1La situation financière de la Compagnie n’est pas le seul motif d’inquiétude des associés. Leur conduite de la colonisation est de plus en plus critiquée dans les îles. Les agents de la Compagnie sont mal perçus. Leur autorité est contestée. La Compagnie est accusée de tous les maux. Ces critiques ne sont pas nouvelles, elles font partie du jeu colonial, mais les associés redoutent que les tensions ne montent, d’autant que les capitaines généraux mènent parfois un jeu dangereux en instrumentalisant la contestation des habitants contre la Compagnie pour mieux asseoir leur emprise sur les îles et en se présentant comme des remparts contre l’arbitraire métropolitain.

2Les associés tentent de reprendre le contrôle de la situation et d’affirmer leur pouvoir en procédant à de nouvelles nominations aux charges de commandement dans les années quarante. Ils installent l’un des leurs, Charles Houël, à la Guadeloupe. Ils tournent la page Poincy à Saint-Christophe. Le chevalier de Malte ménage ses arrières et préfère abandonner son gouvernement plutôt que de se voir infliger un humiliant refus dans le renouvellement de sa commission. Il préserve les intérêts de sa famille en obtenant que son neveu Robert de Longvilliers reçoive la conduite des affaires de l’île. Mais la non-reconduction de sa commission de lieutenant général du roi pour les îles au profit de Patrocle de Thoisy lui fait perdre son dernier commandement, et le plus prestigieux1. La monarchie se range au côté de la Compagnie. Mais ces manifestations d’autorité ne risquent-elles pas de braquer davantage encore les habitants ?

La rébellion de Poincy

Les préventions déçues des associés

3Les associés ne sont malgré tout pas totalement sereins, car connaissant Poincy, ils redoutent qu’il ne fasse des difficultés pour reconnaître le pouvoir de Thoisy et provoque des troubles. Le chevalier de Malte garde une forte influence sur l’échiquier antillais car il est un homme puissant économiquement. Aussi utilisent-ils tous les outils qu’ils ont à leur disposition afin de désamorcer la crise qu’ils redoutent, se montrant tour à tour autoritaires et compréhensifs. Ils font d’abord preuve d’autorité en obtenant du roi une lettre de cachet invitant Poincy à se soumettre. La lecture de ce document nous éclaire bien sur la situation telle qu’elle est ressentie à Paris. Le roi fait ainsi état de « plusieurs particuliers [qui] ont semé de faux bruits contre [son] service [et] qui incitent à la sédition ». Poincy doit s’exécuter « sous peine de désobéissance et de demeurer responsable de tous les désordres qui pourront arriver dans l’île2 ». Une autre lettre est envoyée cette fois-ci aux officiers de milice de Saint-Christophe pour qu’ils ne soutiennent aucun acte de rébellion : « Nous entendons que le sieur de Thoisy soit établi ; vous y veillerez avec soin, sous peine de désobéissance3. » Le gouverneur de Saint-Christophe, Robert de Longvilliers, est pour sa part chargé d’accueillir comme il se doit le nouveau lieutenant général du roi sous peine de perdre sa charge4. Les associés savent que sur place les choses peuvent être délicates. Ils chargent l’intendant général Leumont de négocier avec Poincy sa sortie de Saint-Christophe et son retour en France « en sorte que l’autorité demeure entière et absolue auxdits seigneurs de la Compagnie et à leurs officiers et que ledit sieur de Thoisy y soit reçu et reconnu en la qualité qu’il plaît au roi de lui donner et à celle que lesdits seigneurs de la Compagnie lui ont accordée ». Ils font un geste financier en proposant d’engager leurs effets sur l’île pour prendre en charge les deux tiers des sommes avancées par Poincy aux marchands hollandais pour assurer le ravitaillement des habitants5. Enfin, ils proposent prudemment à Thoisy qu’il passe d’abord à la Guadeloupe pour évaluer la situation et qu’il y établisse temporairement ses quartiers avant de se rendre à Saint-Christophe6. Ils ne veulent pas être mis en défaut par Poincy et l’avertissent le premier septembre 1645 du départ imminent de France de Thoisy7. Ils peuvent croire qu’ils ont préparé au mieux l’arrivée du nouveau lieutenant général.

4De son côté, Thoisy se prépare. Lambert, sieur de Thilly, part aux Antilles prendre possession de la charge en son nom. La commission est enregistrée le 2 juin 1645 à la Guadeloupe et le 22 août 1645 à la Martinique. Tout semble bien se passer. La nouvelle équipe se met en place. Des proches de Thoisy reçoivent le 29 août 1645 du Grand prévôt de France, Jean de Bouchet, leurs commissions pour le soutenir dans sa charge. Jean-François Parisot, sieur de Boisfaye, gentilhomme ordinaire de la Fauconnerie, reçoit une commission de lieutenant, Claude Méline, une d’exempt, Nicolas Freslon, Pierre Dufey et Jacques de Saint-Ange, une d’archer. La charge de lieutenant général de Saint-Christophe est promise par la Compagnie au sieur de Dinan à la demande de Thoisy8.

5Thoisy embarque au Havre le 13 septembre 1645 et arrive le 16 novembre à la Martinique. Il reçoit l’hommage des hommes de la Compagnie et le 19, il gagne la Guadeloupe où il est reçu par Houël qui l’assure de son soutien. Il part le 22 pour Saint-Christophe avec l’intendant général Leumont et Sabouilly. Il envoie le sieur de Boisfaye l’annoncer, mais Aubert refuse de le laisser accoster en le menaçant de ses armes. Il promet d’apporter une réponse à sa demande pour le lendemain. Boisfaye se présente comme prévu mais il est à nouveau refoulé. Thoisy propose alors de se rendre au quartier de la Pointe-de-Sable où réside le gouverneur Robert de Longvilliers. Les Anglais proches du quartier, tout acquis à la cause de Poincy, font tirer sur ses barques. Thoisy s’en retourne piteusement à la Guadeloupe le 28 novembre. Poincy ne veut aucun accommodement9. C’est un camouflet pour la Compagnie et pour le roi. Les commentateurs ne s’y sont pas trompés, « on méprise l’autorité du roi en la personne de monsieur de Thoisy » écrit ainsi Dutertre10.

