1Pour révéler ce tableau de mœurs, j’observerai ici les personnages imaginés par Pierre Desgraupes ou Pierre Dumayet à partir de chroniques judiciaires comme de véritables acteurs sociaux. Je n’oublie pas, bien sûr, que ces derniers sont incarnés par des comédiens qui n’évoluent pas dans un véritable prétoire mais dans un studio. Je n’ignore pas non plus que les scénaristes leur font prononcer des dialogues réécrits, densifiés, simplifiés et modifiés non seulement en raison du format de l’émission, mais de ce que l’équipe de réalisation a estimé dicible au mitan du xx^e siècle, de ce que, plus généralement, elle a été en mesure de voir en fonction des préoccupations du moment. Mais, comme le rappelle la sociologue Sabine Chalvon-Demersay, ces êtres inventés à partir d’individus ayant réellement vécu offrent l’immense avantage, par rapport aux « vraies » personnes qui peuplent les archives, d’être « moins contingents, plus stylisés, plus cohérents, plus expressifs, plus prévisibles1 ». Je me propose donc d’entrer maintenant dans le monde du « mentir vrai », de mettre au jour les aspirations et les déceptions, les valeurs, les croyances et les normes qu’il charrie, de recueillir les jugements que ces êtres cathodiques portent, sur eux-mêmes et sur autrui, d’essayer de comprendre ce que signifie pour eux la vie idéale, l’échec et la réussite sociale. Ces avatars un peu simplets ne sont pas identiques à ceux des précédents écrits romancés, tirés des chroniques judiciaires ou des Causes célèbres, mais des personnages conçus par des hommes de télévision des années 1950-1960 qui cherchent à répondre aux attentes présumées des foyers français équipés en téléviseurs.

2De fait, je laisserai monter en écho le contexte des Trente Glorieuses à chaque fois qu’il sera évident, mais sans m’obliger à établir un parallèle systématique entre la dramatique audiovisuelle et la chronique judiciaire dont elle est issue, ce que je ferai seulement dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage.

Les espace-temps du crime et de la peine

3Pour les deux scénaristes d’« En votre âme et conscience », existe-t-il des territoires plus criminogènes que d’autres, des périodes historiques et des moments de l’année particulièrement propices aux violences ? Par ailleurs, les deux hommes braquent-ils toujours le projecteur sur les mêmes espaces ou ceux-ci varient-ils en fonction du moment de la réalisation ?

Les lieux du crime

4D’évidence, entre 1955 et 1969, les lieux du crime changent. Dans sept des douze premières affaires relatées, bourreaux et victimes vivent dans des châteaux lugubres et délabrés, loin de tout, entourés de forêts et de champs2 : « un manoir à l’écart du monde » (L’Affaire du manoir de Jeufosse), « une demeure féodale dont les appartements ont été ruinés […] avec un salon abandonné et une salle des gardes qui est en fait la salle des rats » (L’Affaire Boccarmé)… Les meurtres sont perpétrés par des nobles ruinés, sur un membre de leur famille fortuné mais avare, ou sur un futur héritier qui risquait de les spolier.

5À partir d’octobre 1956, en revanche, les forfaits sont presque tous commis à Paris ou en banlieue, au domicile de prostituées ou de personnes appartenant au monde des affaires : notaire, huissier, garçon de recettes… La ville lumière a corrompu de jeunes provinciaux désargentés et envieux ou des banlieusards n’acceptant pas la réussite d’un confrère installé au cœur de la capitale3 ; elle a attiré des aventuriers étrangers, majoritairement hispaniques et allemands4, et des Français ayant longtemps vécu à l’étranger5. Les rares criminels parisiens de longue date sont exclusivement des justiciers qui tuent en plein jour et sur l’espace public, dans la salle des pas perdus du Palais de Justice (L’Affaire Hugues, 20/03/1956), dans une rue commerçante (L’Affaire Marie Bière, 8/05/1956, L’Affaire Schwartzbard, 28/02/1958) ou sur un pré du bois de Boulogne (L’Affaire Beauvallon, 12/09/1958).

6Dès la fin de l’année 1959 et jusqu’à la première interruption de l’émission, en 1961, tout change à nouveau. Les drames se jouent aux marges de la France, à Monaco (Chambre 32, 03/05/1960) et Bruxelles (L’Affaire Courtois, 30/05/1961) ou dans des villes moyennes de province, à Limoges (L’Affaire Rousseau, 23/10/1959), à Moulins (L’Affaire Achet, 09/10/1960) et même dans la cité algérienne d’Aïn Fezza (L’Empoisonneuse d’Aïn Fezza, 05/12/1960). Si ces affaires, intervenues dans une bourgeoisie aisée et discrète, arrivent au tribunal c’est parce qu’un commissaire de police a reçu des lettres de dénonciation écrites anonymement par des femmes jalouses, qui, par ennui, épient leurs voisins ou lisent leurs courriers.

7L’univers paysan, mis en scène de façon discrète en février 1956, avec L’Affaire Lesnier, puis en juillet 1958, avec L’Affaire Gayet, envahit le petit écran à la reprise de la série, en 1965. Il éclipse non seulement les villes moyennes, qui n’apparaissent plus que dans trois émissions6, mais la capitale, seulement cinq fois présente7. Si trois meurtres sont commis dans les campagnes de pays étrangers8, tous les autres se produisent dans des hameaux de l’Ouest et du Sud-Ouest de la France : en Bretagne (Le Cas Hélène Jégado, 24/01/1967), dans le Lot (L’Affaire Daurios, 06/06/1967), dans les Monts du Vivarais (L’Auberge de Peyrebeille, 08/07/1969) et le Gers (L’Affaire Lacoste, 13/12/1969).

Ill. 15. – La « machine infernale » de Giuseppe Fieschi, Archives Nationales.

8À l’exception de six justiciers qui abattent leur victime au grand jour, devant témoins et bruyamment, au moyen d’une arme à feu plus ou moins extravagante (illustration 15)9, tous les criminels frappent dans l’ombre, silencieusement et à l’abri des regards.

9Les faillis ou parents d’un failli, jaloux de la fortune d’un (faux) ami, l’assassinent en pleine nature, à l’écart de la civilisation : au cœur des forêts de Fontainebleau (L’Affaire Frigard), de Cernay (L’Affaire Troppmann) ou de la Bresse (L’Affaire Dumolard), dans un champ de Pantin, nocturne et désert (L’Affaire Troppmann) ou encore au bord d’une rivière (Le Crime de Sezegnin) ou de la mer (L’Affaire du marquis de Nayve).

10Tous les autres meurtriers sévissent dans un espace privé. Les victimes sont le plus souvent tuées dans leur chambre et dans leur sommeil. Mais elles peuvent également être agressées dans une chambre d’hôtel10, à l’intérieur d’un véhicule roulant sur une route déserte, nocturne et hivernale11 ou encore au domicile de leur.s bourreau.x12. Comme la Cour et les jurés, le téléspectateur ne découvrira de ces lieux que quelques images fixes : plans dessinés par la police ou photographies forensiques.

Les temps privilégiés des « passions funestes »

11Si certains espaces sont plus criminogènes que d’autres, les « passions funestes » ont aussi leurs époques privilégiées.

Ill. 16. – Nombre de crimes par décennies.

12Comme en témoigne cet histogramme, les années 1810-1820, qui sont celles de la Restauration, semblent épargnées par le crime, limité à une simple intention de se débarrasser d’une belle-mère avare (L’Affaire Levaillant), l’empoisonnement non démontré d’un patient par son médecin (Le Procès du docteur Castaing) et le meurtre d’un procureur honni (L’Affaire Fualdès). La décennie 1910, durant laquelle la presse est sans doute plus soucieuse de donner des nouvelles du front que de relater des faits divers, est, elle, totalement absente puisque le seul procès mis en scène se déroule à Kiev (L’Affaire Beilis). Les années 1930, revues par deux scénaristes qui connaissent la suite de l’histoire, donc les futurs ennemis de la France, ne voient s’installer dans le box des accusés que trois Allemands et un homme né en Italie, à Trieste (L’Affaire Sarret-Schmidt, L’Affaire Weidmann).

13Inversement, dans « En votre âme et conscience », les décennies 1830, 1840 et 1880, sont marquées par les déchaînements de violence.

14Au petit écran, comme dans la littérature de grande consommation, l’imagerie populaire et la caricature, la monarchie de Juillet, qui fournit le cadre de dix-sept causes célèbres, est particulièrement ténébreuse. Les affaires n’épargnent pas la famille royale : Giuseppe Fieschi est jugé pour avoir attenté, en juillet 1835, à la vie du souverain ; la baronne de Feuchère est soupçonnée d’avoir tué son amant, le duc de Bourbon, qui venait de rédiger son testament en faveur du fils de Louis-Philippe ; Marie Lafarge, accusée d’avoir empoisonné son mari, était l’arrière-petite-fille du duc d’Orléans, Philippe Égalité (L’Affaire Lafarge). Cette période sombre rassemble aussi la totalité des cas de parricide traités par « En votre âme et conscience13 ». Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet relatent les procès de Frédéric Benoît, qui a égorgé sa mère, et d’Édouard Donon qui a commandité le meurtre de son père. Ils s’intéressent au jugement, en 1831, d’une jeune femme qui, avec son mari, a payé un tueur à gage pour exécuter sa mère. Ils suivent en Cassation, en plein « Printemps des peuples » de 1848, Françoise Faucher qui, aidée de son époux et de ses voisins, a assassiné sauvagement ses deux parents puis tué sa belle-sœur après l’avoir mutilée (L’Affaire Daurios). Les deux scénaristes racontent le massacre, pour les voler, d’innocents vieillards (L’Affaire Lesnier, L’Affaire Lacenaire, L’Auberge de Peyrebeille) et tentent de comprendre si, en 1830, Jean-Charles Bouquet a vraiment fait périr son bébé de six mois en lui faisant avaler des épingles à nourrice. Par ces récits, ils apparentent la monarchie de Juillet, déjà traversée par des épidémies de choléra et des insurrections de la misère, à une époque crépusculaire d’une « inquiétante étrangeté », marquée non seulement par le meurtre des pères, réels ou putatifs, et le non-respect aux anciens, mais par le retour en force de la barbarie.

15La décennie 1880, caractérisée par un développement exponentiel de la presse de grande consommation, donc par un choix beaucoup plus vaste de causes célèbres à adapter, impose une autre image, celle de la vengeance des femmes. Ces dernières accusent de meurtre un mari qui les a épousées pour leur dot (L’Affaire du marquis de Nayve), dénoncent (L’Affaire Prado, L’Affaire Pranzini, La Malle à Gouffé, L’Empoisonneuse d’Aïn Fezza) ou tuent (L’Affaire Marie Bière, L’Affaire Fenayrou) un amant spécialement décevant, tirent sur l’homme qui a tenté d’abuser d’elles ou qui a entaché leur réputation (L’Affaire Hugues, L’Affaire Francey, L’Affaire Achet).

