1Les élites des villes toscanes, à l'instar des autres villes italiennes, ont longtemps peiné à faire reconnaître leur place au sein de l'Europe des noblesses, que ces anciennes cités-États telle Florence, Gênes ou Venise, soient considérées comme éminemment bourgeoises ou que leur absence d'ancrage féodal ne leur ait conféré qu'une noblesse « imparfaite ». Ce débat ancien s'est précisé lorsque, il y a une trentaine d'années, Marino Berengo a proposé de distinguer, parmi les élites de l'Italie moderne, deux catégories différentes, celle de la noblesse, issue du monde féodal ou liée aux systèmes monarchiques, et celle du patriciat, oligarchie cooptée dont la domination dérive de la richesse économique et du monopole du pouvoir politique citadin ; pour faire ressortir les caractéristiques des oligarchies italiennes, le terme de comparaison ne devait alors plus être les grandes monarchies territoriales mais les villes d'Empire ou des Provinces-Unies1. La proposition a montré ses limites lorsqu'il s'est agi des capitales des États régionaux en phase d'organisation, désormais soumises, entre autres, à la pression de modèles nobiliaires largement répandus à travers l'Europe2. Elle a eu toutefois le mérite de mettre en évidence, dans le cadre italien, la tension forte qui s'instaure entre la cité et l'Etat. Celle-ci domine, en Toscane, la question nobiliaire jusqu'au cœur du xviii^e siècle et accompagne ainsi la formation d'une noblesse, tout à la fois enracinée dans des traditions urbaines et liée aux dynamiques d'un État régional construit plus sur le contrat que sur la contrainte.

Des citadins aux nobles

Le régime du « peuple »

2Entre xiv^e et xvi^e siècle, l'histoire socio-politique de Florence, de Sienne et de la plupart des autres villes toscanes, est marquée, à des degrés divers, par la marginalisation, puis l'élimination de la noblesse3. Cette situation s'oppose à ce qui, à la même époque, caractérise par exemple Venise et les villes de la Terre Ferme, où la noblesse s'est emparée, contre le peuple, du monopole du pouvoir politique4. Elle définit ainsi un régime populaire où le popolo, qui regroupe l'ensemble des citoyens-citadins, nécessairement inscrits dans les corporations, est la seule source légitime du pouvoir. L'ambassadeur vénitien Foscari, envoyé à Florence lors du rétablissement du gonfaloniérat à vie, exprime son étonnement dans le rapport qu'il présente au sénat de Venise en mars 1528 : « Et en premier lieu sublatum fuit nomen nobilitatis, si bien qu'il n'y a personne à Florence qui s'appelle "noble", mais tous, et grands et moyens et petits, appellantur "cives", sont appelés "citoyens" (cittadini)5. » Progressivement repoussée sur les périphéries du contado dès la période communale (xii^e-xiii^e siècle), la noblesse ne s'est maintenue que dans les zones de montagne (Apennins, Mugello, Casentino), dans les zones marécageuses et peu peuplées des Maremmes ou, de manière interstitielle, sur les confins de l'État, entre Toscane et État pontifical, aux marges de la République de Gênes ou dans la Romagne florentine. Dans tous les cas, elle ne comporte plus qu'un nombre limité de familles, dépourvues d'influence politique dès lors qu'elles se sont mises sous la protection de Florence6. En ville, d'une noblesse encore clairement identifiée au xiii^e siècle, il ne reste qu'un ensemble assez hétéroclite de familles que les institutions communales ont stigmatisé sous le nom de « magnats ». Considérés comme une menace pour le nouveau corps politique communal, ces derniers ont été exclus du pouvoir politique à partir des années 1290. La consolidation progressive du régime populaire à Florence s'est ensuite accompagnée de l'absorption de ces magnats dans le corps politique de la cité, achevée dans les années 1430, lors du retour des Médicis, avec leur transformation en citoyens, membres à part entière du peuple florentin.

3Si les villes toscanes ont exclu la « noblesse », c'est qu'elles ont construit leurs institutions communales autour de la centralité du popolo, qui a conduit à affirmer l'« égalité » politique des citoyens, fondatrice de la « liberté » florentine revendiquée par la tradition républicaine. Cette égalité est à l'évidence théorique, car non seulement la société florentine connaît des situations et des statuts sociaux diversifiés et hiérarchisés mais surtout les citoyens eux-mêmes sont loin de détenir, dans la réalité de l'exercice du pouvoir, des capacités voire des positions politiques identiques, renforcées par un processus de concentration de la richesse et du pouvoir politique tout au long des xiv^e et xv^e siècles. Au niveau économique, le fameux « cadastre » (catasto) de 1427 montre qu'une centaine de foyers (soit 1 % des feux urbains) dispose de plus d'un quart de la richesse de la ville, soit un sixième de la richesse de l'État ; un petit nombre de familles (qui ne se définissent jamais comme « nobles » mais comme « hommes des familles » (uomini delle case), « principaux », « hommes grands et riches », « hommes de bien » ou ottimati) domine ce groupe, avec les Strozzi (2,6 % du capital imposable de Florence), les Bardi (2,1 %), les Médicis (1,9 %), les Alberti, les Albizzi ou les Peruzzi (1 % chacune)7. Au plan politique, le pouvoir est également exercé par un groupe restreint de familles, caractérisées à la fois par leur richesse et par leur présence ancienne dans la vie politique florentine, sans qu'il y ait toutefois corrélation systématique entre richesse et pouvoir politique. Il comprend, derrière la puissante famille des Strozzi, des familles comme les Albizzi, Altoviti, Baroncelli, Canigiani, Capponi, Guasconi, Médicis, Peruzzi, Rondinelli ou Rucellai8. Ce groupe se resserre encore dans la seconde moitié du xv^e siècle. Cette évolution suscite de vifs débats entre les partisans d'un régime ouvert et « démocratique » (governo largo) et ceux qui sont favorables à un régime plus oligarchique (governo stretto), aux mains des ottimati. Cette oligarchisation est particulièrement perceptible dans le paysage urbain, avec la construction, au cours du xv^e siècle, de vastes palais familiaux qui rendent visibles l'hégémonie et la domination territoriale de certaines des familles les plus puissantes comme les Médicis, les Rucellai, les Strozzi, les Pitti, les Pazzi, les Gondi, les Soderini ou les Frescobaldi9.