6Les associés ont connaissance des événements au début de l’année 1646. Ils décident aussitôt d’un premier train de sanctions. Ils interdisent notamment à tous les capitaines de navires de se rendre à Saint-Christophe tant que Thoisy n’y aura pas été reçu et suspendent toutes leurs décisions affectant l’île. La commission du notaire Petit n’est pas reconduite dans l’attente de nouvelles11. Ils espèrent peser sur l’économie insulaire et ramener ainsi Poincy à la raison. Ils poursuivent leur action sur le terrain judiciaire en déposant une requête au Grand conseil contre Poincy le premier février 164612. Ils espèrent que Thoisy réussira finalement à s’imposer.

7Pendant ce temps, Thoisy s’active. Il n’a pas plusieurs alternatives s’il veut exercer son commandement. Il lui faut prendre le pouvoir par la force. Il tient un conseil de guerre le 16 janvier 1646 à la Guadeloupe et un plan d’invasion de Saint-Christophe est arrêté. Le gouverneur de la Martinique, du Parquet, doit conduire quatre cents hommes à Cabesterre et à avec l’aide des hommes acquis sur place à la cause du lieutenant général, de soulever le peuple. Le gouverneur de la Guadeloupe, Charles Houël, se tient prêt avec trois hommes. Mais l’opération tourne au fiasco. Du Parquet débarque certes de nuit à Saint-Christophe, et réussit à capturer deux neveux de Poincy, Longvilliers et Tréval, mais Poincy, qui a levé une troupe et bénéficie de l’appui de soldats anglais, réplique et le force à se replier. Du Parquet, isolé et coupé de ses hommes, se réfugie secrètement auprès des capucins de l’île qui lui conseillent de se retirer chez les Anglais. Du Parquet se risque donc auprès d’eux, mais ils demeurent sourds aux propositions des loyalistes et le remettent à Poincy. Houël renonce à intervenir13.

8Ce revers encourage les séditions qui éclatent un peu partout. La rébellion de Poincy va plonger durant deux ans les îles dans la guerre civile et compromettre toute la politique de redressement et de développement économique de la Compagnie.

Poincy, l’homme fort des îles

9Poincy n’a en fait jamais accepté d’être écarté du pouvoir. D’ailleurs, le ton de la lettre du 16 avril 1644 dans laquelle il évoque l’éventualité de la perte de la lieutenance générale du roi montre qu’il n’envisage pas vraiment cette décision14. Aussi l’a-t-elle meurtri. Car Poincy considère avoir bien accompli sa tâche et mériter des égards. En effet, l’île de Saint-Christophe est bien peuplée, et il a su gagner la confiance des habitants. Il se sent trahi par la Compagnie. Il voit dans sa disgrâce les manigances des associés à qui il attribue tous ses maux. Le carme Maurile de Saint-Michel s’en fait indirectement l’écho dans sa relation quand il écrit que Thoisy a été « envoyé pour le supplanter15 ». Sa rébellion devient une question d’honneur et même un rappel à l’ordre par le roi ne peut le faire taire. Par ailleurs, le refus de la Compagnie d’accorder la charge de sénéchal de l’île à l’un de ses neveux, comme elle lui avait promis, pour la donner finalement à Thoisy, a peut-être anéanti le reste d’espèrance que Poincy pouvait encore avoir nourrir les associés.

10Poincy peut se reposer dans son refus du nouveau pouvoir sur le sentiment, savamment entretenu, d’opposition des habitants de Saint-Christophe aux décisions de la Compagnie. Il se présente comme le défenseur les droits du peuple contre « la tyrannie et les oppressions que ces directeurs lui voulaient faire ». Dans un pamphlet qui est probablement de sa main, il dénonce l’attitude des associés qui ne pensent qu’à « tondre peu à peu ces pauvres habitants, et à s’engraisser aux dépens de leur travail et de la sueur de leur corps16 ». Il leur reproche encore le peu d’aides accordées, l’absence d’approvisionnements et de munitions pour assurer leur subsistance et leur défense, et le total dénuement dans lequel ils laissent les religieux. Il s’attribue toutes les réalisations effectuées dans l’île alors qu’il ne faisait que suivre les instructions de la Compagnie en se servant de son argent. La mauvaise foi du chevalier de Malte est évidente. Poincy se défend surtout de s’être opposé aux ordres du roi et prétend bien au contraire avoir tout fait pour bien le servir et protéger ses sujets. La rupture est profonde.

11Poincy a su depuis la nouvelle de la nomination de Thoisy organiser ses arrières et en particulier s’entendre avec les Anglais, certainement heureux de voir les Français se déchirer en luttes intestines pour faire progresser leurs propres intérêts. Il s’est défait des agents de la Compagnie à Saint-Christophe (Leumont, Marivet, Feuillet et Chevrollier) dès le mois de juillet 1645 qui ont dû trouver refuge à la Guadeloupe17. Il a aussi développé des partenariats alternatifs, notamment avec les Hollandais, qui lui permettent de contourner l’embargo établi par la Compagnie et d’assurer les approvisionnements nécessaires pour la vie de l’île et de trouver des débouchés aux productions locales. Le carme Maurile de Saint-Michel qui est aux côtés du chevalier de Malte en 1646 fait ainsi état de la présence des navires anglais, hollandais et portugais au mouillage dans les rades de Saint-Christophe. Poincy gagne à sa cause des capitaines de navires qu’il envoie fréquenter les rivages de Saint-Domingue, Porto Rico et Cuba pour tuer des bêtes et récupérer leurs peaux18. Ils ont pu à l’occasion faire du trafic avec les Espagnols. Poincy dispose pour réaliser ses ambitions des revenus de ses commanderies en France, des droits et des taxes sur les habitants et des produits de ses habitations.