16Le croisement des époques mises en scène avec les années de réalisation des émissions, appelle une autre remarque : en dépit de quelques chevauchements, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet ne s’intéressent pas aux mêmes périodes entre 1955 et 1969. Ils se passionnent pour la monarchie orléanaise entre novembre 1955 et octobre 1957 puis à la toute fin de la série, en 1969. Ils ont un engouement particulier pour les années 1880 entre mars 1956 et avril 1958. Ils examinent les années 1920 à la fin des années 1957 et 1959 et les années 1890 en 1960. Le Second Empire florissant n’est mis en scène qu’en 1967 et au début de 1968, c’est-à-dire dans une France elle aussi prospère et festive, mais qui s’ennuie, à la veille des premiers mouvements estudiantins.

Ill. 17. – Nombre de crimes selon les mois.

17Si tous les procès sont précisément datés, il n’en va pas de même pour les crimes puisque certains accusés refusent, lors de leur interrogatoire, de dire à quel moment ils ont calciné un corps ou l’ont enterré dans le jardin… Cependant, comme en témoigne le graphique ci-dessus, sur les cinquante et un assassinats datés, la majorité (36) est perpétrée en automne et en hiver, avec un pic en octobre (9) et en novembre (6). Comme avril et les mois d’été sont les plus calmes, on pourrait penser que plus les jours sont longs, plus les tueurs, qui passent fréquemment à l’acte entre 20 heures et 22 heures, sont neutralisés. Mais cette hypothèse ne résiste pas à l’épreuve du mois de mai, spécialement meurtrier (7).

Le théâtre de la justice

Ill. 18. – La carte judiciaire, les Cours d’assises figurées.

18Comme le révèle cette carte, neuf affaires seulement se déroulent à l’étranger, dont cinq en Belgique wallonne – pour les raisons commerciales évoquées précédemment14. Une seule se joue hors métropole, à Oran, et la Corse est ignorée.

19L’Île-de-France est surreprésentée, avec trente causes célèbres sur les cinquante-six jugées dans l’hexagone. Néanmoins, en 1955-1956 puis entre 1967 et 1969, les tribunaux de province sont beaucoup plus représentés que les prétoires parisiens. Aucun des soixante-six procès ne se déroule dans les régions industrialisées de l’Est et du Nord de la France. L’Ouest, à l’exception de la Haute-Normandie et de la Bretagne rurales, est également épargné. À l’inverse, les régions agricoles du Sud Ouest et du Massif central sont propices aux emportements. Par ailleurs, le palais de justice de Lyon est un peu plus présent (trois fois) que celui d’Aix (deux fois).

20Si l’on croise les lieux d’assises avec les verdicts, on remarque que certaines Cours sont plus clémentes que d’autres. La Belgique est spécialement sévère puisque trois des cinq affaires relatées se concluent par la peine capitale alors qu’en France, seulement vingt-deux procès sur cinquante-sept connaissent une telle issue. En effet, lorsque les accusés qui ont été condamnés à mort se pourvoient en cassation ou sont rejugés en raison d’un vice de forme, ils parviennent généralement à sauver leur tête, les jurés du second procès étant plus laxistes que les premiers (L’Affaire Pel, Le Drame du petit Condom, L’Affaire Daurios).

21Mais rigueur ou mansuétude s’expliquent surtout par le dimorphisme sexuel. Les femmes bénéficient généralement des circonstances atténuantes, même quand elles ont commis des atrocités, telle Euphrasie Mercier qui a empoisonné, démembré, puis enterré sa victime en la recouvrant de chaux.

22Lorsque c’est un couple qui se trouve dans le box des accusés, l’homme est généralement promis à l’échafaud alors que son épouse ou concubine est seulement jetée en prison. Peut-être cette différence de châtiment tient-elle aussi au type de défense, les femmes niant avec plus d’aplomb que leur conjoint, qu’elles accusent systématiquement de les avoir entraînées dans le crime. Seules deux meurtrières en série issues du monde paysan, Marie Bresse, la patronne de l’« auberge rouge » et la servante Hélène Jégado, sont exécutées.

23Concernant les hommes, même si la justice est moins tolérante avec les aventuriers d’origine étrangère qu’envers les Français de souche, elle n’hésite pas, quand le meurtre est odieux, à guillotiner le fils d’un juge de paix (L’Affaire Benoît) ou un médecin (L’Affaire Castaing).

24Les deux scénaristes ne s’intéressent qu’à une seule affaire précédant la réforme des Cours d’assise de 1812, celle de M^me Levaillant, jugée en 1810. De même, ils n’entrent qu’une seule fois dans un tribunal militaire, celui de Brest, qui condamne deux frères pour des actes de piraterie (L’Affaire Rorique).

25Toutes les autres Cours d’assises mises en scène s’apparentent à des espaces d’abord sacrés, ensuite théâtraux. Au départ, la solennité est exprimée par une image de Thémis, au générique, puis par le plan d’un gigantesque Christ en croix. Elle est ensuite soulignée par le rituel que le président impose aux témoins : retirer leurs gants pour prêter serment, jurer sur leur honneur de dire la vérité…

26Mais, au long du procès, le tribunal perd de sa superbe. Les jurés, comme le téléspectateur, découvrent d’abord des pièces à conviction repoussantes : vêtements maculés de boue et de sang, photos ou dessins de la victime pris sur le lieu du crime ou à la morgue, couteaux, haches et scies ensanglantés, armes à feu noircies que viennent essayer des experts (L’Affaire Rousseau, L’Affaire Beauvallon)… Ils entendent ensuite, à la barre, des rapports d’autopsie d’une rare violence, prononcés par des médecins légistes qui ne leur épargnent aucun détail sordide.

27Le prétoire est également terni par les réactions bruyantes du public. Ce dernier, moins magnanime que les jurés, s’offusque bruyamment quand est prononcé le verdict d’acquittement de Célestine Doudet, institutrice maltraitante, ou celui de M^me Lacoste, veuve joyeuse. Il se moque de l’accent, des expressions patoisantes ou des impropriétés grammaticales de l’accusé qui place des articles définis devant tous les prénoms et enchaîne les « on m’a proposé : tu veux en être ? », les « queq’fois » et les « c’est nous qu’on héritera ». L’auditoire rit aussi des mots d’esprit du président et de la Défense ou de la réponse décalée d’un témoin de peu qui conclut chacune de ses phrases par des « dame ! » et des « pardi ! ». Le téléspectateur comprend alors que sous ses oripeaux, le tribunal est un théâtre, ce que lui confirme, en le regardant droit dans les yeux, le défenseur des accusés du Drame du Petit Condom : « vous êtes venus ici pour assister à une représentation théâtrale ! ». Le décor, la prise de vue, le jeu et les déplacements des acteurs accentuent encore la spectacularité du lieu : la Cour, annoncée par les trois coups, sort littéralement des coulisses et les jurés s’éclipsent par les bords latéraux du cadre pour délibérer… Face à une salle comble et un parterre de journalistes, certains criminels viennent faire un numéro, tel le tueur de bonnes Martin Dumolart qui entre dans son box en mangeant du pain et du boudin15 puis le quitte, juste après sa condamnation à la peine capitale, en assurant que : « Tout compte fait (il) aime mieux mourir que d’être envoyé à Cayenne où y paraît qu’on est trop mal nourri ! » Non seulement les avocats sont des acteurs qui multiplient les répliques brillantes, mais le président provoque parfois, au sens propre, un coup de théâtre en faisant arrêter un témoin en plein tribunal (L’Affaire Beauvallon, L’Affaire Marcellange).

28Par cette dramaturgie, l’équipe de réalisation semble vouloir faire comprendre au public que le prétoire est le lieu du faux, où chacun ment même s’il a juré de dire la vérité. Pour sauver sa tête, l’accusé nie les évidences, les experts se contredisent, les témoins sont dits explicitement « à charge » ou « à décharge » et, comme le constate à plusieurs reprises Pierre Desgraupes : « quand on connaît la fragilité du témoignage humain, surtout en ce qui concerne des questions d’horaire, des questions d’heures, des questions de jour, on a le droit d’être sceptique » (L’Affaire Gayet)…

29À y regarder attentivement, cette vaste scène des simulacres s’oppose aux espaces confinés de l’aveu, seulement évoqués – l’hôpital, le bagne, le confessionnal – ou brièvement entrevus – la cellule de prison :

• Avant de mourir, à l’hôpital de la prison des Madelonnettes, Louise Feuchère avoue à sa compagne de détention qu’elle a aidé son cousin et amant, Frédéric Benoît, à assassiner sa tante (L’Affaire Benoît).

• Mathilde Frigard, qui avait nié avoir tué Sidonie Mertens durant toute la durée du procès, fait venir le procureur impérial16 dans la cellule de la prison de Melun où elle a été reconduite, pour lui avouer son crime…

• À la Roquette, huit jours après sa condamnation, Avril avoue avoir aidé Lacenaire à accomplir son meurtre et se dit heureux d’avoir fait cette révélation.

• Suite à un vice de forme, l’affaire Gayet est renvoyée à une autre session. Au cours d’une nouvelle confrontation des trois accusés, l’un d’eux avoue spontanément le meurtre qu’il avait jusqu’alors nié.

• Juste avant d’être exécutés pour l’assassinat du procureur Fualdès, Bancal et Bousquet confirment au prêtre qu’ils ont menti.

• À Cayenne, l’aumônier du bagne recueille les confessions de Martin Fenayrou, lesquelles confirment une hypothèse avancée durant le procès…

Les gens de justice

30Dans ce théâtre, sur la scène duquel ils se produisent, de quelle manière les gens de justice jouent-ils leur rôle et se donnent-ils la réplique ? Comment parviennent-ils à déjouer les faux-semblants ?

Aux origines du procès : juge d’instruction et commissaire de police

31Le juge et le commissaire de police, brièvement aperçus dans leur bureau, avant l’ouverture du procès, ou d’emblée découverts à la barre où ils sont venus témoigner, sont les embrayeurs du drame. C’est eux qui, en recevant une lettre anonyme de dénonciation, un dépôt de plainte ou le signalement d’une disparition, ont fait advenir l’affaire.

32S’ils endossent presque le même emploi actantiel, les deux hommes n’ont cependant pas le même tempérament.

