1Depuis un demi-siècle, l'ensemble des idées élaborées dans les cénacles lettrés de Florence à la charnière des xiv^e et xv^e siècles est regroupé sous l'appellation d'« humanisme civique », à la suite de la publication en 1955 de la Crise de la première Renaissance italienne, le maître ouvrage de l'historien germano-américain Hans Baron1. Concept fécond autant que critiquable, l'humanisme civique n'a cessé d'alimenter les débats historiographiques sur la culture politique florentine. La présente contribution se voudrait un rappel de cette thèse et des objections qu'elle mérite qu'on lui adresse2.

L'humanisme civique selon Hans Baron

2Le livre événement de Hans Baron est à l'origine d'une notion et d'un débat qui conservent toujours leur actualité. Son auteur est un chercheur, bibliothécaire à la Newberry Library de Chicago, qui a fui le nazisme, comme beaucoup de chercheurs allemands, pour trouver refuge aux Etats-Unis. La parution de l'ouvrage avait été précédée de plusieurs essais en allemand, qui avaient déjà fait remarquer le jeune Baron. De fait, l'idée d'humanisme civique (Civic Humanism) est une transcription anglo-saxonne de la formule allemande Burgerhumanismus qui renvoie aux recherches historiques en cours dans l'Allemagne de Weimar, sur l'histoire culturelle (c'est dans ces années qu'est créé l'Archiv für Kulturgeschichte) mais aussi sur les origines de la modernité, un thème alors très important3.

3En outre, Baron entretenait une sorte de dialogue posthume avec un autre grand spécialiste de la Renaissance, le suisse Jacob Burckhardt. Le cœur de la conception de la Renaissance d'après Burckhardt, c'était l'individualisme, la naissance de l'individu comme agent de l'histoire: toute la démarche de Baron consiste à montrer au contraire l'imprégnation profondément civique et républicaine de cet humanisme florentin, alors même que prévalait dans l'historiographie l'idée burckhardtienne d'un individualisme renaissant.

4L'œuvre de Baron a eu une influence considérable dans le monde anglo-saxon. Avant d'entrer dans le vif du sujet, il faut mettre en évidence l'incroyable postérité de la thèse baronienne, car en faisant ressortir les théories républicaines des humanistes florentins du premier Quattrocento, Baron touchait à un thème qui allait revêtir une grande actualité intellectuelle aux États-Unis : celui des origines savantes du républicanisme américain. En 1975, J. G. A. Pocock, dans le Moment machiavelien4, réinterprétait l'humanisme civique (appelé républicanisme classique) comme une tradition originale de la pensée politique moderne : grâce à Machiavel, qui aurait récupéré à son tour les idées de ses devanciers du premier Quattrocento, les idées républicaines seraient passées de la Florence renaissante à l'Angleterre d'Oliver Cromwell, puis à l'Amérique coloniale, et aux pères fondateurs de la nation américaine.

5Il est vraisemblable que l'œuvre de Baron n'aurait pas eu une valeur aussi paradigmatique dans l'historiographie de la Renaissance de ce dernier demi-siècle sans le puissant relais que représentait la réflexion anglo-saxonne sur les origines lointaines du républicanisme américain5.

6Qu'est-ce donc que cet humanisme civique florentin ? Hans Baron voit apparaître, vers 1400, un courant doctrinal fermement articulé autour de quelques idées véhiculées par des intellectuels de premier plan. Ce courant prend naissance avec quelques personnages comme le chancelier Coluccio Salutati (1375-1406), puis Leonardo Bruni (1370 ?-1444), chancelier de 1427 à sa mort en 1444, probablement l'intellectuel le plus important d'Europe en son temps à en juger par la diffusion de ses manuscrits6. Ces idées, on les retrouve dans les lettres de chancellerie de Salutati ou dans les traités de Bruni, notamment son Eloge de Florence, écrit en 1403 ou 14047. Ces humanistes prennent avec ténacité la défense de la liberté républicaine contre les « tyrans » du Nord de l'Italie, en l'occurrence Jean-Galéas Visconti, duc de Milan, qui menace alors Florence. Dans leurs ouvrages, les lettrés florentins exaltent le régime politique de leur cité, fait d'un libre accès aux magistratures publiques pour tous les citoyens, d'une rotation des charges et d'une égalité de chances parfaite garantie par le système du tirage au sort. Toutes les magistratures florentines, comme dans les cités communales du temps, étaient en effet électives et ad tempus, pour empêcher le contrôle par une famille ou un individu («  le tyran  » des sources contemporaines). Les droits des citoyens sont garantis. Comme le dit Bruni dans son Éloge de Florence : «  Tout a été prévu pour que le droit soit respecté dans cette cité, sans lequel aucun État ne peut exister, ni être ainsi nommé, et pour que soit respectée la liberté, sans laquelle ce peuple n'est pas disposé à vivre. C'est vers ces deux éléments conjoints que tendent toutes les institutions et toutes les lois de Florence.  » Cette libertas fiorentina revêt trois dimensions: liberté de parole, gouvernement selon la justice, égalité civique, à la fois entendue comme égalité face à la loi et comme une chance offerte à tous les citoyens de prendre une part active dans la gestion publique ; Baron voit l'émergence de ce thème dans un double mouvement, celui d'abord de l'exaltation propre à une cité marchande de la vita activa face à la vita contemplativa. Il considère ainsi que la marque de fabrique de l'humanisme florentin tient précisément dans la césure qu'il introduit à l'égard de la tradition médiévale qui valorisait la contemplation plus que l'action. La redécouverte des textes de Cicéron, et notamment de ses discours où il apparaît comme un intellectuel engagé dans la défense de la république menacée par des chefs de guerre qui allaient transformer leurs conquêtes extérieures en instrument de conquête intérieure, a joué un rôle non négligeable dans la maturation de ces idées. L'esprit de la République romaine survivrait ainsi sur les bords de l'Arno. Mais surtout, Baron considérait que le ferment du républicanisme n'était rien d'autre que la guerre à mort que se livraient les deux puissances les plus importantes d'Italie autour de 1400: Florence contre Milan.

7Avec constance, Baron exhuma les pièces du dossier, mal connues jusqu'alors, faisant de cette guerre une sorte de gigantomachie. La littérature du temps l'incitait, si elle était prise à la lettre - ce que firent Baron et ses épigones —, à survaloriser les événements. Une étonnante littérature de propagande s'était déployée, à destination des alliés ou des ennemis potentiels, doublant ainsi les combats militaires d'une efficace communication politique8.

