Introduction

1À partir du ii^e siècle avant J.-C., l’irruption de la puissance romaine dans le monde grec modifia profondément les différents rapports de force au sein des cités : à Pergame, la disparition du roi Attale III créa un vide politique qui permit aux notables de prendre en charge une partie des dépenses nécessaires au bon fonctionnement de la cité et d’accéder aux honneurs qui allaient avec. À ce sujet, L. Robert a insisté sur ce gain de pouvoir des notables, qui s’opéra au détriment de l’assemblée populaire : désormais, les affaires de la cité étaient gérées par une oligarchie plus ou moins héréditaire1. Néanmoins, si les charges civiques furent endossées par les notables capables d’engager de fortes sommes d’argent pour justifier leur position sociale, les recherches récentes de certains historiens ont beaucoup renouvelé notre vision de ce constat.

2En particulier, si les notables accrurent leur pouvoir tout au long de l’époque romaine, le fonctionnement des poleis resta communautaire : H.-L. Fernoux a montré à quel point le Dèmos était un outil fondamental pour ces notables, en ce sens qu’ils pouvaient tirer de grands bénéfices politiques de cette assemblée, à laquelle ils se devaient impérativement de siéger2. La position politique des notables pergaméniens aux époques républicaine et impériale fut donc à la fois caractérisée par une mainmise sur les magistratures et les liturgies, mais aussi par l’obligation de se plier aux règles du jeu politique de la cité. Sur ce point, une inscription qui date des années 46-44 av. J.-C.3 mentionne la mise en place d’une ambassade destinée à rencontrer le proconsul d’Asie P. Servilius Isauricus au sujet de l’asylie de l’Asklépieion ; les neuf émissaires furent les figures politiques majeures de la cité : le prytane éponyme, le prêtre d’Asklépios Sôter, les cinq stratèges, le secrétaire du Peuple ainsi que le gymnasiarque. Cet épisode révèle clairement quelles étaient les charges les plus importantes de la cité. Les sources, principalement épigraphiques, permettent de relativement bien cerner ces différentes fonctions, et donc la première strate des notables de la cité, autrement dit les personnages les plus influents. Les notables plus modestes, quant à eux, n’apparaissent quasiment pas, ce qui constitue une limite considérable de notre documentation.

Magistratures et liturgies

3Si les termes de magistrature (ἀρχή) et de liturgie (λειτουργία) sont couramment utilisés de façon distincte4 dans les inscriptions, ce qui conduit à penser que ces deux termes recouvraient des réalités différentes, connues des citoyens pergaméniens, la définition de ces termes pose un problème récurrent. La définition de Callistrate, grand juriste de l’époque sévérienne, établit une distinction claire entre ces notions : la magistrature apporte une dignité à son titulaire mais n’engendre pas forcément des dépenses, contrairement à la liturgie5. Comme l’a montré Fr. Quass6, on arrive mal, à partir de l’époque hellénistique, à distinguer les deux types de fonctions, car certaines magistratures ont un coût élevé et sont donc parfois qualifiées de liturgies et, vers le ii^e siècle avant J.-C., « l’identité entre magistrature et liturgie est à peu près accomplie pour la plupart des responsabilités7 ». Cependant, il est clair qu’on ne peut admettre l’idée selon laquelle Callistrate aurait maintenu une distinction obsolète. D’un point de vue méthodologique, la présence de l’expression ἐκ τῶν ἰδίων permet de repérer indubitablement si une fonction entraînait des dépenses de la part de son titulaire et donc si elle était de nature pleinement liturgique.

Le collège des stratèges, première instance politique de la cité

4Les stratèges sont des magistrats qui forment un collège de cinq notables, qualifiés parfois d’« archontes8 », dont les missions ont profondément changé depuis l’époque hellénistique : avec la mise en place de la domination romaine en Asie Mineure et la consolidation de la pax Romana, la stratégie dispose en effet d’un profil désormais clairement politique. A. S. Chankowski9 a détaillé le rôle des stratèges dans la mise en place des lois à Pergame au i^er siècle avant J.-C., en partant d’une critique de la position ambiguë de M. Fränkel10 qui émit, au xix^e siècle, l’hypothèse selon laquelle « l’institution des stratèges permettait aux rois attalides de contrôler la cité de Pergame sous une façade démocratique », puisque les stratèges pouvaient « barrer la route à tout décret jugé irrecevable » et « faire adopter des propositions législatives par l’assemblée ». Selon A.S. Chankowski, la position de l’historien allemand est floue car les stratèges auraient approuvé les décrets, mais on saisit mal si Fränkel pensait que les stratèges s’occupaient aussi de la mise en délibération, ou alors de la rédaction des propositions de lois11. L’organisation législative n’avait sans doute pas été modifiée entre l’époque royale et la période républicaine, du fait du maintien d’intitulés datant de l’ère attalide dans les décrets, qui mentionnaient le rôle central des stratèges dans la procédure12. Il a établi ensuite les principales missions législatives des stratèges, qui devaient rédiger les projets de décret et les soumettre ensuite (sous forme écrite) aux votes du Conseil puis du Peuple.

5Ainsi, Pergame fonctionnait, à l’époque républicaine, comme une cité de forme démocratique dans laquelle démotes et bouleutes délibéraient et légiféraient sur les affaires qui touchaient leurs concitoyens et, d’autre part, le collège des stratèges resta une institution centrale au cœur du fonctionnement législatif de la ville13. Comme l’a montré H. Müller14 pour l’époque royale, ces stratèges n’étaient pas nommés par le souverain mai élus par le Peuple15, procédure qui fut maintenue à l’époque romaine16. Du point de vue de leurs compétences dans la cité, la Loi des astynomes, réétudiée récemment par S. Saba, revêt un intérêt particulier. En effet, en dehors de leurs compétences législatives, les stratègoi étaient les supérieurs directs des astynomes, et pouvaient punir ces derniers voire les remplacer, en cas de manquement à la loi17. Si les stratèges disposaient d’un pouvoir important, il est possible qu’ils aient pourtant pu, à l’époque attalide, rendre des comptes à un magistrat ἐπὶ τῆς πόλεως18 : ce personnage, encore mal cerné19, était vraisemblablement un agent royal chargé de faire le lien entre le souverain et l’administration civique de Pergame. De ce fait, il exerçait un contrôle sur certains domaines de la vie publique dans le centre urbain (l’action des astynomoi, par exemple), mais pas seulement : une inscription de Tralles20 mentionne en effet un certain Dionysios ἐπὶ τῆς πόλεως, qui dirigeait notamment les troupes stationnées dans la cité, ce qui laisse penser qu’il pouvait disposer de compétences militaires, y compris en dehors de la ville. La disparition de la monarchie a donc certainement eu pour effet de renforcer le pouvoir des stratèges, qui se sont trouvés plus autonomes dans leurs décisions.

