1Clore enfin le cycle de l'exil et du retour des Médicis à Florence, tel est ce que semblait promettre le décret impérial de 1530 établissant la règle de succession dynastique dans le duché de Toscane. Par cet acte, qui réservait le pouvoir à l'aîné des mâles de la famille des Médicis, Charles Quint faisait d'Alexandre le premier duc de Florence. Mais l'affirmation institutionnelle de ce principe était le point de départ d'un processus de légitimation singulièrement complexe : comment dire la métamorphose, inédite dans l'Europe des princes, d'une famille de simples citoyens en ducs ? Comment le successeur d'Alexandre, Côme I^er, lointainement apparenté à la lignée d'Alexandre, pourrait-il revendiquer l'héritage de la famille du « Magnifique » ? Enfin la construction d'une histoire dynastique médicéenne devait-elle, et pouvait-elle, transformer les représentations d'élites patriciennes dont les familles s'étaient, dès le xiv^e siècle, identifiées au destin historique de la république florentine ?

2D'emblée, l'examen de la légitimité des grands-ducs Médicis semble devoir radicaliser les enjeux tout à la fois politiques, sociaux, anthropologiques même, soulevés par l'approche dynastique qui, depuis quelques années, est au centre d'une importante réflexion historiographique1. Dans une récente étude sur les dynasties italiennes des xvi^e et xvii^e siècles, Angelantonio Spagnoletti propose de définir la famille régnante d'un pays comme le « conglomérat horizontal et vertical de personnes liées par des liens de parentèles et de solidarité, soudé par la commune possession d'une longue lignée successorale et de formes de souveraineté reconnues, disposant d'un patrimoine qui associe le principe suprême du gouvernement des États aux modalités concrètes de l'exercice du pouvoir, la corporéité de la figure du souverain à la mystique du sang et au "contenu métaphysique" de la monarchie, les emplois de "domestiques" à la culture du lignage, les relations diplomatiques et politiques quotidiennes aux marques d'honneur, un territoire à la mémoire des ancêtres, une prééminence interne aux combinaisons parentélaires avec les dynasties des autres pays2 ».

3Une telle définition insiste avec justesse sur la complexité de l'objet dynastique, matrice originelle de l'ensemble des mécanismes par lesquels le pouvoir se légitime, mais aussi point d'articulation de la politique d'alliance engagée à l'extérieur et de l'affirmation de la vocation de la famille à dominer les hiérarchies sociales à l'intérieur de son État3.

4Retracer le processus d'élaboration, de stabilisation puis enfin de « déconstruction » de la dynastie médicéenne imposerait de tenir ensemble tous ces éléments. On ne prétend pas ici en proposer la synthèse idéale, un certain nombre de ces aspects n'aynt été étudiés que de façon ponctuelle — la transmission et la gestion du patrimoine familial, la politique matrimoniale des Médicis ou même le cérémonial grand-ducal. On peut toutefois tenter de retracer les étapes de la « fabrication » de la dynastie médicéenne sans perdre de vue le double horizon où il s'inscrit. D'abord celui du « système dynastique italien » qui naît dans la première partie du xvi^e siècle, se stabilise et se hiérarchise dans la seconde moitié du xvi^e siècle, perdure tout au long du xvii^e siècle avant de connaître à la fin du siècle, sous l'effet conjugué du poids croissant de l'influence française en Europe et du déclin de l'influence espagnole en Italie, une recomposition radicale correspondant à l'extinction des Médicis en 1737. Mais la construction dynastique médicéenne doit également compter avec le contexte toscan, voire plus étroitement florentin, où l'héritage républicain demeure un enjeu social fondamental.

5Née, comme on le verra, d'un paradoxe juridique qui faisait des Médicis à la fois les fossoyeurs et les héritiers de la république florentine, la construction dynastique n'a ainsi jamais cessé de représenter un défi pour les grands-ducs. Ses effets perdurent, même passés les premiers temps de la fondation, alors que les tendances absolutistes du régime, à la fin du siècle, pouvaient laisser augurer une conversion complète au vocabulaire et à l'idéologie monarchistes. C'est l'histoire des réponses données à ce défi insolite que l'on voudrait tenter ici de retracer.

6Aux premiers temps de leur domination, les Médicis furent contraints de revendiquer l'héritage républicain pour trois raisons : il leur permettait tout d'abord de réclamer les droits juridiques dont avait joui la République florentine, au premier rang desquels figurait sa libertas. Les juristes de Côme I^er prétendaient en effet que Florence, libérée de la tutelle impériale depuis 1285, ne constituait pas un fief4. La situation des grands-ducs de Toscane était à cet égard révélatrice de la complexité du système italien où les dynasties devaient associer la souveraineté exercée sur leur propre système féodal avec un statut de vassales — de l'Empire, de la papauté ou de l'Espagne. S'ils se reconnaissaient vassaux de l'Espagne pour l'État de Sienne (en réalité sous-inféodé à l'Espagne par l'Empereur), les grands-ducs se considéraient comme « libres » en ce qui concernait le stato vecchio de Florence. La deuxième raison, politico-diplomatique, découlait de la première : revendiquer un état libre permettait à Côme de se prétendre supérieur aux autres princes de la péninsule, et en particulier aux Este de Ferrare, souverains-vassaux d'un fief impérial5. Enfin, la fiction politique de la continuité de la république permettait de rendre plus aisée l'établissement de la domination médicéenne à l'intérieur de l'État. C'était en tout cas ce que recommandait explicitement l'historiographe des grands-ducs, Scipione Ammirato, en 1583, incitant le prince, sur le modèle d'Auguste, à « ne pas donner de répugnance à ses sujets en matière de titres et d'apparences6». Ce dernier voyait en particulier dans la conservation des anciennes magistratures une façon d'estomper et d'adoucir les effets de la transformation du pouvoir.