8L'ouvrage de Baron a très vite suscité la polémique. Pendant longtemps, la critique s'est cristallisée autour de deux thèmes : la méthodologie baronienne qui consistait à lier très étroitement des phénomènes d'histoire culturelle à une conjoncture chronologique très réduite (en gros la dernière décennie du Trecento, où se situe la première guerre contre les Visconti), et à faire ainsi dépendre le mouvement des idées de phénomènes largement exogènes comme la guerre ; d'autre part, la sincérité de cette idéologie républicaine. Dans les années 1960, apparurent des contradicteurs qui faisaient remarquer que la production de ces auteurs ne devait pas être prise pour argent comptant, qu'il s'agissait de rhéteurs professionnels qui mettaient leur plume au service du plus offrant. Il était bien téméraire d'en faire des porte-parole d'un courant de pensée structuré. Par exemple, l'Éloge de Florence a été présenté comme un morceau de bravoure de Bruni pour faire acte de candidature en vue de la succession de Salutati9. Par la suite, de nombreuses enquêtes politiques et sociologiques ont permis de resituer la réalité du mouvement florentin dans un contexte plus large.

Les fondements du «  républicanisme  » florentin

9Au moment où les textes phares de l'humanisme florentin sont produits, dans les années 1400-1420, Florence était assurément à son apogée politique : rarement la cité n'avait joui d'une telle prépotence à l'intérieur de la diplomatie italienne, voire européenne, du xv^e siècle. L'empire milanais s'est effondré à la mort de Jean-Galéas Visconti en 1402, les États pontificaux sont en miettes, en pleine crise du grand Schisme, Gênes est ravagée par une guerre civile, tout comme le royaume de Naples. Seule Venise pourrait être une rivale, mais l'expansion en Terre Ferme n'a pas encore véritablement commencé. L'exaltation de Florence s'inscrit dans ce mouvement de conquête voulue par l'oligarchie dominante, et l'Éloge de Florence est, en quelque sorte, l'emblème de cet impérialisme sans complexe.

10Si le texte de l’Eloge de Florence n'a pas eu la même destinée prestigieuse que les autres textes bruniens (à peine une quarantaine de manuscrits sont conservés, ce qui est relativement peu au regard de la diffusion européenne des autres textes de l'auteur), il est déjà cité au concile de Pise dès 1409 et fournira au cours du xv^e siècle une matrice importante pour les officiers étrangers, notamment les podestats, lors de leur discours de prise de fonction10. Ce qui est plus intéressant, le texte est remis en circulation dans les années 1430, quand Florence et Milan (qui entre-temps s'étaient d'ailleurs rapprochées) se disputèrent de nouveau le privilège d'accueillir le concile de Constance, devenu itinérant: à grands coups de panégyriques, les deux cités présentaient les avantages de leur site et de leur situation, autant que les mérites politiques de leurs dirigeants.

11Assurément l'humanisme florentin, en cette première phase, reposait sur une culture politique assez homogène. Depuis Coluccio Salutati, véritable initiateur de la réflexion dans la cité, le thème de l'harmonie sociale et de l'équilibre institutionnel de la cité constituait le corps de la doctrine politique florentine11. Il s'appuyait sur l'idée aristotélicienne et cicéronienne du juste milieu12: la cité reposait sur les classes moyennes qui la gouvernaient sans la jalousie qui mine les sociétés où le pouvoir est concentré entre les mains de quelques familles et sans les risques d'instabilité liés à un gouvernement trop « démocratique ». La leçon de l'antiquité classique pouvait ainsi être facilement rendue accessible aux contemporains. Leonardo Bruni développa ses idées dans un sens encore plus restrictif. Si l'égalité d'accès aux charges est la garantie de la liberté (et le fondement formel de la république florentine), il préfère, de son côté, mettre l'accent sur la sélection des hommes vertueux et compétents ; dans ses écrits politiques postérieurs à l'Éloge de Florence, il reprend les idées de juste milieu chères à Aristote, considérant la cité florentine (dont il n'est pourtant pas originaire - il en recevra la citoyenneté en 1416 après la publication du premier livre de l'Histoire du peuple florentin13) comme un exemple de constitution mixte : des offices de courte durée et tirés au sort ressortissent au régime démocratique, tout comme l'exclusion des magnats des charges publiques ; l'approbation des lois par des commissions restreintes (balìe) et la limitation des prérogatives populaires appartiennent au régime aristocratique, tout comme la disqualification politique des basses classes sociales. Bref, Florence a construit un modèle achevé de réussite politique. Cette conception est particulièrement affirmée dans son traité grec Sur la constitution florentine, où il cherchait à présenter le régime de sa cité aux pères conciliaires réunis à Florence en 1439. Même si cette conception n'était pas d'une absolue originalité, elle avait le mérite de la clarté et collait aux attentes de l'élite dirigeante. Lorsque le chancelier Bruni meurt en 1444, il obtint des funérailles «  nationales » à Santa Croce, aux frais de la ville, son Histoire du peuple florentin ouverte et posée sur son linceul.

12En réalité, il n'est guère difficile de se rendre compte en examinant plus en détail la production du temps, notamment celle de Bruni, que le républicanisme (ou l'humanisme civique) de ces lettrés reposait sur une conception très oligarchique du pouvoir. Qui plus est, l'effort de l'historiographie contemporaine a tendu à contextualiser davantage l'abondante production du temps, alors que Hans Baron en avait fait un bloc compact et mono- colore. Ainsi, dans l'Éloge funèbre de Nanni Strozzi, un condottiere mort au combat au service de Florence (1428), ouvrage abondamment utilisé par Baron à l'appui de sa thèse, Bruni précise que la grande différence entre une seigneurie et une république, c'est la mobilité sociale que cette dernière autorise : la méritocratie florentine, dont Bruni est l'exemple achevé, repose sur l'habileté des citoyens à se rendre assez dignes de gouverner. La liberté subséquente tient essentiellement à l'égalité devant la loi ; inversement, les régimes seigneuriaux ou monarchiques n'ont aucun intérêt à encourager leurs sujets à devenir trop prospères et conquérants, sous peine de voir leur propre pouvoir miné. Mais derrière cet aristotélisme classique, se cachent d'autres aspects plus pertinents: d'abord, la date de 1428 de l'oraison s'inscrit dans une situation locale bouleversée.

