1De la mort de Ferdinand I^er, survenue en 1609, à la disparition en 1737 du dernier grand-duc de la Maison de Médicis, s'étend une période relativement délaissée par les historiens, et de surcroît longtemps analysée en termes de repli diplomatique, de dégradation institutionnelle, d'épuisement dynastique, de réaction aristocratique, de domination cléricale et de décadence morale. Quatre règnes, de très inégale longueur, se succèdent. Côme ii, fils de Ferdinand, meurt précocement en 1621. Un conseil de Régence prend alors en main les affaires, puis en 1628 les remet au fils de Côme, Ferdinand ii, qui reste sur le trône jusqu'en 1670. Côme iii, fils de Ferdinand ii, se signale par une longévité plus grande encore : ce n'est qu'en 1723 que son fils cadet, Jean Gaston, prend à son tour la direction du grand-duché. Avec ce prince sans gloire ni postérité se termine, quatorze ans plus tard, l'histoire de la monarchie des Médicis.

Guerre et paix

2Côme ii est contemporain des débuts de la Guerre de Trente Ans. Son successeur l'est de la suite de ce grand conflit, ainsi que de la guerre franco-espagnole qui dure jusqu'en 1659, meurtrit l'Europe, atteint la péninsule et à certains moments se déroule aux frontières de la Toscane. Côme iii à son tour a la guerre à ses portes : d'abord celle de la Ligue d'Augsbourg, puis celle de la Succession d'Espagne. Enfin Jean Gaston assiste impuissant aux négociations et aux conflits armés de la première partie du xviii^e siècle, dont l'Italie est l'un des théâtres, et son propre État l'un des enjeux. Le monde dans lequel ces monarques opèrent est donc extrêmement perturbé, et de ces perturbations les grands-ducs ne peuvent à aucun moment s'isoler complètement. Aussi leur gouvernement passe à plusieurs reprises par des périodes tourmentées.

3La première de ces phases débute avec l'intervention des troupes de Côme ii en Montferrat (1613). Elle se poursuit avec l'envoi d'un contingent pour appuyer en Bohême Ferdinand de Habsbourg, beau-frère du grand-duc (1618), puis avec la participation de deux membres de la maison de Médicis, les princes Mattias et François, aux opérations de la Guerre de Trente Ans. Elle culmine avec la première guerre de Castro (1641-1644), conflit local, mais coûteux, pendant lequel Ferdinand II aligne plusieurs milliers d'hommes face aux soldats du pape Urbain VIII, et parvient ainsi à mettre en échec l'ambition des Barberini de soustraire aux Farnèse les deux fiefs de Castro et Ronciglione, situés dans la région de Viterbe1.Les Toscans, alors, versent non seulement leur sang, mais aussi leur argent, et ce d'autant plus qu'outre ses propres entreprises, le grand-duc est conduit à financer, de plus ou moins bon gré, et le plus souvent à fonds perdus, une partie de l'effort de guerre de l'Espagne - suzeraine de Sienne - et de l'Empire — prétendu suzerain de l'État de Florence. Contrecoup intérieur, un important organisme de crédit — le Mont-de-piété de Florence — connaît de graves difficultés, puis s'enfonce dans une demi-banqueroute.

4Une deuxième période de turbulences commence avec les guerres européennes de la fin du règne de Louis XIV, et se poursuit jusqu'en 1720 avec les conflits opposant l'empereur aux Turcs, puis à l'Espagne d'Alberoni. À partir de 1692, Côme iii doit se résoudre à verser de substantielles contributions de guerre aux généraux de Léopold I^er, puis à ceux de Joseph I^er et de Charles vi, dont les troupes sont stationnées en Milanais, et force lui est d'augmenter à proportion les impôts dus par ses sujets, ainsi que la dette publique des Monti de Florence. Le grand-duché, en outre, subit par deux fois le passage de la soldatesque impériale. La situation finit cependant par s'éclaircir ; mais, lorsque le grand-duc meurt, une autre hypothèque, bien plus grave que les précédentes, pèse sur l'avenir du régime médicéen2.