6Si la prytanie était la magistrature la plus prestigieuse du point de vue des traditions de la cité, la stratégie était celle qui attribuait le plus de pouvoir politique à ses titulaires, depuis l’époque attalide21. Naturellement, elle était exercée par des notables de très haut rang, qui avaient endossé par ailleurs d’autres magistratures et liturgies : ainsi, Tiberius Claudius Uginus fut stratège mais aussi prytane, secrétaire du Peuple et trésorier du Conseil ; ce fut en outre un évergète reconnu, qui dépensa des sommes importantes pour sa cité. Sous le règne d’Antonin le Pieux, le stratège Tiberius Claudius Pardalas noua, dès son enfance, des relations d’amitié avec le proconsul Iulius Severus et fut plus tard un grand orateur, proche d’Aelius Aristide ; il fut grand-prêtre, agonothète, et occupa d’autres fonctions religieuses à Pergame (dans le cadre des cultes d’Asklépios et de Zeus). La stratégie pouvait être assumée à plusieurs reprises par un notable : ce fut le cas pour Cn. Otacilius Senecionus, stratège deux fois sous le règne de Trajan22.

7Peut-on identifier des modifications institutionnelles au sujet de ces magistrats sous la domination romaine ? Tout d’abord, l’époque impériale fut marquée par une hiérarchisation plus marquée de la vie publique, et tout particulièrement du collège des stratèges. Sous le règne de Marc Aurèle, une inscription honorifique23 mentionne un certain Tiberius Claudius Milatus, qui fut « premier stratège », tout comme un certain Ὀκτάβιο̣[ν — — — - ] Ἑρμογέ[νους, à l’époque impériale24. Le premier, père d’une prêtresse d’Athéna, fut un athlète de haute réputation (vainqueur de concours isélastiques) et exerça de multiples charges de premier plan (hymnode du dieu Auguste, prytane, secrétaire du Peuple et trésorier du Conseil). Il fut probablement un descendant de Dèmètrios Milatès, prêtre de la piété des Augustes, qui vécut dans la première moitié du i^er siècle25. Sa famille et sa carrière étaient donc étroitement liées au culte impérial. En ce qui concerne le second personnage, dont le nom n’est pas lisible entièrement, il s’agissait également d’un personnage de très haut niveau, qui fut ktistès, prytane, évergète, hypogymnasiarque et bouleute. En outre, on prit l’habitude de mettre en avant un stratège en particulier, à l’aide de la formule « les stratèges, autour de26… ». Ce type de structure hiérarchique est un signe supplémentaire de l’évolution du « régime des notables » dans un sens oligarchique et concurrentiel : un premier stratège disposait visiblement d’une autorité supérieure aux quatre autres membres du collège.

8Par ailleurs, le collège des cinq stratèges continua d’être chargé de l’érection de statues honorifiques pour rendre hommage à un citoyen ou un dignitaire romain, et leur position de représentants officiels de la cité lors d’événements particulièrement graves fut clairement exprimée dans le texte mentionnant le synèdre mis en place après la mort d’Attale III27. Le notable Mènodôros, membre de la fameuse institution, fut élu stratège lors du séjour de Manius Aquilius en Asie (ὄντος ἐν τῆι Ἀσίαι Mανίου τε Ἀκυλλίου στρατ[η]γοῦ] ὑπάτου Ῥωμαίων καὶ τῶν δέκα πρεσβευτῶν τούτοις τε προσηνέχθη [ὑπὲρ] τῆς πόλεως μετὰ παρρησίας δικαίως τὸν ὑπὲρ τῆς πατρίδος) : on lui rendit hommage pour avoir, dans le cadre de sa magistrature, défendu les intérêts de sa cité natale avec une grande fermeté, à un moment-clé où son destin serait scellé. Cette mission de représentation officielle est clairement présentée dans l’inscription comme une des attributions des stratèges (καὶ ἐν τοῖς κατὰ τὴν ἀρχὴν ἐ[πιμ]ελῶ[ς καὶ μισο]πονήρως ἀνεστράφη, vac. αἱρεθεὶς). La place des stratèges dans la vie politique pergaménienne était donc éminente, contrairement à ce qu’a constaté Fr. Kirbihler pour les stratèges d’Éphèse, qu’il a qualifiés de notables aux pouvoirs modestes à l’époque impériale, et qui étaient, pour la plupart, des « petits notables28 ». À Pergame, ils furent véritablement les hommes forts de la cité sur le plan politique.

La prytanie éponyme, une magistrature prestigieuse mais attribuant peu de pouvoir

9À Pergame, la prytanie était la magistrature éponyme depuis au moins le milieu du iv^e siècle avant J.-C.29 et occupait une place prestigieuse et essentielle dans la vie de la cité. Si les prytanes formaient un collège spécifique dans les cités démocratiques comme Athènes, on ne trouve rien de tel pour une cité comme Pergame, où le prytane était un magistrat unique de très haut rang30, désigné pour un an31. Cela soulignerait la présence d’un vivier de notables suffisamment aisés pour assumer cette magistrature. La prytanie mise en place à Pergame entraîne, pour son titulaire, de lourdes dépenses et le respect de certaines traditions sacrales, comme l’a souligné Fr. Kirbihler32 : à Éphèse, le prytane doit allumer le feu sur les autels du prytanée en rapport avec Hestia, assurer à ses frais trois cent soixante-cinq sacrifices de bœufs par an et prononcer des discours sur les lois ancestrales de la cité. C’est donc une charge extrêmement coûteuse, réservée aux citoyens les plus aisés mais aussi les plus respectés, car il s’agit d’une magistrature représentative : le prytane incarne en effet une partie des traditions de la ville et doit les défendre. À Pergame depuis l’époque attalide, le prytane dispose de prérogatives religieuses (dont on ne connaît pas le détail), et il doit procéder à l’enregistrement des documents publics, mais il dispose finalement de peu de réel pouvoir politique33. Le profil plutôt religieux de cette magistrature semble établi à Téos au ii^e siècle avant J.-C., alors que la cité était sous domination attalide, puisque le prytane est cité dans une inscription34 après le prêtre d’Aphrodite et d’Apollonis et le sacerdoce de Stratonikè, en tant que magistrat chargé d’organiser les sacrifices. Il est également compétent pour introduire certains procès35.