« Citoyens principaux » et noblesse

4Dans les années 1490, lorsque la menace d'une seigneurie des Médicis s'est éloignée et que l'élargissement du corps politique aboutit à l'institution, en décembre 1494, d'un Grand Conseil qui regroupe probablement quelque 2 250 citoyens, c'est alors, paradoxalement, que se constituent les outils d'une rigidification oligarchique du système politique. L'admission au Grand Conseil repose pour l'essentiel sur un principe explicitement héréditaire, déjà esquissé à plusieurs reprises au cours du xv^e siècle : pour en être membre, il faut avoir au moins 29 ans, ne pas figurer sur la liste des débiteurs publics, et surtout que soi-même ou l'un de ses ancêtres, en ligne directe sur trois générations, ait été tiré au sort pour exercer l'une des trois premières magistratures de l'État10. Héréditaire, la charge de membre du Grand Conseil est aussi viagère et confère ainsi un statut. La pratique des institutions renforce le processus : jusqu'au retour des Médicis, en 1513, presque aucun membre d'une famille « nouvelle » n'accède à la charge de gonfalonier ou de prieur.

5Cette constitution d'un groupe de privilégiés politiques se retrouve dans d'autres villes toscanes au cours du xvi^e siècle. À Sienne, capitale d'une république encore indépendante, le groupe des riseduti (ceux qui ont siégé à la Seigneurie) se constitue lui aussi selon un principe héréditaire et s'élargit à ceux dont seuls les ancêtres ont siégé. À Cortone, les statuts de 1564, modifiés en 1571, restreignent le groupe des éligibles au priorat à ceux qui ont été eux-mêmes prieurs, ou dont le père ou le grand-père l'ont été, alors que depuis les statuts de 1411, tout citoyen membre d'une corporation pouvait siéger comme prieur11. Dans tous ces cas, il ne s'agit pas de constituer un groupe strictement fermé sur lui-même, comme à Venise, car les statuts préservent très souvent la possibilité d'agréger par cooptation des « hommes nouveaux ». À l' opposé, certaines villes, comme Pise, n'instaurent aucune exigence juridique pour accéder aux charges les plus importantes. Le résultat n'en est pas moins sélectif, car c'est un collège étroit de réformateurs qui, tous les quatre ou cinq ans, selon les moments, dresse la liste des éligibles et reconnaît de fait un rôle prédominant à ceux dont les familles ont exercé depuis plusieurs générations les affaires de la cité12.

6Qu'elles aient institué la participation aux affaires de la cité en privilège héréditaire ou qu'elles aient refusé d'instaurer une définition normative de l'accès au pouvoir politique, les cités toscanes sont ainsi toutes caractérisées par la présence d'un groupe limité de familles depuis longtemps actives dans les affaires communales, dont l'ancrage dans le passé nourrit la conscience lignagère et légitime la prééminence politique.

La noblesse en débats

7Au cœur de la société communale, avec Dante, le grand juriste Bartolo da Sassoferrato, puis, tout au long du xv^e siècle, avec certains humanistes, la question de la noblesse n'a cessé d'être débattue, phénomène paradoxal puisque, au même moment, les villes toscanes font disparaître toute référence à la noblesse dans la vie politique et sociale. C'est même probablement l'une des questions les plus débattues par l'humanisme florentin, mais aussi plus largement italien. En fait, un ensemble restreint d'arguments, concernant l'origine et la nature de la noblesse, sont exposés, critiqués, discutés dans une série de dialogues ou de traités : citons, ceux de Buonaccorso da Montemagno (De nobilitate, 1428), professeur de droit de l'université de Florence originaire de Pistoia, de Poggio Bracciolini (De vera nobilitate, 1440), secrétaire apostolique auprès de la curie appelé vers la fin de sa vie à la chancellerie florentine, ou de Cristoforo Landino (De vera nobilitate, après 1487), lui aussi professeur à l'université, ami de Marsile Ficin et proche de Laurent le Magnifique. Les disputes font s'affronter deux thèses majeures : celle qui, à la suite de Dante, voit dans la sagesse et la virtù l'origine d'une noblesse qui ne concerne que les individus ; celle qui, au contraire, considère la dimension sociale de la noblesse et trouve sa justification dans la richesse ou l'illustration ancienne d'une famille, qu'elle soit, ou non, sanctionnée par une décision du prince13. Ces ouvrages affichent clairement leurs implications contemporaines : le dialogue de Poggio Bracciolini met aux prises, dans les jardins d'une villa du contado florentin, deux amis de l'auteur, l'humaniste Niccolò Niccoli et le frère de Côme l'Ancien, Lorenzo de' Medici. Niccoli, qui soutient la thèse de la virtù, n'hésite pas à rappeler qu'à Florence, sont considérés comme « nobles les descendants d'antique lignage, dont les ancêtres ont participé à l'administration de l'État avec des charges à l'intérieur de la cité » (§ 18). Mais sur cette définition, les positions diffèrent : pour Niccoli, il ne s'agit là que d'un pur fait d'opinion, totalement arbitraire car sans fondement clair et défini (§ 28), alors que Lorenzo y reconnaît l'existence d'une véritable noblesse qui tirerait sa légitimité, selon Aristote, des richesses héritées des ancêtres et de l'exercice des vertus14. Au-delà de la diversité des arguments et des références (Aristote, Cicéron, les Stoïciens), qu'accentue le genre du dialogue, il importe de considérer que cette littérature est étrangère au débat politique florentin ; elle ne s'intéresse pas au régime politique de la cité et à son fonctionnement, mais aux individus, à leurs comportements individuels et aux valeurs qui les modèlent. Cette littérature sur la quaestio nobilitatis s'inscrit ainsi dans un discours éthique, qui s'apparente à la littérature de cour et non aux productions de l'humanisme « civique ». Ces débats n'ont probablement guère dépassé à Florence les cercles étroits des lettrés et de leurs mécènes ; en témoigne la circulation restreinte des textes, le seul exemplaire conservé du traité de Landino étant destiné à être offert à Laurent le Magnifique. En revanche, ils semblent avoir été plus largement lus, en latin ou en traduction, dans les grandes cours européennes, dont la très influente cour de Bourgogne15. Loin d'être négligeables, ils signalent une société qui commence à être travaillée par des formes nouvelles d'organisation et de hiérarchisation.

