris d’une jeune chanteuse d’opéra allemande et accusé d’avoir tué son rival d’un coup de canne à épée, est une déception. Non seulement elle ne dépayse pas le public car le rituel judiciaire est quasiment le même à Bruxelles qu’à Paris, mais l’histoire paraît « mince », « banale et médiocre », « aucun des personnages ni aucune des péripéties ne méritait de passer à la postérité15 ». En fait, ce désenchantement, par-delà le mauvais choix de l’affaire judiciaire, laisse sourdre le vrai problème de l’émission : la télévision, en quatre ans, a beaucoup changé. Et la dramatique en direct ou dans des conditions de direct, appréciée en 1961, semble maintenant ennuyeuse et trop lente, avec sa répétition de gestes et de paroles identiques, de témoins qui prêtent serment les uns derrière les autres… Jacques Siclier conclut son article du Monde par un lapidaire : « C’est moins la formule de l’émission qui a vieilli que cette manière de faire de la télévision. Du théâtre en direct, banal, étriqué16. » De manière très proche, dans L’Humanité, Jean Barénat estime que : « La TV, art jeune et dynamique, évolue trop rapidement pour que l’on puisse revenir à une formule qui, il y a cinq ans encore, nous paraissait audacieuse17. »

10Pour les téléspectateurs, Pierre Desgraupes apparaît moins comme le jumeau de Pierre Dumayet que comme son exacte contre-réplique. Ils le félicitent constamment pour son travail car, selon eux, il réalise d’étonnantes études de mœurs et « parvient à restituer la morale du xix^e siècle ».

11La critique professionnelle, quant à elle, loue l’audace narrative du scénariste qui, à chaque nouvelle émission, invente des dispositifs pour que le destinataire ne s’ennuie pas. Selon elle, il brise la chronologie du procès par d’ingénieux flash-back, resserre les interrogatoires d’identité et escamote les serments des témoins pour éviter les redites. Il n’hésite pas à faire venir à la barre de la cour d’assises du xix^e siècle un psychiatre, un avocat ou un commissaire du xx^e pour montrer la relativité des savoirs. Il multiplie les coups de théâtre, en mettant en scène un président qui procède à l’arrestation d’un témoin en pleine audience (L’Affaire Beauvallon) ou en faisant avouer une accusée quelques jours après la fin du procès, dans sa cellule (L’Affaire Frigard). Juste après la pâle Affaire Caumartin, il signe Le Crime de Sezegnin, fiction dans laquelle il n’hésite pas à mettre en accusation un policier suisse qui, par son incompétence, fausse toute une enquête.

12Pour les journalistes, à la différence de son alter ego, Pierre Desgraupes domine complètement le fait divers et mène, avant de construire le scénario, un vrai travail d’analyse et de synthèse. Cette recherche préalable lui permet ensuite de bâtir un récit judicieux, d’écrire un texte limpide, « clair, rapide, débarrassé de toutes phrases inutiles18 » tout en laissant deviner la complexité de la justice et en faisant prendre conscience au téléspectateur de la fragilité des témoignages, « de la relativité de la bonne conscience des victimes survivantes19 ». Ces professionnels du petit écran n’adressent au scénariste-producteur que deux reproches : ses interventions trop nombreuses, qui sortent le public du drame20 et, parce qu’il relate plus souvent que Pierre Dumayet des affaires récentes, la modification des noms des protagonistes et des lieux du crime, qui retire une grande partie de leur intérêt aux affaires.

13Finalement, ces deux hommes de télévision, en apparence si complices, semblent avoir pour unique point commun de ne pas chercher, contrairement à leurs affirmations, la neutralité mais à se métamorphoser souvent, en leur âme et conscience, en défenseur ou en contempteur de l’accusé. Ainsi, Pierre Desgraupes se fait-il l’avocat de Louis Danval, « cet étrange pharmacien plein d’amertume et de colère21 » mais charge-t-il l’institutrice Célestine Doudet en affirmant au spectateur :

« La jalousie. C’est par vengeance, peut-être parce qu’elle pensait se faire épouser par le docteur M. que Célestine a martyrisé les enfants du seul homme peut être que dans sa vie elle ait aimé. Le crime serait alors celui d’une vieille fille rendue folle par la jalousie. »