10D’évidence, la prytanie est réservée à des notables de très haut rang, dont le profil est très prestigieux. On retrouve d’abord des Pergaméniens faisant partie de l’élite romaine, à savoir des membres de familles sénatoriales (Iulia Pôlla, probable sœur de C. Antius A. Iulius Quadratus et regina sacrorum à Rome) et des chevaliers (Caius Iulius Maximus, Tiberius Claudius Paulinus). Ce sont naturellement d’éminents bienfaiteurs : à l’époque d’Auguste, Marcus Tullius Cratippus fit un don de cent mille drachmes à la cité, et plusieurs prytanes de Pergame portèrent le titre de κτίστης, comme Tiberius Claudius Vetus sous le règne d’Hadrien. Ce dernier jouissait d’une influence remarquable à Pergame, puisqu’il y fut stratège deux fois, irénarque trois fois et agoranome.

11Dans la liste des prytanes attestés à Pergame, le cas de A. Claudius Perennianus semble particulièrement intéressant : dans une inscription qui date de la fin du i^er siècle ou du début du ii^e siècle après J.-C. et qui fut découverte dans les thermes de Mytilène, cité possédant une parenté légendaire avec Pergame36, ce notable est honoré par le Conseil et le Peuple de Mytilène pour ses fonctions dans cette cité mais aussi pour avoir été « prytane éponyme des rois » à Pergame, sa cité d’origine (τὰν ἐπώνυμον ἀπὺ βασιλέων πρυτανηίαν, ἄν ἐκ γενεος διαδεξάμενος τοῖς τᾶς ἀξίας βάσμοις ἀνελογησε, l. 14-17). Cette prytanie, présentée comme héréditaire, pourrait avoir un lien avec les rois de Pergame, ou bien avec d’éventuels magistrats appelés basileis37. Le plus étonnant est de retrouver cette prytanie dans la carrière d’un notable qui a vécu à l’époque antonine : cela pourrait indiquer qu’une prytanie datant de l’époque royale a pu être maintenue dans la cité, jusqu’au Haut-Empire. Le prestige de cette magistrature est mis en évidence par la fin du texte, puisque son titulaire réussit à la maintenir à la hauteur de son rang. Pour l’instant, il est difficile d’aller plus loin dans l’explication du passage ; néanmoins, la prytanie semble utilisée comme un moyen de maintenir une référence aux Attalides, dans son intitulé même.

12Le lien entre la prytanie éponyme et les rois est manifeste si l’on met en parallèle ce document avec l’importante inscription de Mènodôros38. Dans le contexte du passage de Pergame sous la domination romaine, ce notable fut « désigné comme prytane et prêtre de Philétairos » : la fameuse « prytanie des rois » détenue par A. Claudius Perennianus pourrait être identifiée avec la prytanie éponyme de Mènodôros, qui existait à l’époque royale et qui était constamment associée à une prêtrise, dans le cadre du culte royal rendu au fondateur de la dynastie, Philétairos. Le fait que la prêtrise et la prytanie soient consacrées au culte de ce personnage laisse même penser qu’elle pouvait servir de magistrature symbolisant le pouvoir des rois, et conférait à son détenteur une légitimité religieuse et politique reconnue de tous. Dans l’inscription, c’est un certain Éponasios, prytane et prêtre de Philétairos, qui fait la proposition d’honorer Mènodôros, notamment pour son rôle d’ambassadeur auprès des Romains : ainsi, le prytane éponyme apparaît comme l’un des représentants principaux de la cité.

13Un autre document majeur doit être mis en relation avec ces inscriptions car il prouve l’annualité de la charge de prytane à Pergame39. Datant du ii^e siècle après J.-C., il montre que la prytanie éponyme fut instituée par un certain Archias40 au iv^e siècle avant J.-C., et que chaque prytane était alors élu pour un an : [συνέταξεν] Ἀρχίας [πρυτάν]ε[ι]ς α[ἱρεῖσθαι τῆς] | [πόλεως κατ᾽] ἔτος ἕκασ[τ]ον καὶ πρῶτος ἐπρυτ[ά-νευεν Ἀρχί]ας καὶ ἐξ ἐκείνου μέχρι νῦν πρυτά|[νεις εἶναι] διατελοῦσιν (l. 1-4 : « Archias fit en sorte que les prytanes de la cité soient élus chaque année, et Archias devint le premier prytane et, depuis ce moment-là, il y a toujours eu des prytanes »). On constate donc une contradiction entre ce texte, qui indique que les prytanes éponymes étaient élus, et la prytanie d’Aulus Claudius Perennianus, qui était héréditaire : cela conduit à proposer l’hypothèse selon laquelle la « prytanie des rois » de Perennianus serait plutôt une prytanie accordée exceptionnellement à un notable à titre héréditaire (dans le cadre d’une récompense accordée à son père, qui serait ainsi assuré que son fils continuerait d’assurer la charge de prytane à sa mort ?), sans qu’on puisse en déterminer la cause de façon sûre.

14Enfin, la prytanie, malgré sa position emblématique et son lien étroit avec les traditions essentiellement religieuses de la cité, vit son contenu modifié au gré du contexte romain, ce qui montre que les notables n’étaient pas forcément confits dans leur conservatisme. En effet, à l’époque augustéenne (après 17 av. J.-C.), le prytane et prêtre de Philétairos fut remplacé par un prytane et prêtre de César41, ce que prouve un décret honorifique du Peuple pour Cn. Otacilius Chrestus, qui fut par ailleurs agonothète à ses frais d’un concours en l’honneur des fils d’Auguste. Les Pergaméniens n’hésitèrent donc pas à effectuer des modifications de certaines de leurs institutions les plus anciennes, lorsque le contexte romain évoluait, en remplaçant un souverain par un autre.

Vers une concentration des gymnasiarchies entre les mains de quelques notables

15Les gymnasiarques ont bénéficié, dès les dernières décennies de l’époque attalide, d’une position privilégiée dans la cité. À cette époque, eux seuls jouèrent en effet un rôle d’évergètes, non pas en tant que commanditaires de bâtiments, mais en tant que donateurs de concours, d’huile, en finançant des chœurs ou en versant le salaire des enseignants42. Après la mort d’Attale, ils continuèrent d’occuper une place centrale dans la vie de la cité, qui a possédé au fil des siècles un nombre croissant de gymnases : quatre à l’époque de Diodôros Pasparos, cinq jusqu’en 18/17 av. J.-C., six à la mort d’Auguste et sept au début du règne d’Hadrien43, ce qui témoigne d’une avance importante sur sa rivale Éphèse, qui possédait seulement trois gymnases à l’époque augustéenne, quatre sous Domitien, le cinquième et le sixième ayant été construits sous le règne d’Antonin le Pieux44. La gymnasiarchie pouvait être une charge extrêmement lourde pour son titulaire qui devait, à ses frais, consacrer des sommes considérables au bon fonctionnement du gymnase (frais d’entretien, approvisionnement en huile notamment) afin de compléter l’argent issu des caisses publiques de la cité, ou de prendre en charge l’ensemble d’une dépense. Dans le cas pergaménien, étant donné les dimensions colossales du gymnase de l’acropole, la charge était particulièrement prestigieuse, mais aussi excessivement lourde. Le gymnasiarque était clairement l’une des grandes figures de la cité puisque, lors de la grande ambassade de 46-44 pour la défense de l’asylie de l’Asklépieion, Critôn figurait parmi les neuf émissaires sélectionnés, aux côtés du prêtre d’Asklépios, du prytane éponyme, du secrétaire du Peuple et des stratèges. Le gymnase constituait un enjeu fondamental pour les notables, car il était un bâtiment central pour l’ornement de la cité45 mais aussi pour l’affichage des statues qui faisaient d’eux des figures exemplaires pour les éphèbes voire pour l’enterrement de certains bienfaiteurs. On constate donc que bon nombre des notables ont, d’une manière ou d’une autre, cherché à contribuer à son rayonnement, au moment de leur gymnasiarchie mais pas seulement. Ainsi, après la première guerre mithridatique, plusieurs notables (dont Diodôros Pasparos) consacrèrent de fortes sommes pour reconstruire la terrasse supérieure du grand gymnase, en grande partie détruite.