8Ce n'est que dans les années 1540-1550, alors que le pouvoir de Côme I^er se consolide, que la question de la noblesse resurgit dans la péninsule. La reprise des arguments développés par les humanistes se mêle alors à des considérations nouvelles : le rôle du prince, la question des institutions et de la paix civile introduisent, entre autres, une dimension juridique à la discussion, particulièrement visible avec la multiplication des références au traité sur la noblesse du juriste français André Tiraqueau. À partir des années 1550, avec les premiers ouvrages de la « science chevaleresque », l'attention est portée aux nouveaux comportements culturels de la noblesse émergente, autour notamment de l'art de l'escrime, de la science de l'équitation ou de la pratique du duel. Même si Florence, à la différence du siècle précédent, n'est plus le lieu central de ces discussions, la circulation très ouverte de ces livres affecte cette fois-ci plus directement les élites toscanes et accompagne leur transformation16.

Les noblesses du grand-duché

Des noblesses citadines

9Durant toute l'époque moderne, la noblesse reste en Toscane quasi exclusivement urbaine ; cette caractéristique est renforcée par la venue en ville, au cours des xv^e et xvi^e siècles, de la plupart des familles d'origine féodale comme les Bardi di Vernio, les Malaspina, les Della Gherardesca, les Barbolani di Montauto ou les Del Monte, devenus Bourbon del Monte au début du xvii^e siècle. Dans la quasi-totalité des cas, c'est l'appartenance de longue date aux élites politiques - très exactement, le droit, devenu héréditaire, de pouvoir être désigné pour exercer la plus haute magistrature d'une ville, qui est le plus souvent en Toscane un gonfalonier de justice - qui définit désormais la noblesse d'une famille, et d'un individu. En dehors des villes majeures - Florence, capitale de l'État ancien (stato vecchio), Sienne qui s'est soumise à Côme I^er en 1559 et reste toujours capitale de son propre État, Pise, résidence d'été du grand-duc et siège de son ordre militaire —, un petit nombre de cités ont le statut de villes « nobles ». Ce sont des villes dont le corps politique - l'ensemble des citoyens — est le plus souvent divisé en plusieurs groupes, dont seul le premier a accès aux charges politiques suprêmes (gonfaloniérat ou magistrature équivalente) : c'est le cas à Arezzo, Pistoia, Borgo San Sepolcro ou Cortone. Même si une telle séparation n'apparaît pas dans les statuts municipaux de Volterra, Montepulciano ou Pise, le système suivi pour désigner les magistrats aboutit en fait à des résultats analogues. Au-delà de la diversité des modalités juridiques, la liste de ces « éligibles », établie tous les quatre ou cinq ans par les « réformateurs », ne comprend qu'une petite part de l'ensemble des citoyens de la ville, qui finit par constituer une oligarchie ; cette dernière, plus ou moins ouverte à des familles nouvelles, se dote des moyens politiques de se perpétuer au gouvernement de la ville et finit par se considérer et se faire reconnaître dans le courant du xvi^e siècle comme une véritable noblesse17.

10À une liste initiale assez restreinte (Florence, Pise, Sienne, Arezzo, Pistoia, Cortone, Volterra...) viennent s'ajouter certaines villes devenues siège d'évêché comme Colle di Val d'Eisa ( 1592) ou que le grand-duc, en tant que tel ou en tant que grand-maître de l'ordre de Saint-Étienne, reconnaît comme villes nobles : c'est le cas de Livourne (1720), Prato (1721), Borgo San Sepolcro, San Miniato et Pescia (1750) et, plus tardivement, Pontremoli (1778), Fiesole (1837) et Fivizzano (juillet 1848). Un certain nombre de villes comme San Gimignano ou Massa Marittima, puissantes et dynamiques au Moyen Âge, n'obtiennent toutefois jamais ce statut.