7La thèse de la continuité servait pourtant un objectif a priori peu compatible avec l'imaginaire républicain : la revendication du titre de grand- duc. Parfaitement inédit en Italie, il institutionnalisait la supériorité des Médicis sur les autres princes de la péninsule. Dans les années 1540-80, les débuts de la littérature généalogique consacrée aux Médicis furent alors marqués par la compétition avec les Este, liés par le Tasse à la « glorieuse lignée du sang d'Azio ». La riposte de Côme fut double : moquant d'une part ces prétentions héroïco-littéraires et promouvant une histoire savante, pourfendeuse des fables toscano-noachiques7, ce dernier laissa en même temps perdurer la tradition fabuleuse héritée des premiers biographes médicéens8. La production de l'érudit Vincenzio Borghini illustrait avec une grande netteté cette « schizophrénie » du discours généalogique cosimien, associant l'esprit critique et philologique humaniste, de matrice républicaine, avec les fragments tenaces d'une histoire fabuleuse mieux adaptée au nouveau statut princier des Médicis9. L'ambiguïté même du discours généalogique relayait ainsi idéalement l'argumentation déployée par Côme dans sa lutte pour le titre grand-ducal.

8Ces questions de titulature ne se réduisaient pas à des susceptibilités purement nominales10. L'acquisition du titre grand-ducal permettait de légitimer une dynastie aux faibles fondements juridiques, lui donnait une plus grande latitude dans sa politique matrimoniale, une plus grande visibilité et une meilleure audience auprès des cours des grandes monarchies et enfin la possibilité de créer des liens de clientèles mieux hiérarchisés au sein de sa pyramide de vassalité. La lutte pour le titre grand-ducal s'appuyait concrètement sur une offensive à la fois politique, diplomatique et militaire, dont les facteurs déterminants furent l'acquisition de l'état siennois, la délivrance de subsides considérables à l'Empereur et une alliance matrimoniale visant à obtenir pour François la main de la fille de l'Empereur, Jeanne d'Autriche11. Une série d'étapes scandèrent ce long processus de négociation : en 1569, une bulle de Pie v attribuait le titre grand- ducal à Côme I^er, en 1575, Philippe II finit par le reconnaître à François I^er de Médicis, en 1590 enfin, Ferdinand I^er obtint le titre de grand-prince pour le premier né de sa maison, autorisant par avance la désignation officielle de l'héritier de la couronne. À cette date, la règle de succession dynastique pouvait désormais s'appuyer sur de solides fondements juridiques, que traduisait une titulature ad hoc.

9À l'établissement des droits de la dynastie entre 1560 et 1590 correspondit l'élaboration d'un patrimoine d'objets symboliques et de rituels spécifiques. À la mort d'Alexandre, les droits héréditaires mal établis de Côme ne l'avaient autorisé à prendre sa succession qu'au terme d'une brève mais âpre négociation au conseil des Quarante-Huit, à l'issue de laquelle le jeune Médicis avait été intronisé sous une forme « élective » : le nouveau duc avait dû jurer fidélité aux lois florentines. Côme prit sa revanche lors de son couronnement par le pape, en 1570, véritable monstre juridique dans son déroulement et sa forme, qui donna lieu à une série d'infractions aux codes du cérémonial12. Il avait fait son entrée dans Rome encadré de deux cardinaux — privilège réservé aux rois — et s'était assis en présence du pape — privilège concédé seulement aux empereurs et aux souverains. Les ambassadeurs d'Urbino, du Portugal et de l'Empire avaient à ce moment quitté la cérémonie, refusant d'accorder à Côme, par leur présence, la reconnaissance de ses prétentions. La bulle d'investiture de Pie v précisait avec soin par un dessin la forme que devait prendre la couronne grand-ducale : rayonnante, elle portait en son milieu un lys rouge, symbole de la commune de Florence. Le pape maintenait de cette façon la hiérarchie entre dignité ducale (couronne rayonnante) et royale (couronne fermée), évitant ainsi de heurter davantage les princes européens et italiens. Le lys florentin quant à lui, évocation du passé républicain, relayait la théorie de la filiation de la république sous le principat, soutenue par Côme. Des cérémonies romaines de 1570, Côme rapportait en outre un sceptre qui s'achevait aussi par un lys rouge, et un manteau de brocart d'or bordé d'hermine, sur le modèle de celui que portait Charles Quint lors de son couronnement à Bologne. Entre modèle impérial et symbole communal, toute l'astuce et l'ambiguïté du gouvernement de Côme s'exprimèrent dans la manipulation de cet outillage composite.

10La couronne des Médicis n'acquit toutefois sa forme définitive qu'après 1575 et la reconnaissance par Philippe II du titre grand-ducal. François I^er commanda à cette occasion à l'un des plus habiles orfèvres de son temps, le Hollandais Jacques Bylivelt, une nouvelle couronne, plus somptueuse que la précédente13. Elle portait sur sa partie supérieure, une inscription rappelant le titre conféré en 1569. Évitant toute allusion à l'Empire, au roi d'Espagne et à une quelconque situation de vassalité, la couronne de François I^er ne retenait comme « agents » de la fondation que Côme et le pape. Le contexte qui avait déterminé la commande d'une nouvelle couronne se voyait de la sorte gommé de la symbolique commémorative dont cet objet se voulait le support : l'inscription éloignait dans le temps les débuts de la dynastie et lui assignait une origine historique.