12Poincy se défait ensuite de tous ceux qui critiquent sa politique, prennent le parti de Thoisy ou semblent être des agents de la Compagnie, en les chassant de l’île et en confisquant leurs biens. Les capucins auprès de qui du Parquet s’était réfugié sont arrêtés pour complicité et jetés en prison. Le 25 janvier 1646, après avoir passé trois jours dans les geôles du commandeur, ils sont expulsés de Saint-Christophe. Ils embarquent pour la Guadeloupe, où ils vont s’établir, en portant haut le Saint-Sacrement et en chantant le psaume In exitu Israel de Aegypto19. Ils paient aussi leurs nombreuses prises de positions contre Poincy depuis des années. Le père de La Trinité, un dominicain d’origine irlandaise qui lui sert de confesseur, ayant critiqué le violent traitement réservé aux capucins est qualifié « de Patrocle et d’ennemi » par Poincy, puis il est mis dans une barque avec dix ou douze autres personnes et envoyé en exil aux îles Vierges20. Poincy, sûr de son fait et bien armé, tient Saint-Christophe d’une main de fer. Maurile de Saint-Michel, qu’on ne saurait taxer de parti pris à son encontre, écrit ainsi : « Quant à la façon d’administrer la justice en ce pays, c’est monsieur le général avec ses capitaines, ou conseil de guerre, qui la rend à un chacun à la Basse-Terre, et monsieur de Longvilliers son neveu, à l’Anse-à-Louvet, avec les capitaines qui y sont […] De sorte qu’il allait de mon temps les mercredis et samedis à l’audience, où, faute d’avocat, chaque partie plaidait soi-même sa cause et recevait arrêt sans appel. Il n’y a non plus ici de sergent, n’y d’archer, ni prévôt, mais bien quelques notaires. Ces deux jours susdits plusieurs descendent à la Basse-Terre, pour faire peser et marquer leur rolle de pétun, que personne ne peut embarquer, non plus que soi-même sortir de l’île, sans un billet exprès de monsieur le général, sous peine d’être mis aux fers21 ».

13La rupture avec la Compagnie est totale. Poincy se méfie de tout ce qui vient d’elle. Il se montre même méfiant à l’égard de Philbert de Nouailly qui se rend auprès de lui pour solliciter son aide pour le peuplement de la Grenade car il a une commission de la Compagnie. Pour lui c’est « une créature » des associés. Aussi ne fait-il rien pour l’aider et est-il satisfait de le voir rentrer en France22. La Compagnie n’exerce plus aucune autorité sur Saint-Christophe et les associés n’ont plus de seigneurs que le nom23.

La Compagnie et Thoisy

14Les associés ne changent pas de ligne et appellent leurs agents à appuyer Thoisy dans l’affirmation de son gouvernement. Ils lui conseillent en attendant de s’établir à la Guadeloupe pour gérer toutes ses affaires24. Le 6 février 1646, Thoisy envoie l’ordre à tous les vaisseaux de venir chercher leurs ordres à la Guadeloupe25. Mais le capitaine rochelais Boutain méprise ouvertement le nouveau règlement et continue de naviguer entre Saint-Christophe et les îles, ce que s’empressent de dénoncer Bontemps et le commis de la Compagnie à la Martinique, Feuillet26. Thoisy réagit aussitôt en faisant saisir son vaisseau27. Boutain n’est probablement pas le seul à ne pas respecter l’autorité du lieutenant général.

Thoisy et Houël

15La cohabitation entre Houël et Thoisy à la Guadeloupe s’avère difficile car chacun craint que l’autre n’empiète sur ses prérogatives. Ils peinent à trouver un terrain d’entente. Houël tente par tous les moyens d’affaiblir le lieutenant général. Il veut le brouiller avec ses fidèles. Il tente ainsi de discréditer auprès de lui son homme de confiance, le sieur de Dinan, en vain28. Leur rivalité se porte rapidement sur la légitimité de leurs prérogatives en matière de justice. Quand le capitaine Boutain est arrêté, Thoisy charge dans un premier temps les officiers de la Martinique d’instruire son procès puis, reconsidérant la cause, la lèse-majesté, et sur l’insistance de l’intendant de la Compagnie, il change d’avis et confie cette tâche au lieutenant du prévôt, Boisfaye, qui est avec lui à la Guadeloupe29. Houël en prend ombrage car il est le sénéchal de l’île. Thoisy craint un coup de force de Houël. Se sentant en danger, il fortifie sa maison30.