16À partir de l’époque impériale et avec la stabilisation de la situation politique de Pergame, cette lourde charge ne fut nullement une contrainte pour un petit groupe de notables qui cherchèrent, parce qu’ils en étaient capables financièrement, à assurer la gymnasiarchie de tous les gymnases de Pergame. M. Tullius Cratippus fut gymnasiarque des six gymnases de Pergame dans le koinon d’Asie46 à l’époque d’Auguste, et Tib. Claudius Ménogenès géra les sept gymnases sous le règne d’Hadrien. Les femmes jouèrent aussi, même si ce fut plus rare, un rôle important47 : une certaine Claudia Crateia Vèrianè fut gymnasiarque de tous les gymnases, peut-être au début du iii^e siècle après J.-C. Ce phénomène apparut tôt, au moins sous le règne d’Auguste, sûrement plus tôt qu’à Éphèse, puisque le premier cas de ce type date du règne de Tibère en 31-3248.

17L’expression de « régime de notables » prend donc ici tout son sens, car les gymnasiarchies ont tendance à être de plus en plus concentrées entre les mains d’un seul personnage très fortuné, qui possède, on le voit dans les inscriptions, un profil particulier : il s’agit de grands notables qui font partie de l’élite romaine (chevaliers, sénateurs) et qui participent au culte impérial ; ce sont, enfin, très souvent des prytanes. Au début du ii^e siècle, Tib. Claudius Menogénès fut gymnasiarque des sept gymnases pergaméniens, prytane, κτίστης, asiarque et stratège deux fois. M. Tullius Cratippus, lui, joua un rôle de premier plan dans le culte impérial de la déesse Rome et du divin Auguste. On retrouve donc chez ces notables un certain nombre de caractéristiques très marquées à Pergame : fortune personnelle considérable, monopole exercé sur les magistratures et les liturgies, participation au culte impérial.

18Si le secteur du temple de Zeus Philios et Trajan était visuellement dominé par Quadratus grâce à la présence de très nombreuses statues, force est de constater que le notable joua un rôle également essentiel pour ce qui est de l’immense gymnase de l’acropole. Il fut en effet honoré (après son proconsulat d’Asie de 109-110) par le synode des néoi en tant qu’évergète et gymnasiarque perpétuel49. La charge de gymnasiarque perpétuel n’impliquait pas nécessairement la présence de son détenteur dans la cité. Celui-ci s’était en effet engagé à faire une fondation, dont les revenus seraient ensuite utilisés pour financer le fonctionnement du gymnase, mais cette fonction pouvait être assurée sur place par un autre notable. Si le texte ne prouve donc pas que Quadratus se soit physiquement impliqué dans le fonctionnement du gymnase de manière générale, il a cependant participé à son bon fonctionnement d’un point de vue financier. Il est même plutôt probable que Quadratus, alors sénateur, fut jusqu’à la fin de sa vie essentiellement présent à Rome ou en Italie, et bien peu souvent dans sa cité d’origine. Le fait d’assurer certains financements était donc un moyen efficace pour conserver un prestige fort à Pergame, tout en n’y apparaissant que très peu.

La prêtrise, l’agonothésie et la panégyriarchie

19Les trois charges de prêtre, d’agonothète et de panégyriarque étaient toutes liées aux cultes et à l’organisation des fêtes et des concours. Les prêtres s’occupaient des différents cultes de la cité, les agonothètes étaient des liturges50 qui étaient chargés d’organiser les fêtes et concours à leurs propres frais (il s’agissait donc d’une fonction assumée par les citoyens les plus riches), les panégyriarques, quant à eux, devaient veiller au bon approvisionnement du marché pendant les concours ; leur rôle était donc assez proche de celui des agoranomes.

20Les sources épigraphiques, numismatiques et littéraires permettent d’attester un grand nombre de prêtrises à Pergame. On constate, en comparaison avec les autres dieux de la cité (Aphrodite, Apollon, Artémis, Déméter, Héraklès, Zeus, Hermès, Poséidon), la prédominance du dieu emblématique de la cité, Asklépios Sôter51, qui est accompagné d’un certain nombre de divinités secondaires, liées à son culte (son épouse Épione52, sa fille Hygie53 et son fils Télésphore54 notamment). D’autre part, à partir du règne d’Auguste, les prêtrises du culte impérial se multiplient (prêtrise de César, de la déesse Rome et du divin Auguste, prêtre des Augustes55). On retrouve, enfin, des prêtrises appartenant au culte de divinités égyptiennes, comme Sarapis56, Anubis, Horus, Apis ou Isis57.

21L’agonothésie était caractérisée par son coût, qui était, la plupart du temps, considérable : en effet, un agonothète ne devait pas se contenter d’organiser, de façon générale, un concours. Il « officiait comme un prêtre58 » et devait également financer les prix pour les vainqueurs de concours, les processions et les sacrifices. Avec la mise en place du Principat, une partie des agonothètes eut aussi pour fonction de mettre en place des concours dans le cadre du culte impérial, ce qui s’ajouta à leurs prérogatives initiales. Chaque agonothésie, liée à un concours précis, était périodique, et pouvait être endossée plusieurs années pour les plus grands concours. Les sources épigraphiques montrent, en outre, qu’on retrouve, pour l’agonothésie, un phénomène déjà établi pour la gymnasiarchie, à savoir une tendance à une concentration de ces liturgies entre les mains d’un petit nombre de notables fortunés. Ainsi, plusieurs inscriptions comportent l’expression « agonothète à deux reprises » ou « à trois reprises ». Tib. Claudius Pardalas a été trois fois agonothète de grands concours pentétériques, ce qui suppose une fortune considérable, qui le situe parmi les hommes les plus riches de Pergame, voire du monde grec59.