33Le juge agit rapidement mais son instruction est longue, fréquemment étalée sur plusieurs années. En effet, il s’aperçoit vite, en réinterrogeant les suspects mais aussi les témoins, qu’ils ne cessent de donner des versions différentes, voire d’avouer et de se rétracter, telle M^me Meyer17 qui affirme au départ, pour innocenter sa fille, avoir tiré sur son mari puis change de système de défense. S’il ne prend pas son temps, ce magistrat provoque des catastrophes : il faudra huit ans au père de l’instituteur Lesnier pour obtenir la révision du procès de son fils injustement accusé par une aubergiste, épouse du véritable coupable, que le juge avait cru sur paroles ; À Sezegnin, deux jeunes gens sont condamnés eux aussi, abusivement, à vingt ans et quinze ans de réclusion, et libérés huit ans plus tard, en raison des lacunes de l’instruction dénoncées par la Ligue des Droits de l’Homme.

34Ne parvenant pas à démêler le vrai du faux, le magistrat tente d’acquérir, patiemment, une conviction. Pour cela, il se rend à la morgue ou au cimetière, pour l’exhumation de la victime, dans l’espoir que le coupable, à défaut d’aveux, se trahisse par ses gestes et ses expressions. Ainsi, le magistrat qui a dirigé les recherches dans L’Affaire Dumolard remarque-t-il, au moment où il a fait déterrer la morte, que : « Les yeux de l’accusé se sont détournés comme pour ne pas reconnaître la victime. » Un autre, à l’institut médico-légal, constate que Frédéric Benoît, même s’il prétend ne pas reconnaître le corps de son jeune amant, « pâlit en voyant le tatouage, le dessin des deux colombes ». D’évidence, au petit écran, le métier est plus une affaire de regard que d’ouïe et, pas davantage qu’au tribunal, l’aveu ne s’obtient durant les interrogatoires.

35Contrairement au juge, commissaire ou chef de la police ne se hâtent pas d’ouvrir le dossier et, lorsqu’ils le font enfin, s’avèrent moins soucieux de certitudes que de résultats.

36C’est seulement après plusieurs demandes de protection, mains courantes déposées ou lettres anonymes reçues que ces hommes se décident à mener l’enquête ou à informer le parquet. Or, en agissant plus rapidement, ils auraient souvent évité le drame. L’un d’eux, par exemple, avait reçu la victime, maltraitée par son mari, trois mois avant sa mort. Quand elle avait déploré : « je sens que je vais mourir là ! », il s’était limité à lui conseiller de « retourner vivre dans sa famille » (L’Affaire Danval). Un autre n’avait pas prêté attention à la rumeur et n’avait pas non plus accordé d’importance à la déposition d’un cocher dont la voiture était souvent stationnée devant une demeure où les scènes de ménage étaient fréquentes (L’Affaire Allard). Ne se remettant nullement en cause, le policier réaffirme à la barre qu’« un tel témoin ne valait pas cher », qu’il « est actuellement en traitement pour une cirrhose du foie ».

37Ce comportement nonchalant explique que, le plus souvent, le suspect n’a pas été arrêté après son premier meurtre. Il a fallu en attendre un second, voire un énième, pour que l’on s’intéresse à ses antécédents et que des décès, jugés naturels à l’époque, soient requalifiés en crimes, parfois déjà prescrits. Au fil des audiences, les jurés découvrent que l’accusé avait déjà battu à mort son propre fils (L’Affaire Donon-Cadot) ou une fillette dont il avait la garde (L’Affaire Doudet), qu’il avait, quelques années auparavant, assassiné sa mère et laissé accuser un innocent à sa place (L’Affaire Benoît). Ils prennent également connaissance des empoisonnements précédents d’une première épouse (L’Affaire Bouquet), d’anciennes maîtresses (L’Affaire Pel) et même de familles entières (Le Cas d’Hélène Jégado)…

38Les négligences du commissaire sont telles que, durant le procès, le président le qualifie de « léger » et s’étonne qu’il n’ait pas « trouvé en deux ans ce qu’un dénonciateur a découvert en trois semaines » (L’Affaire de Villemomble). Il n’hésite pas non plus à l’accuser de ne pas avoir mené l’enquête avec soin, d’avoir, par exemple, laissé la chambre du crime, entre quatre heures et cinq heures du matin, « sans représentant de la loi » permettant aux gens de l’hôtel de tout laver et de faire la toilette des corps (La Chambre 32). Il lui reproche de ne pas avoir réellement cherché à comprendre qui a tué le procureur Fualdès et même d’avoir laissé condamner sans véritables preuves deux ouvriers innocents mais à l’allure un peu louche (Les Innocents d’Eldagsen). Ces hommes jugent, en effet, généralement les suspects sur leur apparence, l’un d’eux faisant arrêter le domestique Renard sur sa seule mine de « pédéraste » (Le Secret de la mort de Monsieur Rémy), un autre parce que, confie-t-il à la barre : « Il avait l’air d’une brute […] J’ai bien regardé sa tête à ce moment-là, il avait l’air d’un assassin plus que d’un père de famille » (La Chambre 32).

39Non seulement « l’instruction a été faussée dès le départ » mais les méthodes pour obtenir des aveux sont douteuses et fréquemment dénoncées par l’avocat de la défense, car elles peuvent se révéler catastrophiques18.

• Le commissaire Tussot a promis à Rousseau19, qu’il vient d’arrêter, de le laisser voir son amant Perrat durant une demi-heure en échange d’aveux concernant la mort d’un chauffeur de taxi. Non seulement le prévenu a, durant ce laps de temps, tué Perrat d’un coup de carabine mais il a signé sa confession de son surnom, Charley, lui retirant ainsi toute valeur (L’Affaire Rousseau).

• Le commissaire de Sezegnin n’a pas hésité à menacer un enfant de treize ans des pires ennuis pour l’inciter à parler. Il a ensuite extrait de sa prison un accusé de vingt-cinq ans et l’a fait boire pour qu’il avoue, avec l’idée que « in vino veritas ».

• Accusé de parricide, le jeune Édouard Donon explique, lors de son interrogatoire, que le chef de la police, « est venu dans(s) a cellule […] a dit que l’argenterie avait été retrouvée dans la chambre de Caroline alors que ce n’était pas vrai. » Il conclut : « Alors moi je n’ai plus rien compris, j’avais l’impression que tout était si absurde que je pouvais dire n’importe quoi et qu’on me croirait et qu’on me laisserait tranquille… »

40Par ailleurs, parmi les gens qu’ils arrêtent, ces commissaires se montrent souvent indulgents envers ceux qui pourront ensuite leur fournir des renseignements, qui deviendront leurs « moutons ». À force de fréquenter ce monde interlope, l’un d’eux, démis de ses fonctions pour alcoolisme, finit même dans le box des accusés, condamné à la peine capitale pour avoir étranglé une femme âgée qu’il a volée20.

41À leur décharge, ces hommes ne sont guère aidés par les familles des victimes qui hésitent à faire part de leurs soupçons après le décès mystérieux d’un proche, par crainte non seulement du déshonneur mais de la profanation du corps qui devra être exhumé et autopsié. Ainsi, malgré la suspicion, le beau-frère de l’horloger Pel a-t-il préféré « qu’on laisse dormir en paix sa sœur morte » et un médecin anglais, dont la fille est décédée sous les coups d’une préceptrice violente, « ne voulait pas que le corps de (sa) malheureuse enfant soit profané » (L’Affaire Doudet).

Le président dans son rôle ?

42Comme le juge et le chef de la police, le président – dont le nom de famille n’est jamais donné – tente d’obtenir des aveux au long de son interrogatoire. Homme d’âge mûr, il est d’abord le garant de la loi, qu’il rappelle aux téléspectateurs autant qu’aux jurés. Au terme des soixante-six affaires, le public a parfaitement compris qu’un témoin ne peut prêter serment quand il a été privé de ses droits civiques ou « est en train de purger une peine de prison de plus de cinq ans » (L’Affaire Lacenaire, L’Affaire Rousseau). Il sait aussi que les membres de la famille de l’accusé sont « dispensés du serment d’usage en raison de leur parenté ». Il n’ignore plus qu’un citoyen, susceptible d’être convoqué à la barre, ne peut pas refuser de venir au prétoire ni quitter le territoire français et risque d’être arrêté en plein tribunal en vertu de l’article 300 sur le faux témoignage, lequel « est puni de la même peine que le crime qu’il couvre » (L’Affaire Beauvallon, L’Affaire Levaillant). L’homme détaille également – plus ou moins précisément selon la mémoire de l’acteur qui incarne le personnage à l’écran –, les principaux articles du Code pénal : « Il est interdit de vendre des produits dangereux sans en faire mention dans un livre spécial » (L’Affaire Sarret-Schmidt) ; « L’homicide avec préméditation et le guet-apens sont des crimes punis et prévus par les articles 295 à 308 du Code pénal, passibles de la peine de mort » (L’Affaire Achet) ; « L’empoisonnement par l’effet de substances pouvant entraîner la mort est un crime prévu et puni par l’article 302 du Code pénal »… Il explique même aux jurés qu’ils sont autorisés à poser directement des questions à l’accusé mais doivent l’appeler « homme » ou « femme » et pas « Monsieur » ou « Madame ».

43Plein de bon sens et de modération, le président demande aussi aux présents de respecter cette loi, priant la Défense de ne pas commencer sa plaidoirie pendant l’audition des témoins, assénant à la veuve de la victime qui réclamait vengeance : « Nous rendons justice madame, et non vengeance » (Le Secret de la mort de Monsieur Rémy) ; « Messieurs les jurés connaissent votre douleur mais il ne peut y avoir dans cette enceinte de place pour le ressentiment. Justice doit être faite » (L’Affaire Allard).

44Cet homme ne connaît pas la clause de conscience car, pour lui, loi et morale ne s’opposent jamais. Il est, en effet, imperturbablement, le garant de la norme et des traditions, surtout en matière de sexualité. Il reproche continuellement aux femmes, mais jamais aux hommes, d’« avoir commis des fautes avant de connaître leur futur mari » (L’Empoisonneuse d’Aïn Fezza), d’être infidèles, de prendre des amants alors qu’elles sont veuves. Il dénonce leurs « mœurs trop libres », surtout lorsqu’elles « ne craignent pas de mener plusieurs intrigues à la fois » telle Delphine Achet, choisissent des proxénètes qui ont « plus de deux fois (leur) âge », comme Gabrielle Bompard (La Malle à Gouffé), ou, inversement, « ont des liaisons avec de jeunes voyous qui auraient pu être (leur) fils », à l’image de M^me Meyer (L’Affaire Meyer). Il réprouve aussi leurs mauvaises lectures, notamment le « très mauvais livre » de Victor Hugo, Marion Delorme qui, selon lui, a mené « les âmes jeunes, livrées à elles-mêmes » au box des accusés. Mais sa plus grande crainte est de voir une « intellectuelle » tenir salon. Il lui affirme alors : « vous exprimez des points de vue assez incompatibles avec vos devoirs d’épouse et de mère ! Vous voyez en l’homme l’ennemi implacable de la femme dans la famille et dans la société ! » (L’Affaire Meyer).