16Houël est un ambitieux qui semble ne soutenir le lieutenant général que pour limiter l’influence de Poincy, son grand rival dans les îles. Mais il espère secrètement dans le même temps que Thoisy ne réussira pas à rétablir son autorité à Saint-Christophe, et qu’il pourra à son tour s’émanciper, et s’il ne veut pas aller jusqu’à la rupture ouverte avec la Compagnie, du moins entend-il obtenir de nouvelles prérogatives et de nouveaux pouvoirs. Thoisy n’est pas un sot, il sait le jeu auquel il se livre, mais son appui lui est nécessaire pour s’établir à Saint-Christophe. Les deux hommes doivent se supporter pour arriver à leurs fins. Mais leurs relations deviennent détestables au point de nécessiter un intermédiaire, il s’agit souvent de Leumont ou de Bontemps, pour pouvoir discuter. Le dialogue n’est plus direct. Il est très fragile. Houël sait tout de même se faire conciliant car il attend la promulgation de la déclaration du roi pour la justice souveraine qui renforcerait son pouvoir. Thoisy tient là un moyen de pression sur le gouverneur mais soucieux de montrer ses bonnes dispositions, il fait publier la déclaration royale le 28 avril 1646 « contre l’avis de plusieurs » ajoute Dutertre. Houël établit le conseil souverain et conteste aussitôt la poursuite du procès des neveux de Poincy entrepris par Boisfaye31. Houël entend peut-être de cette façon récupérer les deux prisonniers et négocier avec Poincy. Mais il ne se sent pas encore assez fort pour provoquer directement Thoisy et continue de souffler le chaud et le froid. Il tente la réconciliation le 10 juillet 1646, mais ouvre à nouveau les hostilités sur la question du rendu de la justice dans l’île au mois d’août. Thoisy tente de reprendre la main en réaffirmant ses prérogatives par une nouvelle proclamation le 1^er août 1646 et en établissant un conseil de guerre. Leumont réussit à les accorder pour cohabiter sur l’île le 13 août 1646 en suivant les commissions du roi et de la Compagnie32. La Compagnie confirme alors la commission de gouverneur et de sénéchal de la Guadeloupe de Houël33.

La sédition gagne la Martinique

17Afin de ne pas laisser la Martinique sans gouvernement et d’affirmer l’autorité du roi et de la Compagnie, Thoisy confirme le 6 février 1646 Jérôme Sarrat, sieur de La Pierrière, et le sieur de La Forge dans le commandement par intérim de l’île qu’ils avaient reçu de du Parquet avant son départ34. Cependant, l’enchaînement malheureux des événements et la faiblesse du gouvernement conduisent les habitants de la Martinique, dûment remontés par des agents provocateurs envoyés par Poincy pour entretenir leur mécontentement, à se manifester35. Le chevalier de Malte tente en fait d’étendre la contestation à toutes les îles et ainsi sauver son pouvoir à Saint-Christophe en se nourrissant du chaos provoqué. Le quartier du Prêcheur se soulève le 26 juin 1646 contre le paiement des droits à la Compagnie. Les magasins sont pillés et le 9 juillet 1646, la case des seigneurs de la Compagnie est détruite et le commis de la Compagnie menacé de mort. L’un des meneurs, un certain Beaufort, fait mettre le feu à la maison de Lespérance le 10 juillet. Le gouverneur du Parquet, quoique prisonnier de Poincy, est lui aussi mis en cause car on voit en lui un agent de la Compagnie. La Pierrière ne réagit pas. Il ne mesure peut-être pas l’ampleur de la contestation, à moins qu’il ne soit dépassé par la tournure des événements36. Les séditieux, sûrs d’eux, poursuivent leur démonstration de force et entendent imposer à La Pierrière leurs revendications pour protéger leurs « libertés et franchises contre lesdits sieurs de la Compagnie ». Ils réclament la confiscation des biens de la Compagnie et la soumission de ses agents à leur volonté. Tous ceux qui voudront être maintenus en poste, devront prêter serment de ne plus servir la Compagnie. Aucun nouvel agent de la Compagnie ne pourra mettre le pied sur l’île. Les officiers de milice devront renoncer à défendre les intérêts de la Compagnie37. La Compagnie, voilà l’ennemi. Mais Le Fort, soutenu par la femme de du Parquet, pousse La Pierrière à reprendre la main. Ils projettent ensemble un guetapens pour se débarrasser des séditieux. La Pierrière feint d’accepter leurs conditions et les invite au Fort Saint-Pierre. Au moment de fêter leur entente, ses hommes surgissent en armes et font feu sur l’assemblée. Le calme revient à la Martinique, non sans quelques débordements38. Le parti de du Parquet et de la Compagnie l’emporte. La Pierrière, craignant des représailles, demande au lieutenant général du roi une abolition générale, ce que ce dernier accorde le 24 août 1646 après avoir consulté l’intendant Leumont39. Le 2 septembre 1646, La Pierrière et les principaux officiers de la Martinique reconnaissent solennellement l’autorité de Thoisy et promettent de suivre ses ordres40.

Les maladresses de Thoisy

18Thoisy n’arrive pas à consolider ses positions car il n’évalue pas toujours très bien la situation et froisse plus d’un parti par ses décisions. Il gagne ainsi de nouveaux ennemis. En favorisant les capucins, il provoque par exemple l’ire des dominicains et les jésuites. L’ordonnance interdisant à tous les capitaines de navires de passer d’une île à l’autre sans son autorisation est perçue comme une volonté de limiter les déplacements pour évangéliser les Indiens. Le père Raymond Breton y voit pour sa part une manœuvre orchestrée par le capucin Pacifique de Provins qui veut l’empêcher de se rendre à la Dominique pour réserver l’île à son ordre41. Voyant le manque de résultats du lieutenant général du roi, ses rangs s’éclaircissent. Le 11 août 1646, trois matelots s’enfuient à bord d’une chaloupe volée probablement pour gagner Saint-Christophe. Quelques temps plus tard, ce sont plusieurs de ses propres officiers qui quittent son service à bord d’une barque42. Ce climat délétère échauffe les esprits. De nouveaux soulèvements se produisent et des assemblées secrètes se tiennent à la Guadeloupe. Les habitants dénoncent les taxes trop nombreuses et le service de garde. Thoisy réussit à les calmer à force de promesses pendant un temps, mais elles ne suffisent pas à les rassurer et le mouvement de protestation contre les droits à la Compagnie reprend. Houël avoue à Thoisy son impuissance à contraindre les habitants43. Il ne veut pas s’impliquer davantage et renvoie toutes les requêtes qu’il reçoit aux agents de la Compagnie44. Il n’entend pas se mettre à dos les habitants. Il leur concède pour cela les droits qui lui sont dus. Il attend son heure. Le 22 novembre 1646, 200 à 250 habitants prennent les armes contre Thoisy à Basse-Terre et à Cabesterre. Les religieux tentent en vain de s’interposer45. Thoisy n’est pas dupe de l’opération. Il sait que Houël est derrière tout cela et lui écrit pour qu’il fasse aussitôt cesser les troubles46. Craignant pour sa vie, il quitte la Guadeloupe pour l’île voisine de la Martinique avec le père Jean-Baptiste Dutertre le 31 décembre 1646. Le 3 janvier 1647, il est reçu à la Martinique par Lespérance et les jésuites. Houël se rapproche alors de Poincy. Les cartes sont rebattues47.