Les noblesses du grand-duché de toscane, xvi^e-xviii^e siècle

11L'arrivée au pouvoir des Médicis, qui s'efforcent de mettre en place un nouveau système politique et une nouvelle organisation de l'État, influe de façon complexe sur ces oligarchies. Les Médicis manifestent en effet à la fois souplesse et prudence, mais aussi détermination dans la poursuite d'objectifs essentiels. Sous Alexandre, Côme et François, le prince s'efforce de limiter fortement les prérogatives locales et tente d'agir sur ces oligarchies en cherchant à contrôler le recrutement du personnel politique et le fonctionnement du pouvoir urbain. À Pise, les statuts de 1535 donnent au duc Alexandre la nomination des prieurs. À Sienne, une loi de 1567 précise que le prince a la faculté d'« habiliter » à l'exercice de la Seigneurie ceux qui ne le sont pas encore. A Colle, les réformateurs qui assurent tous les six ans le renouvellement des listes d'éligibles sont nommés directement par le grand-duc. Avec Ferdinand, cette intervention directe tend à s'effacer et le grand-duc accorde aux oligarchies urbaines un rôle plus important dans la gestion de l'État ; les oligarchies retrouvent même une forte autonomie, notamment en ce qui concerne leur propre perpétuation18. Les noblesses urbaines en usent différemment d'une ville à l'autre : l'accès reste très ouvert à Pise ou à Volterra, où les admissions de familles nouvelles (47 entre milieu xvi^e et milieu xviii^e siècle) compensent les disparitions de familles (44 durant la même période)19 ; à Sienne, au contraire, malgré des agrégations, en apparence nombreuses, de familles nouvelles — 133 agrégations entre 1563 et 1690 , une politique rigoureuse d'autocontrôle, accentuée à partir des années 1640, empêche de compenser le déclin d'ensemble. D'autant plus que ces agrégations sont inégalement réparties dans le temps : nombreuses durant les dernières décennies du xvi^e siècle, au moment où le grand-duc exerce ses prérogatives, elles se font rares dès les années 1620, lorsque la balìa siennoise a pris un poids déterminant dans ces créations20.

12Une seule ville du grand-duché a perdu, de fait, l'essentiel de son autonomie : sa propre capitale, Florence. Avec la fin de la République et les réformes de 153221, les plus importantes de ses institutions communales, en particulier la Seigneurie, ont été abolies et remplacées par une série de magistratures et de conseils (Magistrat suprême, conseil des Quarante- Huit, conseil des Deux-Cents), dont les membres sont nommés à vie par le prince, à l'opposé donc des pratiques des cités-États. Les élites citadines, à la différence des autres villes du grand-duché, ne peuvent plus se coopter, ni réguler elles-mêmes leur propre reproduction. Ce cadre spécifique n'a pas entraîné pour autant la disparition de l'ancienne aristocratie, ni son élimination au profit de familles nouvelles que le prince aurait introduites en grand nombre. À se limiter au seul cas du Sénat des Quarante-Huit, sur les 607 sénateurs désignés entre 1532 et 1721, seuls 11 ne sont pas d'origine florentine ; la très grande majorité appartiennent aux très anciennes familles qui étaient déjà membres de la classe dirigeante de Florence sous la République22. Le principat n'a donc pas modifié en profondeur les structures sociales du pouvoir dans la capitale toscane.

13Ce maintien d'une assise citadine de la noblesse est fondamental. Si le statut nobiliaire est reconnu partout et par tous, les quelques privilèges que ce statut peut conférer à une personne - privilèges non pas fiscaux, les nobles payant les mêmes impôts que les autres citoyens de leur ville, mais politiques - ne concernent, en Toscane, que le niveau local : l'accès aux charges politiques ne leur est réservé que dans la cité dont ils sont nobles. À aucun moment, et ce même après la loi d'octobre 1750 dont nous parlerons plus avant, il n'existe une noblesse dotée de droits uniformes au sein du grand-duché.

Une noblesse autour du prince

14Il serait néanmoins inexact de considérer que l'institution du principat n'a eu aucune influence sur la constitution et l'évolution de ces noblesses. S'il se refuse à toute intervention locale, le prince en revanche installe au centre de son État des institutions nouvelles qui modifient en profondeur à la fois le jeu politique et les dynamiques sociales, entre autres en transcendant les distinctions urbaines. Il s'entoure dès le début d'une cour, dont l'importance se renforce à partir du règne de Ferdinand, à la fin du xvi^e siècle ; il crée un ordre chevaleresque qui a pour effet, à terme, de constituer autour de lui une noblesse militaire dont les valeurs, combinées avec celles de la cour, contribuent progressivement à transformer les élites du grand-duché et à les mettre en règle par rapport aux autres noblesses de l'Europe moderne.

15Aux lendemains de la paix du Cateau-Cambrésis, dans l'intention d'accroître le prestige des Médicis et de leur duché, Côme I^er élabore le projet d'un nouvel ordre chevaleresque, autorisé par Pie IV en octobre 1561 et institué officiellement le 18 mars 1562, après que le duc en a revêtu l'habit de grand-maître trois jours plus tôt. Autour d'un projet militaire plus exactement naval -, Côme désire renforcer ses liens à la fois avec le Saint-Siège et avec les familles les plus prestigieuses issues des différentes oligarchies toscanes, voire italiennes. Des critères extrêmement sélectifs en font une institution nobiliaire exclusive, dont les exigences sont directement calquées sur celles de l'ordre de Malte : tout impétrant doit prouver quatre quartiers de noblesse — nombre qui ne cessera d'augmenter au fil du temps —, n'avoir jamais exercé de métier vil et avoir toujours vécu en gentilhomme23.