45Le magistrat condamne encore plus fermement, mais sans jamais en prononcer le terme, l’homosexualité. Il recourt à des périphrases pour déplorer : « Qui croirait que dans notre bonne ville ! » ; « Je ne suis probablement pas très à la page mais il se passe aujourd’hui dans notre ville apparemment tranquille des turpitudes qu’un homme de mon âge ne saurait évoquer sans rougir ! » (L’Affaire Rousseau). Il apostrophe Frédéric Benoît qui évoque ses années de pensionnat au petit séminaire de Reims : « Vous avez été chassé car vous aviez des mœurs infâmes, parce que vous avez réussi à débaucher plusieurs de vos camarades. »

46Plus largement, il n’est pas exempt d’a priori envers tous ceux qui s’éloignent de la norme et lui semblent menacer les assises de la société. Haussant le ton, il leur décoche : « vous mentez à la justice. Ce n’est pas étonnant, vous êtes le tenancier d’une maison qui ne loge que des voleurs » (L’Affaire Lacenaire) ; « Vous n’étiez un exemple que pour ces jeunes dévoyés » (L’Affaire Benoît)…

47Inversement, le président peut féliciter un criminel pour sa bonne conduite présente, lui savoir gré « de ne pas porter (sa) décoration car (il est) accusé d’avoir assassiné un homme pour le voler, un homme qui a été (son) camarade de combat » (L’Affaire Allard).

48Il offre aussi une image paternelle. Il parle aux accusés, presque toujours beaucoup plus jeunes que lui, comme à des enfants qui auraient mal agi. Il les sermonne d’un : « Vous avez une lourde responsabilité dans l’affaire » (L’Empoisonneuse d’Aïn Fezza) ; « il ne faut pas mentir mon petit, surtout quand il s’agit d’une femme qui vous a en partie élevée »… (L’Affaire Doudet). Il leur pose des questions qui n’appellent pas de réponses et commencent toutes par : « Comment avez-vous pu…? » : « Comment avez-vous pu, pour les besoins de votre défense salir la mémoire d’une femme ? » (L’Affaire Frigard) ; « Comment avez-vous pu jouer cette horrible comédie, prendre des nouvelles de vos parents, simuler la douleur et l’étonnement en voyant ce spectacle épouvantable ? » (L’Affaire Daurios)…

49Assis dos à un christ en croix, l’homme s’apparente également au représentant sur terre de la justice divine. Comme le prêtre, il demande quelquefois à l’accusé de « confesser (ses) fautes », distribue des peines et absout des pêchés. Constatant parfois que la Providence l’a précédé dans sa tâche, il conclut : « Je vous laisse à vos remords » (L’Affaire Levaillant) ; « Chacun sait que les malheurs qui vous ont accablée vous ont fait largement expier vos fautes » (L’Affaire Rousseau) ; « La mort de cette petite fille, Messieurs les jurés, est certainement le plus grand châtiment que Dieu pouvait infliger à cette malheureuse mère » (L’Empoisonneuse d’Aïn Fezza).

50Le président est encore et surtout amené à contredire les menteurs et à faire tomber les masques. « Vous vous appelez directeur mais vous logez en garni et vous ne payez pas votre loyer ! » ; « Directeur ! Sous ce nom ronflant vous avez essayé de vous livrer à la contrefaçon des eaux minérales »… Et ces rectificatifs, brutaux, l’amènent à mettre au jour les vraies raisons du drame : la faillite21 et la honte de soi : « Si vous avez vendu votre pharmacie, c’est qu’elle était tout à fait tombée ! » (L’Affaire Fenayrou) ; « Votre mari avait fait des spéculations malheureuses ! » (L’Affaire Achet) ; « Votre mari est en faillite, vous avez des dettes partout ! » (L’Affaire Frigard)… « Les affaires de votre père avaient commencé à décliner ! » (L’Affaire Troppmann)…

51Le comédien qui endosse ce rôle, pour lequel le scénariste a concentré les propos rapportés par La Gazette des tribunaux, a évidemment de la répartie et son humour décapant vise autant l’accusé que les experts. Il apostrophe M^me Hugues en lui demandant si elle « prétend introduire dans les lois un nouveau droit, le droit de légitime violence » puis en lui souhaitant que « (notre) justice soit moins expéditive que la (vôtre) ». Il réplique à un médecin qui n’a pas remarqué les sévices infligés à une petite fille : « On ne peut pas dire que la curiosité soit votre défaut ! » (L’Affaire Doudet) et il rétorque à un commissaire désinvolte : « Décidément il faut tout vous dire à vous ! » (Le Secret de la mort de Monsieur Rémy).

52Ainsi, le personnage joue-t-il un rôle important. En exposant les faits puis en procédant à l’interrogatoire de l’accusé, il permet au spectateur de comprendre l’affaire et d’avoir des réponses partielles aux questions qu’il se pose concernant les raisons de la tragédie. Mais par ses propos et ses convictions, il fait plus, il laisse deviner la sensibilité de jadis, permettant au public des années 1950-1960 d’échapper à une lecture anachronique.

Défenseur contre avocat général : les deux faces de Janus

53Si dans la série « En votre âme et conscience » le président est un homme seul, entouré de deux assesseurs totalement muets, l’avocat général et le Défenseur de l’accusé sont, par contre, aussi inséparables que les deux faces de Janus. D’ailleurs, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet rappellent, à la moindre occasion, que plaidoirie et réquisitoire sont intimement liés, que tout, au tribunal, est affaire de point de vue et s’achève le plus souvent par un « match nul entre la Défense et l’Accusation » (L’Affaire Castaing) peu propice à éclairer les jurés.

54À l’exception de Jean Berger qui tente de percer Le Secret de la mort de Monsieur Rémy, d’Angeli qui conteste à M^me Hugues le droit de se faire justice elle-même et d’Onfroy de Breville, qui va recueillir les aveux de Mathilde Frigard à la prison de Melun, le procureur22 n’est qu’un second rôle et n’a pas droit à un nom de famille. Par faute de temps et pour ne pas répéter au spectateur ce qui a déjà été entendu au cours des débats, les deux scénaristes ne donnent à entendre, au mieux, que des bribes du réquisitoire23.

55Censé veiller aux intérêts généraux de la société, l’avocat général se montre, d’ailleurs, aussi prévisible qu’inflexible. Il réclame non seulement « les dernières sévérités de la loi » (L’Affaire Donon-Cadot) mais, dans plus des trois quarts des affaires, il propose la peine maximale pour cet « acte prémédité » et « barbare », commis par « un démon ».

56Il accentue, en effet, systématiquement la malfaisance de l’accusé en accolant au terme « criminel » les épithètes « perfide », « monstrueux », « diabolique » ou « satanique ». Quand il détaille le forfait, il émaille ses phrases des adverbes « scandaleusement », « sauvagement » ou « cruellement » et manie l’oxymore, évoquant « la superbe atrocité » (L’Affaire Vaucrose) ou « l’impassible cruauté » (L’Affaire Donon-Cadot) du meurtrier.

57Ce représentant du ministère public tente également de prendre la parole le plus rapidement possible, dès l’interrogatoire, pour « rendre suspectes, d’avance, les déclarations de la Défense » (L’Affaire Allard), qui le lui reproche. Il ne cesse de contredire durement l’accusé en lui assénant : « Cela n’existe que dans votre imagination ! » ; « Non, vous mentez et nous le prouverons. » Il peut même préciser : « Ce n’est qu’une fable inventée pour votre défense ! » (L’Affaire Castaing) ou « Votre défense est absurde ! » (L’Affaire Benoît). Il doit, dès lors, démontrer ce qu’il avance, que les lettres produites sont des faux, qu’il ne s’agit pas d’un suicide mais bien d’un crime, que Dumolard et Troppmann n’avaient pas de complices mais ont agi seuls… Pour ce faire, il convoque à la barre différents experts, graphologues, médecins légistes, toxicologues, armuriers (L’Affaire Beauvallon, L’Affaire Rousseau) et même des spécialistes des crémations de corps (L’Affaire Pel, L’Affaire Landru). Les résultats d’analyse s’avérant généralement peu probants, l’avocat général finit par donner aux jurés des détails sordides, aptes à émouvoir les âmes sensibles. Il annonce, par exemple, qu’au domicile des Dumolard la police a trouvé : « : 536 objets de femmes, 10 parapluies, 14 jarretières, des bas, dont certains ayant appartenu à des enfants, 37 bonnets ». Il relève aussi les moindres contradictions de l’accusé – « Ainsi Pel, M^lle Boehmer serait partie de chez vous sans rien emporter ? » – et tente de déstabiliser les témoins à décharge par des phrases comme : « Et vous osez encore dire que vous l’aimez ? Allez, taisez-vous, disparaissez ! (L’Affaire Allard). Il n’hésite pas, par ailleurs, à glisser sciemment sur des dépositions importantes, comme celle prouvant que la victime, le mari de M^me Meyer, était un espion.

58L’avocat général désavoue également sans cesse la Défense, mais il le fait de façon élégante : « Puis-je rappeler à l’honorable défenseur qu’il se trompe ? » ; « Mon cher confrère, votre raisonnement est habile mais faux ! »… Cette action lui permet de conclure sur un : « Messieurs les jurés sauront ce qu’il faut penser des insinuations de la Défense ! », avant de leur demander de « ne pas substituer les sentiments à la justice » (L’Affaire Hugues). Pour finir de les convaincre, il résume les témoignages à charge et prend soin d’oblitérer les autres. Pour ne pas paraître trop insensible, il précise : « Ce n’est pas sans émotion mais c’est sans faiblesse que je requiers la peine de mort » (L’Affaire Prado)… D’évidence, pour cet homme sans nuances, le bien et le mal ne se confondent pas. Jouant sur l’alternance du « nous » et du « vous », il demande au jury d’assumer ses responsabilités : « Tout à l’heure vous laisserez parler votre conscience… et puis vous déciderez entre la victime et le bourreau » (L’Affaire Vaucrose) ; « Réservons nos pleurs pour les victimes, ne les conservons pas pour les assassins » (Le Drame du petit Condom).

59Tout oppose, même dans l’apparence, ce procureur ombrageux, qui ne propose jamais une peine légère ou un acquittement, à l’avocat de la défense. Autant le premier est rigide, se limitant quand il se lève à tendre le bras et pointer sévèrement l’index avant de parler de façon monocorde, autant le second se déplace en tournoyant, multiplie les gestes amples et les éclats de voix.