11L'opération n'était pas anodine, car il ne suffisait pas de donner une existence matérielle aux signes du pouvoir, il fallait également leur attribuer une légitimité, une signification spirituelle capable d'en faire des symboles efficaces. C'est pour répondre à cette nécessité que la couronne des Médicis devint l'objet, dans les dernières décennies du xvi^e siècle, de commentaires iconographiques. Dans les années 1563-65, Giorgio Vasari avait représenté au plafond du salon des Cinq-Cents, au palais de la Seigneurie, une apothéose de Côme où des putti lui tendaient des regalia qui mêlaient attributs médicéens - la couronne ducale et la croix de l'ordre de Saint-Étienne - et attributs propres à Côme : la toison d'or et la couronne de chêne14. La couronne d'or (princière) et la couronne de chêne (couronne « civique », par laquelle les républiques distinguaient les citoyens valeureux au combat15) marquaient le passage de la république au principat. De même qu'Auguste avait ceint d'abord la couronne de chêne avant d'adopter la couronne de laurier, symbole de son nouveau statut, de même, dans le vieux palais de la Seigneurie, Côme s'était imaginé deux fois couronné, « sous l'espèce » de la république et du principat.

12Au début des années 1570, après l'obtention du titre grand-ducal, le peintre hollandais Stradano (Jan van der Straet), fut chargé par Côme de réaliser des cartons pour un vaste programme de tapisseries consacrées aux Médicis, dans lesquels il représenta Laurent le Magnifique recevant des mains de la Sagesse une couronne de chêne, tandis qu'au sol gisaient des couronnes impériale, ducale et royale, une épée et un sceptre16. L'image suggérait ainsi que, de tous les honneurs dont il était digne, la couronne civique avait été la seule que, dans sa grande humilité, Laurent avait acceptée. Probablement inspiré par Vincenzio Borghini, le Hollandais imaginait ainsi le premier couronnement de l'histoire des Médicis. À peu près au même moment, une gravure de Martin Roba dessinait une autre forme de transmission/transformation de la couronne de la branche aînée des Médicis à celle de Côme : une allégorie ailée de la Toscane y tendait au-dessus des figures d'Alexandre, à sa droite, et de Côme, à sa gauche, les couronnes ducales et grand-ducales, tandis que sous les pieds du premier s'étendait le stato vecchio et, sous ceux du second, le stato nuovo17. La transformation de la couronne était alors explicitement associée à l'acquisition de l'État siennois, synonyme d'un surcroît de puissance qui s'était traduit dans les symboles du pouvoir. La propagande cosimienne établissait de la sorte une double filiation : Côme avait hérité la couronne civique de Laurent et la couronne ducale d'Alexandre, et ces couronnes qui faisaient de lui l'héritier spirituel des vertus de Laurent et le successeur légitime d'Alexandre, avaient été finalement transformées en une seule couronne grand-ducale. Côme se déclarait ainsi souverain par acquisition, par vertu et par naissance.

13Dans l'espace réservé de son studiolo, ce cabinet de curiosité à usage princier, François I^er, successeur de Côme, avait bien saisi la nature insolite du pouvoir que symbolisait la couronne grand-ducale dans ces années 1570. Aux côtés du tableau représentant L'atelier de l'alchimiste de Stradano, François avait placé La boutique de l'orfèvre, peinte par Alessandro Fei. Or, l'artisan qui était représenté au premier plan, en bas à droite du tableau, était en train de fabriquer, à partir d'un modèle dessiné et affiché au mur de son atelier, la couronne grand-ducale - celle-là même que François venait de commander à Bylivelt. La figure de l'orfèvre, dont les traits n'étaient pas sans évoquer ceux de François, déjà représenté sous ceux de l'alchimiste, soulignait la dimension démiurgique d'un pouvoir capable de s'engendrer lui-même18. Un diadème ducal et une couronne impériale, négligemment posés sur le bord d'un établi, à gauche du tableau, formaient une allusion transparente aux hiérarchies forgées et remodelées dans cet atelier, allégorie de la Fabrique du monde19. Revendication subtile de la supériorité du devenir sur l'acquis, de la capacité à se transformer sur celle qui se contente de naître, la métaphore du studiolo, soigneusement codée, était réservée toutefois à une élite choisie.

14Très logiquement, le dernier avatar de l'histoire de la couronne toscane au xvi^e siècle, à l'usage d'un public plus large que celui du studiolo, insistait davantage sur la continuité que sur la rupture et la création. Deux ans après le début du règne de Ferdinand en 1589, à l'occasion des noces de l'ancien cardinal et de Christine de Lorraine, une peinture de Jacopo Ligozzi placée au-dessus de l'entrée du palazzo Vecchio, éphémère mais immédiatement diffusée par le biais de la gravure, représentait Côme I^er couronnant une femme représentant la Toscane, alors qu'à ses côtés, le mythique roi étrusque Porsenna tenait dans ses mains une couronne brisée, l'ancienne couronne de Toscane qu'il avait ceinte jadis et qui avait été perdue20. Cette image faisait de la principauté la forme originelle, naturelle, de l'espace politique florentin. Mais Florence était également représentée dans la gravure, sous la forme d'une femme tendant à la Toscane le sceptre orné du lys rouge, tandis que Sienne l'observait avec admiration, dans ses atours frappés de l'écu médicéen. La revendication de l'héritage communal persistait donc, symbole de la transmission de la libertas, à travers l'affirmation de la vocation princière du territoire toscan. Ainsi, en l'espace de trente ans, la couronne offerte à Côme par Pie V en 1569 était devenue l'objet d'une filiation et d'une archéologie : filiation médicéenne de Laurent à Alexandre, d'Alexandre à Côme et à ses descendants - et archéologie toscane - de Porsenna à Côme. Mais ce discours fut aussi en lui-même l'effet de la conscience aiguë, orgueilleuse, qu'eurent les premiers Médicis de leur capacité politique à pouvoir construire et imposer la légitimité du lignage, ainsi que François s'était plu à le revendiquer dans l'intimité spéculaire et cryptée du Studiolo. Dans le même temps qu'ils dotaient leur pouvoir de symboles chargés de le représenter, les Médicis représentaient leur pouvoir de les fabriquer sous l'allégorie de l'artifex21.