14De son côté, Pierre Dumayet oblitère le vol de bijoux commis par M^me Lafarge pour la transformer en victime injustement accusée d’empoisonnement alors qu’il prononce un véritable réquisitoire contre le mari de M^me Levaillant, accusée d’avoir voulu tuer sa belle-mère : « Il était le personnage le plus lâche, le plus veule, et à tous ces défauts s’ajoutait la grandiloquence. »

Des affaires criminelles très différentes

15Comment expliquer des commentaires si dissemblables sur Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet ? Comme le révèlent les titres des soixante-six dramatiques diffusées, les deux amis ne se sont passionnés ni pour les mêmes types de causes célèbres, ni pour les mêmes périodes. Ils n’ont pas non plus relaté ces ténébreuses affaires de la même manière et n’ont pas fait les mêmes usages du passé.

Les histoires de Pierre Dumayet

16Pierre Dumayet, qui signe plusieurs scénarios avec sa femme Françoise, s’est essentiellement intéressé à des drames survenus en province ou en Belgique22 dans le premier xix^e siècle, sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Dans chacun des procès qu’il relate, par ses apartés et la chute de son récit, il rejette cette époque dans des temps révolus et barbares. Prolongeant les écrits des journalistes et des romanciers qui ont raconté le crime et qui, pour captiver leur lectorat, ont accentué le mal-être et la misère de leurs contemporains, Dumayet réinvente au petit écran un univers douloureux, oubliant que ces populations, ignorantes des suites de l’histoire, ne souffraient pas de l’absence de confort moderne. Pour lui, tous les lieux des affaires judiciaires relatées sont hideux et lugubres. Les Glandiers, propriété des Lafarge, n’est qu’un « faux château », « une grande bâtisse en ruine infestée de rats ». Le château de Chamblas, dans lequel vit M. de Marcellange « est plutôt une très grande ferme entourée de bois de tous côtés sur les monts du Velay qui ne sont pas la région la plus souriante de l’Auvergne ». Le vicomte de Boccarmé réside, à Bitremont, près de Mons, dans un château dont « les appartements avaient été ruinés, ce qui avait été le salon rouge était appelé maintenant le salon abandonné et la salle des gardes étaient en fait la salle des rats ». Cette laideur semble déteindre sur les êtres puisque le domestique de Chamblas contracte la petite vérole et que le gardien de Bitremont « apprend à chanter à un pinson dont il venait de crever les yeux ».

17Les accusés, qui vivent et tuent dans ces endroits sinistres, sont ensuite exécutés sur des places nocturnes et hivernales, dont la description glace littéralement le téléspectateur, Dumayet affirmant, par exemple, qu’à la veille d’être guillotiné, Lacenaire a certifié à son complice Avril : « il gèle, demain la terre sera froide ».

18Pour le scénariste, les institutions d’autrefois sont beaucoup plus nocives que celles des Trente Glorieuses. Il déplore l’absence de déontologie de la presse par des propos comme : « À cette époque, en Belgique comme en France, il y avait un certain nombre de petits journaux qui pratiquaient la violence et la diffamation » (L’Affaire Verkammen). Il dénonce surtout l’incurie de la justice, rappelant continuellement au spectateur que les jurés sont incapables de suivre correctement les débats et de juger en leur âme et conscience, que le Président du tribunal n’attribue pas la juste peine à l’accusé mais l’atténue ou l’accentue en fonction de son expérience, des affaires précédentes, des erreurs judiciaires récentes. Il souligne la cruauté des peines infligées aux inculpés : Frédéric Benoit, reconnu coupable de parricide, a été conduit à l’échafaud « pieds nus, habillé seulement d’une longue chemise blanche, la tête recouverte d’une longue cagoule noire sans trous pour les yeux ». L’instituteur Lesnier, condamné à tort à la déportation, « a été mis au pilori, ferré, enchaîné à un autre bandit », « il a supporté le fouet, les promenades enchaîné aux pieds et au cou, il a joué au cheval, tiré des bateaux, a connu le sommeil impossible le soir à cause du bruit des chaînes »…

19Par ailleurs, en faisant le choix de clore son récit par une phrase lapidaire, juste après le verdict, Pierre Dumayet laisse entendre que l’avenir de l’accusé est sombre, quand il existe. L’Empoisonneuse d’Aïn Fezza se suicide à la strychnine dès son retour dans sa cellule. Les bagnards qui réussissent à s’évader, comme le médecin Allard (Bougrat) ou l’hôtelier Blengino (Chambre 32) s’installent définitivement loin de la France. Même lorsqu’ils sont acquittés, les personnages sont condamnés à l’exil. M^me Steinheil part pour l’Angleterre et la vicomtesse de Boccarmé quitte la Belgique pour se réfugier à Paris. Quant à M^me Levaillant, « malgré un verdict d’acquittement, elle est tout de même jetée en prison ».