13Alors qu'en 1404, lors de l'Éloge de Florence, Bruni pouvait sans retenue célébrer les conquêtes florentines et la naissance d'un État territorial, en 1428, tout est changé: la reprise des guerres milanaises contre Filippo Maria Visconti, successeur de Jean-Galéas, a ruiné la ville et surtout miné le fragile consensus politique. Les Consulte e pratiche, ces assemblées hors de l'organigramme institutionnel réunies pour délibérer des affaires graves de la cité, et dont les discussions étaient enregistrées par les notaires de la chancellerie, révèlent des tensions profondes entre les oligarques et le reste de la population ; la fiscalité de guerre a ruiné des familles entières, sans bénéfice territorial pour la cité, et la discorde civile était telle que le régime a imposé une série de provisions particulièrement sévères dans les années 1420 à tous les récalcitrants fiscaux14. C'est du reste sur ce terreau que les Médicis vont bâtir leur parti et prendre peu après le pouvoir. Les échecs militaires sont, dans le texte de Bruni, uniquement reportés sur la lâcheté des mercenaires15, à l'exception de Nanni Strozzi, mort en service commandé, et la politique générale du Reggimento sort indemne de cet éloge. Il faut signaler que dans le même temps, le gouvernement faisait des efforts désespérés pour en appeler au patriotisme florentin, multipliant les efforts de propagande sous forme de célébrations civiques (processions, représentations théâtrales): Gene Brucker parle d'une « orgie de représentations civiques16 », alors même que les cités vivaient les heures noires des déchirements factieux et des rumeurs de complots. Il n'est donc plus question de parler d'humanisme civique sans rappeler les conditions politiques particulières de l'élaboration de ce corps de doctrine. Moins qu'une vision exaltée et exaltante de la réalité, l'œuvre du chancelier est une défense du régime. En outre, le destinataire privilégié des discours de Bruni n'a jamais été le peuple. Comment aurait-il compris le latin cicéronien du chancelier ? Les destinataires, ce sont plutôt les notaires, les litterati, si bien représentés à Florence, et plus généralement tous les citoyens politiquement actifs susceptibles d'exercer des magistratures17. Or, dans l'éloge de Nanni Strozzi, Bruni rappelle les mythes fondamentaux de la culture politique locale : l'ouverture du système politique à des outsiders, le rôle de la loi comme palladium à la brutalité des rapports de force. Et il fait cela au moment précis où le régime politique se caractérise par une polarisation extrême en termes de classes : le gouvernement d'alors est dominé par la figure de Rinaldo degli Albizzi, et il s'agit d'un gouvernement de plus en plus élitiste, que l'on accuse de vouloir éliminer définitivement des organes de la représentation politique les classes populaires, que l'on accuse aussi d'aristocratisation dans son comportement (les Albizzi ont réintroduit les joutes chevaleresques à Florence18).

14Enfin, les textes sont aussi des éléments de la propagande extérieure du régime et de la cité. Dans une lettre du 9 avril 1429 écrite au duc de Milan, le gouverneur de Gênes pour Filippo Maria Visconti, Bartolomeo Capra, exhorte son maître à engager un poète de cour pour chanter ses exploits, et il cite les textes de Bruni (les six livres de l'histoire de Florence et l'oraison funèbre de Strozzi) qui diffusent une image très valorisée de Florence et très négative de Milan et de son duc19. L'œuvre de Bruni révélait ainsi très clairement ses contours propagandistes, en matière de politique étrangère : dans l'adversité, face à un ennemi tyrannique qui avait révélé son goût pour les coups tordus, le peuple florentin avait tenu bon, malgré les 3 millions et demi de florins que la troisième guerre milanaise lui avait coûté. Voilà, aux yeux mêmes des ennemis, ce qu'il restait de l'oraison.

15Si l'on examine maintenant de plus près les œuvres concernées, la nature de la pensée politique des uns et des autres apparaît sous un jour beaucoup plus nuancé que ne l'a affirmé Baron. D'abord, le goût pour le partage des responsabilités doit s'entendre dans un sens classique fourni par les lettrés du temps : il est hors de question de laisser la cité dominée par la multitude ; elle doit l'être par une élite éclairée qui se partage harmonieusement le pouvoir. Que Bruni, par exemple, soit plus favorable aux Albizzi ou aux Médicis qu'au gouvernement populaire ne doit pas surprendre outre mesure. Il a passé l'essentiel de sa vie comme serviteur de l'État florentin au lendemain du tumulte des Ciompi ou de la seigneurie pontificale. Intellectuel provincial et déraciné comme Salutati, il devient dévot de sa cité d'adoption, sans s'engager dans aucun parti. De plus, un certain détachement et une solide culture aristotélicienne l'incitaient à regarder avec distance les régimes populaires20.

16La raison profonde de l'écho européen de Bruni auprès des princes comme des élites oligarchiques tient précisément à la nature très aristocratique de ses choix et de ses préceptes, entendus comme aristocratie de la vertu ; son idéologie est celle de ces humanistes qui s'intéressent moins à la forme constitutionnelle du pouvoir qu'à la nature des dirigeants, l'essentiel dans tous les cas étant que ceux-ci possèdent vertu, patriotisme, dévouement au bien commun et prudence. Nulle pédagogie républicaine d'ailleurs chez lui: quand il écrivit son Traité des études et des lettres21, devenu une sorte de charte du programme humaniste, il évoque essentiellement une forme de préceptorat, forme parfaitement adaptée à la pratique courante de l'éducation aux belles-lettres dans l'oligarchie. Nulle part, il n'est question d'une éducation civique du citoyen.

«  Humanisme civique  » et politique florentine

17La thèse baronienne a été battue en brèche dans trois directions principales, qui mettent en évidence trois contradictions qui touchent au cœur même de la doctrine : l'originalité supposée du républicanisme florentin autour de 1400 ; l'impossibilité de faire tenir en cohérence l'idéologie de la fiorentina libertas avec la politique impérialiste de Florence ; enfin, l'inadéquation du discours sur la participation civique par rapport à la réalité socio-politique de la Florence de la fin du xiv^e siècle et du xv^e siècle. Hans Baron et ses épigones ont ainsi été mis à mal à la fois dans le registre de l'histoire culturelle, dans celui de l'histoire politique et dans celui de l'histoire sociale, registres que le maître entendait défendre solidairement.