60Mais, au petit écran, le duel entre les deux magistrats est inégal. En effet, contrairement aux représentants du ministère public, presque tous les défenseurs mis en scène dans « En votre âme et conscience » ont un nom propre24 et sont des ténors du barreau que Desgraupes et Dumayet laissent plaider longuement.

61Charles Lachaud arrive en tête des procès, défendant huit accusés, quatre hommes et quatre femmes25. Malgré ses talents oratoires, il ne fait acquitter que la justicière Marie Bière et la vicomtesse de Boccarmé. Il ne parvient à sauver la tête ni de l’humble serviteur Jacques Besson (L’Affaire Marcellange) ni du mécanicien alsacien Jean-Baptiste Troppmann. Il laisse condamner les empoisonneuses Marie Lafarge et Mathilde Frigard de même que la grand-mère infanticide M^me Lemoine. Vincent de Moro-Giafferi, qui plaide trois fois, ne fait pas mieux puisque les tueurs en série Eugen Weidmann et Désiré Landru sont exécutés et que M^me Meyer – alias M^me Bessarabo – retourne en prison pour le meurtre de son mari. Pierre-Antoine Berryer, quant à lui, réussit à faire innocenter le journaliste Beauvallon mais pas le docteur Castaing, qui sera guillotiné. Demange, quatre fois en lice, ne convainc vraiment pas les jurés car Pranzini, le couple Fenayrou, Delphine Achet et Pierre de Wladimorow sont tous lourdement punis. À l’inverse, Henry Torrès, deux fois présent, n’a que des succès, faisant réduire, en cassation, la peine initialement infligée à un hôtelier soupçonné d’avoir tué sa femme et sa fille (La Chambre 32), puis obtenant l’acquittement de Samuel Schwartzbard, qui a tiré à bout portant sur sa victime, l’ancien chef nationaliste ukrainien Semion Petlioura.

62Ces résultats laissent deviner que le personnage est moins là pour prouver l’innocence de son client, dont les propos sont d’ailleurs souvent incohérents, que pour essayer de défendre l’indéfendable.

63Quand plusieurs accusés se partagent le box, les différents avocats se déchirent, chacun cherchant, pour éviter la peine capitale à son client, à faire de l’autre prévenu l’instigateur de la tragédie, sa tête pensante. Ils en oublient alors la procédure, obligeant le Président à les rappeler plusieurs fois à l’ordre. Dans les autres cas, les plus nombreux, le rituel est immuable. L’avocat cherche d’abord à faire comprendre que le criminel assis derrière lui, que le ministère public vient de présenter comme un être cruel, féroce et menteur reste un être humain, « mi-ange mi-démon » comme tout un chacun. Pour ce faire, il traque les propos à décharge. Venu plaider une seconde fois, vingt ans après les faits, devant la caméra d’« En votre âme et conscience », Henry Torrès explique lui-même le dispositif au téléspectateur. Dans L’Affaire Schwartzbard, il a cherché durant tout le procès le témoin capable d’émouvoir le jury. L’ayant trouvé, ayant vu « un juré qui pleurait lors de la déposition de M^lle Grinberg », il a immédiatement décidé de ne plus faire appeler d’autres personnes à la barre car son objectif était atteint.

64Lorsque de tels témoignages font défaut, le défenseur intervient lui-même. Contredisant le procureur et les proches de la victime, qui avaient brossé de Mathilde Frigard le portrait terrifiant d’une proxénète ayant tué son amante qu’elle prostituait, il évoque une « mère de famille malheureuse accablée par le sort ». Il rappelle que le meurtrier en série Martin Dumolard, décrit comme un sauvage, « a vu son père supplicié devant lui » et que la complice de l’assassin Prado, Eugénie, « a beaucoup souffert ». Pour lui, Jean-Baptiste Troppmann, qui a anéanti une famille entière, « a vingt ans, c’est à peine un enfant » et « on trouve chez lui un point du cœur resté lumineux, l’amour pour sa mère […] il donne l’argent du crime à sa mère ». Quand il ne trouve à son client aucune circonstance atténuante, l’avocat en fait un « malheureux enfant » (L’Affaire Benoît), « un jeune homme à la vie si triste, si solitaire » (L’Affaire Jobard).

65Pour rendre l’assassinat moins odieux, il n’hésite pas à assombrir le mort, à affirmer qu’il « était venu chez l’accusée pour des raisons non avouables » (L’Affaire Achet), que l’huissier Gouffé, vantard, « aimait montrer son argent à tout le monde »… En présentant, lors d’un second procès, l’épouse assassinée « comme une gourgandine », il parvient à ramener la peine du mari à dix ans de travaux forcés au lieu de quinze (L’Affaire Verkammen).

66Mais le Défenseur tente surtout de discréditer l’ensemble de ses adversaires. Il conteste, bien sûr, les accusations du procureur, le plus souvent en maniant l’ironie. Quand ce dernier reproche à Mathilde Frigard d’être rusée, il raille : « Alors Gribouille aussi était bien habile qui se plongeait dans la rivière pour se mettre à l’abri de la pluie ! » Lorsque le ministère public sous-entend que M^me Francey était la maîtresse d’un prêtre, aperçu deux fois en vingt mois par un voisin, il demande sarcastiquement aux jurés : « Que pensez-vous de cet amant qu’on ne voit qu’une fois par an ? »

67Le personnage s’en prend également aux témoins à charge. Il laisse entendre qu’ils mentent, se trompent, confondent, se rétractent par rapport à l’instruction. Il leur fait grief de colporter des « on dit » et des « ragots de concierge », de n’avoir que des « impressions » et des « hypothèses » Il demande à l’un « pourquoi, à l’époque, ni lui ni sa famille n’avaient déposé plainte » s’ils avaient des soupçons (L’Affaire Pel), il en accuse d’autres de « rapporter les propos d’un mort, car c’est plus facile » (L’Affaire Achet, L’Affaire Peltzer).

68L’homme essaie aussi de décrédibiliser les experts convoqués à la barre, soit en réclamant une contre-expertise de façon à laisser les deux médecins légistes ou les deux toxicologues se contredire et se ridiculiser, soit en se moquant de leurs conclusions : « L’honorable expert pourrait-il préciser ce qu’il entend par dose appréciable ? […] Je retiens donc qu’il n’est pas prouvé que le corps contenait plus d’UN milligramme d’arsenic » (L’Affaire Danval) ; au ministère public lui assurant que les armuriers ont été formels, que le fusil de Rousseau n’a pas pu s’enrayer, il riposte, goguenard : « Alors si les experts ont décidé cela ! » Devant le tout récent inventeur de l’anthropométrie judiciaire, il n’hésite pas à affirmer : « Bertillon a déjà égaré d’autres juges, il peut se tromper encore » (Le Secret de la mort de Monsieur Rémy).

69Ce ténor du barreau dénonce également, avec véhémence, les lacunes de l’instruction que, contrairement au président et à l’avocat général, il estime bâclée. Il déplore les négligences, posant perfidement des questions dont il devine les réponses : « Une enquête a-t-elle été menée pour retrouver les auteurs des lettres anonymes ? » (L’Affaire Danval). Oscillant entre défense de son client et contestations, à mots couverts, de l’ordre établi et des frilosités de son temps, il note que l’accusation se fonde sur des a priori concernant les minorités, ethniques ou sexuelles. Il s’indigne : « On vous demande la tête de Renard uniquement parce qu’il est pédéraste » (Le Secret de la mort de Monsieur Rémy)… Il s’offusque des propos xénophobes que le procureur vient de tenir aux jurés – « Leur qualité d’étrangers ne doit vous inspirer aucun intérêt. Vous connaissez trop, messieurs, la situation qui nous est faite par la présence des Espagnols dans la région pyrénéenne » (Le Drame du petit Condom).

70Dès qu’il a instillé un léger doute concernant la culpabilité de son client, le personnage brandit « le spectre de l’erreur judiciaire » : « Je ne veux pas devant vous agiter le spectre de l’erreur judiciaire. Pourtant, je vous le dis, vous avez peut-être des présomptions mais vous n’avez aucune preuve » (L’Affaire Allard) ; « Songez à l’épouvantable erreur judiciaire que le ministère public vous demande de commettre ! » (Le Drame du petit Condom). Il ne lui reste plus alors qu’à faire craindre au jury les regrets et les remords par un : « Messieurs, pour le repos de votre conscience, je vous demande d’être prudents ! » (L’Affaire Vaucrose) ; « Si j’étais à votre place je n’oserais pas juger. Je ne jugerais pas ! » (L’Affaire Meyer).

71Ainsi, les jurés vont-ils finalement devoir choisir, en leur âme et conscience, entre deux récits opposés. Curieusement, à plusieurs reprises, après le verdict, le condamné demande à son défenseur de venir le voir à la prison car il a beaucoup de choses à lui révéler, mais il ne le fait pas ou alors se confie au procureur. Après réflexion, le trouve-t-il trop peu sincère ?

Experts et profanes à la barre

72Aux assises, tous les témoignages26 ne se valent pas et ne produisent pas le même effet sur l’auditoire. Les experts, qui défilent les premiers à la barre, font frémir la salle alors que les simples témoins, à charge ou à décharge, transforment le prétoire en tableau de mœurs ou en tribunal comique.

Médecins et alentour

73Les premiers à prêter serment sont les médecins qui se déclinent en plusieurs spécialités intervenues à différents moments de l’instruction.

74Le président interroge d’abord le médecin de proximité, le plus souvent un généraliste appelé au chevet de la victime par la famille ou par le commissaire de police.

75Sa caractéristique principale est la désinvolture. Il n’a pas détecté des cas de maltraitance sur enfants (L’Affaire Doudet) ou d’intoxication lente, croyant à une intolérance digestive ou à une « gastro-entérite aiguë sans cause connue » (L’Affaire Lacoste, L’Affaire Pel). Inversement, il a confondu un empoisonnement avec une grossesse de trois mois qui se passait mal (L’Affaire Bouquet). Plus rarement, il a établi le bon diagnostic et prescrit à sa patiente de la noix vomique, antidote de l’arsenic, avec « le sentiment que tout cela finirait mal » (L’Affaire Pel), mais il n’a fait part de ses soupçons à personne et n’a pas hésité à délivrer un permis d’inhumer. L’un essaie même de convaincre le commissaire de police que son patient, qu’il suivait depuis longtemps, n’a pas été assassiné mais a été victime d’un accident stupide car : « Il avait la détestable habitude de se chercher dans les dents avec son couteau » et a dû se blesser « en se tripotant la mâchoire » (Le Secret de la mort de Monsieur Rémy).