5Cette nouvelle menace vient de l'intérieur du grand-duché, et plus précisément de la dynastie elle-même dont, dès les premières années du xviii^e siècle, l'extinction n'est plus qu'une question de temps. Certains Toscans, et non des moindres, rêvent d'un retour à la république. Côme III, pour sa part, essaie un moment de réserver son trône à sa fille Anne-Marie-Louise. Mais l'affaire de la succession échappe aux modestes maîtres de Florence. Les grandes monarchies la règlent à leur place, tout en l'intégrant dans un problème de plus vaste dimension : celui de l'équilibre à créer à l'intérieur de la péninsule entre les Bourbons d'Espagne et les Habsbourg d'Autriche. Le grand-duché est d'abord attribué à un membre de la première dynastie, Don Carlos. Il échoit pour finir à un prince allié à la seconde, François, duc de Lorraine et époux de la future impératrice Marie-Thérèse. Aussi le principat, qui à l'origine avait pu apparaître comme un moyen de sauvegarder l'indépendance de l'État, au prix de l'asservissement de ses citoyens, devient le moyen d'établir la domination d'un prince étranger dont rien, par ailleurs, ne permet de penser qu'il va rendre leur liberté aux Florentins.

6Ainsi résumée, l'histoire politique du grand-duché de la mort de Ferdinand I^er à celle de Jean Gaston ne comprend guère qu'un seul événement de grande ampleur, au reste programmé de longue date : la disparition de la dynastie. Pour le reste, les annales de la Toscane ne contiennent rien de véritablement notable : point ici de cataclysmes guerriers, comme il s'en abat sur le monde germanique ; point non plus de drame pareil au siège de Candie, ni de révolution digne de celle de Naples, ni de conjuration renvoyant l'écho de celles de Pandolfo Pucci (1559) ou d'Orazio Pucci (1575), ni de convulsions financières de l'ampleur de la banqueroute de Law, ni de conflit de juridiction aussi aigu que l'Interdit de Venise, ni de mutations institutionnelles enfin semblables à celles que Victor-Amédée II de Savoie introduit dans ses États. En dépit des difficultés, la quiete, ou repos, l'emporte. Il y a à cela quelques raisons.

7À la différence de la Savoie, ou du duché de Milan, la Toscane est à la marge des grands conflits européens : au pire lieu de passage des troupes, elle n'est pas un champ de bataille. Son maître - ou ses régents - ont plus d'une fois du penchant pour les Habsbourg, particulièrement d'Autriche. Mais, s'ils se résignent à ouvrir discrètement leurs coffres à leurs amis, ils n'entendent pas se déclarer publiquement pour eux. À l'inverse des ducs de Piémont, Ferdinand II, comme Côme III, pratiquent la neutralité, qui à défaut de leur assurer la gloire les met à l'abri des désastres, et protège le commerce de Livourne. Ils recherchent prudemment des unions dans l'un et l'autre camp, si bien que le premier, fils d'une Habsbourg d'Autriche, est aussi le beau-père d'une princesse de la Maison de Bourbon, tandis que le deuxième marie son aîné à la fille de l'Électeur de Bavière - allié de la France - et sa fille à l'Électeur palatin - beau-frère de l'Empereur. Les grands-ducs rendent également des services aux deux parties : Côme II, puis Ferdinand II, servent de médiateurs aux Habsbourg ; ce dernier prince raccommode ensuite le roi de France avec Alexandre VII, à la suite de l'affaire des Gardes corses (1664). Son rôle dans la Guerre de Castro ne procède pas, par ailleurs, de la volonté de conduire dans la péninsule une politique agressive ou expansionniste : le mobile du grand-duc est alors la défense de son beau-frère, Odoardo Farnèse, et surtout celle du statu quo et donc du repos de l'Italie, menacé par les ambitions des Barberini. Mais, pour le reste, les Médicis ne désirent pas en découdre avec le Saint-Siège : quelque sincère que soit leur désir de défendre leur juridiction, leur méthode est plutôt de peser sur les conclaves, en vue d'obtenir des papes favorables à leurs intérêts, et donc enclins à les avantager - ainsi que leurs sujets - à la Cour de Rome. Leur chance enfin, qu'ils partagent avec les autres souverains italiens, est de n'abriter dans leurs frontières aucune minorité religieuse d'où pourrait naître le péril d'une division civile.