18Dans la pensée de Baron, qui connaissait les sources médiévales, même s'il les a passées au tamis de ses préjugés, l'originalité conceptuelle du républicanisme induit par l'humanisme civique était indéniable et représentait une sorte d'apport indiscutable à la culture politique du temps. Reprenant les textes de ses auteurs fétiches (Salutati, Bruni), il faisait remarquer leur constance à critiquer les formes politiques opposées à la république, singulièrement l'empire ou la monarchie22. Or, l'examen plus attentif des sources médiévales, en particulier de la fin du xiii^e siècle et du premier xiv^e siècle, montre sans contredit l'existence d'un courant pro-républicain, né de la redécouverte de Salluste.

19C'est le cas d'un personnage tout à fait singulier, peut-être le seul véritable penseur politique médiéval à prendre à partie ouvertement le régime monarchique, le dominicain Ptolémée de Lucques (Bartolomeo dei Fiadoni) : dans son De regimine principum, au début du xiv^e siècle, Ptolémée de Lucques (1236-1327) écrit que les Romains de l'époque républicaine préservèrent le bien commun, qu'ils y travaillèrent avec enthousiasme, allant jusqu'à faire don de leurs richesses privées pour favoriser l'intérêt général ; la République romaine lui apparaît comme une sorte de modèle de régime équilibré : «  Personne ne portait de diadème ou ne revêtait la pourpre pour se glorifier de ces attributs ; ils tenaient une assemblée chaque jour où donnaient leur avis les 320 [élus], prenant toujours conseil sur les sujets qui touchaient la multitude afin de faire ce qui convenait. Ils confiaient leur magistrature à un seul pour exercer l'autorité pendant un an, et tous obéissaient à un seul, et il n'y avait ni mauvaise volonté ni jalousie parmi eux.  » (Ptolémée, De regimine principum, 3, 6, 3). La république étoffe ensuite ses institutions en sorte que de plus en plus de personnes prennent part à sa gestion :

« D'abord, deux consuls furent créés ; puis d'après ce que nous disent les histoires, le dictateur et le maître de la chevalerie, à qui revenait le gouvernement civil, et alors Rome était gouvernée par un régime aristocratique. Plus tard, les tribuns furent mis en place pour favoriser la plèbe et le peuple, en sorte que les consuls et les autres magistrats mentionnés ne pouvaient exercer leur pouvoir sans leur assentiment, et de cette façon, ce fut un régime démocratique qui fut ajouté [democritus principatus adjunctus fuit]. » (Ibid.A, 19,5).

20La situation dégénéra par la suite :

«  Quand les citoyens [romains] se déchirèrent en d'incessantes dissensions qui dégénérèrent en guerre civile - durant lesquelles la liberté dont ils étaient jaloux leur fut arrachée des mains - ils tombèrent sous le pouvoir des empereurs. Dès le début, les empereurs refusèrent de se faire appeler "rois", car le titre était haï des Romains. Certains d'entre eux s'occupèrent du bien commun fidèlement, comme il se doit dans la meilleure tradition royale, et grâce à leur zèle, la République romaine fut conservée et accrue. Mais la plupart furent des tyrans à l'égard de leurs sujets, devenus dès lors faibles et lâches devant leurs ennemis, et cela conduisit la république romaine à un désastre. Il y avait eu un processus semblable chez le peuple juif: lorsqu'il était gouverné par les Juges, ils étaient attaqués de toutes parts par leurs ennemis, et chacun agissait "selon ce qui lui paraissait bon à ses propres yeux" (Livre des Juges, Samuel). Lorsque les rois leur furent donnés à leur demande par Dieu, ils abandonnèrent finalement le culte d'un Dieu unique en raison même de la méchanceté de leurs rois, et ils furent conduits en captivité23.  »

21Un tel texte montre bien qu'il y a chez ce lettré une conception proche de ce que Baron considère comme une création de l'humanisme civique: la république comme modèle d'intégration d'une élite vertueuse de citoyens qui s'engagent dans le bien commun, et y révèlent leur vertu civique. A contrario, quand cette vertu cesse, le régime dégénère vers l'empire. Bien sûr, on peut toujours dire qu'il y a chez Ptolémée une vision téléologique de l'histoire que l'on ne retrouve pas chez les historiens florentins du Quattrocento ; une volonté de faire cadrer l'histoire humaine (surtout romaine) avec la vision développée par saint Augustin qu'il utilise abondamment, en le détournant au profit d'une thèse politique.

22En réalité, toutes les affirmations contenues dans les propos des humanistes florentins (nécessité d'une gestion politique participative - mieux même, nécessité de l'engagement de citoyens comme moyen d'accroître la vertu civique en la frottant à l'expérience supériorité du régime républicain sur les régimes d'un seul) trouvent non pas une préhistoire, mais une histoire dès le xiv^e siècle. Il existe bien quelques différences entre ces auteurs et ceux de Florence : l'engagement réel de ces lettrés florentins et leur implication dans une carrière politique (peu avant sa mort, Bruni est sur le point d'accéder au gonfalonnierat de justice, sommet d'un cursus honorum parfait) ne doivent pas être minorés ; de même, il faut admettre la grande concentration d'arguments républicains à un moment donné, là où au xiv^e siècle, le républicanisme était plus diffus, moins concentré ; enfin, leur valorisation du régime républicain s'inscrit dans une perspective locale qui fait de Florence l'héritière légitime de la Rome antique : le républicanisme est ainsi une façon particulière de revendiquer non seulement une gloire ancestrale, mais encore un statut de cité dominante et capitale, à un moment où se constitue un état territorial.

23Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens à donner à cette amplification de thèmes dont on trouve la formulation dès le début du xiv^e siècle. Contrairement à ce que dit Baron, l'humanisme civique ne fait pas que refléter un état de la société florentine entrée en fibrillation au moment des guerres viscontéennes et se révélant à elle-même dans une sorte d'épiphanie politique.