76Lorsque le président reproche à ces praticiens leur manque de clairvoyance ou de curiosité, ils se limitent à répliquer : « tout le monde peut se tromper, maître, je ne suis pas infaillible ! » (L’Affaire Pel) ou « Personne ne m’a posé la question ! » (L’Affaire Danval).

77Cette légèreté s’explique parfois par le fait que ces hommes ne se portent guère mieux que leur client. Le docteur qui soignait M^me Dida, avait, comme elle, été morphinomane (L’Affaire Wladimorow) ; celui qui a examiné Gabrielle Bompard et l’a jugée « hystérique », « anormalement constituée du point de vue mental » participait, comme elle, à des séances d’hypnose et de spiritisme. Quelquefois aussi, le médecin se tait car il n’ose pas désavouer ou dénoncer un confrère meurtrier ou complice qui a « fait jeter les vomissements » (L’Affaire Castaing, L’Affaire Allard).

78Le diagnostic de ce personnage primesautier est, naturellement, contredit par les experts légistes. Ces derniers, à qui a été confiée l’autopsie des victimes dans le but de comprendre les causes du trépas, sont pour la plupart des chirurgiens célèbres. Défilent à la barre le pionnier de la médecine légale, Alphonse Devergie, le Lyonnais Alexandre Lacassagne, qui a réussi à identifier l’huissier Gouffé dont la dépouille avait été placée dans une malle, Ambroise Tardieu, doyen de la faculté de médecine de Paris, son successeur Paul Brouardel et son disciple Georges Bergeron.

79Quand ils évoquent le travail réalisé pour comprendre la chronologie des coups portés ou retrouver dans les viscères des traces de poison, ces spécialistes sont d’une grande violence verbale. Ils donnent des précisions insoutenables sur les blessures et les plaies, sur les « cous à moitié sectionnés qui ont empêché le souffre-douleur de crier ». Ils semblent, par ailleurs, s’être acharnés sur le mort avec autant de cruauté que le meurtrier l’avait fait sur le vivant. Eux aussi s’en prennent à l’intégrité du corps, disjoignent ce qui devait tenir ensemble par décollation, écartèlement ; ils détaillent ad nauseam la façon dont ils ont scié les os, sectionné les côtes, coupé la peau, frappé avec leur marteau pour séparer les vertèbres… Ils vont même plus loin. L’un, pour prouver aux jurés qu’il est possible d’« obtenir une cendre friable en soixante heures », « découpe en petits morceaux » puis brûle dans un poêle analogue à celui de l’accusé un cadavre de femme de la même corpulence que la maîtresse disparue de l’horloger Pel. Un autre sacrifie même un être vivant, étouffe un chien pour démontrer que Mathilde Frigard a bien pu tuer son amie Sidonie Mertens de manière identique.

80Les médecins légistes ôtent au défunt toute trace d’humanité. En éventrant, en fouillant les entrailles, en « allant vérifier que l’utérus est vide » (L’Affaire Frigard), en retirant la peau… ils exhibent ce qui aurait dû rester caché, retournent l’intérieur du mort à l’extérieur, sur leur table de dissection.

81La prudence de leurs conclusions contraste avec la démesure de leurs propos. Ils répètent inlassablement au président : « Je n’ai que des hypothèses, des convictions, pas de preuves ! » (L’Affaire Achet). Ils prennent soin de lui rappeler qu’ils livrent des observations, pas des interprétations : « Je suis médecin, je ne suis pas policier, je constate, je n’explique pas ! » (L’Affaire Fenayrou). Ils trouvent absurdes la plupart des questions des magistrats et l’un finit par se fâcher quand le procureur lui demande si un mari, empoisonné très lentement, est vraiment en danger de mort (L’Empoisonneuse d’Aïn Fezza). Comme s’ils connaissaient la suite de l’histoire, ils rappellent aussi les limites des instruments de précision dont ils disposent : « malheureusement, le microscope ne permet pas encore d’aller plus loin et de dire si ce sang est du sang humain » (L’Affaire Pel).

82Ces hommes sont d’autant plus modérés dans leurs rapports que, lorsqu’une contre-expertise est réclamée, les deux avis s’opposent systématiquement. Alors que le docteur Noir vient expliquer à la barre que la frêle M^me Achet n’a pas pu tuer un notaire pesant plus de cent dix kilos après l’avoir traîné jusqu’au jardin, le docteur Saün estime que : « Une femme nerveuse et énergique peut décupler ses forces ! » Tandis que le docteur Doisneau est persuadé que l’os retrouvé dans la cheminée de M^me Lemoine appartenait à un fœtus qui n’était pas arrivé à terme, le médecin commis par le ministère public affirme que « l’enfant était né viable ».

83Ces praticiens ne s’accordent pas davantage avec les chimistes-toxicologues, eux aussi réputés, qui viennent livrer au tribunal les résultats de leurs expériences en laboratoire. N’ayant pas tous les mêmes méthodes d’investigation, ils ne s’entendent pas sur la présence ou l’absence d’arsenic métallique dans les cadavres. Georges Bergeron, qui a examiné le corps de M^me Danval à la morgue puis effectué quantité d’analyses au CNAM, estime avoir trouvé dans les viscères de la morte « une dose appréciable d’arsenic pouvant justifier la mort ». Mais pour le professeur de toxicologie Jules Bouis, qui a séparé les organes et non observé ensemble la totalité des entrailles, « M^me Danval n’est sûrement pas morte empoisonnée », il y avait simplement de l’arsenic sur ses vêtements, dans les tentures et les rideaux de son appartement. Quand le poison utilisé est mystérieux, les spécialistes n’ont pas non plus la même opinion. Contrairement au chirurgien qui a pratiqué l’autopsie, Jean-Servais Stas, membre de l’Académie Royale de Belgique, découvre que le beau-frère du vicomte de Boccarmé n’a pas été empoisonné à la codicine mais a absorbé un concentré de nicotine.

84En cas de contre-expertise toxicologique, les deux chimistes requis arrivent, eux aussi, à deux conclusions tout autres. Ainsi, Mathieu Orfila, appelé par le ministère public de Tulle pour effectuer une nouvelle analyse, hésite-t-il puis déclare-t-il avoir trouvé une petite quantité d’arsenic métallique dans les viscères de Charles Lafarge. Mais Raspail, à qui la Défense a demandé son avis, jette le doute chez son confrère en émettant l’hypothèse que l’on trouverait peut-être « les mêmes quantités d’arsenic dans tous les corps humains et même dans le fauteuil du président des assises ».

85Même si les échanges entre ces différents personnages restent courtois, ponctués par des « honorables confrères », « ma conviction cher confère est contraire à la vôtre », ils laissent sourdre des débats acharnés entre des scientifiques qui cherchent non seulement à autonomiser et faire reconnaître des disciplines connexes, médecine légale, toxicologie, anthropométrie criminelle… mais à consolider, dans leur propre champ, leur légitimité.

86À l’écran, comme ils ne parviennent pas à prouver quoi que ce soit, ces experts dépourvus d’humanité sont ridiculisés, non seulement par l’avocat de la défense mais par les accusés ayant des connaissances médicales. Soupçonné d’avoir assassiné un chauffeur de taxi, Rousseau, ancien entraîneur sportif, dit du docteur Armingot, qui a autopsié le corps : « Il ne serait pas le premier médecin à se tromper ! » En prison, le docteur Allard, qui a tué son patient en lui faisant respirer de l’acide prussique, affirme à un codétenu, venu témoigner à charge : « Les experts sont des imbéciles. Ils ne trouveront rien parce qu’avec le poison que j’ai employé, ils ne pourront rien trouver ! » Accusé du meurtre de l’un de ses riches malades, Castaing explique au président que : « La thèse d’Orfila est très discutée. » Quant à Mathilde Frigard, fille d’un médecin de campagne, elle demande au légiste s’il a bien pensé, avant d’étouffer le chien, à lui mettre un corset avec des baleines, comme celui que portait la victime.

87Le dernier groupe de médecins convoqués à la barre est celui des aliénistes, rattachés à des écoles qui ne s’entendent pas entre elles. Les praticiens de Saint-Anne, à la différence du docteur Bernheim de l’École de Nancy, estiment impossible que Gabrielle Bompard ait pu commettre un crime sous hypnose. Tandis que son médecin traitant estime que M^me Dida « du côté des sens, devait être très calme en raison de la morphine », l’expert désigné par le tribunal soutient que « M^me Dida souffrait d’irrésistibles impulsions érotiques » (L’Affaire Wladimorow).

88Ces hommes ne partagent, finalement, qu’une seule conviction : ils affirment tous que les jeunes accusées, pour la plupart « précocement formées », ne pensent qu’à la toilette et aux hommes, ont une intelligence hors du commun mais sont « hystériques », « perverses », « victimes d’hallucinations » et « nerveusement déséquilibrées ».

89Tous se heurtent également, souvent avec violence, à l’avocat général qui cherche à démontrer que l’accusée est responsable, « ne tue pas n’importe qui, n’importante quand »« a l’intelligence de ses crimes »… Selon eux, au contraire, l’homme ou la femme qu’ils ont examiné tue parce qu’il/elle est « une erreur de la nature », « a perdu la raison », était dans « un délire partiel », « souffre d’une folie religieuse » ou d’« une hérédité qui a pu expliquer le crime ».

90Ainsi, par leurs discours, ces différents experts médicaux, auxquels s’ajoutent parfois des armuriers et des graphologues aux résultats tout aussi incertains, permettent-ils au téléspectateur de prendre conscience que la justice est relative et que les savoirs sont provisoires, que des hommes de science ont cru à des théories fausses sur l’hypnose ou sur les poisons et que ces convictions erronées non seulement ont donné lieu à des controverses mais ont envoyé à l’échafaud des accusés qui, en 1950 ou 1960, auraient été jugés innocents ou irresponsables de leurs actes.

Témoins à charge et à décharge

91Ces experts incapables de prouver ce qu’ils avancent volent un peu la vedette aux autres témoins que Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet, pour réussir à faire tenir le procès dans une émission d’une heure et demie, ont sélectionnés drastiquement. Ces hommes et ces femmes sans qualité forment, autour de l’accusé, un ensemble de cercles concentriques allant des survivants aux voisins en passant par la partie civile et les domestiques.

92Dans la série, si l’on excepte les fausses victimes (L’Affaire Roux, L’Affaire de la Roncière, L’Auberge de Peyrebeille) deux personnages seulement ont survécu à une tentative d’assassinat. Tous deux viennent au tribunal non seulement pour accabler l’accusée mais pour affirmer à la Cour, comme aux téléspectateurs, par un regard à la caméra, qu’ils ne lui pardonneront jamais son acte et ne veulent plus entendre parler d’elle (L’Affaire Marie Bière, L’Empoisonneuse d’Aïn-Fezza).