15Cette première phase de construction, institutionnelle et symbolique, de la dynastie laissait néanmoins irrésolu un certain nombre de problèmes. Par exemple, le couronnement de Côme était impossible à pérenniser dans le cérémonial car il pouvait mettre en doute la question de la « liberté », en réalité jamais assurée, de l'État médicéen. Les grands-ducs ne pouvaient pas non plus prendre le risque politique de requérir l'investiture du pape à chaque nouvelle intronisation. Enfin et surtout, dans la mesure où les grands-ducs étaient privés de légitimité sacrale, le sens même d'un couronnement ne pouvait que demeurer faible et incertain. Le couronnement de Côme fut d'ailleurs le seul à être représenté et utilisé par la propagande médicéenne22 ; puisque son efficacité n'était pas susceptible d'être réactualisée par la performance d'un rituel, c'est à l'image que l'on avait confié le soin de fixer le souvenir de cette cérémonie où s'était dite, une bonne fois pour toutes, la nature de la souveraineté des Médicis.

16En lieu et place de couronnement, un système cérémonial s'était peu à peu instauré, permettant de manifester la continuité dynastique. Il comprenait les funérailles23, le serment de fidélité prêté par les sénateurs au nouveau grand- duc au palazzo Vecchio et, jusqu'à Côme III en tout cas, la prise de l'habit de grand-maître de l'ordre de Saint-Étienne à la cathédrale de Florence24. Ces deux derniers moments en particulier apparurent assez fréquemment dans le programme des cycles iconographiques des palais médicéens25. Si le sens de la cérémonie liée à l'ordre de Saint-Étienne était parfaitement adéquat à l'idéologie princière à laquelle les Médicis souhaitaient se conformer et à la légitimité sacrale qu'ils recherchaient26, le serment des sénateurs était d'une nature plus ambiguë, depuis les débuts mouvementés de Côme I^er qui lui avait donné le sens d'une élection. Ainsi en 1608 encore, le grand-duc Ferdinand faisant référence à la cérémonie du palazzo Vecchio, se flattait-il auprès de l'ambassadeur vénitien, Francesco Morosini, d'être un « prince d'élection27 ». En 1621, Giusto Sustermans était même chargé de peindre le serment prêté par les sénateurs à Ferdinand II entouré des deux régentes28; à cette occasion, le grand-duc ne portait pas sa couronne, mais, comme l'indique le journal de Cesare Tinghi, un simple « chapeau » muni d'un voile qui passait sous son cou, en signe de deuil29. L'affirmation du pouvoir grand-ducal restait ainsi très prudente, se défiant d'incarner une souveraineté agressivement monarchique30.

17Entre le serment sénatorial et des funérailles menées sur le modèle impérial, le rituel d'intronisation des nouveaux grands-ducs semblait encore ménager un double régime de légitimité, empruntant son vocabulaire tant au passé républicain de Florence, même assourdi, qu'au contexte monarchique des principautés italiennes. Certes, une évolution était sans aucun doute perceptible, accompagnant l'affirmation croissante du pouvoir princier. Ainsi, sept ans après avoir reçu le vœu d'obéissance des sénateurs au palazzo Vecchio, Ferdinand II, le jour de sa majorité le 14 juillet 1628, répéta la cérémonie, mais reçut cette fois-ci les sénateurs au palais Pitti. Le détournement progressif des lieux symboliques du pouvoir républicain dans le parcours des cortèges funèbres, à partir de Côme ii, accrédite encore cette évolution. Mais si des inflexions se firent sentir, elles n'aboutirent pas à l'établissement d'un grandiose rituel d'intronisation en Toscane31. Certains caractères des représentations picturales du pouvoir médicéen le soulignent encore, comme le fait que Côme III attendit trente ans avant de commander un portrait dans lequel il était représenté avec la couronne royale fermée, à laquelle il avait pourtant droit depuis que l'empereur lui avait concédé le traitement royal le 5 février 169232.

18Témoin des cérémonies organisées à la mort de Ferdinand en 1609, un secrétaire du bureau des Suppliques faisait remarquer qu'après celles-ci, lorsque Côme II se rendit à la cathédrale en compagnie de toute la cour afin de revêtir l'habit des chevaliers de l'ordre de Saint-Étienne, « les pères auraient dû y envoyer leur fils, et chaque personne noble et d'âme noble [aurait dû] ce jour-là aller faire sa cour à ce prince et l'accompagner jusqu'à Pitti ». Il concluait, désapprobateur, que les Florentins s'étaient en cela « manqués à eux-mêmes33 ». Ce témoignage pourrait indiquer que l'inachèvement des formes absolutistes du cérémonial médicéen avait pour cause la difficulté d'y engager les élites florentines. Cette difficulté pouvait remettre en question l'efficacité même de rituels politiques, qui reposait avant tout sur la participation qu'ils étaient capables de susciter. À Florence, où l'ancienne oligarchie républicaine, après un moment d'affaiblissement sous Côme I^er sût faire preuve d'une remarquable stabilité - du moins jusqu'en 1670 — le processus de curialisation s'est probablement heurté à un idéal communal vivace, peu enclin à se plier à sa discipline34.