Les habitants et la Compagnie

19Les événements qui secouent les îles montrent combien les habitants se méfient de la Compagnie et sont prompts à réagir à son endroit. Ils ne sont pas toujours manipulés comme se plaisent à le dire les commentateurs de la vie antillaise, ils ont aussi de bonnes raisons d’être mécontents.

La Compagnie et les plaintes des habitants

20Les relations entre les habitants et la Compagnie ont rarement été sereines. Le soutien qu’elle a pu apportée dans les premières années de la colonisation a été notablement insuffisant et a laissé place à du ressentiment, même si les choses se sont grandement améliorées par la suite. Les famines ont laissé des traces dans les mémoires. Il est bien difficile de s’affranchir de cette histoire. Mais les raisons de la défiance des habitants envers la Compagnie sont plus profondes et tiennent à l’exercice de l’autorité. Les seigneurs commandent. Les colons doivent obéir. Les règlements sont perçus par ces derniers comme des entraves, et ils sont d’autant moins bien acceptés que les associés, selon eux, ne satisfont pas à leurs obligations envers eux. Les habitants leur reprochent d’une façon générale leur manque d’intérêt pour leur situation. Ils acceptent d’autant plus mal les ordres qui viennent de Paris qu’ils sont relayés par des agents qui ne sont pas irréprochables. Dutertre dénonce leurs excès et leur corruption. C’est ce qui a justifié à ses yeux que les associés envoient en 1642 l’intendant Leumont pour remettre de l’ordre dans l’administration des îles48. Les associés ont bien conscience de cette situation et tentent par tous les moyens dont ils disposent de rétablir la confiance. Ils rappellent pour cela régulièrement à leurs agents quelles sont leurs responsabilités et leurs charges, ce qu’ils peuvent faire et ce qu’ils ne doivent pas faire, et les invitent à modérer leurs exigences financières. Les abus des commis sont un motif récurent de la vie antillaise. Bien des années plus tard, le lieutenant général du roi Lefebvre de la Barre note que les commis de la Compagnie des Indes occidentales sont des incapables qui s’attribuent des prérogatives sans en référer aux directeurs. Il souligne, fataliste, que les directeurs sont déjà heureux d’avoir pu trouver des hommes qui partent au lointain pour assurer ces charges49. Cette mauvaise image des commis des îles mérite d’être corrigée car ils apparaissent en de nombreuses occasions soucieux du bien commun et protègent les habitants de l’arbitraire des gouverneurs. Ainsi en 1639, alors que L’Olive ne peut plus assurer son gouvernement à la Guadeloupe, Volery prend l’initiative d’assembler les habitants pour demander l’intervention de Poincy car il redoute une incursion des Indiens50. Plusieurs mouvements d’humeur et de révoltes sont dirigés contre l’impétuosité des capitaines généraux. Les vieux habitants du quartier de la Pointe-de-Sable se soulèvent en 1641 sous la conduite de Clément Bugaud pour dénoncer le contrôle des activités commerciales par Poincy51. Ce n’est que la diplomatie déployée par Sabouilly et le respect dans lequel le tiennent les habitants qui permet de calmer les esprits52.

21Les habitants aimeraient en fait peser sur les décisions qui engagent leur avenir, aussi certains n’hésitent-ils pas à alerter le pouvoir pour qu’il fasse pression sur les directeurs.

22Les associés, conscients de cette défiance, prêtent une oreille attentive aux revendications des habitants, et tentent lors de leurs réunions mensuelles d’y apporter des réponses afin de créer un climat propice aux affaires53. Ils soutiennent les colons en réduisant leur fardeau quand ils sont en difficulté. Ils se font accommodants à propos des droits et des taxes. Ils encadrent les prix qui sont jugés prohibitifs. Ce sujet est sensible et demeure une des grandes préoccupations des habitants. Pour Lefebvre de La Barre, l’une des principales raisons des mutineries qui éclatent à la Martinique en 1665 provient de la cherté des produits et du manque de ravitaillement. Il explique que la Guadeloupe est plus apaisée dans les années soixante, en partie en raison de la grande profusion des marchandises54.

23Le regard se veut bienveillant mais il n’échappe pas aux préjugés. Les habitants des îles apparaissent aux yeux des métropolitains et des voyageurs portés à la sédition jusqu’à devenir une de leurs caractéristiques55. Mais sont-ils plus prompts à la révolte que les masses rurales des provinces du royaume ? Les « émotions » populaires sont nombreuses au xvii^e siècle et se confondent dans une même détestation de l’impôt et de l’autoritarisme des agents du pouvoir royal. Cela appartient au temps et aux mœurs de l’époque.