8Bien qu'ils aient dans la première moitié du siècle soigné leur armée, les grands-ducs ne se présentent donc pas sous les traits de monarques guerriers. Leur État est peu militaire, et leur politique comparativement pacifique. Cette quiétude a son prix, puisque les Médicis, à la différence des Savoie, ne s'acquièrent ni une position en Europe, ni la dignité de roi. Mais elle n'est pas non plus synonyme d'un véritable effacement : à l'échelle de l'Italie, les grands-ducs restent des acteurs importants, capables de se faire entendre à Rome, et volontiers employés comme médiateurs pour résoudre des conflits locaux. Leur État, enfin, gagne en stabilité ce qu'il perd en gloire, et peut plus aisément que d'autres se conserver sous une forme héritée du passé, sans courir le risque d'être balayé par les convulsions d'un siècle tourmenté.

La stabilité du grand-duché

9Introduire l'idée d'une stabilité du grand-duché de Toscane sous les derniers Médicis, revient à entrer en contradiction avec les thèses soutenues, parfois depuis longtemps, parfois au contraire de façon récente, par des historiens dont le centre d'intérêt principal est le Settecento riformatore et dont la tendance est à présenter le xvii^e siècle toscan, et spécialement le règne de Côme III, soit comme un moment de profonde déchéance politique3, soit, et plus rarement, comme une période marquée par de premières expériences visant à transformer en profondeur l'État médicéen4. Foncièrement polémique, la première de ces interprétations ne peut plus guère être soutenue. Stimulante et audacieuse, la seconde ne concerne qu'une vingtaine d'années au plus du règne de l'avant-dernier grand-duc. Elle n'est pas, au demeurant, complètement incompatible avec la notion d'une stabilité de plus longue durée, qui paraît effectivement s'être affirmée dans plusieurs domaines.

10Territorialement, le grand-duché est, à peu de chose près, identique en 1737 à ce qu'il était à la mort de Ferdinand I^er. Constitutionnellement, le système mis en place au xvi^e siècle5 reste sur pied jusqu'à la fin du gouvernement médicéen. Ce que, faute d'un terme plus adéquat, on se résigne à appeler l'État des Médicis, continue de se penser, au moins dans l'esprit des juristes, comme un agrégat de communautés et de cités possédant chacune leur tradition institutionnelle et normative. Liées de longue date à une Dominante-Florence - par les nœuds d'une soumission négociée et quasi contractuelle, ces entités désormais privées d'une juridiction propre sont gouvernées par un prince — hier Ferdinand I^er, aujourd'hui Ferdinand II ou Côme III - qui se présente sous le visage d'un père et d'un tuteur, traite les communautés comme des mineures incapables, fait surveiller leur administration par les cancellieri de’ Nove et parvient ainsi à les maintenir en ordre, en équilibre et donc en repos. La structure institutionnelle sur laquelle ce monarque s'appuie pour atteindre ses objectifs est constituée en grande partie par des tribunaux florentins, le plus souvent d'origine républicaine, où siègent encore des citoyens désignés selon l'antique procédure de la tratta, ou tirage au sort. Aussi l'ossature de l'État, telle que les Lorrains la découvrent à leur arrivée en 1737, comprend quantité d'éléments anciens et porte, avant toute chose, la marque d'une continuité séculaire.