19Mais, davantage que pour les funérailles, ce fut lors les mariages des Médicis que la célébration dynastique s'éploya avec le plus d'aisance. Bernardo Buontalenti, Giulio Parigi, puis Ferdinando Tacca furent les maîtres d'œuvre incontestés de cette brillante production spectaculaire florentine, qui prétendait à juste titre servir de modèle à l'Europe entière. L'investissement financier et symbolique dont ces cérémonies matrimoniales furent l'occasion révèle la dimension fondamentale jouée par les femmes dans l'élaboration du patrimoine dynastique médicéen. Ce fut en effet dans ce contexte que les grands-ducs purent, temporairement du moins, faire accepter des généalogies incroyables. Au tournant des xvi^e et xvii^e siècles, les constructions imaginaires sur les généalogies des Médicis restaient à cet égard remarquablement peu nombreuses et n'étaient pas le fait d'écrivains florentins. Certes, la France, sous le « règne » des Florentines, avait produit des fables nombreuses pour défendre Catherine, puis Marie, des accusations portées par leurs adversaires politiques35. Certes, quelques généalogies médicéennes avaient vu le jour en Italie dans le cadre de plus vastes entreprises d'illustration de la noblesse italienne36. Mais une seule histoire généalogique des Médicis fut rédigée à Florence et, dans cette courte plaquette, les généalogies incroyables étaient absentes37. Le régime de publication des généalogies médicéennes fut donc double : tandis que l'horizon florentin restait relativement peu concerné par les généalogies incroyables, le contexte italien et européen les imposait. La double tradition cosimienne évoquée plus haut semblait donc survivre, articulant la rigueur philologique, de matrice humaniste et républicaine, avec le goût de l'Italie princière pour la poésie fabuleuse, de matrice courtoise.

20Les mariages médicéens se signalent à cet égard comme le moment d'une rencontre inédite de ces deux publics. Ils autorisaient en effet l'établissement ponctuel d'un consensus socio-culturel en vertu duquel les grandeurs florentines équivalaient, au moins temporairement, à celles qui venaient de l'Empire ou de France. Ils étaient ainsi particulièrement favorables à l'instauration du climat de « croyance » nécessaire à l'épanouissement des généalogies incroyables. Les mariages de Ferdinand I^er et de Christine de Lorraine (1589), celui du futur Côme II et de Marie- Madeleine d'Autriche (1608) donnèrent lieu à de véritables poussées de fièvre mythologico-généalogiques, où se distinguèrent en particulier les poètes Pietro Angeli da Barga et Raffaello Gualterotti38. L'enjeu de ces mariages justifiait parfaitement l'investissement spectaculaire auquel ils donnaient lieu. Chargés de consolider la fragile autonomie politique florentine en contrebalançant, par des alliances impériales ou françaises, la suprématie espagnole, ils contribuaient au renforcement de la prééminence des Médicis sur les autres dynasties italiennes, essentiellement menacée par les ducs de Savoie. Là où ceux-ci jouaient de la position stratégique de la Savoie comme porte militaire et politique de l'Italie pour obtenir le soutien des grands princes européens, les Médicis ont surtout compté sur leurs alliances matrimoniales. Dans un tel contexte, les grandes-duchesses de Toscane devaient être l'élément clé du processus de légitimation de la famille et les garantes de l'existence politique de l'État.

21Après l'impulsion institutionnelle, symbolique et rituelle, donnée par Côme, transformée et régénérée par le sang royal des épouses et des mères, liée aussi par les filles et les sœurs aux plus grandes familles impériales et françaises, la dynastie semblait devoir s'approcher toujours plus du modèle européen de la famille princière. Or, la période 1637-1641 a certainement représenté un tournant dans ce processus. Marié une première fois officieusement le 2 août 1634, Ferdinand II célébra officiellement ses noces au mois d'avril 1637 et fit, à cette occasion, du couronnement de sa femme le point culminant des cérémonies : dans la cathédrale de Santa Maria del Fiore, le grand-duc prit des mains de l'archevêque de Pise sa propre couronne qu'il plaça sur la tête de Vittoria della Rovere. L'infériorité hiérarchique de l'épouse, simple « duchesse » d'Urbino, permettait au grand-duc de jouer un rôle idéal dans la cérémonie sans attenter au protocole. Dans cette version rêvée de son propre couronnement, se signalant comme source de toute souveraineté en Toscane, le grand-duc manipulait seul la couronne des Médicis39. Mais cette image du couronné/couronnant, exhibant la nature tautologique du pouvoir, sanctionnait dans le même temps un échec de la diplomatie médicéenne. Une dizaine d'années auparavant, les régentes avaient en effet décidé le mariage hypogamique de Ferdinand II, rompant avec la tradition familiale des mariages étrangers hypergamiques, dans l'espoir d'annexer le duché d'Urbino. Cette espérance avait été anéantie très rapidement, lorsqu'en 1631 Taddeo Barberini s'était emparé d'Urbino au nom du pape Urbain VIII. Le mariage de Ferdinand II pouvait donc paraître bien peu rentable en 1637. Il n'était cependant pas sans avantage ; en effet, les unions hypergamiques représentaient toujours un risque pour l'équilibre politique du couple grand-ducal : en plaçant le mari et sa famille dans une position ambiguë, de domination et de subordination tout à la fois, ils pouvaient menacer le système dynastique40. Par rapport à ce type d'union, le mariage italien de Ferdinand II permettait de mettre en scène une souveraineté sans partage et d'ouvrir une période inédite d'affirmation politique sur la scène italienne. Ce n'est sans doute pas un hasard si la seule guerre activement et directement soutenue par un grand-duc de Toscane, la guerre de Castro contre le pape, qui fut aussi la seule guerre « italienne » du xvii^e siècle, s'est inscrite dans le contexte matrimonial de la seule alliance « italienne » des Médicis.