93Quand elles ne sont pas elles-mêmes les meurtrières de leur conjoint, les épouses et les maîtresses du mort27, vêtues en grand deuil, réclament vengeance. Elles estiment que l’accusé(e), face à elles dans le box, « mérite de mourir, comme un lâche, un misérable qu’il est » et demandent aux jurés de « condamner ce lâche, cet assassin » car leur mari ou leur compagnon était la probité même et ne leur cachait rien, « était très généreux », « avait toujours sa bourse pour ses amis »… alors que la Défense essaie de salir sa mémoire en le faisant passer pour coureur, syphilitique… ou caractériel.

94Les amants28 des femmes entretenues, qui ont été tuées pour leur argent, sont plus conscients des défauts de leur maîtresse. Par exemple, le protecteur de la comédienne Marie Aguétant avoue que cette dernière ne lui était pas fidèle et le « galant » de Sidonie Mertens, ne nie pas que cette personne, « devenue toute (sa) vie », était « légère et sans volonté » et que « sa paresse était réelle » (L’Affaire Frigard).

95Comme les conjointes, les parents de la victime n’ont aucune lucidité sur l’affaire. N’appréciant pas leur gendre ou leur belle fille, qu’ils jugent vénal.e. et fainéant.e., ils se sont rapidement persuadés, à tort ou à raison, que celui (celle)-ci a empoisonné leur enfant qui avait pourtant une conduite irréprochable. Ils refusent d’accepter l’idée que les causes du décès puissent être naturelles ou dues à un accident thérapeutique. Le père de M^me Danval affirme au juge que son gendre traitait sa fille comme une domestique, « se levait à 10 h 30, lui faisait faire ses chaussures ». La mère de Charles Lafarge estime qu’aucun époux ne pouvait être aussi attentionné que son fils. Seul le père de M^me Dida, avoue que la morphine altérait les facultés mentales et le comportement de sa fille, ce qui pouvait irriter un jeune amant.

96Les autres membres de la famille appelés à la barre sont beaucoup plus clairvoyants. Ainsi, Alexandre Formage admet-il que son frère Joseph, avait des amitiés particulières, dépensait sans compter alors qu’il était pauvre et avait des caprices que son meurtrier, Benoît, satisfaisait inlassablement.

97À l’autre pôle, les parents de l’accusé sont loin d’être des témoins à décharge. La mère de Pierre de Wladimirow avait prévenu la future belle famille de son fils que « Pierre était très nerveux » et que « cette affaire finirait mal ». Certains, sciemment ou involontairement, ont eux-mêmes dénoncé le criminel :

• Zéphirine Doudet a affirmé à tout le voisinage qu’elle ne voulait plus habiter chez sa sœur Célestine car cette dernière infligeait des sévices à ses petites élèves.

• Le neveu d’Euphrasie Mercier est allé révéler au juge que sa tante – qui refusait de lui donner de l’argent – avait assassiné sa patronne et enfoui les ossements « dans le jardin, sous un massif de dahlias » (L’Affaire de Villemomble).

• Sans même attendre qu’ils lui posent la question, une jeune femme révèle successivement au juge d’instruction et au président le traumatisme d’enfance de son cousin Jobard – qui a poignardé une inconnue dans un théâtre – : « Il a été perdu dans (son) enfance par des amis de classe… des monstres, des infâmes » (L’Affaire Jobard).

98Seuls les conjoints légitimes restent solidaires du meurtrier. Ainsi, alors qu’il lui avait infligé de mauvais traitements et l’avait abandonnée après avoir dilapidé sa fortune, la femme de Prado explique-t-elle à la Cour qu’« elle ne lui reproche plus rien ». De même, l’épouse de Bouquet, qui s’était plainte d’avoir été empoisonnée par son mari affirme, au tribunal, avoir menti à tous dans un accès de démence. Le député Clovis Hugues va encore plus loin dans la complicité avec sa compagne qui a tué un maître chanteur et un calomniateur, assénant au président : « Ma femme sera jugée au grand jour. On va connaître enfin le calvaire qu’a été sa vie depuis quinze mois » […] « elle ne souffrira plus. Et moi non plus » […] « Cet enfer ne pouvait pas durer. Je crois que j’aurais préféré le tuer moi-même ! ».

99Le deuxième cercle de témoins est composé d’amis ayant partagé la même cellule ou la même chambrée que le criminel, au pensionnat, à l’armée ou à la guerre. Ceux-ci ne sont pas fiables. Une minorité ment au président pour aider l’accusé, tel le témoin d’un duel, niant que les pistolets utilisés aient été essayés le matin même (L’Affaire Beauvallon). Mais la plupart, paradoxalement, accablent leur camarade. Les raisons de ce comportement sont variées. Le plus souvent, le personnage n’a quitté sa prison que pour venir à la barre. En vue d’obtenir une réduction ou un aménagement de peine, il a fait parler son compagnon de captivité, devenant un « mouton ». Parfois même, il n’a rien appris du tout mais livre de fausses confidences, et ment d’autant plus facilement que la loi lui interdit de prêter serment.

100La jalousie peut également expliquer un témoignage à charge. Ainsi, la receveuse des postes d’Aïn Fezza, en Algérie, a-t-elle dénoncé son amie, l’empoisonneuse Jeanne Belikov, car l’homme qu’elle convoitait en semblait amoureux. De même, Fleury, épris de M^me Fenayrou qui l’avait éconduit, affirme au Président que cette femme était volage et que, selon le médecin de famille, une troisième grossesse lui aurait été fatale « car elle avait des amants qui ne la ménageaient pas ».

101Les connaissances de la victime, par contre, viennent lucidement expliquer à la Cour ses qualités et ses défauts, rappeler, par exemple, qu’elle était grippe-sou ou avait « un certain goût pour la bagatelle » (L’Affaire Lacoste).

102Les derniers témoins sont ceux qui se trouvaient à proximité du lieu où s’est produit le drame.

103Plusieurs meurtres ayant été commis dans une chambre d’hôtel, les gérants et leurs employés sont appelés à la barre et se révèlent aussi peu curieux que les médecins de famille. La gérante d’une pension de famille marseillaise ne s’étonne pas que son propriétaire, un prêtre défroqué, soit parti à l’étranger sans la prévenir et ait demandé à un ami de percevoir les loyers à sa place (L’Affaire Sarret-Schmidt). L’employé de l’hôtel du Chemin de fer du Nord, qui a laissé Troppmann remplir sa fiche au nom de sa victime Jean Kinck, répond en riant au Président, qui lui demande s’il n’a pas soupçonné une identité usurpée : « C’est vrai, parfois il arrive qu’on s’aperçoive de quelque chose. On ne peut pas toujours fermer les yeux ! » Non seulement les logeurs consignent dans leur registre des dates d’entrée ou de sortie inexactes et acceptent que les accusés y inscrivent de faux patronymes mais lorsqu’ils sont interrogés, leurs versions divergent. Alors que le directeur de l’hôtel des Bains croit reconnaître Benoît, « avec ses cheveux noirs », sa femme de chambre est persuadée d’avoir vu un homme certes ressemblant, mais blond.

104Dans les milieux aisés, ce sont principalement les gouvernantes et les cochers – ou les chauffeurs – qui sont convoqués au prétoire, sans doute parce qu’ils sont susceptibles d’avoir partagé des moments d’intimité avec leurs maîtres et d’avoir reçu leurs confidences.

105Les serviteurs de la victime accablent systématiquement l’accusé et, parfois même, ce sont eux qui ont prévenu la police de la disparition. Tous expliquent que peu de temps avant sa mort leur employeur leur avait affirmé que « (son) gendre finirait par la tuer » (L’Affaire Houet) car elle refusait de lui donner l’argent demandé ou que « (sa) femme voulait l’étrangler et qu’il avait aussi peur de sa belle-fille » (L’Affaire Meyer)… Ils sont encore plus catégoriques dans leurs déclarations quand ils entretenaient des « relations intimes » avec leur patron ou quand l’accusé est l’un des leurs et qu’ils le jalousaient (Le Secret de la mort de Monsieur Rémy). Cet état d’esprit ne les empêche pas de dénoncer les points faibles de leur maître, notamment d’être avare et « coureur », de « proposer des choses à toutes les bonnes » (L’Affaire Peltzer).

106Les gens de maison de l’accusé se comportent différemment. Au prétoire, beaucoup se vengent de leur employeur qui, entre deux gendarmes, a perdu de sa superbe. Ils contredisent sa version des faits, contestent les horaires pour détruire les alibis, affirment qu’ils ont vu des traces de sang sur le parquet, voire qu’on leur a demandé de faire bouillir le linge taché (L’Affaire Boccarmé) et de mentir au médecin sur les causes du décès… Lorsque le prévenu riposte – « Mais cette fille est folle ! » ; « Mais ce garçon confond les jours ! » ; « Mais cette fille est un peu simple d’esprit »… – ils rétorquent : « Mais si enfin ! Je vous vois encore ! » ; « ça c’est faux ! » ou « Je dis à Madame, vous êtes une menteuse ! »… Eux-mêmes mentent parfois avec le même aplomb, provoquant l’indignation non feinte de l’accusée : « Oh ! Mariette, comment pouvez-vous ? Vous mentez horriblement ! » (L’Affaire Levaillant). L’accusé(e), qui croyait la soumission de ses domestiques indéfectible découvre brutalement que tout cela n’était qu’hypocrisie. Sur soixante-six affaires, une seule femme de chambre reste dévouée à sa maîtresse, M^me Lafarge. Née en même temps qu’elle et sous le même toit, elle n’hésite pas à la suivre dans sa prison pour ne pas la laisser « seule et malade ».

107Mais, au petit écran, ces gens de maison, qu’ils aient servi la victime ou le bourreau, ne peuvent pas être pris au sérieux. Ils semblent, en effet, tout droit sortis d’une caricature de Daumier. Les femmes, âgées et girondes, sont enveloppées dans des châles ou des capes à gros motifs. Elles sont encombrées de leur manchon, coiffées d’un bonnet de dentelles ridicule retenu par un énorme nœud sous le menton, ou d’un chapeau extravagant, surmonté de fleurs ou d’oiseaux. Les rares jeunes filles séduisantes avouent toutes avoir entretenu des « relations intimes » avec le mort, parfois même avec son fils, suspecté du meurtre (L’Affaire Donon-Cadot). Les hommes, quant à eux, portent des livrées qui les boudinent ou des vestes à carreaux qui les transforment en Auguste. Surtout, ces gens s’apparentent à de grands enfants naïfs. L’un pensait que le bienfaiteur de Sidonie Mertens était son frère, d’autres ne connaissent pas le sens des mots employés par le Président et, intimidés, bafouillent des « j’sais pas, moi ! » sans oser dire qu’ils n’ont pas compris.