11Le sovrano tutore trône au milieu d'une cour qui, elle aussi, constitue tout au long de la période un lieu et un instrument essentiel du gouvernement grand-ducal6. Instaurée par Côme I^er, installée au palais Pitti, rayonnant sur le quartier de l'Oltrarno, cette cour croît en nombre tout au long du xvii^e siècle, passant de 350 à 800 personnes environ de 1609 à 1692. Ici figure le prince, en un cérémonial qui prend, par exemple lors de son repas, une dimension quelque peu liturgique. Ici aussi ne cesse de s'acquérir et de se cultiver la faveur, de se répandre les grâces et les dons, de se distribuer enfin les charges de la maison du grand-duc et de celles de ses proches. De cette cour les personnages les plus influents - parents du maître, titulaires de fonctions auliques, conseillers plus ou moins occultes - jouent un rôle de premier plan dans les réseaux clientélaires qui, parallèlement au gouvernement formel, constituent jusqu'au bout un élément fondamental du gouvernement des Médicis, ainsi qu'un efficace moyen de parvenir pour les protégés des puissants.

12La stabilité de l'ensemble territorial se conjugue donc avec la continuité d'un ordre institutionnel et juridictionnel associant particularismes, autonomies et tutelle, ainsi qu'avec la permanence d'une gestion du pouvoir à la fois aulique et clientélaire. L'ensemble forme une monarchie aussi absolue que beaucoup d'autres, et par ailleurs si peu chahutée par les événements que les institutions s'y signalent par une notable capacité de résistance à la durée. De cette tenue du système médicéen, les finances fournissent un exemple assez éloquent. D'abord secouées par les difficultés économiques, politiques et sanitaires du premier xvii^e siècle, elles font ensuite preuve, en dépit de la seconde tourmente qui les frappe à partir de 1690, d'une remarquable capacité de conservation : momentanément perturbé par l'hiver 1709, et temporairement étoffé pour satisfaire aux demandes de contributions impériales, le système fiscal n'est point déstabilisé, et son rendement se maintient ; sollicités, les intérêts privés - des banquiers génois ou des négociants toscans - ne s'affirment jamais au point de priver le grand-duc du contrôle de la trésorerie ; gonflée, la dette à long terme fait pour finir l'objet d'une prudente politique de conversion, qui ne s'accompagne d'aucune banqueroute et ne détermine aucune désaffection des investisseurs pour les titres toscans. Aussi la situation des finances à la fin du règne de Jean Gaston, loin de justifier la consternation affectée depuis le xviii^e siècle par des générations de ministres, puis d'historiens, est plutôt positive, et meilleure en tout cas que celle de bien des monarchies européennes.

Les acteurs de la stabilité

13Au xvii^e siècle, les mutations institutionnelles, réussies ou non, constituent pour quantité d'États le prix de la guerre. En Toscane, la stabilité, qui s'accompagne de la continuité, est la prime de la paix. Elle ne signifie toutefois pas staticité, mais s'accompagne plutôt d'un ajustement permanent entre des acteurs nombreux, dont l'influence relative varie avec le temps, dont la propension à entrer en conflit les uns avec les autres est constante, mais dont aucun cependant n'a le pouvoir, ni probablement le désir, d'éliminer ses pareils. À l'intérieur de ce système constamment agité, mais globalement pacifié, dans lequel la force brute compte beaucoup moins que l'usage du discours, la maîtrise des symboles, la police de l'édition et le contrôle de l'information, le grand-duc occupe une place essentielle, mais variable, en raison non seulement de ses inégales conditions physiques, mais aussi de sa conception de l'action politique : Côme iii, surtout après la mort de sa mère et de son oncle Léopold, est un prince qui tient personnellement en main les rênes de son État, et les conserve jusqu'à ce qu'enfin il plie sous le poids des ans ; il se distingue en cela de Côme II, bientôt malade, de Ferdinand ii, enclin - dit-on — à faire gouverner par son conseil, ou encore de l'inerte, ironique et amer Jean Gaston. Le rôle de la famille du souverain varie à proportion, et aussi en fonction du nombre de ses membres : il atteint probablement son zénith de la mort de Côme ii aux premiers temps du règne de Côme III, avec des princesses telles que Christine de Lorraine, Marie-Madeleine d'Autriche ou Vittoria della Rovere, et avec des hommes tels que le prince Mattias, ou les cardinaux Gian Carlo et Léopold7.