20Dans ce passé maussade, le scénariste s’intéresse tout particulièrement au désordre des familles. Il place le plus souvent dans le box des accusés des jeunes femmes fragiles à qui leurs parents ont imposé, dès la sortie du pensionnat, un mariage de raison. Par le truchement d’un négociateur, elles ont épousé un homme spécialement décevant, souvent plus âgé qu’elles, un rustre qui « cherchait à (leur) imposer (leurs) devoirs conjugaux en des termes qui (les) offensaient » (L’Affaire Lafarge). Oisives, ces épouses qui « ignoraient les mystères de la vie » se sont jetées dans de « mauvaises lectures » qui leur ont dévoilé des mondes insoupçonnés. Elles ont alors empoisonné ou fait tuer cet encombrant mari et ont parfois été acquittées, comme si assassiner un barbon malade, buveur ou noceur était considéré par le jury comme un cas de légitime défense. Pierre Dumayet joue sur la non-concordance entre ces anti-héroïnes malingres, venues en costume de grand deuil jurer de leur innocence, et l’extrême cruauté des actes qui leur sont prêtés23. Par le détour de l’histoire, il dénonce donc, au milieu du xx^e siècle, le mariage bourgeois à l’ancienne, dont certaines épouses ne peuvent s’émanciper que par le crime, affirmant fièrement à la cour, au terme de leur procès : « l’opinion publique m’est indifférente », « je suis désormais maîtresse de mes actions » (L’Affaire Lacoste). Il se passionne aussi pour les femmes vulnérables qui, contrairement aux précédentes, sont sous l’emprise totale de leur mari et le suivent dans le crime quand il connaît un revers de fortune, l’aident à tuer ses propres parents : un frère infirme (L’Affaire Boccarmé), une mère (L’Affaire Houet), une belle-mère (L’Affaire Levaillant), sa famille entière (L’Affaire Daurios) et même son bébé (L’Affaire Bouquet).

21Plus rarement, le scénariste présente au téléspectateur le couple mal assorti inverse, composé d’un tout jeune homme et de sa maîtresse plus âgée et expérimentée que lui, veuve toxicomane (L’Affaire Wladimorow), mère de famille (Une passion romantique, Les Innocents d’Eldagsen), demi-mondaine (L’Affaire Verkammen, L’Affaire Caumartin-Sirey, L’Affaire Allard), qu’il finit par tuer dans un accès de jalousie ou pour qui il assassine. Il montre aussi comment des rapports viciés entre parents et enfants peuvent mener au parricide : un jeune homme égorge sa mère qui le traitait comme un domestique (L’Affaire Benoît, L’Affaire de Vaucrose) ou commandite le meurtre de son père qui avait la même maîtresse que lui (L’Affaire Donon-Cadot).

22Il montre à quel point il est malsain de continuer à vivre, à l’âge adulte, avec ses frères et sœurs (L’Affaire de Villemomble), ses parents (L’Affaire Marcellange, Le Secret de la mort de Monsieur Rémy), ou une cousine (L’Affaire Benoît).

23À une époque où les valeurs conjugales et familiales se modifient, Pierre Dumayet invite donc les Français à rompre définitivement avec un monde d’hypocrisie qui produit de la délinquance. Mais, s’il remet en cause le modèle bourgeois traditionnel et la famille étendue, il dénonce également les relations trop fusionnelles entre mère-fille, quand l’autorité paternelle fait défaut. Une mère étouffe à la naissance le bébé de sa fille de quinze ans, qu’elle a élevée trop librement après son divorce (L’Affaire Lemoine), une autre tue son second mari, après avoir compris qu’il faisait des avances à sa fille (L’Affaire Meyer).