24Si humanisme civique il y a, il faut en éclairer la portée et le sens ; cela n'est possible que par un recours à l'histoire politico-sociale de la fin du xiv^e siècle et du premier xv^e siècle. Une première difficulté se présente à qui confronte l'idéologie de l'humanisme civique à la réalité sociale: l'écart entre le discours et la pratique est tel que l'historien se sent piégé. Il risque d'admettre (et cela avait été fait il y a trente ans) que nos humanistes n'étaient que des rhétoriciens professionnels, vendant leur plume ou l'asservissant à des intérêts de partis ou de régime. Une telle solution ne résiste pas à l'analyse : en effet, en admettant même l'insincérité de nos auteurs, comment expliquer que ces thèmes de l'humanisme civique aient en quelque sorte infiltré toute la société florentine, puisque l'on retrouve cette même idéologie républicaine chez des auteurs qui ne tinrent jamais le magistère d'un Salutati ou d'un Bruni — c'est le cas de Matteo Palmieri — ou qui ne furent nullement humanistes, comme Gregorio Dati ? Bien évidemment - et la restriction est de taille - nous ne connaîtrons jamais le sentiment des illitterati, de l'immense masse des citoyens et des non- citoyens florentins qui n'ont jamais pu parler à la première personne. Mais force est de constater la prégnance de ce discours, au-delà des chanceliers- humanistes et de leur cénacle. Encore faut-il en scruter les nuances pour en saisir la valeur réelle.

25Il y a une façon de résoudre la contradiction maintes fois évoquée par les historiens, à savoir l'émergence d'un discours « participatif » et républicain au moment même où se met en place une structure de gouvernement oligarchique : il faut alors rechercher le moyen par lequel se construisent non pas seulement les idéologies, mais plus structurellement les mythes politiques qui aident à faire fonctionner le système. Les «  humanistes civiques  » étaient aussi des recréateurs d'une mythologie politique qui leur préexistait et à laquelle ils ont donné une profondeur inhabituelle, en infléchissant certains de ces thèmes. Cette vision qu'ils ont développée de la société florentine avait bien sûr l'assentiment des fractions les plus puissantes de la société. Une telle «  mythologie  » politique n'était pas une affaire de conviction intime, ou ne l'était pas prioritairement ; elle nécessitait une expression publique, fortement ritualisée, une façon de créer un consensus social car là est l'enjeu essentiel de l'humanisme civique (ce que Hans Baron a absolument laissé de côté) : créer le consensus, singulièrement au moment où la conjoncture (portée par l'expansionnisme structurel de l'oligarchie locale) risquait de faire entrer la société urbaine en crise grave24. Bien évidemment l'intention n'était nullement de produire un discours d'analyse politique dépassionnée ; l'objectif était normatif, voire éducatif en un certain sens. Un des aspects de cette idéologie tendait précisément à persuader certaines fractions de la population de vérités qui n'étaient pas très perceptibles par un examen objectif des réalités politiques sur le terrain, et visait à proposer un modèle singulier de citoyen idéal.

26Contrairement aux affirmations baroniennes, le cœur de la doctrine n'est pas la défense du régime républicain face à la menace tyrannique, impérialiste, monarchique, viscontéenne. Il vise plutôt à justifier la transformation de la politique intérieure entre les années 1380 et les années 1430: ce sont ces années d'intense mutation de l'assiette institutionnelle qui ont vu, comme par hasard, s'épanouir les discours sur l'humanisme civique.

27En fait, il existait deux sortes de culture républicaine à Florence, et l'humanisme civique fut l'arme inventée par les tenants d'une nouvelle idéologie républicaine face à une ancienne doctrine républicaine25. La confrontation de ces deux républicanismes est le fruit d'une «  lutte des classes  » âpre et longue, dont le rapport de forces se modifie brutalement à la fin du xiv^e siècle.

28Depuis le début du xiv^e siècle jusqu'en 1382, les corporations représentaient une sorte d'alternative républicaine face au pouvoir oligarchique de quelques familles. Le pouvoir des arts à Florence au xiv^e siècle se donne lui-même à voir comme une assemblée républicaine in nuce et les corporations étaient comme les défenseurs de la res publica florentine au moment où celle-ci semblait attaquée, comme ce fut le cas en 1292, en 1343, voire en 1378 au moment de la révolte des Ciompi. L'idéologie républicaine des arts est la création d'une large fraction de la société communale issue du popolo : marchands à l'échelle régionale, notaires, changeurs, revendeurs de détail ainsi que des représentants des arts majeurs qui n'appartenaient pas aux grands lignages, soit par la richesse soit par le prestige social. Durant les crises citées (1292-1295 ; 1343-1348, 1378-1382), le gouvernement florentin était effectivement assuré par une alliance regroupant les représentants dominés des corporations dominantes et les membres des corporations mineures, constitués contre les grandes familles. Pendant tout le xiv^e siècle, le pivot de la vie politique locale est assuré par les représentants des arts majeurs qui n'appartiennent pas au noyau dur de l'élite: ce sont les alliances qu'ils passent ou qu'ils ne passent pas avec les représentants majeurs des arts majeurs qui donnent la coloration changeante de la vie politique florentine, tantôt plus aristocratique, tantôt plus « populaire ».

29Le grand changement, c'est la révolte des Ciompi en 1378, lorsque des milliers de travailleurs pauvres de la laine se révoltent parce qu'on leur a interdit de se constituer en art. Prenant le pouvoir, ils s'organisent d'autorité en trois corporations, réclament le tiers des postes de l'exécutif et demandent un autre tiers pour les arts mineurs. En réalité, pendant quelques années, ils obtiennent la moitié des postes, le reste allant aux arts majeurs26.

30C'est alors que tout bascule : les membres n'appartenant pas à l'élite des arts majeurs, qui un temps avaient soutenu le projet des Ciompi, se sentent menacés et changent leur fusil d'épaule : que des ouvriers organisés en corporation puissent négocier directement avec les représentants des industriels de la laine ou de la soie, sans passer par eux, mine leur position sociale et politique. La peur engendrée par la révolte des Ciompi est devenue légendaire dans la culture politique des élites florentine. En 1416, alors que la cité est en guerre contre Ladislas de Naples, Gino Capponi écrit que subir la tyrannie de Ladislas serait aussi grave que subir celle des Ciompi. Les représentants de la classe moyenne sont les premiers à s'en indigner : que l'on pense à Marchionne di Coppo Stefani qui n'a pas de mots assez durs dans sa chronique florentine, rédigée à la fin du xiv^e siècle, contre les Ciompi qui auraient dû être gouvernés et qui prétendaient gouverner. En 1426, Rinaldo degli Albizzi rappelle avec véhémence dans une assemblée publique «  ces quarante mois maudits où les corporations et leurs consuls avaient tenu en servitude tout le peuple ». Leonardo Bruni, écrivant son Histoire du peuple florentin vers 1420, revient aussi sur l'événement. C'est le seul moment dans tout son ouvrage où il parle du pouvoir des arts : alors que, partout ailleurs, dans le livre II de son Histoire qui va du milieu du xiii^e siècle à 1402, il ignore totalement le rôle des arts, il rappelle, à propos de 1378, l'irrationnel de la multitude qui a oublié ses chefs naturels et s'est organisée en arts à prétentions politiques.