14En dehors de la dynastie, l'entourage du grand-duc constitue un élément important, composite, et souvent divisé, du jeu politique toscan. S'y croisent des personnages dont le profil n'est pas toujours exactement, ou exclusivement, celui d'un courtisan, mais dont le propre est d'être tous en relation directe avec le maître, et donc en état de faire entendre directement leur voix auprès du souverain. On compte parmi eux les valets de chambre du prince, dont l'influence fut, paraît-il, croissante, ses secrétaires d'État, dont la parabole aurait au contraire été descendante, ainsi que les auditeurs les plus influents, les ecclésiastiques les mieux introduits et les titulaires de quelques grandes charges auliques. Ces derniers appartiennent le plus souvent à la meilleure noblesse de Florence qui, après avoir été dépossédée d'une bonne partie de ses prérogatives au moment de l'avènement du principat, puis écartée au profit de conseillers d'autre origine, retrouve au xvii^e siècle une position de tout premier plan dans le système de gouvernement médicéen8 : de plus en plus influents à la cour, bien représentés à la Secrétairerie d'État, dont toutefois ils n'ont jamais le monopole, seuls maîtres du Sénat, qui avec le Magistrat suprême et le conseil des Deux-Cents constitue l'une des institutions d'inspiration républicaine instaurées en même temps que le principat, ces nobles peuplent sous Côme III la nébuleuse des tribunaux de la Dominante, dont ils exercent presque toujours le gouvernement « économique », avec le titre de provéditeur, et dont souvent ils gèrent les caisses, sous le nom de camerlingues. On les retrouve aussi dans les députations et congrégations temporaires constituées par le grand-duc pour débattre des problèmes posés par le fonctionnement des institutions, et on ne doit pas, en outre, sous-estimer l'influence qu'ils peuvent exercer en tant que chevaliers de l'ordre de Saint-Étienne, titulaires de fiefs, détenteurs de vastes propriétés, commanditaires des principales maisons de commerce, patrons ou possesseurs de bénéfices ecclésiastiques, protecteurs enfin d'innombrables clients, dont des gens de justice. Attachée au souvenir de sa vieille citoyenneté, qui pendant longtemps lui paraît un titre plus glorieux que celui de courtisan, cette noblesse omniprésente ne se configure pas, pour autant, comme une adversaire du souverain, contre lequel elle ne se révolte jamais, mais plutôt comme une collaboratrice de premier ordre, intéressée, certes, mais le plus souvent fidèle. Le règne de Côme iii en fait par ailleurs apparaître les divisions, entre des familles complètement acquises au service du maître et d'autres moins engagées, qui gardent bien vif le souvenir de leurs anciennes libertés, puis entre les lignages qui espèrent la venue d'un Bourbon, ceux qui se réjouiraient de la domination d'un Habsbourg, et ceux enfin qui appellent de leur cœur un retour de la République.

15Dans les provinces, les oligarchies incrustées dans les diverses cités constituent le partenaire obligé du grand-duc et de ses représentants9. De ces multiples noblesses, on craint et si nécessaire on bride le mauvais gouvernement, exercé au détriment des petites gens et des habitants des campagnes voisines, et contrecarré depuis Florence par le tribunal des Nove Conservatori (Neuf conservateurs). On en favorise aussi l'intégration dans une noblesse « nationale », ou du moins régionale, regroupée dans l'ordre de Saint-Etienne dont certaines commanderies, dites de padronato, constituent en outre pour des familles aisées, mais d'origine comparativement obscure, un important moyen d'ascension sociale10. Enfin dans de plus petits centres - villes sans illustration ou simples bourgs —, une poignée de notables s'active qui, à l'instar des Lami de Santa-Croce, ou des Matassi, des Ciamponi et des Valgimigli de Scarperia, met méthodiquement la main sur les caisses de la communauté, de la podesteria ou du vicariato, ainsi que sur les fermes et sous-fermes d'impôts ou de domaines grand-ducaux, sans pour autant tirer toujours de ces modestes affaires les moyens d'une spectaculaire progression économique ou sociale.