24Il condamne aussi l’entourage de ces familles anomiques, « uniquement unies par la haine24 ». Tous les domestiques qu’il met en scène éprouvent des sentiments excessifs pour leur maître. Les uns, trop dévoués, deviennent son bras armé, acceptent de tuer pour lui un mari (L’Affaire Marcellange) ou un voisin gênant (Le Drame de Jeufosse), voire le suivent en prison (L’Affaire Lafarge) ; les autres, étonnamment fourbes, le dénoncent et n’hésitent pas à diffamer. Les prêtres-confesseurs ont un comportement encore plus inapproprié. L’abbé Rousselot incite la marquise de Nayve à accuser sans preuve son mari du meurtre de son beau-fils. Le curé de Riquepeu affirme que M^me Lacoste a empoisonné son mari tandis et celui de Chinon demande à l’une de ses paroissiennes de faire savoir que la fille de M^me Lemoine entretient des relations coupables avec un cocher. L’abbé Tellier monte en chaire pour assurer que le duc de Bourbon ne s’est pas suicidé mais a été assassiné, un autre pour incriminer un instituteur innocent à qui il reproche, en fait, de lui avoir pris ses élèves (L’Affaire Lesnier).

Les « causes » de Pierre Desgraupes

25Pierre Desgraupes ne s’intéresse ni aux mêmes périodes ni à la même carte judiciaire que Pierre Dumayet. Il ne présente que quatre affaires ayant défrayé la chronique sous la Restauration (2) et sous la monarchie de Juillet (2). Il transpose, par contre, huit « causes célèbres » intervenues sous le Second Empire, dix-huit sous la III^e République et quatre sous la IV^e République. Il ignore les villes moyennes mais se passionne pour les crimes commis en région parisienne et dans les campagnes reculées de la Bresse, de l’Ouest et du Sud Ouest.

26Contrairement à son collègue, il ne scrute pas la bourgeoisie de province ou la vieille noblesse mais observe les provinciaux venus tenter leur chance dans la capitale et les paysans. Lui qui est allé, pour Cinq colonnes à la Une, visiter Gaston Dominici en prison25, cherche à faire comprendre au téléspectateur le dialogue de sourds qui s’instaure, aux assises, entre des villageois patoisants et des gens de justice dont ils ne comprennent ni les propos ni le rituel.

27À la différence de l’autre Pierre, il ne s’attache pas à la trajectoire criminelle de jeunes filles éthérées mais à celle de viragos. Ces accusées, d’âge et de condition variées, le plus souvent célibataires ou veuves, offrent plusieurs caractéristiques masculines : elles ont « une force impressionnante », tuent au moyen de cordes, de dagues ou de revolvers. Elles sortent seules le soir et sont sexuellement très libres. L’une possède une garçonnière à Paris (L’Affaire Achet), une autre est proxénète (L’Affaire Sidonie Mertens)… Durant leur procès, elles assurent elles-mêmes leur défense, de façon véhémente ou avec une ironie grinçante. Ainsi, Mathilde Frigard qualifie-t-elle le médecin légiste, venu expliquer à la barre l’expérience qu’il a réalisée sur un chien, d’« arrogant-incompétent ».

28Pierre Desgraupes s’intéresse, en fait, à des personnalités hors du commun, dont les actions extravagantes ont retenu l’attention des plus grands aliénistes de l’époque, à des hommes et des femmes qui ont été qualifiés de monstres car ils ont massacré en série. En rouvrant le dossier de l’empoisonneuse bretonne Hélène Jégado, responsable de plus de trente morts, des tueurs de bonnes Martin Dumolard et Félix Pel… il cherche à faire prendre conscience au spectateur que ces étranges déviants étaient, à l’origine, des personnes ordinaires, mais qu’elles furent placées dans des situations si insoutenables, le plus souvent des faillites vertigineuses, qu’elles ont fini par ne plus accepter la moindre contrariété et le moindre échec. Il le force aussi à s’interroger, en plaçant souvent dans le box des accusés deux frères (L’Affaire Peltzer, Les Frères Rorique), deux sœurs (L’Affaire Sarret-Schmidt), un couple (L’affaire Gouffé, L’Affaire Fenayrou…) ou un trio d’amis (L’Affaire Gayet, Le crime de Sezegnin…) sur la force des liens du sang et sur l’étrange alchimie des rencontres. Sa conclusion de L’Affaire Sarret-Schmidt, est spécialement significative.