22L’agonothésie traduisait aussi le dynamisme économique de la cité et de ses notables ; par exemple, un certain Hiérôn fils d’Asklépiadès fut probablement, au i^er siècle avant J.-C., le premier agonothète qui organisa des concours importants après les violences des guerres mithridatiques. Ce notable fut spécialisé dans les fonctions liées aux concours, puisqu’il fut prêtre, panégyriarque et agonothète, et organisa les Sôtéria et les Hèrakleia, ce qui eut un fort retentissement dans la ville et dans la province d’Asie, et permit aux Pergaméniens de signifier aux autres cités la renaissance de leur cité. À côté des dépenses occasionnées par sa charge, l’agonothète, vêtu d’un habit pourpre et portant une couronne, devait aussi remplir certaines tâches pendant le concours, comme la présidence des épreuves, la police ou le confort des spectateurs : des tâches somme toute essentielles, car elles permettaient d’assurer la renommée du concours dans la province. Le panégyriarque60 était, dans ce cadre, une sorte d’assistant de l’agonothète, qui pouvait aussi être chargé de nourrir la foule61.

L’agoranomie

23L’agoranome est, dans les poleis, le magistrat chargé des marchés62. Récemment, L. Capdetrey et Cl. Hasenohr ont défini plus précisément ses prérogatives, qui étaient au nombre de cinq : il devait veiller à la bonne organisation du marché (notamment gérer ses infrastructures), à sa régularité (le respect des règlements), ce qui nécessitait un pouvoir judiciaire s’ils étaient bafoués, à son bon fonctionnement global (contrôle des prix, approvisionnement régulier), et à la perception des différentes taxes, comme celles qui portaientr sur les transactions63. À Pergame, la fonction était exercée par un seul magistrat qui possédait un « bureau », ou un « tribunal » ; on peut aussi penser que ce lieu possédait les deux fonctions, et que l’agoranome y travaillait, tout en pouvant, aussi, trancher un litige sur le marché64. Il s’agissait donc d’une magistrature importante pour le quotidien des Pergaméniens, qui pouvait s’avérer cruciale pour maintenir une bonne cohésion sociale dans la ville : en effet, un manque de blé, des prix trop élevés ou l’accaparement65 pouvaient rapidement provoquer de l’agitation et des violences.

24L’agoranome apparaît particulièrement rarement dans les sources épigraphiques : il s’agissait en effet d’une magistrature au prestige plus modeste que la prytanie ou la stratégie. On sait, cependant, que leurs tâches les obligeaient à gérer des fonds parfois importants, sans doute proportionnels à la taille de la cité concernée : si les documents sur ce thème sont très rares, on possède pour Pergame une lettre d’Eumène II envoyée à la cité de Tyriaion, dans laquelle le roi précise que les revenus de l’agoranomia seraient utilisés pour acheter l’huile du gymnase66, ce qui montre que l’agoranome était un personnage clé pour l’approvisionnement de la ville sous toutes ses formes. Il pouvait devenir un véritable liturge, qui dépensait son argent personnel pour acheter de l’huile, du grain ou aménager un édifice de l’agora67. S’il n’existe pas d’exemple probant sur ce point à Pergame, on peut citer le cas de Délos, au début du i^er siècle avant J.-C. : à cette époque, il existait dans cette cité un collège de deux agoranomes, et un seul de ces personnages, un certain Zosimos, dédia deux sèkomata après sa sortie de charge68.

25Seuls quelques textes épigraphiques69 mentionnent l’agoranomie, et elle est en général seulement citée au milieu d’une liste de charges exercées par le notable. À titre d’exemple, le stratège Ménéstratos fils d’Aristôn70 fut honoré par le Peuple pour avoir également été agoranome et panégyriarque, ce qui indique que des grands notables assumaient régulièrement l’agoranomie à Pergame ; même chose pour l’agoranome Tib. Claudius Vetus qui, au début du ii^e siècle après J.-C., fut honoré par le Conseil et le Peuple pour avoir notamment été prytane, fondateur d’un aleiptèrion dans le gymnase des néoi et stratège71 : à l’évidence il s’agissait d’un des personnages les plus en vue de la cité. L’agoranome était en général secondé par un euposiarque (« préposé à l’abondance »), magistrat qui veillait à l’approvisionnement de la cité en blé, dont on ne possède qu’un seul exemple pour Pergame : il s’agit d’un certain Aulus Aelius Glykôn Iulianus, qui fut aussi stratège et qui, d’après un décret honorifique, rendit hommage au jeune sophiste Marcius Acilius Diodotos, originaire de Césarée de l’Argée (Cappadoce), dans le dernier quart du ii^e siècle après J.-C.72. À l’évidence, les magistratures d’agoranome et d’euposiarque semblent avoir été monopolisées à Pergame par les membres de la plus haute strate sociale de la cité. En tout cas, aucun indice ne permet d’indiquer que des citoyens modestes les aient assumées.

Les trésoriers

26Le trésorier (ταμίας ou ἀργυροταμίας) était un magistrat dont la fonction fut « créée spécialement pour la gestion des fonds destinés à l’achat de grains ou d’huile73 ». Il existait en général un collège de trésoriers dans chaque cité, mais on ne peut dire précisément combien ils étaient à Pergame74. Ces magistrats sont cités dans peu d’inscriptions, mais deux d’entre elles permettent de préciser une tâche qui leur revenait également, celle de percevoir certaines sommes si une personne désirait faire modifier une inscription ou un monument funéraire. Concernant le statut social des trésoriers, Tib. Claudius Vetus, « trésorier des richesses de la cité », fut prytane, fondateur, stratège, irénarque, agoranome et hiéronome75, et Caius Iulius Maximus76 fut un timète de rang équestre. Il semble évident que ces personnages n’étaient pas issus d’un « milieu relativement modeste », comme Fr. Kirbihler a pu le dire des trésoriers d’Éphèse77 (il est vrai que ses conclusions reposaient sur un seul cas connu, celui de M. Aurelius Metrodorus, et étaient forcément fragiles), mais appartenaient à la plus haute société.

27En dehors de ces personnages, d’autres trésoriers étaient affectés auprès de telle ou telle institution de la cité pour en gérer les fonds ; ainsi, Tib. Claudius Uginus fut trésorier du Conseil78 (ἀργυροταμίᾳ βουλῆς). Une partie de la carrière de ce prytane fut apparemment consacrée à ce type de poste, en rapport avec une assemblée poliade, puisqu’il fut aussi secrétaire du Peuple. Le trésorier du Conseil était, là encore, un personnage éminent, et non pas un simple exécutant au rôle secondaire : Uginus était un grand notable, reconnu de ses concitoyens comme un évergète (καταλιπόντι δὲ καὶ τῇ πατρίδι δ[ραχμὰς), capable d’assumer, par ailleurs, de nombreuses magistratures dans la cité (τὰς λοιπὰ[ς δὲ ἀρχὰς τῇ πατρίδι τελ[έ]σαντι), et seul ce type de personnage possédait une légitimité suffisante, en particulier auprès des bouleutes, pour être responsable des caisses du Conseil.