22Mais le paradoxe de ce moment d'affirmation de l'action médicéenne en Italie voulait qu'il entre en totale contradiction avec l'idéal pacifiste, parnassien et protecteur qui, depuis plusieurs décennies déjà, sous-tendait aussi bien l'action politique du « prince-tuteur » que les représentations dynastiques des Médicis41. Cet idéal pacifiste déterminait encore le programme iconographique de la fresque monumentale commandée en 1635 par Ferdinand II à Giovanni da San Giovanni au palais Pitti : en pleine période de tensions avec la papauté, elle célébrait les vertus de Laurent le Magnifique, mécène et protecteur idéal des « arts de la paix ». Le temps de la guerre de Castro fut néanmoins et parallèlement caractérisée par une floraison, inédite depuis l'âge de Côme, de libelles, d'ouvrages politiques ou historiographiques - dont l'histoire reste encore à retracer - qui accompagnaient sur la scène publique la posture martiale adoptée par les souverains sur le terrain de bataille italien. Or, si la raison de ces gestes belliqueux s'évanouit assez rapidement, si Ferdinand II renonça à mourir pour Castro sitôt passé le pontificat du trop Toscan Urbain VIII, le recentre- ment qui s'était effectué au sein de la propagande princière autour du panthéon dynastique et de la première famille des Médicis devait quant à lui perdurer.

23Ainsi, la fresque de Giovanni da San Giovanni, tout en reposant sur des idéaux politiques de facture médicéenne très classique, inaugurait toutefois une ère nouvelle pour l'imaginaire dynastique, fondée sur l'évocation des héros familiaux républicains. Trente ans après la fresque laurentienne de Pitti, Ferdinand II poursuivait l'évocation iconographique de la période communale en confiant à l'érudit et spécialiste de storia patria, Ferdinando del Maestro, l'élaboration du programme des fresques qui devaient orner les couloirs des Offices. Ce dernier imagina un panthéon allégorique où se mêlaient les temps de la commune et du grand-duché, héros républicains et princiers, dans une vision résolument irénique de l'histoire florentine42. Côme III poursuivit les travaux commandés par son père, après que Lorenzo Panciatichi, représentant parfait du patriciat florentin féru d'histoire républicaine, eut remplacé Del Migliore en 1665. Côme III donna également un lustre inusité à la célébration de la mémoire de Côme l'Ancien dans l'église dynastique de San Lorenzo. Voisine du palais Médicis, celle-ci était depuis longtemps l'espace privilégié de l'expression de la piété familiale : en 1429, Côme, né le jour de la Saint Côme, y avait fondé un office perpétuel en l'honneur des saints Côme et Damien. L'église était devenue le panthéon de la dynastie avec ses trois chapelles : la vieille sacristie de Brunelleschi (où reposait Côme), la nouvelle sacristie de Michel-Ange (celles des « Magnifiques ») et la chapelle des princes, réservée à la famille grand-ducale. Elle était non seulement le cadre des funérailles médicéennes, mais aussi de celles des grands princes européens auxquels les grands-ducs souhaitaient rendre hommage.

24Au xvi^e siècle déjà, sous l'impulsion de Côme I^er, la fête des saints Côme et Damien donnait lieu à une petite cérémonie dans le réfectoire de la basilique, au cours de laquelle on prononçait un éloge de Côme l'Ancien43. L'usage en avait été semble-t-il scrupuleusement observé jusqu'en 1680, date à laquelle la cérémonie fut réformée : Côme III décida de rendre publique une célébration qui mêlait célébration dynastique et office religieux. Le 6 septembre 1680, la fête des saints Côme et Damien fut célébrée publiquement à San Lorenzo au cours d'une messe prononcée par le nonce, en présence du Sénat, des magistrats et de l'assemblée des fidèles - sur le modèle donc des grandes cérémonies d'État - et fut suivie par un éloge de Côme l'Ancien. Jouant, selon une traditionnelle métaphore familiale, sur l'assimilation du nom de Côme au cosmos, l'éloge identifiait le retour d'exil de Côme l'Ancien, en 1434 à Florence, au retour de l'harmonie du monde, harmonie miraculeuse, close et restreinte aux frontières de l'État et dont les spectateurs étaient encore les témoins. La continuité onomastique de Côme à Côme III, la traditionnelle métaphore étymologique, la confusion du culte de Saint Côme et de Côme l'Ancien, tout concourrait à établir une mystique unité dynastique, finalement retrouvée et en laquelle sujets et souverain étaient invités à communier.