16De ces familles médiocres, mais point pauvres, ni illettrées, et de surcroît absolument indispensables au fonctionnement capillaire du régime médicéen, sont issus quelques-uns de ces juristes dont au fil du xvii^e siècle l'influence s'accroît. Imbus des principes du droit romain, dont les catégories leur servent à analyser les réalités politiques toscanes, pleins d'un savoir juridique et d'une expérience des tribunaux qui s'expriment avec force dans la somme produite sous Côme iii par l'un d'eux, Marc'Antonio Savelli, ces magistrats forment peu à peu un groupe à part entière, dans les rangs duquel on rencontre aussi des nobles de province, des étrangers et même des patriciens de Florence comme le tout-puissant Ferrante Capponi, conseiller des plus écoutés de Côme III11. L'un des atouts de ces personnages réside dans leurs fonctions d'auditeurs, qu'ils exercent auprès du prince, à l'ordre de Saint-Étienne ou au service des tribunaux de Florence dont ils contrôlent ainsi l'activité proprement juridictionnelle. De ces juges compétents et influents, tantôt clients des puissants et tantôt patrons de plus faibles qu'eux, les grands-ducs recherchent souvent l'avis. Leur position, toutefois, est relativement autonome, et leur permet de se faire les garants du mélange de monarchie, d'aristocratie et de république qui, selon un commentateur plus tardif, caractérise l'organisation politique du grand-duché de Toscane.

17Reste l'Église, dans sa double incarnation romaine et locale. Le grand- duc y trouve des modèles de souveraineté de droit divin, et de gouvernement par congrégations. Il la vénère en outre par conviction, et la respecte par intérêt, puisque Rome est, vue de Florence, un élément essentiel de l'environnement politique italien, le lieu d'une influence à reconstruire avec chaque pontificat et la source d'avantages symboliques importants — du titre de grand-duc à celui de chanoine de Saint-Pierre, octroyé sur le tard à Côme III. On a souvent écrit que cette Église, son nonce et ses moines, son inquisition et sa censure, devinrent tout puissants à la fin du xvii^e siècle, et se jouèrent alors d'un grand-duc paralysé par sa dévotion excessive et sa soumission aveugle à des frati avides et hypocrites. Mais ce jugement, comme beaucoup d'autres, est manifestement excessif12. Côme III, certes, a la conscience délicate, et ses scrupules aident le clergé à se conserver une position fiscale d'exception. Mais ces mêmes scrupules poussent aussi le prince à intervenir à l'instar d'un évêque dans des matières de discipline ecclésiastique, pour vérifier, par exemple, l'aptitude des candidats à des fonctions comportant charge d'âmes.

18Enfin ce souverain, d'abord secondé par l'auditeur Capponi, puis par une Congregazione giurisdizionale dont il ne faut probablement pas exagérer la composante cléricale, fait preuve d'un souci constant de conserver sa juridiction face aux éventuels empiétements de la Cour de Rome. L'un de ses biographes, dominicain de son état, insiste vigoureusement sur cette dimension de son gouvernement13.

Le jeu entre les acteurs

19Le grand-duc, donc, n'agit pas seul, mais gouverne en interaction constante avec les autres composantes d'un système complexe de forces — sa famille, son entourage, les aristocraties de Florence et d'ailleurs, les magistrats, l'Église - elles-mêmes en perpétuel contact, sinon en perpétuelle compétition. De ce jeu toujours repris, qui jamais ne remet en cause la stabilité d'ensemble du régime en place, ni celle de ses institutions, l'issue est en premier lieu une recomposition permanente du groupe dirigeant, qui sans changer entièrement de nature, varie considérablement d'un règne et d'une période à une autre.