Les fonctions liées au maintien de l’ordre public

28Dans les cités grecques, l’irénarque (littéralement le « chef de la paix »), est un magistrat civique qui apparaît comme le chef des forces de police79. Un seul cas d’irénarque est connu à Pergame, celui de Tib. Claudius Vetus, qui vécut à l’époque de Trajan et dont la carrière nous est en partie connue grâce à une inscription très riche80 : prytane et fondateur reconnu, il fut deux fois stratège, agoranome, prêtre, trésorier des richesses de la cité, et « trois fois irénarque ». Cette inscription, si elle est un cas isolé, permet de dresser le profil probable des irénarques, personnages essentiels de la vie poliade choisis pour leur autorité : il s’agissait de notables de haut rang, très fortunés puisque Vetus fut prytane et s’illustra en dotant le grand gymnase de l’acropole d’un aleiptèrion, fondation à l’impact manifeste, puisque cette salle devait être par la suite utilisée par les néoi, appelés à former plus tard l’élite de la cité.

29Le prestige social de l’irénarchie, fonction peut-être créée à l’époque romaine81, est confirmé par un passage du quatrième Discours sacré d’Aelius Aristide82. Cet extrait est tiré du récit dans lequel Aristide raconte par quels moyens il s’est fait dispenser de certaines charges publiques qu’il devait endosser et dont il ne voulait pas ; il décrit la procédure de nomination des irénarques dans les cités grecques : le proconsul choisissait lui-même l’irénarque, à partir d’une liste de dix grands notables (des hommes « du premier rang ») que le Conseil avait préparée au préalable. C’est donc la cité qui sélectionnait quelques notables influents, capables de gérer au mieux la sécurité publique, et qui, ensuite, soumettait ces noms au proconsul, qui tranchait. Si le texte grec ne comporte pas le terme d’irénarque, on peut raisonnablement considérer que l’expression φύλακα τῆς εἰρήνης était une allusion à l’irénarchie83.

30La sécurité publique des cités était également assurée par des παραφυλακῖται indépendants des irénarques. Du point de vue des compétences, si ces derniers étaient sollicités par les autorités provinciales ou impériales et assuraient une « police criminelle de nature répressive84 », ce n’était pas le cas des παραφυλακῖται, qui jouaient plutôt un rôle préventif, en faisant des patrouilles sur le territoire d’une cité. Ces personnages sont cités à Pergame dans le décret de la cité légèrement postérieur à la mort d’Attale85, qui contient un certain nombre de mesures prises pour s’assurer du soutien des soldats en plein déclenchement de la révolte d’Aristonikos, et par lequel on leur octroie la citoyenneté pergaménienne. Il s’agit donc, en fait, des troupes du dernier roi attalide, qui auraient pu se tourner en masse vers Aristonikos et le soutenir86.

31On trouve dans les inscriptions quelques exemples de magistrats en charge de l’eukosmia87 (εὐκοσμία), le « bon ordre », qualité particulière qu’on attribue généralement aux athlètes et aux éphèbes, dans le gymnase, mais aussi, parfois, aux troupes de soldats. Dans une acception plus politique, l’eukosmia désigne plutôt l’ordre public. À Pergame, des magistrats étaient chargés de la discipline collective, comme par exemple les οἱ ἐπὶ τῆς εὐκοσμίας τῶν παρθένων88 dans le gymnase, qui assuraient la discipline des jeunes filles. En ce qui concerne la sphère religieuse, on trouve aussi des εὔκοσμοι : une inscription89 mentionne un εὔκοσμος du collège des hymnodes, qui devait veiller à ce que chaque membre de la collectivité religieuse se comporte bien, y compris d’un point de vue moral.

32Enfin, en dehors des πυλωροί, les portiers qui gardaient les entrées de l’acropole90, on peut intégrer les astynomoi dans la catégorie des magistrats ayant des fonctions de police. Ces derniers, chargés de l’entretien, de la surveillance et de l’intendance des rues de la ville nous sont principalement connus par une loi91 datant de l’époque attalide (à un moment où la cité était pleinement développée, donc sous Eumène II, Attale II ou Attale III92), qui fut vraisemblablement copiée au début du ii^e siècle après J.-C. (sous Trajan ou Hadrien), et dans laquelle certaines de leurs fonctions apparaissent. La gestion des rues était assurée par ces magistrats, sous l’autorité des stratèges. Assistés des amphodarques (chefs de quartiers), les astynomes vérifiaient que les règlements de la cité étaient respectés dans de nombreux domaines : la construction (largeur des routes, entassement de déblais non autorisés suite à des travaux), le nettoyage de lieux dégradés par des particuliers (par des dépôts d’ordures, par exemple), les règles liées à la mitoyenneté (construction de murs mitoyens, rénovation ou dégradation de ces murs parfois à l’origine de différends entre voisins), l’entretien des fontaines, des conduites d’eau, des citernes et des latrines de la ville. Généralement, les astynomes avaient le droit d’infliger des amendes aux contrevenants, et pouvaient eux-mêmes être frappés d’amende par les stratèges, en cas de non-application des lois de la cité. Comme l’a montré R. Martin93, la mitoyenneté était un problème récurrent à Pergame, sans doute plus que dans la plupart des autres villes d’Asie, étant donné sa topographie : les maisons, étagées sur les pentes de l’acropole, étaient régulièrement adossées à des murs de soutènement et prenaient appui sur les maisons situées plus bas. Il était donc nécessaire de mettre en place des réglements très précis et stricts, afin de limiter ces problèmes : les astynomes étaient des hommes de terrain, au prestige relativement faible, qui vérifiaient que la loi était bien respectée. En ce sens, ces magistrats étaient des garants de l’ordre public et avaient des fonctions de police, car ils devaient régler les conflits et contestations entre citoyens. Ils devaient également surveiller les prix pratiqués lorsqu’on désirait louer des joueuses de flûte, de lyre ou de cithare, et ils étaient chargés de retirer les corps de personnes décédées dans la rue (les mendiants, essentiellement)94.