25Or le souci d'illustrer les origines républicaines de la dynastie témoignait parallèlement de l'épuisement du système de légitimation précédent, fondé sur des valeurs empruntées à un répertoire plus largement européen et dynamisé par la présence des grandes duchesses. Il s'inscrivait en réalité dans le contexte de la restriction de la marge de manœuvre politique des princes italiens qui caractérise le dernier tiers du xvii^e siècle, patent en Toscane après la fin de la guerre de Castro. L'affaiblissement de l'image des grands-ducs sur la scène internationale était sans doute aussi à l'origine de la drastique réduction du corpus imprimé des oraisons funèbres consacrées aux Médicis, à partir de la mort de Ferdinand II44. La propagande grand ducale s'adressait désormais avant tout aux sujets florentins et toscans.

26Mais il faut souligner que le recentrement qui s'opérait était d'une part destiné à des élites hétérogènes - où l'ancien patriciat ne disposait pas d'une position hégémonique45 - et d'autre part qu'il devait éviter de faire apparaître de trop grandes contradictions entre les valeurs républicaines et la grandeur monarchique. La résurrection des figures du passé communal devait être soigneusement pesée et nécessitait une économie de l'expression rigoureuse ; des moyens qui étaient à sa disposition - les écrits, les images, les cérémonies -, Côme III maintint la traditionnelle défiance des Médicis à l'égard des premiers.

27En matière d'écrits d'État, la dynastie avait en effet eu très peu recours au discours historiographique. En son temps, Côme I^er avait certes saisi l'importance d'établir un récit instaurant la vocation historique des Médicis à gouverner Florence, ne serait-ce que pour riposter aux tableaux amers dressés par les historiens exilés. Il avait chargé des humanistes de premier plan (Varchi, Adriani, Ammirato) de fonder dans l'histoire les raisons des Médicis sur le duché46. Mais une petite partie seulement de ce corpus avait été finalement publiée, révélant d'emblée la difficulté du pouvoir à manipuler le discours historiographique. Ce constat devait trouver confirmation par la suite, puisque l'effervescence de la propagande cosimienne fit place à l'imposition d'un mutisme historiographique tenace. Peu à peu, le pouvoir médicéen renonça à se faire le promoteur d'histoire le concernant et, à la mort de Scipione Ammirato en 1601, la charge d'historiographe, créée par Côme I^er, fut abandonnée. Ce lieu, pourtant éminemment florentin, à la fois matrice et symbole des représentations politiques, fut laissé vide. Le renoncement aux écrits de légitimation s'étendit aux libelles, très peu utilisés par les grands-ducs, même lorsqu'il s'agissait de défendre les raisons de la famille. Ainsi, lors de la guerre de libelles qui s'engagea autour de la revendication du titre d'Altesse royale, dans les années 1633, alors que Venise, Gênes et Savoie s'interpellaient à coups de publications officielles et semi-officielles, seuls les Médicis, pourtant directement concernés par la remise en cause de leur primat sur les autres princes de la péninsule, choisirent le silence47. L'épisode de la guerre de Castro marqua certes une parenthèse dans cette politique, mais il fut sans postérité.

28Aux pièges des récits, la famille régnante préférait le maniement, plus souple, des images et des gestes commémoratifs. Encore fallait-il que toute référence à l'histoire politique intérieure de la république florentine en ait été soigneusement gommée. Ainsi, la fresque laurentienne de Pitti avait réservé un traitement narratif réaliste à l'illustration des vertus du mécène (Laurent au sein de l'Académie de San Marco, fondant de l'Académie de Careggi), alors que les actions politiques de Laurent avaient été au contraire traduites dans un vocabulaire allégorique : sa « prudence » était illustrée par le motif de la fermeture du temple de Janus, puis, à sa mort, par le retour de Mars dans le ciel toscan. De même, dans la commémoration de Côme l'Ancien instaurée par Côme iii, seules les vertus du chrétien étaient célébrées en Côme, dans le but de sanctifier le fondateur de la dynastie. L'oraison hagiographique faisait du contexte républicain un décor à peine esquissé, assigné au temps archaïque et primordial des origines.

29Dépourvus de rituel d'intronisation, censurant l'écriture de l'histoire, produisant de moins en moins de textes à caractère épidictique (éloges, oraisons, louanges...), les derniers Médicis optèrent pour une affirmation particulièrement prudente de l'idéologie princière et soucieuse, dans la manipulation des signes et des gestes, de son identité « florentine ». Cela ne signifie évidemment pas que l'exercice du pouvoir se traduisit par un fléchissement des pratiques monarchiques, autoritaires, bien au contraire. Il s'agissait de pouvoir dominer l'ensemble des valeurs promues par les différentes matrices aristocratiques présentes à Florence. Ainsi, là où Côme I^er avait utilisé l'héritage républicain pour faire reconnaître un titre à l'extérieur, et en retour conforter son pouvoir à l'intérieur de l'État, les Médicis de la seconde moitié du siècle eurent recours à cet héritage pour mieux s'imposer à leurs élites, à défaut d'avoir pu importer et imposer en totalité les valeurs de l'Europe des princes.

30L'évocation de Laurent, puis de Côme, fondateurs de la dynastie, consolidait également l'image de l'unité, de la continuité lignagères et de sa fécondité « sempervirente ». Elle fournissait un arrière-plan historique au gouvernement familial des Médicis, savamment mis en scène. Si le xvi^e siècle avait été encore marqué par une certaine méfiance à l'égard des bâtards et autres éléments « centrifuges » de la famille (Don Pietro, Antonio de Médicis), si les grands-ducs n'avaient pas non plus souhaité former de « branche cadette » en octroyant des apanages conséquents à certains des leurs, le gouvernement fut en mesure, jusqu'à la fin du xvii^e siècle, de s'appuyer sur un solide noyau familial. Ferdinand I^er avait obtenu pour son aîné le titre de grand-prince et conféré au premier des cadets le fief impérial de Capestrano ainsi que tous les fiefs médicéens des Abruzzes napolitaines. Les frères des grands-ducs avaient été fréquemment, jusqu'à la guerre de Castro du moins, capitaines d'armée, prenant en charge jusqu'à cette date la dimension martiale du pouvoir médicéen48. Les cardinaux de la famille des Médicis, mieux dotée qu'aucune autre famille italienne en prélats (huit au total), protégèrent de la même façon les intérêts toscans à la Curie, très activement et sans interruption49.