16Tout à la fois signe de distinction sociale et de loyauté envers le régime des Médicis, l'ordre exerce immédiatement une très forte attraction sur les noblesses italiennes, plus particulièrement celle des cités toscanes. Pour l'ensemble du principat médicéen, entre 1562 et 1737, 4 438 chevaliers furent admis dans l'ordre, dont 3 048 (69 %) étaient toscans. Les principales villes sont les mieux représentées : on dénombre ainsi 1 057 chevaliers de Florence, 401 de Sienne, 331 de Pistoia, 287 de Pise, 200 d'Arezzo, 173 de Volterra, 107 de Cortone, 40 de Montepulciano, 28 de San Miniato, 22 de Colle, pour se limiter aux principales d'entre elles. Plus que la hiérarchie urbaine du grand-duché, ces données mettent en évidence la forte compétition qui anime les élites urbaines pour renforcer leur statut et leur influence dans le contexte de l'État princier ; elles renvoient aussi à l'histoire longue de ces élites, qui doivent prouver à l'ordre qu'elles répondent à ses exigences d'antichità, de virtù et de richesse24.

17Si l'ordre renforce ainsi les élites anciennes, il permet aussi d'intégrer les élites récentes, qui ne disposent pas toujours des titres exigés pour y être admise. Le grand-duc, en tant que grand-maître, a alors la possibilité de concéder, par grâce et par l'intermédiaire de la constitution d'un capital sous forme de « commanderie », l'admission dans l'ordre. Le phénomène est d'importance : dans les années 1563-1737, 695 commanderies sont fondées, dont 570 par des familles toscanes ; parmi elles, les commanderies de patronage autorisent le candidat à ne pas faire des preuves complètes, ce qui permet à ceux dotés d'une « noblesse imparfaite » d'être reçus dans l'ordre et ainsi de s'insérer dans la noblesse du grand-duché. En agrégeant nombre de familles nouvelles, souvent enrichies par le commerce ou l'exercice de professions libérales, l'ordre donne au grand-duc les moyens d'anoblir tous ceux qui, par leur fortune ou leur situation politique ou sociale, peuvent être assimilés aux élites toscanes, ce qu'il ne peut pas faire en tant que grand-duc25.

18Plus largement, l'ordre contribue à reconfigurer les élites locales en diffusant, par-delà les usages locaux, des normes et des modèles qui contribuent au passage de l'honorabilité citadine à la dignité nobiliaire26. La pratique de la généalogie, qui existait déjà27, connaît ainsi un essor décisif à partir des années 1570, avec l'intervention de professionnels comme l'historien Scipione Ammirato. À travers leurs réformes périodiques, les statuts urbains, les uns après les autres, interdisent l'accès des plus hautes magistratures aux professions « viles », comme à Cortone en 1586-1592, à San Miniato en 1591 ou à Colle di Val d'Eisa en 1597 où tous les « arts mécaniques » sont exclus du gonfaloniérat. Dans le prolongement des exigences nobiliaires de l'ordre de Malte à partir des années 1550, l'ordre de saint Etienne participe fortement à l'émergence et à l'affirmation, au cours des dernières décennies du xvi^e siècle, d'une des figures types de la noblesse italienne, le « cavaliere », autour duquel vont être reformulés valeurs et comportements28

19La cour est encore mal connue du point de vue social29. Formée dès les années 1530, autour d'Alexandre, elle se structure sous Côme avant de prendre une nouvelle ampleur, et une réelle splendeur sous Ferdinand lorsque ce cardinal fin connaisseur des fastes romains transfère, devenu grand-duc, la résidence du souverain du palais de la Seigneurie au palais Pitti. C'est pendant des décennies un ensemble très diversifié où des Italiens, venus pour l'essentiel du centre et du nord de la péninsule, côtoient des sujets du grand-duc. Elle accueille aussi, mais en plus petit nombre, des étrangers « ultramontains », parfois de façon stable, plus souvent lors de leur passage à Florence. Les courtisans, qui jouissent d'une pension, d'un statut, de privilèges spécifiques (dont le port de l'épée), voient leur nombre augmenter fortement, passant de 250 dans les années 1580 à près de 800 à la fin du xvii^e siècle. Si les Florentins sont, au début, peu nombreux, ils entrent en grand nombre à partir des années 1580. La cour participe alors du processus d'anoblissement des anciennes élites citadines en permettant la constitution d'une aristocratie titrée, dont le prestige s'étend bien au-delà du grand-duché, même si, paradoxalement, elle n'occupe pas de ce seul fait une place prééminente dans le monde citadin dont elle est le plus souvent issue. De 1539 à 1750, les grands-ducs successifs ont ainsi concédé 78 titres de noblesse - en grande majorité des titres de marquis, attribués dans les années 1620-1640 à des courtisans détenant des fonctions de cour importantes ou envoyés en mission à l'étranger -, dont seuls 30 % l'ont été à des Florentins30. Comme l'ordre de Saint-Étienne, la cour institue des cohésions transversales, hors des univers citadins dans lesquels les courtisans d'origine étrangère comme les Colloredo, originaires du Frioul, dont une branche réside longuement à la cour toscane - peinent, en sens inverse, à s'intégrer.