108Bouquet, accusé d’avoir tenté d’empoisonner sa femme et d’avoir tué son bébé en lui faisant avaler des épingles assure lui-même sa défense et démontre aux jurés que sa bonne, qu’il interroge, a bien parlé de « bouche ensanglantée » mais ignorait la signification de l’adjectif « ensanglanté ».

109En ville, la Cour appelle aussi à la barre plusieurs témoins qui n’habitent pas au domicile du bourreau ou de sa victime mais logent dans le même immeuble. Les concierges sont les personnages les plus présents. Les hommes ont parfois, involontairement, participé au drame, aidé à porter la malle qui contenait le corps de M. Meyer et « ballottait mou » ou donné les clefs à l’assassin… Les femmes sont les bêtes noires des avocats de la défense qui se méfient de leurs « ragots » et savent qu’elles risquent d’avoir tout vu car, au moindre bruit, chacune « soulève ses rideaux » (L’Affaire Pel).

110Contrairement aux gardiens, les voisins n’ont généralement rien vu du drame. De fait, ils s’étonnent simplement de certaines affirmations de l’accusé, par exemple que la maîtresse de l’horloger Pel, Élise Boehmer, aperçue alitée et souffrante au fond du logement quelques jours avant sa disparition ait pu quitter les lieux, seule et à l’insu de tous alors qu’elle n’avait, d’évidence, pas les forces de se traîner jusqu’à un fiacre. S’ils n’ont pas été témoins oculaires, en revanche, les riverains ont entendu. Si quelques-uns ont choisi de « tirer la couverture sur la tête pour ne pas continuer à entendre les coups de feu » (L’Affaire Achet), la plupart ont essayé d’identifier les sonorités – « des coups de révolver », « une femme qui criait au secours », « un homme qui criait grâce », « des voix qui parlaient bas »… – ou de déterminer la nature de bruits inhabituels – la chute d’un corps au-dessus d’eux, des pas dans le grenier, « des bruits de scène », « un poêle remué toute la soirée »… Certains ont également senti : des « odeurs épouvantables », « une odeur de chlore », « une odeur de cadavre de cheval mort », « une odeur de peau de lapin corrompue » (L’Affaire Landru, L’Affaire Pel).

111À la campagne, les témoins ressemblent moins aux gens de peu caricaturés par Daumier qu’aux paysans décrits par Balzac et Zola. Eux non plus ne saisissent pas tout ce que leur dit la Cour, laquelle, en retour, ne les comprend pas car ils emploient des expressions patoisantes : « corder » pour « s’accorder », « créler » pour se disputer… et confondent eux aussi les mots, parlant de « voyagé » pour viager, d’un visage « défigurable » pour défiguré… Leur accent amuse d’autant plus le téléspectateur qu’ils contractent les adverbes et placent systématiquement des articles définis devant chaque prénom. Le jardinier François explique qu’il a « plaisanté la Justine » tandis qu’une voisine de M^me Achet propose au Président : « Z’avez qu’à demander à la Francine. »

112Mais, contrairement aux citadins des quartiers populaires, ces paysans ne font pas seulement sourire, ils s’apparentent à des êtres archaïques qui vivent hors normes. Les femmes, à la sexualité débridée, sont de véritables chefs de clan. À la barre, un agriculteur âgé soutient que la mère de l’accusée est une « une sacrée luronne » qui « n’a pas peur de montrer son cul » (Le Crime de Sezegnin) et évoquant l’une de ses administrées, le maire de Coutras, un village de Gironde, affirme que : « Il ne faut pas croire une femme de cette espèce, de mœurs légères »… Une cultivatrice de quarante ans, aux nombreux enfants, a pour amant le meilleur ami de son fils, de vingt ans son cadet. Une autre admet qu’elle recevait l’accusé Joannon « dès que son mari partait pour la ville et que le petit était couché » (L’Affaire Gayet). Une troisième se justifie d’être volage par le fait que « son mari ne la contente pas ». Portées sur la bagatelle, ces femmes sont aussi procédurières. Bien que peu instruites, elles connaissent la loi et en abusent, portant plainte pour un oui et pour un non : contre un septuagénaire qui ne respectait pas les termes de son viager (Le Crime de Sezegnin), contre une voisine qui l’avait traitée de « queue rouge » à cause de la couleur de ses cheveux (L’Affaire Gayet)…

113Ces ruraux qui se succèdent au tribunal sont aussi présentés comme des dégénérés. Un adolescent de treize ans, qui ne cesse de se contredire, est si frêle qu’on doit lui apporter une chaise pour qu’il puisse continuer à répondre au Président. Le jour du crime, sa mère, avait un alibi : elle était allée consulter un médecin pour les nerfs. Le mari de la morte, qualifié par un avocat de « simple d’esprit », n’a pas trouvé étrange l’absence de sa femme pendant deux jours. Ces déficiences physiques et mentales semblent s’expliquer par les conditions de vie. Par exemple, les voisins des Daurios, qui ont été assassinés, n’ont rien vu et rien entendu car leur masure n’a pas de fenêtre et ils « prennent seulement le jour par la porte », dans la matinée (L’Affaire Daurios).

114La plupart des campagnards qui défilent au prétoire souffrent également d’une infirmité physique : l’une est sourde, deux autres sont bègues. Un homme a un bec-de-lièvre, un second a le visage mangé par la petite vérole et plusieurs arrivent à la barre en claudiquant.

115L’altérité est d’autant plus forte que ces infortunés ne vivent pas dans le même temps que les gens de justice. Quand on les interroge sur le moment du crime, ils se repèrent par rapport aux conditions atmosphériques : l’orage, la pluie… et aux tâches qu’ils exécutent dans la semaine : aller au lavoir, passer chez le meunier et chez le boulanger… Ils calculent l’heure à la position du soleil et à la densité de la nuit. L’un rappelle à la Cour, en regardant vers le plafond : « Nous autres paysans on n’a pas de montre. La montre elle est là-haut » (Le Crime de Sezegnin).

116Ainsi, le ballet des témoins est-il l’occasion pour l’équipe d’« En votre âme et conscience » de divertir un instant le téléspectateur tout en dénonçant les mécanismes de la justice et en renforçant un certain nombre de clichés sur ceux qu’elle convoque : experts arrogants et médecins incompétents, humbles concierges et serviteurs qui transforment le procès en comédie de mœurs, fermiers arriérés ne comprenant pas le sens des questions qui leur sont posées29. Mais, à y regarder de plus près, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet se moquent essentiellement de ceux qui ne risqueront pas de venir se défendre : des domestiques, dont le nombre décroît rapidement en France durant les Trente Glorieuses, des paysans, eux aussi de moins en moins nombreux et dont les foyers sont rarement équipés, dans les années 1950-1960, de postes de télévision.

117Plus généralement, les deux scénaristes amènent les Français à réfléchir à la fragilité des témoignages. Mais, amusé ou indigné par ces personnages caricaturaux, le public oublie les vrais problèmes que posent ces dépositions : ceux qui côtoyaient la victime n’ont pas plus de preuves à fournir que les experts. Ils ont eu des soupçons, ils ont parfois propagé des rumeurs et écrit des lettres anonymes mais ils n’ont pas été témoins oculaires du carnage. La tragédie s’est jouée à proximité, dans la pièce d’à côté, dans l’appartement au-dessus, dans la ferme d’en face… mais ils n’ont pas vu l’instant prégnant, l’étroit intervalle durant lequel le voisin ordinaire s’est transmué en bête fauve décuplant ses forces. Ils n’ont découvert que l’après, les vêtements maculés, la tache de sang sur le parquet, le tas de cendres dans le poêle ou dans la cheminée… Ils ont, par contre, tous pris conscience qu’un renversement sidérant s’était produit entre le familier et l’exceptionnel et que les frontières étaient poreuses entre l’ange et la bête, la raison et la déraison.

Jurés « populaires » ?

118Pour les six ou douze jurés qui viennent d’entendre les propos contradictoires tenus par les experts, les mensonges des accusés et de certains témoins, se forger une opinion n’est pas simple. D’évidence, ces personnages, assis sur leur banc et parfois suivis par la caméra dans la salle de délibération, ont peu à voir avec les hommes qui eurent à juger, entre la monarchie de Juillet et l’entre-deux-guerres, les accusés des Causes célèbres. Tous d’âge mûr, élégants et bien vêtus, s’exprimant sans accent même quand le procès se déroule en Bretagne ou dans le Sud-Ouest de la France, ils ne ressemblent pas aux petits notables rustres et patoisants de Tulle, Auch ou Rodez décrits par les journalistes de La Gazette des tribunaux ou du Droit.

119Par contre, ces comédiens se comportent bien, devant la caméra d’« En votre âme et conscience » comme ceux qu’ils sont censés incarner. Ils demandent rarement à la Cour l’autorisation de poser des questions et, durant les délibérations, deux ou trois seulement ont un avis sur l’accusé, qu’ils tentent de faire partager aux autres. La plupart, en effet, ignorent tout des règles du droit, que leur explique le président, et cette méconnaissance les amène parfois à commettre des erreurs et à entraîner un verdict involontaire. Ainsi, le boucher Labauve, accusé du meurtre de M^me Benoit, a-t-il été acquitté car le chef des jurés a annoncé que « six jurés l’ont jugé coupable et six autres innocents ». De même, Charles Rousseau est condamné à mort pour le double meurtre d’un chauffeur de taxi et de son amant mais un vice de forme entraîne une nouvelle procédure au terme de laquelle il bénéficie des circonstances atténuantes.

120Par ailleurs, comme l’explique au spectateur – face caméra – un journaliste qui assiste au procès de M^me Lacoste :

« Comment les jurés peuvent-ils oublier ce qu’on a dit et écrit sur M^me Lacoste dans notre bonne Gascogne depuis six mois ? Pour tout le monde aujourd’hui, le 10 juillet 1844, M^me Lacoste est une empoisonneuse, comme M^me Lafarge. »

121Pleins d’a priori puis désorientés par un avocat qui leur fait craindre l’erreur judiciaire, ces hommes ne suivent pas toujours les réquisitoires de l’avocat général. Ils acquittent, par exemple, Célestine Doudet, qui a battu à mort l’une de ses élèves, alors que l’institutrice se verra ensuite infliger cinq ans de prison, en Correctionnelle, pour des faits bien moins graves. Par ailleurs, les accusés qui sont condamnés à la peine capitale se pourvoient généralement en cassation dans l’espoir de bénéficier devant cette Cour, de jurés encore plus laxistes, même pour des meurtriers en série comme l’horloger Pel.