La montée des mécontentements

24L’ampleur de la crise qui se produit à partir de 1645 s’explique par la convergence des mécontentements, tant ceux des habitants, dument exploité et exacerbé par les capitaines généraux dans leur volonté d’affirmation personnelle, que des cadres de la colonie. L’exemple montré par Poincy et les hésitations des autres commandants, voire leur laisser-faire, offrent assurément un espace et une opportunité aux habitants pour faire entendre leurs revendications. À Saint-Christophe, ils suivent ainsi le chevalier de Malte pour échapper aux pressions réelles ou supposées de la Compagnie. Quitte à tomber sous le joug d’un autre tyran. La volonté de la Compagnie d’imposer par la force Thoisy a pu être ressentie comme un exercice autoritaire. Sa nomination même est mal comprise. Les habitants se radicalisent. Houël écrit en 1646 aux associés que « le nom de la Compagnie est aux habitants ce que la tête de loup est aux enfants, qui fait peur aux timides, et qui met en fureur les plus hardis et les plus résolus56 ». Mais l’attitude des habitants ne doit pas être toujours comprise comme une critique de la politique de la Compagnie. Les colons de la Guadeloupe se rangent derrière Houël contre Thoisy car ils espèrent voir la paix revenir dans les îles et les affaires reprendre. Ils ne veulent pas spécialement verser dans la sédition et ne suivent pas les capitaines de milice aveuglément. D’ailleurs, ils se montrent attentifs aux arguments de Sabouilly, qui parle au nom Thoisy, lorsqu’ils cernent la demeure de ce dernier à Basse-Terre sous la conduite de La Bazilière et font pression sur leurs chefs pour qu’ils trouvent un accommodement57. Quant aux habitants de la Martinique, ils finissent par livrer Thoisy à Poincy par attachement à leur gouverneur du Parquet qui est alors prisonnier à Saint-Christophe. Ils ne croient pas mal faire. Par ailleurs, il est utile de rappeler que les soulèvements ne concernent pas tous les habitants. Bien des hommes à Saint-Christophe demeurent fidèles à la Compagnie, ils le paieront d’ailleurs en étant expulsés de l’île. Ils en attendent encore beaucoup. Ainsi, en 1646, les habitants de la Guadeloupe, réclament-ils d’être déchargés de leurs droits, en raison de la ruine de la production de pétun depuis plusieurs années par les vers et les chenilles58. Les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît.

25La crise de 1645 en revanche provoque la perte par la Compagnie du contact avec les habitants car ses agents ont été soit expulsés des îles où ils officiaient ou ont été sommés de se soumettre. Elle se trouve donc sans moyens pour rassurer les habitants et leur faire entendre raison.

À la recherche d’un compromis avec Poincy

26Pendant ce temps, à Paris, le conseiller Nicolas Jean de Bréteville examine les pièces du (gros) dossier qui oppose la Compagnie et le chevalier de Malte59. Il fait état dans ses conclusions des mauvais agissements de Poincy, de ses violences et de son refus de suivre les instructions des associés. Poincy est aussi accusé d’avoir envoyé des Huguenots à la Tortue, alors même qu’il est chevalier de l’Ordre de Malte, ce qui constitue un fait aggravant, car il contrevient aux ordres qu’il a reçus afin d’assurer la défense de la foi catholique60. Poincy est alors dans une mauvaise posture. Il contre-attaque devant le conseil en exposant à son tour ses griefs à l’encontre de la Compagnie qui n’a jamais, selon lui, satisfait à ses engagements. Il fait état des nombreux frais qu’il a engagés et demande 150000 livres de dédommagements à la Compagnie pour se retirer61.

L’intervention de la monarchie

27Les proportions prises par la rébellion de Poincy obligent la monarchie à réagir. La reine régente Anne d’Autriche avance cependant prudemment. Elle se donne du temps pour juger « le différend qui est non seulement entre vous [Poincy et Thoisy], mais aussi celui que vous [Poincy] avez contre les associés de la Compagnie des îles de l’Amérique62 ». Elle ne veut pas en revanche que de nouveaux éclats provoquent un chaos général. Elle appelle Thoisy et Poincy à échanger leurs otages, les deux neveux de Poincy – les sieurs de Longvilliers et de Tréval – contre les sieurs du Parquet et de Saint-Aubin, et à relâcher tous leurs prisonniers en signe de bonne volonté. Elle entend qu’ils agissent en hommes d’honneur et espère un règlement pacifique du conflit entre les deux hommes : « j’ai pris soin du différend […] pour qu’il se termine à l’amiable63 ».

28Les appuis dont Poincy bénéficie à la cour expliquent que la reine ne se montre pas plus ferme à son endroit. Mais peut-elle exiger davantage ? Poincy se repose sur « certaines personnes » particulièrement bien introduites pour défendre sa cause. Peut-être même a-t-il reçu le soutien du cardinal de Mazarin, comme le suggère Nicolas Fouquet64. L’Ordre de Malte, vraisemblablement embarrassé par les actions du chevalier qui porte atteinte à son honneur, a pu intervenir auprès du pouvoir afin de lui éviter de funestes sanctions. Poincy en est bien conscient, il avoue quelques années plus tard en 1649 à bailli de l’Ordre Souvré : « je ne fais nul doute que la plus grande partie de notre Ordre croit que je n’ai pas de souvenir des bienfaits que j’ai reçu de lui. Je vous prie d’assurer que je n’ai été un seul jour de ma vie, depuis que j’ai l’honneur d’en être sans dessein de le reconnaître, ainsi que je suis obligé65 ».