31La déclinaison des formes de pouvoirs au sein de la famille avait facilité le fonctionnement du modèle du « souverain tuteur », dans la mesure où certaines des communautés sur lesquels régnaient les Médicis se considéraient, tels les Siennois, comme assujettis « personnellement » au grand-duc, et non sujets d'un état « florentin »50. Ainsi la charge de gouverneur dans l'État toscan, et surtout gouverneur de Sienne, avait été à partir de 1626, toujours confiée à un Médicis et même assez fréquemment à une veuve de la maison.

32Le profit politique que tiraient les Médicis de l'exercice domestique du pouvoir s'exprimait ausssi dans l'importance des motifs familiaux présents dans la poésie encomiastique ou les représentations iconographiques. À l'occasion du passage à Venise du jeune Ferdinand II et de son frère Jean-Charles, Giulio Strozzi célébrait ainsi les Cinq frères Médicis (Ferdinand, Jean-Charles, François, Mathias et Léopold). Les sonnets du poète, transposés en musique par Monteverdi, comparaient Ferdinand et Jean-Charles à de « nouveaux Tindarides », Castor et Pollux, les « étoiles amies » de la constellation des gémeaux51. Les deux frères utilisèrent d'ailleurs, même si c'est probablement pour un court moment, le symbole de Castor et Pollux dans leur emblématique52. Le mythe des Tindarides perdura dans la symbolique médicéenne jusqu'à la fin du siècle, lorsque Luca Giordano représenta ainsi Ferdinand et Jean-Gaston au plafond du palais Medici-Ricardi, en 1689. Le thème de la démultiplication de la figure princière au sein de sa famille commandait également depuis longtemps l'interprétation de l'écu médicéen, dont les tourteaux étaient assimilés, à partir de Galilée, à des étoiles ou à des mondes (le rapprochement Côme/Cosmos y invitait), sur lesquels régnait chacun des frères Médicis53. Côme iii fit des princes cadets (secondi geniti) une allégorie politique, au même titre que les « princes souverains », dans les fresques décorant les plafonds des Offices, en 167954.

33Pourtant, au tournant du xviii^e siècle, ce gouvernement familial si bien mis en œuvre, politiquement et symboliquement, par la dynastie se heurta à la perspective de l'extinction biologique du lignage. Alors que les premiers Médicis avaient fait preuve d'une propension parfois irréfléchie à se remarier ou à produire des bâtards, les derniers au contraire semblèrent perdre de vue l'impérieuse nécessité de la reproduction. La fécondité du couple dynastique passa d'une moyenne de huit enfants jusqu'à Côme II, à trois sous Ferdinand ii puis zéro pour les descendants de Côme III. En dépit des tentatives désespérées de ce dernier qui, pour assurer la perpétuation de la famille, n'hésita pas à marier son vieux frère cardinal en 1709, la dynastie s'éteignit en 1737.

34Alors que le profil du dernier grand-duc disparaissait de l'avers des monnaies florentines, l'historiographie républicaine, symétriquement, ressurgissait. La perspective de la dévolution de la Toscane à un souverain étranger avait en effet amené Côme III à envisager le retour de l'État au statut de République55. Cette solution attestait la prégnance de l'idéal républicain à Florence, deux siècles après la disparition de la Seigneurie. L'hypothèse dut finalement être abandonnée mais suscita la publication, dans les années 1720 et 1730, d'un grand nombre de manuscrits historiographiques datant du xvi^e siècle et d'avant, stimulée également par le renouveau de l'intérêt pour l'histoire dans toute la péninsule. Une collaboration italienne s'élabora autour de la recherche de manuscrits, entre les érudits florentins (A. F. Marmi, les frères Salvini, D. M. Manni) et les autres érudits de la péninsule, tels Lodovico Muratori ou Apostolo Zeno (dont le Giornale de letterati était soutenu par le grand-prince de Toscane puis par Jean-Gaston lui-même), ou encore l'exilé florentin Francesco Settimanni, maître d'oeuvre en Allemagne de la publication des histoires de Varchi (1721), de Segni (1723) et de Nerli (1728). Et tandis que l'histoire épineuse du début du principat était publiée à une distance respectueuse de l'État toscan — mais sans doute avec son accord tacite —, le jeune éditeur Domenico Maria Manni publiait à Florence les chroniques républicaines de Velluti ou de Dino Compagni.

35L'État grand-ducal, si longtemps caractérisé par une méfiance profonde à l'égard de l'histoire, connut ainsi à son crépuscule une floraison de publications relatant le passage de la république au principat. « Défaisant » la propagande de leurs débuts, selon laquelle la république n'avait été qu'une parenthèse dans l'histoire monarchique de la Toscane, les Médicis semblaient rétablir d'eux-mêmes la vocation républicaine de l'État. L'ironie voulut que la dynastie renouât donc, mais pour la dernière fois, avec la figure de l'histoire cyclique qu'elle avait eu tant de peine à conjurer.