31Pourquoi, chez Bruni, cet oubli du rôle des corporations pendant toute la fin du xiii^e siècle et au xiv^e siècle, alors qu'elles n'avaient jamais été aussi puissantes ? Parce que l'idéologie qu'il construisait, en accord avec ce qu'il se passait sur le terrain, consistait à dire que les Ciompi avaient brisé une tradition, celle de l'autorité d'une élite. Or, pendant tout le xiv^e siècle, le pouvoir des corporations avait tenu le rôle du ciment de l'idéologie républicaine florentine. À partir de la répression des Ciompi, d'abord progressive puis brutale, toutes les réformes institutionnelles avaient diminué, puis supprimé les représentations politiques des ouvriers et des classes populaires, diminué aussi le pouvoir de contrôle des corporations sur l'exécutif, et favorisé la mainmise d'une classe de gouvernement sur la ville.

32En échange, l'alliance de cette élite avec les membres dominés des corporations dominantes avait été renforcée, et le nombre de candidats éligibles aux magistratures urbaines et territoriales (magistratures dont le nombre s'accroissait) avait été accru : le nombre de citoyens éligibles à la Seigneurie passe de 3 500 vers 1350, à 6°300 en 1391,6°354 en 1433, alors que la population globale de Florence avait diminué. L'objectif de cette apparente ouverture est d'intégrer aux différents offices communaux les membres des familles mineures des arts majeurs27 : mais attention, il s'agit d'une participation sans pouvoir ! Et cette participation formelle sans réelle influence a intéressé évidemment les membres du Reggimento, mais surtout les familles non élitaires. C'est là que prend racine l'humanisme civique. De nombreux auteurs comme Gregorio Dati (1362-1435), Giovanni di Pagolo Morelli (1371-1444) ou Matteo Palmieri (1406-1475), qui n'appartiennent pas à l'élite, se font les propagandistes de la même idéologie que défendent Bruni ou Salutati. Ils fréquentent les mêmes arts que les grandes familles, peuvent occasionnellement siéger à la Seigneurie ; sans réel pouvoir décisionnel, ils adhèrent à ce discours et promeuvent cette éthique de la responsabilité civique, de la liberté républicaine, éthique qui fonctionne, au fond, comme un lot de consolation pour le pouvoir qu'ils ont réellement perdu : c'est à la fois une rationalisation de leur soumission et une légitimation de l'hégémonie de l'élite. On n'a pas suffisamment remarqué, suggère J. Najemy, que l'idéal de la vita activa civilis avait comme charpente l'éthique de la passivité civique. L'idéal n'est pas la poursuite d'une ambition politique: le bon citoyen supprime sa propre ambition et manifeste sa dévotion au reggimento. Quand Gregorio Dati est élu à la seigneurie en 1412, il commente ainsi l'épisode dans son Libro segreto.

« Je crois que j'ai reçu un grand honneur, et j'aurais été satisfait si par quelque arrangement, je pouvais être certain d'être élu une seule fois à l'exécutif. Si j'avais eu la certitude que ce fut ainsi, je n'aurai jamais réclamé quoi que ce soit d'autre. Cependant, afin de ne pas paraître ingrat, et désireux de ne pas stimuler une insatiable ambition que l'on peut jamais satisfaire, j'ai décidé que désormais je n'implorerai jamais les faveurs de quiconque pour m'assurer un office [...] Au contraire, je vais laisser ces questions à ceux qui voient plus loin (lasciare fare a chi fia sopraccio) et laisser advenir ce qui plaira à Dieu. En conséquence, si d'aventure mon nom est tiré au sort pour quelque office communal ou de la corporation, je promets d'obéir et de ne pas refuser la charge, d'agir du mieux que je sais. Ainsi je me préserverai du vice d'ambition et de présomption et vivrai comme un homme libre, détaché des liens qui poussent à rechercher les honneurs28.  »

33Conscient de ses limites propres autant qu'institutionnelles (eût-il voulu faire carrière qu'il eût dû se trouver un patron), il fait contre mauvaise fortune bon cœur ; mieux, il prend la posture du citoyen modèle qui bride son ambition pour laisser place à ceux «  qui voient plus loin  ». C'est le même paradigme, mais inversé que l'on trouve dans les conseils de Giovanni Morelli à son fils, dans des Ricordanze célèbres : il faut tout faire pour s'appuyer sur les membres du Reggimento ; tiens-toi toujours à côté de celui qui tient le palais et la seigneurie (Tieni sempre con chi tiene il palagio et la signoria), obéis à leurs injonctions. Sois silencieux et abstiens-toi de parler avec ceux qui disent du mal des dirigeants. Il faut soutenir les buoni uomini antichi di Firenze. C'est l'idéal du bon citoyen qui se lit ici, idéal qui est repris par Bruni lui-même dans sa Vie de Dante quand il explique que Dante a finalement été l'artisan de sa propre déchéance: il a, en effet, conspiré contre lui-même, puisqu'étant exilé, il a dit du mal de ceux qui l'avaient exilé au lieu de supporter patiemment ses déboires. N'oublions pas que la Vie de Dante de Bruni date de 1436, c'est-à-dire deux ans après le retour des Médicis et les nombreux exils politiques qui ont suivi. Les propos de Bruni sonnent comme un avertissement.

34Le bon citoyen, c'est quelqu'un qui tire sa légitimité politique de ses talents personnels - sa vertu et non de sa capacité à défendre des intérêts de quelques groupes. Dès lors, la focalisation sur le lien entre vertu et participation politique - une des idées centrales de l'humanisme civique autant qu'un point d'intersection entre les traditions civiques du Moyen Âge et les studia humanitatis qui reposaient sur la philosophie morale de l'Antiquité — correspond à la substitution des critères de distribution des honneurs et des charges publiques : à la place de la conception corporatiste républicaine, selon laquelle les citoyens méritaient leur office parce qu'ils représentaient les intérêts collectifs de la corporation, émerge une conception qui attribue l'élection aux charges sur la seule base de la valeur personnelle, la virtus.