Les notables et leurs interlocuteurs dans la cité et la province

Le Conseil et son évolution

Un timète membre de l’ordre équestre

33Nous disposons, pour la nouvelle province de Pont-Bithynie, d’un exemple exceptionnel de réformes romaines (mises en place par Pompée en 64-62 av. J.-C.) visant probablement à donner un caractère oligarchique affirmé aux Conseils bouleutiques. Dans ce cadre, la principale création de Pompée fut certainement la magistrature de timète : ce personnage important avait pour fonction principale de tenir à jour la liste des bouleutes (il pouvait donc en supprimer ou en ajouter). La désignation des bouleutes revenait donc désormais à un seul magistrat, qui pouvait sélectionner ces personnages parmi les hommes âgés de plus de trente ans ayant déjà exercé une magistrature dans la cité95. De même, ces timètes furent les garants du statut d’honorabilité des bouleutes, qui pouvaient être exclus du Conseil pour diverses raisons (principalement morales et politiques : par exemple, si un notable avait exercé une magistrature de manière non satisfaisante pour ses concitoyens). La cooptation devint donc la règle absolue pour entrer dans le Conseil des cités bithyniennes à partir de la fin de la République, ce qui en fit des ordres fermés, dont le « code moral » était garanti par les timètes, qui officiaient à la manière de surveillants intransigeants96. De ce fait, l’institution du Conseil occupait une position éminente dans la cité, car elle était constituée de personnages aux valeurs irréprochables, sélectionnés avec minutie.

34Cependant, une telle oligarchisation des Conseils, programmée et cohérente, est loin d’être évidente pour les autres régions ou cités d’Asie Mineure97. La raison de ce constat est la pauvreté des inscriptions : si, en Bithynie, nous disposons de la lex Pompeia, il n’en est rien pour les autres cités d’Asie Mineure. En effet, la fonction de timète est bel et bien attestée à Pergame, Cyzique et Aphrodisias, mais on dispose, pour chacune de ces cités, d’un petit nombre d’occurrences de ce terme dans les inscriptions, ce qui rend difficile toute tentative de généralisation98. Un seul timète est connu pour Pergame, il s’agit d’un certain C. Iulius Maximus, dont le nom est cité dans deux inscriptions datant probablement du i^er siècle après J.-C.99 et, très probablement, dans deux autres. Le tableau ci-dessous présente l’ensemble de ce dossier épigraphique.

35Ces données appellent plusieurs remarques. Tout d’abord, si elles sont limitées, elles permettent néanmoins d’établir la carrière du timète, qui apparaît comme un éminent personnage qui joua un rôle important pour la cité et disposa d’une puissance financière considérable, en tant que gymnasiarque de tous les gymnases pergaméniens. Membre de l’ordre équestre, il fut tribun de la V^e légion et préfet des cavaliers, avant d’exercer des charges prestigieuses à Pergame, qu’elles fussent religieuses (prytane, prêtre à vie d’Apollon Pythien) ou plus politiques (timète, trésorier, stratège, gymnasiarque, rôle au sein du koinon d’Asie). Deux expressions posent davantage de problèmes. Tout d’abord, celle de « fils des néoi » (Οἱ νέοι ἐτίμησαν Γάϊον Ἰούλιον Μάξιμον τὸν ἑαυτῶν υἱόν), qui doit être rapprochée d’autres titres honorifiques qu’on retrouve dans quelques inscriptions, à savoir « fils du Conseil » (υἱὸς βουλῆς), « fils du Peuple » ou « fils de la cité », et qui ont été étudiés notamment par N. Giannakopoulos100. Lorsqu’une institution adopte officiellement un notable (en général d’âge mûr, contrairement à ce que l’expression pourrait laisser penser) et le nomme de cette façon, c’est dans le but de lui témoigner de la reconnaissance, en général en rapport avec un ou plusieurs actes de générosité : C. Iulius Maximus fut donc un bienfaiteur exceptionnel pour les néoi (en embellissant le gymnase ?), si bien qu’il est remercié pour son « insurpassable bonté » envers ces derniers (πρὸς αὑτοὺς φιλανθρωπίαν, le terme « philanthropian » étant placé entre deux hederae, et donc mis en valeur). Cependant, les sources ne permettent pas de clarifier si l’adoption du notable fut une réalité juridique, ou simplement un acte symbolique.

36En outre, en ce qui concerne l’expression de σημείωι ἀβαστάκτωι, la première hypothèse formulée par H. Hepding101, qui voyait en Maximus un sénateur accompagné de son laticlave, ne peut convenir. La ponctuation du texte montre que cette expression s’applique à la charge très coûteuse de gymnasiarque endossée par le notable. Ph. Gauthier et M.B. Hatzopoulos102 ont montré que l’expression devait être traduite par « au signal non enlevé » ; autrement dit, Maximus fut honoré en tant que gymnasiarque exceptionnel, sous la direction duquel le drapeau, hissé lors de la distribution d’huile dans le gymnase, ne fut jamais abaissé. Il s’agissait donc d’un gymnasiarque particulièrement généreux, jouissant d’une fortune considérable, qui remplit constamment les jarres d’huile servant notamment au bain des éphèbes. Dans ces conditions, le drapeau hissé était en quelque sorte scruté comme le symbole du niveau de munificence du notable.

37Les inscriptions de Pergame ne donnent aucune information sur le rôle précis des timètai, qui étaient connus de tous et sur lesquels aucun développement n’était nécessaire à l’époque ; en l’occurrence, Maximus dut probablement exercer la charge de timète de façon ponctuelle. De plus, aucune référence au Conseil n’apparaît ; sur ce point, S. Dmitriev a récemment tenté de remettre en cause l’hypothèse (pourtant largement admise) selon laquelle il y aurait une équivalence entre les timètes et les censeurs : selon lui, cette fonction aurait été en rapport avec l’estimation des biens des propriétés, en vue du paiement de l’impôt romain103, mais cette théorie a peu convaincu. La fonction de timète apparaît comme habituelle aux yeux des citoyens, puisqu’elle est citée entre la prêtrise d’Apollon Pythien et la fonction de trésorier ou de stratège, sans mention supplémentaire qui lui donnerait un statut ou un prestige particulier. Si l’on reprend l’inscription de Cyzique104 datée du i^er siècle également (entre 25 et 50), il apparaît que la cité possédait plusieurs timètes, et qu’ils possédaient un local, situé non loin de l’agoranomion (μεταξὺ τοῦ τε τῶν τειμητῶν ἀρχήου καὶ τοῦ ἀγορανομίου, l. 66-67) : dans ce document, les agoranomes et les timètes, installés sur l’agora, semblent posséder un statut comparable, comme s’il s’agissait de deux institutions administratives importantes, solidement ancrées dans la vie de la cité, et H.-L. Fernoux a proposé l’hypothèse selon laquelle les timètes auraient, de ce fait, probablement eu une activité régulière, voire quotidienne dans la cité de Cyzique.