« Les frères Taraud, qui couvraient l’affaire pour Paris Soir, faisaient remarquer que Sarret, avant de rencontrer les sœurs Schmidt, n’avait rien fait de très grave, même s’il n’était pas un saint. C’est seulement à partir du moment où il fait la connaissance des sœurs Schmidt que commencent les actes répréhensibles, les petites escroqueries jusqu’au meurtre. C’est comme si le faux mariage de Catherine, arrangé par Sarret, avait ouvert en lui une sorte de porte secrète, un Sarret secret. Alors allez-vous me dire, ce sont les sœurs Schmidt qui ont détourné Sarret de la droite voie. Mais, avant de rencontrer Sarret, les sœurs Schmidt non plus n’avaient rien fait de répréhensible. Leur passé est trouble car elles sont Allemandes. Mais elles étaient placées comme dames de compagnie chez une lady britannique. Puis vient Sarret et, à nouveau, tout change. Les sœurs s’engagent sur la voie des délits, on les trouve tenancières d’une célèbre maison close de Marseille. De ces trois êtres que le destin a fait se rencontrer par hasard, lequel a été la graine qui a pourri les autres ? »

29Pour le dire autrement, par ce subtil dispositif le scénariste oblige son public, qu’il regarde droit dans les yeux, à prendre conscience de la porosité entre raison et déraison, lui rappelle que « chacun est mi-ange mi-bête » « à la fois innocent et coupable », « mélange d’ombre et de lumière », et lui demande, en guise d’au revoir : « Lequel d’entre nous peut-il être sûr qu’il ne deviendra jamais un assassin ? » (L’Affaire Beauvallon).

30Pierre Desgraupes incite également le téléspectateur à s’interroger sur le passé dont il ne fait pas du tout le même usage que Pierre Dumayet.

31Il est soucieux de comprendre comment les contemporains ont jugé chacune des affaires et quelle place ils lui ont accordée. Pour L’Affaire Castaing, dont le procès s’est déroulé en 1823, il rappelle que les deux seuls journaux parisiens de l’époque, Le Journal des débats et Le Journal de Paris, consacrèrent de nombreuses pages aux comptes rendus des débats. De même, les assassins de l’huissier Gouffé, Gabrielle Bompard et Michel Eyrault, « ont tenu en haleine depuis près d’un an les lecteurs de tous les journaux français ». Il explique que plusieurs « belles affaires », à l’inverse, n’ont pas eu la notoriété imaginée car elles ont été masquées par un événement politique : le gouvernement de Daladier est renversé pendant le jugement de l’avocat Sarret et des sœurs Schmidt ; le procès de la plus grande meurtrière en série du xix^e siècle, Hélène Jégado, qui débute le 2 décembre 1851, passe presque inaperçu en raison du coup d’État napoléonien.

32Le scénariste renvoie également aux autres affaires de l’époque. Durant l’interrogatoire de M^me Achet, en 1891, un personnage évoque la malle à Gouffé. Quand Danval est accusé d’empoisonnement, un expert rappelle l’affaire Clara Baum, ambassadrice des États Unis à Rome, intoxiquée par de l’arsenic contenu dans le plafond de sa chambre.

33Dans chaque Dramatique, Pierre Desgraupes est également soucieux de mettre au jour les systèmes d’appréciation qui étaient ceux des hommes et des femmes de ce temps, multipliant les phrases comme : « Les croyances de 1890 ne sont pas celles d’aujourd’hui » ; « les questions ne se posent plus ainsi aujourd’hui, en 1957 » ; « en 1957, comment se serait déroulée cette bataille d’experts ? »… Cherchant à comprendre l’état des savoirs, il présente au spectateur : « Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire, l’apôtre de la police scientifique, alors toute nouvelle en France » (Le Secret de la mort de Monsieur Rémy). Il explique les travaux de Charcot sur l’hystérie, à la Salpêtrière, et évoque les théories sur l’hypnose de l’École de Nancy, dirigée par Bernheim. Il fait dire à un expert, appelé à la barre : « La science nous apprend, Monsieur le procureur, que les morales sont relatives, à chaque temps les siennes. »

34De fait, il compare continuellement les convictions du passé à celles du présent. Après nous avoir fait entendre les expertises de Paul Brouardel ou du docteur Pitois, il demande aux psychiatres des années 1960 de livrer, devant les caméras, leur diagnostic sur la santé mentale de Gabrielle Bompard ou d’Hélène Jégado. Il confronte les conclusions des magistrats de Privas, émaillées de clichés sur les paysans des Monts du Vivarais, à celles d’un jeune avocat, Maître Malézieux, qui, cent ans plus tard, en 1922, a versé de nouvelles preuves au dossier des hôteliers de « l’auberge rouge ».