29L’échange des prisonniers entre Thoisy et Poincy n’aura pas lieu car entre-temps Thoisy a quitté la Guadeloupe pour la Martinique en laissant ses précieux otages. Ils restent entre les mains de Houël qui refuse de les lui remettre66. Au début de l’année 1647, Thoisy n’a plus aucune carte entre les mains. Poincy part alors pour la Martinique à la tête d’une flotte de cinq vaisseaux pour s’emparer de lui. Thoisy, aussitôt averti de l’offensive, se prépare à la riposte. Mais plusieurs habitants de l’île refusent de le soutenir à nouveau et entrent en contact avec les émissaires de Poincy. Ils se laissent persuader de le livrer en échange du gouverneur du Parquet. Il faut dire que le parti de du Parquet avait déjà envisagé cet échange lors du soulèvement fomenté par Beaufort en 1646. Madame du Parquet s’était alors elle-même prononcée favorablement pour cet échange selon Dutertre. Les officiers de la Martinique se laissent gagner par cette idée afin de mettre fin aux divisions dans l’île. Le 17 janvier 1647, Le Fort, à la tête d’une petite troupe, encercle la maison de Thoisy et l’arrête. Les officiers discutent des modalités avec l’envoyé de Poincy, La Vernade. Mais la méfiance règne. Houël s’invite alors dans le jeu et offre de garantir l’échange. Il promet aussi de libérer l’un des neveux de Poincy et à libérer l’autre au retour de du Parquet. L’accord est conclu. Houël remet solennellement le sieur de Longvilliers à La Vernade le 22 janvier 164767. Et ainsi est fait. La flotte de Poincy gagne Saint-Christophe avec ses précieux prisonniers. Le 6 février 1647, du Parquet est libéré68. L’entente entre Houël et Poincy est de circonstance car le chevalier ne porte pas vraiment Houël dans son cœur. Il le dépeint, dans un récit qu’il a probablement inspiré, comme un impudent jeune gouverneur agissant « dans une extrémité de violence et d’ambition insupportable69 ». Du Parquet est accueilli à la Martinique au cri de « Vive le roi et monsieur le général de Thoisy70 ». Ce retour fait craindre une reprise des hostilités. Dutertre rapporte que Poincy aurait alors envisagé de tuer Thoisy qui est entre ses mains par crainte d’une offensive qui lui aurait permis de prendre le pouvoir, et qu’il en aurait été dissuadé par Aubert et Girault. Nous pouvons douter de cette affirmation, car Thoisy est un otage précieux dans le jeu politique qui garantit à Poincy d’être écouté et d’imposer ses vues.

30Le 25 février 1647, la monarchie décide du règlement de la crise. Elle réaffirme son autorité et celle de son lieutenant général. Thoisy est et demeure lieutenant général du roi à la Guadeloupe et à la Martinique, et Boisfaye est confirmé comme lieutenant du Grand prévôt. Mais, elle ménage une sortie honorable pour Poincy en lui donnant un délai d’un an pour régler ses affaires avec le titre de lieutenant général dans l’île de Saint-Christophe71. Il n’est absous de rien. Son comportement criminel est souligné. La monarchie lui reproche d’avoir refusé de se soumettre à son autorité, de manifester des prétentions financières pour des travaux réalisés grâce à l’argent de la Compagnie et de s’être constitué demandeur contre les directeurs de celle-ci « se sentant coupable et craignant la punition du crime de lèse-majesté qu’il avait commis72 ». Au bout d’un an, Poincy doit remettre son pouvoir à Thoisy. Robert de Longvilliers demeure, lui, gouverneur de Saint-Christophe pour six mois seulement avant de remettre sa charge à la Compagnie qui en disposera. Le roi promet d’envoyer sur place un commissaire pour observer le respect de ces dispositions et promet des sanctions au cas où elles ne seraient pas suivies73. Nous n’avons pas trace de ce commissaire dans la documentation. Il n’a probablement jamais été envoyé. Malgré les reproches graves qui lui sont faits, Poincy s’en tire honorablement. Il est possible que le chancelier Séguier soit intervenu en sa faveur car quelques temps plus tard Poincy le remercie de l’avoir maintenu dans sa charge74.

La position de la Compagnie

31Il est difficile de savoir la part que prit la Compagnie dans cet arrêt mais les arguments avancés dans le texte montrent qu’elle a été entendue. Son droit est conforté. Poincy doit recevoir les agents de la Compagnie qui ont été chassés et leur faire rendre leurs biens ou les dédommager en espèces au cas où ils auraient été vendus75. Il doit composer avec elle, même s’il n’en dépend plus. Robert de Longvilliers doit en revanche lui faire sa soumission comme gouverneur de Saint-Christophe.

32La Compagnie restaure son autorité dans les îles. Elle propose un arrangement à Thoisy et Houël le 26 mars 1647 qui garantisse les prérogatives de chacun. Elle confie au « gouverneur et sénéchal de ladite île de la Guadeloupe […] les fonctions qui lui sont attribuées par lesdites charges en la justice et police » et maintient le siège du pouvoir de Thoisy à la Guadeloupe en espérant que les deux hommes collaborent « pour le service du roi, le bien desdits seigneurs et conservation des habitants », empêchent les entreprises des ennemis et entretiennent la paix avec les Caraïbes76. Les associés s’en remettent une fois de plus à leur bonne volonté. Boisfaye qui a tant été décrié fait les frais de l’arrangement. Il ne peut plus intervenir dans les affaires de la Guadeloupe.

33Les décisions prises par la monarchie et la Compagnie ne peuvent cependant être appliquées car entre-temps la situation a complètement changé aux îles. Thoisy et Boisfaye ont été renvoyés en France par Poincy sur le navire du capitaine Mancel77. Ils arrivent le 17 mai 1647 à Saint-Malo. Thoisy porte alors l’affaire devant la justice. La femme de Thoisy passe en France sur un navire hollandais après avoir regroupé ses affaires quelques mois plus tard. Elle arrive à Boulogne le 14 septembre 164778.