20Très écoutée sous Côme II, la Consulte de grâce et de justice, où siègent des magistrats, perd ensuite en influence tandis que s'esquisse une évolution - bientôt avortée - vers un ministériat confié au comte d'Elci. S'affirme ensuite, sous le règne personnel de Ferdinand II, un conseil d'État qui, sans jamais disparaître, connaît au fil des temps une fortune variable. Prince silencieux, autoritaire et secret, Côme III revient, on l'a dit, à une forme de gouvernement plus personnelle. Mais son grand âge et la décrépitude précoce de son successeur favorisent un retour en force des auditeurs, du conseil, des secrétaires et de divers autres éléments de la cour. Le centre de gravité du gouvernement oscille donc en permanence, sans jamais sortir toutefois des limites d'un milieu restreint et, dans sa structure, relativement stable. La position du grand-duc, en revanche, évolue assez nettement.

21Soucieux de marquer la différence avec ceux qui étaient autrefois leurs concitoyens, et qui parfois encore déplorent en secret de devoir plier la tête devant un monarque, les grands-ducs s'élèvent en se construisant, à défaut d'une généalogie fabuleuse, une mythologie acceptable où Laurent le Magnifique brille comme un mécène et Côme l'ancien comme un saint civique. Ils parviennent aussi, à la fin du xvii^e siècle, à se faire reconnaître le titre d'Altesse royale. La religion, surtout, est puissamment mise à contribution par les maîtres de Florence pour sacraliser leur personne et, conséquemment, leur autorité : outre le cérémonial de cour, dont on a déjà relevé la dimension liturgique, vont dans ce sens l'appropriation par les Médicis du culte de l'image miraculeuse de l'Annunziata, leur souci de promouvoir des saints liés à la dynastie, ou leurs efforts en vue de faire éclater leur sacra- lité dans les cérémonies de l'ordre de Saint-Étienne.

22Au nouvel Auguste qu'était Côme I^er, se mouvant dans des références en partie païennes, succède avec Côme III un prince qui, quoique non sacré, revêt néanmoins une dimension sacrale, affectionne les dévotions et les processions publiques, et se voit présenté par l'un de ses biographes comme un souverain de droit divin, communiquant directement avec le Très-Haut, et faisant triompher le règne de la charité14.

23De plus en plus tourné vers le ciel, le grand-duc est, aussi, constamment ramené vers la terre où le rappellent les soucis du gouvernement, qu'il s'agisse de la dégradation du contexte extérieur, de la formulation de nouvelles exigences financières de la part des Habsbourg, de conflits de juridiction entre les tribunaux, ou avec l'Église, de dysfonctionnements survenus dans les institutions, d'abus commis par les puissants ou de crimes perpétrés par des particuliers. À ces défis renouvelés, le souverain répond parfois par des innovations - notamment fiscales — que si nécessaire il étend à l'ensemble de ses États, non obstante : ainsi par exemple avec les « collectes universelles » et les autres impositions extraordinaires instaurées à partir de 1692, que distinguent une volonté répétée de ne pas accabler les sujets les plus pauvres et une certaine hardiesse - de principe - à ponctionner les détenteurs de gros revenus. Mais plus souvent, sans innover, le prince « rénove » : il réforme, ou si l'on préfère procède aux réglages nécessaires pour que telle institution, corrompue par le temps, la paresse et la méchanceté des hommes, retrouve son équilibre et sa capacité à remplir sa fonction. Dans ce dernier domaine, la mesure la plus notable est probablement l'institution en 1675 d'une députation pour la réforme des tribunaux dans laquelle d'aucuns ont, comme on l'a signalé, vu le point de départ d'une dynamique transformatrice de plus grande ampleur15.