35Il montre également les proximités entre affaires passées et affaires présentes. Il conclut L’Affaire Danval par : « Comme pour Seznec, il s’est trouvé des hommes libres pour le croire et pour épouser sa cause. » Il déclare, à propos de l’affaire Pel : « S’ils avaient pu voir dans l’avenir, les jurés eussent été frappés comme nous le sommes aujourd’hui par la ressemblance entre cet étrange petit bonhomme avec un autre petit bonhomme tristement célèbre qu’on allait juger au même endroit quelque trente-cinq ans plus tard, Henri Désiré Landru », « Cette affaire ressemble à la fois à l’affaire Marie Besnard et à l’affaire Landru ».

36Le scénariste voit donc dans le passé, non pas une page à tourner mais un moment de l’évolution humaine, avec ses doutes et ses fausses certitudes, liés aux besoins de la société qui les crée ou les véhicule. L’histoire devient pour lui le moyen d’inviter le spectateur à prendre ses distances vis-à-vis du présent.

37Contrairement à Pierre Dumayet, Pierre Desgraupes laisse aussi entendre que les accusés ayant bénéficié de circonstances atténuantes, après avoir purgé leur peine ont un avenir. Pour prouver que l’épisode judiciaire n’a été qu’une plus ou moins longue parenthèse, il raconte la suite de leur trajectoire. Il nous apprend qu’après le bagne M^me Fenayrou est revenue à Paris où « elle est devenue caissière à la Scala » et que « les sœurs Schmidt sont retournées à l’anonymat d’où, pour quelques années, leur rencontre avec Sarret les avait tirées ». Il rappelle que Danval : « a été gracié, est rentré en France et, quarante-cinq ans après sa condamnation, en 1923, a vu un arrêté de la Cour de cassation reconnaître son jugement sans fondement ». Il s’étonne même que des mères de famille présentes au procès de Célestine Doudet, jugée pour des faits de maltraitance graves sur ses élèves, n’aient pas hésité à confier leur enfant à l’institutrice dès sa sortie de prison.

*

38Interrogé, le 1^er janvier 1968, dans l’émission Mémoire sur la manière dont « les deux Pierre » travaillaient sur « En votre âme et conscience »…, Pierre Dumayet répond, très justement : « On collaborait surtout séparément, surtout comme producteurs. Nous nous mettions d’accord sur les affaires à traiter, sur le choix, sur la façon de les traiter, de les présenter puis chacun de nous, à tour de rôle, était auteur. »

39Les deux hommes, en apparence très complices puisqu’ils ont suivi les mêmes formations et travaillaient ensemble quotidiennement, offrent, en réalité, peu de points communs. Ils n’ont pas les mêmes centres d’intérêt, n’ont pas les mêmes attentes de la justice et ne portent pas le même regard sur la criminalité. Ils n’ont pas la même compréhension de l’histoire, ne cherchent pas dans le passé les mêmes enseignements, et trahissent par là même des attentes divergentes du monde à venir. Ils ne conçoivent pas non plus leur rôle de médiateur télévisuel de la même façon, l’un tentant, sous le masque du passé, de faire partager son avis sur des préoccupations présentes – la laïcité, la transformation du couple et de la famille… – l’autre essayant de faire réfléchir le spectateur sur la place du hasard dans une destinée, sur les risques de perte d’humanité face à l’insoutenable, la faillite, ou plus généralement, la perte de l’honneur.

40Dans leur façon de transposer ces soixante-six causes célèbres, les deux scénaristes apportent la preuve que dans une même génération coexistent et s’enchevêtrent plusieurs systèmes de représentations de l’univers sensible, de l’autre et de soi, et différentes conceptions du temps.