20Une culture nouvelle s'introduit ainsi dans les élites toscanes au cours des dernières décennies du xvi^e siècle. Les fils prennent la voie des collèges pour nobles - les seminaria nobilium — que les Jésuites ouvrent dans la péninsule, à Milan en 1574, puis à Ferrare, Parme, Modène, Mantoue, à Florence probablement au début du xvii^e siècle31. En plus des matières communes à l'ensemble des élèves, les jeunes nobles y sont initiés aux langues étrangères, aux disciplines utiles aux militaires, au droit, à l'escrime et à l'équitation, sans y oublier les arts mondains comme la musique ou la danse. La cour de Florence est aussi un lieu d'éducation pour la jeunesse : dès les années 1580, les jeunes pages suivent les cours de maîtres de mathématiques, d'escrime et de danse, et les nobles tant toscans qu'étrangers, autorisés par le grand-duc, peuvent bénéficier, dans son manège, des reprises données par son grand-écuyer et ses aides. Ces institutions se développent tout au long du xvii^e siècle, jusqu'à l'ouverture à Sienne d'un pensionnat pour nobles, le collège Tolomei, en 1676, puis à celle de l'académie des nobles de Florence en 1689. Dans le prolongement de certaines traditions locales, comme à Sienne, de nombreux nobles embrassent la carrière militaire, avec la mise en place, dans les années 1560, d'une flotte de galères, avec la création des « bandes » grand-ducales pour la défense de l'État, plus tardivement lors de la guerre de Trente ans, quand plusieurs princes Médicis, partis soutenir l'empereur et illustrer la dynastie, entraînent derrière eux de nombreux jeunes toscans, tant soldats qu'officiers32. Cette militarisation, partielle, de la noblesse toscane, s'estompe toutefois à partir des années 1640, au moment où les grandes armées de l'Europe du Nord tendent à devenir permanentes et surtout se professionnalisent, et que les Médicis, et à leur suite de nombreux Toscans, cessent d'intervenir directement dans les guerres européennes.

21C'est à deux niveaux que se situent ainsi les noblesses du grand-duché. Dans les villes importantes, les anciennes élites républicaines, qui conservent toujours le pouvoir, tiennent à faire reconnaître leur statut nobiliaire.

22Autour du prince, se développe une société de cour, construite par la faveur du prince. Les deux ensembles, quoique fortement imbriqués les uns dans les autres, ne se confondent jamais, faute de véritables équivalences qui permettraient le passage automatique d'un monde à l'autre. Cette dualité a largement contribué à rendre ces noblesses de l'espace toscan incompréhensibles aux historiens.

Portrait collectif d'un ensemble hétérogène

23Au-delà de cette dualité, et sans négliger la diversité des situations citadines, des insertions familiales ou des trajectoires individuelles, il n'est pas illégitime de tenter de proposer un portrait de cet ensemble social.

Une noblesse en déclin ?

24Perte de puissance économique, affaiblissement politique, plus encore déclin démographique, voilà quelques traits qui ont longtemps caractérisé l'historiographie des noblesses italiennes en général, des noblesses toscanes en particulier33. À Sienne, le nombre des nobles (riseduti) passe d'environ 1200 vers 1500 à environ 700 en 1600, à moins de 400 un siècle plus tard. Comme dans de nombreux pays, dans les dernières décennies du xvi^e siècle, les familles nobles des villes toscanes ont commencé à restreindre pour leurs enfants l'accès au mariage, développant en contrepartie les entrées au couvent ou le célibat masculin laïque. À Sienne, entre 1590 et 1740, le nombre annuel de mariages dans la noblesse a ainsi été divisé par quatre34, entraînant une diminution encore plus importante des naissances (cf. figure).

25Ce contrôle de la nuptialité, destiné au départ à assurer une meilleure transmission de patrimoines indivis, accroît rapidement la fragilité biologique des familles : de 1560 à 1750, 70 % des familles de la petite noblesse siennoise s'éteignent. Malgré la reprise du mariage des cadets à partir des années 1750, le déclin démographique, également visible à Florence ou à Volterra, se poursuit au cours du xix^e siècle35. Il frappe de plein fouet le groupe dans son ensemble car il n'est jamais compensé par un afflux, équivalent, voire supérieur, de familles nouvelles que ni le grand-duc ni les élites urbaines ne veulent admettre dans la noblesse. Ce double phénomène, que l'on retrouve à des degrés divers dans la plupart des villes toscanes, a pour conséquence, faussement paradoxale, la constitution d'un noyau nobiliaire aux origines très anciennes, issu des familles les plus puissantes et les plus nombreuses aux xiv^e et xv^e siècles. Cette capacité qu'ont alors quelques familles à s'opposer aux outrages du temps et à assouvir le « désir d'éternité » qui s'est alors emparé des noblesses européennes, confère au groupe une image de force et de stabilité qui n'exclut pas pour autant le diagnostic de « déclin ».

Une noblesse foncière

26Comme pour toutes les noblesses européennes, la richesse foncière est au fondement de la puissance sociale du groupe36. Depuis le Moyen Âge, les oligarchies urbaines n'ont cessé d'investir dans les terres ; elles ont contribué à restructurer fortement le monde rural, en rationalisant les exploitations, en créant de vastes propriétés (fattorie) dirigées par un régisseur et divisées en petites unités (poderi) exploitées en métayage (mezzadria) dont la production est destinée principalement au marché urbain. Chaque ville impose ainsi son emprise sur les campagnes environnantes (contado)-, les familles nobles de Florence et de Sienne constituent de gigantesques ensembles fonciers, à travers la Toscane « riche » qui s'étend tout au long de la vallée de l'Arno, dans le Chianti au sud de Florence, dans le Casentino au nord d'Arezzo, mais aussi hors de Toscane, dans les États de l'Église, dans le royaume de Naples ou en Sicile. Cette domination sur les campagnes n'a recours que marginalement à la structure seigneuriale. Malgré un ensemble non négligeable de création de titres, liés à des fiefs et accompagnés de droits juridictionnels, elle ne concerne que 4 % de l'ensemble de la population vers 1650, plus forte toutefois dans l'ancien État de Sienne (14 % de la population) que dans l'État de Florence (3 %)37. La terre confère à elle seule un statut social : la « villa » de campagne, érigée au cœur du domaine, est l'équivalent symbolique du palais urbain. Vers 1830, 74 % des grandes propriétés toscanes sont toujours détenues par la noblesse, celle de Florence et de Sienne en accaparant plus des deux tiers38.