Comprendre la rébellion

34De nombreux auteurs se sont focalisés sur la rébellion de Poincy pour souligner l’incapacité de la Compagnie à gérer les affaires coloniales et dénoncer son incurie. Mais Poincy n’est pas le premier à se rebeller et à contester ouvertement le pouvoir de la Compagnie et celui du roi. Le Vasseur à la Tortue s’est comporté de la même façon quelques années auparavant. Les Antilles anglaises sont aussi le théâtre de rébellions contre l’autorité des seigneurs-propriétaires et du roi. La Barbade a été dans les années vingt un enjeu entre deux aristocrates, Courteen et Carlisle, qui chacun en revendique la propriété. Leurs partisans se livrent à une véritable bataille rangée. Carlisle finit par l’emporter auprès du roi. Il établit en juin 1630 le capitaine Henry Hawley gouverneur de la Barbade. Ce dernier est très autoritaire et jaloux de ses prérogatives, il ne supporte pas la critique. Il mate sévèrement la sédition fromentée par l’ancien gouverneur William Tufton en 1631, ce qui lui vaut d’être rappelé à Londres. Cependant, il sait imposer ses vues et obtient en 1634 à nouveau la charge de gouverneur. Il est protégé par la monarchie79. Mais sa gestion des affaires de la Barbade lui fait perdre la confiance du comte de Carlisle qui lui préfère en 1639 un nouveau gouverneur, Henry Huncks. Hawley refuse alors de se démettre de ses fonctions et empêche Hunks d’aborder l’île. Il conteste le droit du comte de Carlisle en disant ne tenir son pouvoir que du roi. Hunks se retire sur l’île proche d’Antigua. Une expédition punitive est envoyée par Carlisle. Hawley est arrêté et envoyé prisonnier en Angleterre. Hunks est restauré dans ses fonctions80. Les colonies anglaises connaissent d’autres soubresauts mais pour d’autres raisons. La rébellion de 1649 intervient en pleine guerre civile quand se déchirent partisans du roi et partisans du parlement en Angleterre. Les gouverneurs des îles refusent de reconnaître l’autorité du nouveau gouvernement de Londres et suivent le comte de Carlisle qui a rejoint le camp royaliste. Le nouveau gouverneur de la Barbade, lord Willoughby, arrive dans l’île à la fin de l’année 1649 et prend fait et cause pour le roi81. La réponse du gouvernement de Londres est immédiate. Plus aucun navire ne peut quitter l’Angleterre à destination de la Barbade. Six navires sont envoyés pour réduire l’île à l’obéissance82. Les agents des douanes dans les ports doivent vérifier que les marchandises qui arrivent de la Barbade n’appartiennent pas aux séditieux83. En fait, le soulèvement est général. La Virginie, Antigua, les Bahamas s’opposent aussi au nouveau gouvernement du Commonwealth84. Le parlement envoie une expédition militaire pour reprendre le contrôle des îles. La guerre civile s’installe en Amérique. Lord Willoughby mène une forte résistance aux armées républicaines placées sous le commandement du chevalier George Ayscue, mais ces dernières bénéficient de nouveaux renforts et finissent par le contraindre à se rendre. Il est condamné à l’exil. Ayscue poursuit son offensive en 1652 pour obtenir la soumission des autres îles et rétablir l’autorité de l’État85.

35La rébellion de Hawley apparaît à bien des égards comme préfigurant celle de Poincy. Nous y retrouvons les mêmes éléments : l’autoritarisme du gouverneur, la confiance puis la défiance de l’autorité de tutelle. Seuls les moyens de la riposte diffèrent. Dans le cas français, la minorité royale et le contexte de guerre limitent les possibilités d’intervention du pouvoir. Cela explique le relatif isolement voire la solitude de Thoisy et le compromis de 1647 avec Poincy.

36Cela amène plusieurs constats. Ce n’est pas la Compagnie des îles de l’Amérique en tant que structure qui est en cause et qui conduit à la rébellion des gouverneurs, ni son manque supposé d’autorité. Les seigneurs-propriétaires anglais sont tout autant mécontents des gouverneurs qu’ils ont commissionnés86. C’est donc ailleurs qu’il faut rechercher les causes de leur rébellion. Les guerres civiles en France et en Angleterre à la même époque voient le soulèvement de provinces entières sous le commandement de leurs gouverneurs. Ils sont issus de la noblesse et revendiquent une place sociale et un rôle politique alors que l’absolutisme royal devient la doctrine des États et réclame leur soumission. C’est une forme de résistance qui mêle une certaine conception du service du roi et la représentation de soi. Ils ont une haute idée de leur charge. Leur jugement et donc leur réaction sont aussi parfois être exacerbés par leurs caractères. Ils peuvent paraître excessifs. La rébellion de Poincy est caractéristique de la réaction des élites traditionnelles face aux vélléités d’affirmation de l’autorité royale87. Il convient aussi de noter que les colonies ne se sentent pas particulièrement protégés par l’immensité océanique et ne sont pas plus indociles que les autres provinces. Enfin, les réactions des monarchies française et anglaise face aux rébellions des gouverneurs des îles apparaissent singulièrement différentes et montrent que les espaces d’outre-mer n’occupent pas la même place dans leur stratégie globale.

37La paix est rétablie dans les Petites Antilles françaises en 1647, mais ces deux années de crise les laissent exsangues. Le dominicain Mathias Dupuis qui a assisté presque impuissant aux événements tragiques qui se sont déroulés en dresse un bilan amer : « j’ai remarqué plus de révolutions que dans un grand empire, puisqu’on a vu un lieutenant général chassé, un autre mis à la chaîne, des révoltes de peuple, des traités, des persécutions de l’Église, des religieux bannis, des innocents opprimés, des coupables récompensés, des capitaines pendus, enfin de perpétuelles vicissitudes plus funeste qu’agréable ». Chevillard soutient pour sa part que « les troubles des années 1646, 1647 et 1648 apportèrent de grands maux dans les îles et que les rébellions domestiques de la Guadeloupe y causèrent des désordres nonpareils, d’étranges calamités et des misères presque inconcevables ». La situation économique n’est guère plus encourageante. Dutertre souligne ainsi qu’au sortir de la crise : « on ne travaillait plus, beaucoup d’habitations demeuraient désertes, la plupart étaient presque ruinées par les mauvaises herbes, si bien que les habitants y faisant peu de marchandises, le commerce était interrompu88 ». La Compagnie peut-elle se remettre de cette épreuve ?