35L'élite dirigeante a reconnu la nécessité d'élargir les rangs des «  nominés » (veduti) aux offices en vue de créer le consensus autour de son hégémonie ; cela n'était possible que si cet élargissement potentiellement subversif se faisait autour de la loyauté envers les patrons qui avaient promu leur carrière et que si cette opportunité n'était pas tournée vers la défense des intérêts de groupe ou de classe : la politique de la vertu avait délégitimé et supplanté la politique de classes et d'intérêts collectifs secondaires (celui des corporations). Tout le monde y avait intérêt, à l'exception des classes populaires désormais totalement hors jeu: l'élite, qui avait besoin de l'appui passif de la «  classe moyenne  » ; le popolo, qui trouvait un prix de consolation dans la faveur qu'un patron pouvait lui faire en favorisant sa carrière. De là, l'insistance dans les textes de l'humanisme civique sur la condamnation de tout factionnalisme (au moment même — les années 1420 — où les factions n'ont, semble-t-il, jamais été aussi puissantes à Florence) et surtout l'exaltation de la concorde civique, de l'unité retrouvée, mais une unité qui n'est en rien égalitaire. L'emphase sur l'unité et même l'unicité du peuple visait à détruire l'ancienne vision populaire de la république florentine comme agrégat, comme fédération de parties indépendantes ou de voix collectives séparées. Les mémoires de Morelli confirment ce sentiment. Quand il est retenu au scrutin de 1404, il explique cette élection et donne de nouveaux conseils à son fils : il a été élu, dit-il, parce qu'il a eu un bon comportement ; il ne se plaint pas de n'être qu'un élément subalterne, il se vante au contraire de n'avoir jamais manifesté contre les intérêts de l'oligarchie: « J'ai bien agi, obéi aux lois, rendu honneur aux officiers de la commune, en particulier aux citoyens respectables, aux membres des vieilles familles, et aux personnes de mérite29 »

36C'est ainsi que le consensus politique, au cœur de l'humanisme civique, se crée autour des grandes familles ou des meilleurs citoyens. Comme le dit avec habileté Bruni dans son Eloge de Florence, alors que dans les autres cités, l'opinion du plus grand nombre renverse souvent l'opinion des meilleurs citoyens, à Florence, l'opinion de la melior pars coïncide avec celle de la maior pars, dans une sorte d'adéquation magique entre les intérêts de l'oligarchie et du reste de la population. Une pareille idée se dégage de la chronique de Marchionni di Coppo Stefani qui s'émerveille, à la fin du xiv^e siècle, de la façon dont les Grandi parviennent à prendre des décisions : «  Il est facile d'arriver à un accord entre ces familles grandes en sagesse, noblesse, en ordre, qui révèrent toujours le plus sage de leur lignage ou les plus sages », précisément parce que, étant moins nombreux, ils parviennent à apaiser « la volontà degli appetiti30 ». On est là dans les débuts d'une construction idéalisée des grandes familles florentines par des représentants des familles de la classe moyenne, intégrés politiquement : le pouvoir doit revenir aux élites naturelles, qui sont comme des pères bienveillants à l'égard de l'entière communauté civique. La république n'est plus une fraternité d'égaux, dont la tâche serait de créer de l'autorité à partir de cette égalité, mais une sorte de famille, un lignage dans lequel l'autorité appartient aux anciens, aux pères des plus anciennes familles. Dans le langage de l'humanisme civique, la valorisation de la famille et des sages lignages remplace les corporations comme modèle conceptuel de la république31. L'insistance brunienne sur la filiation entre pères fondateurs romains et fils dévoués florentins, l'exaltation de l'obéissance due aux dignes rejetons des grandes familles donnent une coloration nettement réactionnaire à cet humanisme civique, avec une infantilisation de tous les citoyens n'appartenant pas à l'élite. À des patriciens-pères font écho des citoyens enfants ; les citoyens de second rang deviennent des clients des patres conscripti nouvelle manière, sans aucune originalité. Bientôt d'ailleurs au-dessus de ce sénat d'élite trônera un pater patriae: Côme de Médicis32.

37Ainsi l'humanisme civique n'est pas seulement un exercice de style de quelques rhétoriciens sans scrupule, il est aussi la traduction savante d'un ensemble d'attitudes et de valeurs. L'œuvre de ces humanistes ne révèle pas seulement une réalité sociale, elle contribue à la configurer, à lui donner une légitimité (l'aura de l'Antiquité) en relation étroite avec cette mutation de la répartition des pouvoirs qui affecte Florence et fait sortir la cité de son système politique, corporatiste et communal, pour dégager une classe de gouvernement qui ne se contente pas de gouverner, mais sécrète l'idéologie de sa domination, autour de laquelle elle cherche dans une conjoncture potentiellement explosive à créer un consensus.

Vers un nouveau républicanisme

38Si les premières années du gouvernement médicéen ne changent pas fondamentalement la donne, l'appesantissement progressif du pouvoir de Côme et de ses successeurs induisent les Florentins à formuler différemment leur culture politique. Que pouvaient-ils garder de l'idéal de partici­pation civique quand la concentration de l'autorité entre les mains de quelques familles devenait patente, par-delà l'apparente fixité des institutions cardinales de la Res publica fiorentina ?

39Nombre de témoignages attestent d'une prise de distance à l'égard de l'idéologie civique officielle, d'une désaffection ou plutôt d'un désenchantement progressif33. Non que le républicanisme fut répudié, mais rapporté à la pratique réelle du pouvoir, il suscitait une mise en question. C'est ainsi que le moraliste Giovanni Cavalcanti (1381-1451), opposant tacite à Côme, dénonce dans son Trattato politico-morale la façon dont désormais la politique détruit le vivere politico, puisque les décisions sont prises non plus dans les palais publics mais dans ceux des puissants.