27Le capital foncier a acquis une dimension spécifique en Toscane lorsque, à partir de la fin du xvi^e siècle, les investissements commerciaux et industriels se sont avérés moins rentables. Les acquisitions foncières de la noblesse connaissent alors une forte hausse, pour se ralentir probablement au cours du xviii^e siècle. Nombre de familles nobles, très présentes encore au xvi^e siècle dans l'industrie, le commerce et la banque, en particulier à Florence, n'en conservent pas moins d'importants investissements mobiliers, principalement par le biais de sociétés en commandite, mais aussi par la gestion directe de 10 à 20 % des sociétés d'affaires actives à Florence au xvii^e siècle. Ces investissements ne diminueront véritablement qu'à partir des années 174039.

Pouvoir politique

28Un autre élément qui va à l'encontre d'un diagnostic global en terme de déclin est le maintien des nobles dans les instances dirigeantes. Dans les villes, nous l'avons vu, les anciennes oligarchies non seulement ont conservé mais encore fréquemment renforcé leur pouvoir. L'évolution est différente en ce qui concerne les structures centrales et la bureaucratie grand-ducale.

29Alors que Côme I^er avait eu recours en grand nombre aux nobles des villes du duché pour l'administrer, la noblesse florentine renforce sa présence dans l'administration du grand-duché tout au long du xvii^e siècle, en particulier au sommet (secrétaires, conseillers, sénateurs...), à l'exception du secteur judiciaire, peuplé en bonne partie de docteurs en droits, et dont les Florentins sont souvent exclus. L'accès à ces charges stables - à la différence des anciennes magistratures républicaines que l'on exerçait par rotation - n'a pas pour autant entraîné la formation d'une noblesse de robe, faute de vénalité des offices peut-être, surtout à cause d'une conception de la noblesse qui la lie étroitement à l'exercice direct du pouvoir. À partir des années 1740, les réformes des institutions, la mise en place de nouvelles exigences professionnelles suscitent l'émergence de nouveaux acteurs qui n'appartiennent pas au monde nobiliaire et éloignent la noblesse de la haute administration grand-ducale40.

30En rupture avec l'idéologie du popolo, la noblesse des villes toscanes, au cours du xvii^e siècle, affirme avec force son caractère distinctif et exclusif, en jouant des institutions nouvelles (le personnage du cavaliere), en se constituant des privilèges qu'elle ne demande pas à l'État de garantir. En particulier, dans les années 1640-1650, apparaissent des cercles dont l'admission est strictement réservée aux nobles de la ville, ou aux nobles étrangers de passage. Hors du monde de la cour, et sans le contrôle du souverain, cette sociabilité mondaine, appuyée sur le divertissement et le jeu, renforce la relative cohésion d'un groupe qui affiche une façon de vivre différente de celle des autres citoyens : la Conversation des Nobles de Santa Trinita se constitue à Florence dans les années 1630, les « Seigneurs unis du Casino » fondent leur société à Sienne en 1657 ; des associations semblables existent à Pise dans les années 1690, à Arezzo dans les premières années du xviii^e siècle, sous le nom de « Casino des Nobles41 ». Même si ces lieux mondains restent encore mal connus, ils constituent très probablement des réponses sociales à la dualité nobiliaire que nous avons mise en évidence, en proposant de la dépasser sans remettre en cause les systèmes institutionnels.

Vers une noblesse toscane (xviii^e-xix^e siècle) ?

31Lorsque, peu après la mort de Jean Gaston, le lorrain Emmanuel de Richecourt, représentant du nouveau grand-duc, arrive en Toscane, il y découvre « un meslange d'aristocratie, de democratie et de monarchie » très différent des réalités sociales et politiques qu'il connaissait en Lorraine et, plus largement, en Europe du Nord. Ce texte fameux, qui associe dénonciation, diagnostic et remèdes, le conduit à proposer un « plan des changements à faire en Toscane » dès octobre 1737. Dans les années 1740, la réforme de la noblesse est ainsi au cœur d'un vaste dispositif destiné à mettre fin aux « sentiments républicains », nuisibles dans une monarchie qui doit au contraire reposer sur les liens entre les nobles et leur souverain. Si Richecourt échoue dans son projet de constituer une noblesse du grand- duché, il aboutit, en octobre 1750, à la promulgation d'une loi sur la noblesse et la bourgeoisie (cittadinanza) qui, tout en maintenant, en apparence, le lien étroit entre noblesse et réalités citadines, modifie les assises de la noblesse toscane. Vingt ans plus tard, la réforme des communautés, que Pierre-Léopold entend couronner par la mise en place d'une constitution, procure de nouvelles bases à la société toscane et achève de modifier la nature même de la noblesse42.