24Quelles que soient les intentions qui les aient portées, ces innovations et réformations doivent être suivies par l'historien jusque dans les modalités concrètes de leur application, tandis qu'il est nécessaire, pour bien juger de l'évolution et du fonctionnement de l'État médicéen, de prendre en compte la pratique de longue durée des institutions ainsi que les modalités effectives de leur gestion. Ce qui apparaît alors, c'est la constante attention des communautés des deux États de Florence et de Sienne à défendre leurs droits, en vue d'améliorer leur position ; c'est aussi la tendance des aristocraties, florentine ou provinciale, à tirer parti de leur influence sur le gouvernement économique des institutions pour faire évoluer à leur avantage, parfois avec la complicité des juristes, tout ce qui peut paraître contraire à leur intérêt. Cette action multiforme est de l'ordre du grignotage, et non de la révolution. Elle consiste en une modification lente et souvent inévitable de la réglementation fiscale, dont l'effet est de dénaturer peu à peu les impôts de nouvelle ou d'ancienne création. Elle passe aussi par la dissimulation du revenu, ou par la pratique, extrêmement répandue, de ne pas payer ses contributions et donc de laisser se constituer de considérables arriérés, souvent impossibles à recouvrer. On n'hésite pas, de surcroît, à acheter ceux qui sont à vendre, et on favorise ainsi la diffusion d'une corruption qui en Toscane n'est pas flamboyante, comme à Naples, mais rampante et secrète. Ceux qui s'y livrent réussissent, par de minuscules coups d'État, à vider les caisses du prince ou à faire tourner les bureaux à leur avantage, plutôt qu'à celui de leur maître. Mais celui-ci, le moment venu, hésite souvent à punir ces serviteurs infidèles, par égard pour leur naissance et pour leurs honorables et malheureux parents, de sorte qu'à l'intérieur d'un État par ailleurs assez solidement tenu en main, subsiste toujours une part d'insubordination supine et submergée, qui toutefois ne se pense ni se présente comme une atteinte délibérée aux prérogatives supérieures du souverain16.

25Dans l'ensemble, les règnes des quatre derniers grands-ducs de la Maison de Médicis ne se déroulent ni sous le signe de l'invention d'un nouveau régime politique, dont le besoin ne se fait plus guère sentir, ni sous celui de la fatale et irrésistible déconstruction du système hérité de la république et réélaboré à partir de Côme I^er. Conduit dans un contexte international souvent agité et menaçant, le gouvernement de ces princes se signale plutôt par une prudence qui, pour finir, met la Toscane à l'abri de durables débordements guerriers tout en assurant, par ailleurs, la stabilité séculaire d'un système désormais bien rôdé. Jamais défiée par leurs sujets, l'autorité des Médicis demeure, et même se trouve exaltée par un effort non négligeable de sacralisation de la personne du monarque. Les institutions qu'ils contrôlent perdurent, sans rupture majeure, et sans non plus échapper aux manœuvres à la fois subalternes et efficaces des nobles — spécialement florentins - qui les administrent. L'aristocratie de la Dominante retrouve son influence, sans reprendre le pouvoir : solidement installée dans les rouages d'un régime qui garantit sa prééminence sociale, elle n'en contrôle pas, cependant, le devenir, ni même l'appareil judiciaire ou la culture juridique, dont les auditeurs, le plus souvent extérieurs à ses rangs, sont les maîtres et les gardiens. Florence, à l'instar de ses nobles, conserve une position prépondérante, ainsi que le montre l'analyse du circuit de la dette publique qui, du côté des rentes comme de celui des prélèvements, intéresse au premier chef la capitale et son contado. Mais le fonctionnement de l'État médicéen favorise aussi l'émergence, à travers l'ordre de Saint- Étienne, d'une noblesse régionale, tandis que le produit de la fiscalité atteste, pour sa part, l'importance croissante de la partie nord-occidentale du grand-duché. La stabilité n'est donc, en aucune façon, synonyme de staticité. Elle ne l'est pas non plus de perpétuité, puisque de la dynastie elle- même la vie finit par se retirer. Restent, alors, un État à prendre, ainsi que la mémoire longtemps silencieuse, mais toujours vive, et désormais publiquement évoquée, de cette République de Florence dont les grands-ducs, ennemis de Machiavel et de Guichardin, ne voulaient pas qu'on écrive l'histoire, mais dont d'opiniâtres antiquaires, tirés des rangs de la noblesse, ont accumulé les reliques dans l'obscur secret de leurs archives et de leurs cabinets.