40Une même mise à distance des mythologies civiques apparaît chez Poggio Bracciolini, un Florentin actif à la curie romaine (il finira sa carrière comme chancelier de Florence) qui, dans son De infelicitate principum (1441), affirme que les gouvernants sont incapables de vertu, que celle-ci s'est réfugiée chez les humbles (ad humiliores bomines contulerunt), lesquels, devant gagner leur vie à la sueur de leur front, sont les seuls à obéir à la loi et à pratiquer la vertu. La disjonction entre hommes vertueux et gouvernants introduit une rupture importante dans l'idéologie de l'humanisme civique qui faisait du civis un vir virtutis. Et que dire de l'exilé Leon Battista Alberti qui, dans ses Livres de la famille (c. 1432-1434), construit une opposition assez neuve entre l'homme politique (le citoyen) et l'homme d'État (state-reccio). Le premier représente le citoyen qui se soumet aux charges publiques occasionnellement en vue du bien commun, le second est une figure plus typique de ces spécialistes de la chose politique, avides de pouvoir, méprisant les vrais et honnêtes citoyens, orgueilleux et rejetant toute égalité civique. Que des lettrés évoquent désormais en termes dichotomiques le citoyen et le politicien révèle que l'idéal du citoyen engagé, de la communauté civique qui faisait tout un avec le gouvernement, idéal revendiqué par les tenants de l'humanisme civique est désormais loin d'être admis de tous. Sur la base des Livres de la famille d'Alberti, Giovanni Rucellai construisait dans son Zibaldone quaresimale (c.1473) une opposition impensable dans les décennies précédentes : lo Stato contre la repubblica. Instituer lo Stato, c'est détruire la république. Inversement, la meilleure façon de sauver la république est de s'opposer à l'État (lo Stato) et aux citoyens qui tentent d'imposer leur contrôle sur les institutions publiques.

41Finalement, il ne reste aux citoyens qu'à se soumettre ou se démettre : Alamanno Rinuccini, un membre du parti médicéen tombé en disgrâce, rédigeant en 1479 son Dialogue de liberté, fait prononcer à Eleuthère, son porte-parole, un discours qui témoigne de la mort de l'idéal civique et du retour à la solitude comme moyen d'accomplissement de l'homme. Ce retour d'un idéal de la vita contemplativa face aux leurres de la vita activa permet de retrouver les chemins de la vraie félicité. Il ne reste au sage qu'à fuir le monde civil. Certes le citoyen se doit d'être au service de sa cité, mais il ne lui appartient pas d'assumer des charges publiques qui impliquent mensonges, vols et injustices. Ainsi, l'époque du Magnifique voit s'étoffer un courant qui révèle la crise de la pensée politique. Même si l'idéal reste le même, il n'est guère que les fidèles parmi les fidèles des Médicis pour reprendre l'antienne de la libertas fiorentina et aequalitas civilis comme moteurs de la vie politique locale.

42Mais ces exemples témoignent qu'avant même les innovations conceptuelles de Machiavel, des intellectuels florentins, sur la base d'une culture politique encore traditionnelle, percevaient avec une claire conscience l'écart entre une doxa quelque peu fossile et la pratique du pouvoir. Il appartiendra peu après à Machiavel de reformuler les fondements d'un nouveau républicanisme.

43C'est un topos de l'historiographie, depuis au moins Benedetto Croce, que de faire remonter à Machiavel « l'autonomie du politique ». Dans l'histoire du passage de la «  politique » à la «  raison d'État », l'œuvre de Machiavel occupe, il est vrai, une place centrale. Quand le Secrétaire écrit le Prince en 1513, il a derrière lui une tradition consolidée de réflexion sur la république. L'idée qui dominait alors était celle que le discours de la politique était un discours sur la ville, et qu'une cité était un ensemble de citoyens vivant sous le gouvernement de la loi. La réflexion de Machiavel opère une rupture radicale avec cette tradition. Dans son ouvrage, que l'on a coutume de présenter comme le premier ouvrage de la science politique moderne, Machiavel n'emploie pourtant jamais le mot « politico » et ses dérivés ; ce qui l'intéresse, c'est l'art de l'État. C'est en ce sens que l'œuvre de Machiavel innove en proposant un traité de gouvernement d'abord centré sur l'état du prince. Rédigeant son ouvrage après le retour des Médicis au pouvoir en 1512, Machiavel prend à rebours la tradition politique de la famille, qui consistait à gouverner sous le masque des institutions traditionnelles, en s'appuyant sur les réseaux d'amis, de fidèles34 : gouverner ainsi peut être utile en temps de paix, quand les citoyens « ont besoin de l'État », mais dans les temps troublés, c'est le régime qui a besoin des citoyens, et bien peu se présentent à l'appel35 ! Le prince doit donc renforcer son régime pour que les citoyens aient besoin de lui-même en temps de paix, et non pas masquer son pouvoir derrière la civiltà. La politica degli amici est totalement contre- productive sur le moyen terme. On comprend aisément que l'ouvrage était à la fois dirigé contre deux adversaires : les humanistes adeptes de la philosophie civile, et les experts supposés de l'art du gouvernement ; aux premiers, Machiavel montre les vraies règles du gouvernement de la cité, l'arte dello stato ; aux seconds, il explique en réinterprétant cet art comment un prince pourrait faire de grandes choses. Est-ce à dire que c'en était fini de l'idéal républicain, mûri à l'époque des premiers humanistes ? Bien peu de leurs théories trouvaient grâce à ses yeux : exaltaient-ils la concorde civique et l'unité comme de la garantie du vivere civile, que Machiavel dans les Discours insiste sur l'intérêt des conflits sociaux comme instrument de la conservation de l'État, dès lors qu'ils ne dégénèrent pas en guerres civiles36. Là où les humanistes s'appuyaient sur une reconstruction philosophique de l'antiquité, Machiavel partait des historiens de cette même antiquité pour déduire tout le profit à retirer de leur lecture: c'est de la dynamique des luttes civiles que Rome a tiré sa force d'expansion. Pourtant, dans nombre de ses traités (les Discours, en particulier), Machiavel revient à des postulats que n'auraient reniés ni Ptolémée de Lucques ni Salutati : aucune cité ne peut accéder à la grandeur sans le soutien d'un régime de liberté ; aucune cité ne peut maintenir un régime de liberté sans une constitution républicaine. Était-ce si loin de l'humanisme civique ? Si l'idéal demeure proche, c'est la méthode qui change pour y parvenir : là se joue le passage de la civilis disciplina humaniste à l'arte dello stato machiavélienne.