Les deux temps de la réforme de la noblesse (1750, 1770-1780)

32L'importance de la loi de 1750 sur la noblesse tient moins au fait qu'elle propose la première définition juridique de la noblesse en Toscane qu'à ce qu'elle fait désormais du souverain l'origine de toute noblesse en mettant un terme à la cooptation « républicaine » encore en vigueur dans les principales villes en dehors de Florence43. La définition qu'elle donne ressemble, à première vue, à une motion de synthèse : « Nous reconnaissons comme nobles tous ceux qui possèdent, ou ont possédé des fiefs nobles, qui sont admis aux ordres militaires ou ont obtenu la noblesse par un diplôme, de nous ou d'un de nos prédécesseurs, et finalement la majeure partie de ceux qui ont détenu ou sont aptes à détenir présentement la première et plus éminente charge des villes nobles leurs patries. » À partir de cette prise en charge du passé, la loi, qui se situe au terme d'une série de lois qui concernent le statut des personnes à partir du droit de porter des armes (janvier 1738, juillet 1743), d'établir un fidéicommis (juin 1747) ou de gérer un fief (avril 1749), se présente certes comme une classique « réforme » de noblesse : l'établissement du Livre d'Or, opération qui va durer pendant près de vingt-cinq ans pour couvrir l'ensemble des villes du grand-duché, permet à la fois d'épurer et de mieux distinguer. Plus encore, la loi définit un nouveau principe de noblesse : « L'acquisition de la noblesse pour tous les temps à venir dépendra de notre volonté suprême et de celle des grands-ducs nos successeurs » (art. 18). En faisant désormais dépendre la noblesse du seul pouvoir souverain, la loi met fin au rapport privilégié, quoique non exclusif, qui existait, depuis l'origine, entre le système politique citadin et le statut nobiliaire, ce qui suscite de graves tensions dans plusieurs villes du grand-duché.

33La réforme des communautés, réalisée pour les villes entre 1772 (Volterra) et 1786 (Sienne)44, prolonge de fait la loi de 1750, en ôtant à la noblesse le monopole du gouvernement des villes, monopole qui s'était constitué aux xv^e et xvi^e siècles. Elle assoit en effet en partie les droits politiques non plus sur le statut (nobiliaire, en l'occurrence) mais, selon le modèle physiocratique, sur la propriété. La « communauté des propriétaires » entre ainsi en rivalité avec la stratification sociopolitique des villes nobles, suscitant réactions et solutions spécifiques, sous forme de compromis, en particulier dans les villes principales comme Pise, Florence ou Sienne. Sans être réduite à un pur statut honorifique, la noblesse doit désormais partager le pouvoir urbain. La charge de gonfalonier reste privilège nobiliaire, mais les sièges de prieurs sont répartis entre nobles et roturiers, tous devant toutefois prouver une certaine richesse foncière. Cet affaiblissement du lien entre noblesse et cité est encore plus considérable dans les faits. D'une part, les anciennes familles nobles se désintéressent de la vie politique citadine ; ainsi les gonfaloniers de Florence durant les dernières années du xviii^e siècle n'appartiennent qu'en petit nombre à la noblesse ancienne. D'autre part, les familles nouvelles qui entrent dans la noblesse n'ont plus guère de rapport avec la ville : ainsi, à Volterra, seules 2 des 12 familles inscrites sur le livre d'or entre 1758 et 1820 sont originaires de la ville.

34C'est cette succession de réformes, et cette profonde transformation des assises et des structures de la noblesse, qui donnent l'impression à certains, en plein essor du mythe européen de Pierre-Léopold, que, comme la peine de mort, la noblesse a désormais disparu en Toscane. En 1787, le président au parlement de Bordeaux Dupaty note ainsi au cours de son voyage en Italie : « Armé du bonheur public, le grand-duc a attaqué tous les privilèges de la noblesse : il les a vaincus. Il a détruit les dernières racines de la démocratie, en supprimant les confréries ; les dernières racines de l'aristocratie, en laissant mourir l'ordre des sénateurs. Il n'y a plus qu'une seule classe de sujets en Toscane, et un seul maître45. »

L'impossible « Restauration » ?

35Supprimée en avril 1808 par décret impérial, la noblesse est réorganisée à la Restauration par une loi de septembre 1814 qui lui rend distinctions et prérogatives et remet en vigueur la loi de 1750. Si le Livre d'Or de la noblesse est maintenu dans chaque ville, si le « Casino » des nobles est réouvert à Florence dès décembre 1814, la période impériale n'en a pas moins marqué fortement la société toscane. L'essor de l'appareil bureaucratique, le recours à des hommes nouveaux aux sommets de l'État, l'accentuation de la centralisation ont fait perdre à la noblesse l'essentiel de son pouvoir administratif et politique ; elle a retrouvé, en revanche, une dynamique patrimoniale qui, à ses bases traditionnelles — le palais urbain, les grandes propriétés rurales - associe de nouveau, à partir des années 1840- 1850, des investissements bancaires et commerciaux tels qu'on a pu parler d'un retour au modèle de la Renaissance46. Aux familles anciennes se mêlent désormais les noms d'individus aux réussites économiques spectaculaires, comme le banquier Emanuele Fenzi, ou l'industriel d'origine française Francesco Larderel, issus de l'époque « turbulente » des années françaises et du royaume d'Etrurie47. La Restauration est marquée, quant à elle, par l'installation d'un certain nombre de familles étrangères, plus ou moins prestigieuses, qui s'insèrent rapidement dans la noblesse, tels le comte Demidoff (admis en 1837) ou le prince Poniatowski, de la famille royale polonaise, le dernier à être inscrit sur le registre du patriciat de Florence, en novembre 1847.

36Avec l'amenuisement des enjeux citadins, l'essor d'une mobilité géographique et le rôle de plus en plus affirmé de la capitale de l'État et de ses élites, c'est une noblesse toscane qui émerge ainsi sur le tard, économiquement dominante, fortement conservatrice et paternaliste, et prête à s'engager dans une aventure politique à la fois contre le régime grand-ducal et le mouvement démocratique. Favorable à une solution fédéraliste, elle finira par embrasser, presque contre elle-même, le programme unitaire48.