38La question de la sélection des membres du Conseil pose aussi de nombreux problèmes pour le cas pergaménien, du fait de la rareté des sources qui évoquent les bouleutes105. On ne possède que quelques inscriptions mentionnant ces personnages ou un descendant de bouleute (pourtant fort nombreux), ce qui est peu quand on pense qu’à Éphèse, par exemple, la Boulè en comptait quatre cent cinquante106, et aucune information intéressante ne se dégage de ces inscriptions, lacunaires ou banales dans leur contenu. Il est surprenant de ne trouver aucun bouleute sur l’ensemble des inscriptions de l’Asklépieion, par exemple107.

39Si, à l’époque hellénistique, la fonction de bouleute est courante dans les cités, car ces personnages sont nommés pour une durée temporaire, de façon régulière, la présence d’un timète à Pergame va dans le sens de la transformation de la Boulè en un ordo dans lequel les bouleutes jouissent d’une place à vie, comme l’a souligné P. Hamon : « on passe de la participation à l’appartenance108 ». Dans ce cadre, le vocabulaire qui traduisait l’entrée des bouleutes dans le Conseil fut peu à peu transformé, pour traduire l’accession à une place désormais définitive : dans une inscription datant du ii^e siècle après J.-C.109, on emploie par exemple le verbe κατατάσσεσθαι (que l’on peut traduire par « se voir assigner une place ») dans l’expression suivante : εἰς τὸ συ]νέδριον τῆς βουλῆς κατατασσομένων ἐπὶ τῶ […]ω εἰσιτηρίω (l. 10-11). Cet état de fait tranche avec la position politique du Conseil sous Attale III ou à l’époque de Diodôros Pasparos.

Conseil et honneurs décernés aux notables

40Le Conseil apparaît clairement, dans les inscriptions, comme une instance civique capable d’attribuer (après le Peuple) des timai à des notables particulièrement en vue dans la cité. Si, dans l’immense majorité des inscriptions honorifiques, le Conseil est associé au Dèmos pour honorer un citoyen, on trouve quelques textes épigraphiques dans lesquels le Conseil agit seul. Le tableau ci-dessous synthétise ces occurrences, en mentionnant le vocabulaire spécifiquement employé pour désigner le Conseil, et le profil des personnages auxquels il confère des honneurs.

41On remarque que lorsque le Conseil décerne des honneurs à un citoyen au moyen d’une statue soit directement, soit grâce à un citoyen (qui prendra en charge les dépenses à ses frais), il n’est pas, le plus souvent, désigné d’une façon aussi sobre que lorsqu’il le fait avec le Peuple (dans ce cas, on rencontre toujours la fameuse formule Ἡ βουλὴ καὶ ὁ δῆμος ἐτίμησεν…). On retrouve deux expressions différentes, la première plusieurs fois (ἡ ἱερωτάτη βουλὴ : « le très sacré Conseil »), la seconde dans un unique cas (ἡ ἱερὰ βουλὴ : « le Conseil sacré »)110. Ce n’est sans doute pas la nature même des timai décernés qui peut expliquer que le Conseil apparaisse comme leur seul dispensateur, mais plutôt l’identité du notable et le contexte qui les y amenèrent111. Que nous apprennent ces cinq inscriptions de Pergame, trouvées dans l’Asklépieion ? Il faut d’abord mettre de côté le dernier texte du tableau (AvP VIII, 3, n° 56), parce que le nom du personnage n’est pas lisible, et qu’il ne contient aucune information sur sa carrière politique ou son statut social. En revanche, dans les quatre autres inscriptions, le bilan est plus intéressant : M. Ulpius Pius est remercié par le Conseil pour avoir été son bienfaiteur. Dans les inscriptions n° 54 et 55, le notable honoré a exercé des fonctions prestigieuses envers Asklépios (l’un a été agonothète et organisa très certainement le concours des Asklépieia, le second fut l’un des deux néocores du temple d’Asklépios Sôter). Il est étonnant de remarquer que, pour l’agonothète Faustus Luppianus, son statut de citoyen pergaménien est mis en valeur par la présence du terme « πολίτην ». Aucune circonstance particulière ne permet, a priori, de comprendre pourquoi le Conseil intervint seul, mais il a récompensé un citoyen soit parce qu’il a agi de façon positive envers lui (on peut penser à un embellissement du bouleutèrion, par exemple), soit parce qu’il a exercé une charge importante au sein du principal sanctuaire de Pergame au ii^e siècle, l’Asklépieion, et a donc rendu un service à la cité, en participant au rayonnement du téménos et donc de la cité. De ce fait, le terme de « citoyen » ou « concitoyen » permettrait d’insister volontairement sur le fait qu’un Pergaménien s’est investi personnellement pour le service de la cité, ce qui lui donnerait un surcroît de prestige auprès de la communauté civique.

Le Peuple, organe représentatif de la communauté civique

Un rôle politique accru depuis les dernières années de l’ère attalide

42L’étude du Dèmos a été récemment renouvelée par la synthèse de H.-L. Fernoux112, dans laquelle il a analysé à la fois le Dèmos en lui-même (ses symboles, sa composition, son rôle politique), mais aussi, ce qui nous intéresse particulièrement dans le cadre de notre sujet, la place de l’Assemblée dans la vie politique des cités et ses liens avec les magistrats civiques et, plus largement, les notables. Il a rappelé, à juste titre113, à quel point les sources épigraphiques sont difficiles à exploiter lorsqu’on étudie cette institution fondamentale des cités grecques, à la fois parce que de nombreux textes sont lacunaires, parfois délicats à traduire, et parce que la grande majorité des inscriptions qui citent le Peuple sont des décrets honorifiques qui n’apportent guère d’informations sur son rôle, sa place, son recrutement, son fonctionnement (le vote, par exemple). Ces tituli sont en général rédigés selon les valeurs, le vocabulaire, le discours des notables, qui sont présentés comme des personnages dotés de qualités exceptionnelles, et pleinement engagés dans la vie de la cité au service de leurs concitoyens. Il est donc nécessaire d’étudier ces textes avec la plus grande prudence. Formulons une deuxième remarque préliminaire : le Dèmos peut être défini de deux manières : il peut désigner le Peuple réuni, au théâtre, en tant qu’assemblée (il s’agit d’une acception institutionnelle), ou la communauté des citoyens pergaméniens (dans ce cas, dans un sens plus politique)114. Qu’en est-il concernant Pergame ? Que permettent d’avancer les inscriptions ? Quelle a pu être la place du Dèmos aux époques républicaine et impériale, dans une cité longuement marquée par la monarchie ?

43Les travaux de R. Bielfeldt115 ont montré que le Peuple a été, sous les règnes d’Attale I^er et Eumène II, en quelque sorte « muselé » par le pouvoir royal, car on constate à ces époques une lacune épigraphique frappante en ce qui concerne l’initiative civique, symptôme des contraintes politiques qu’il devait subir. La position du Dèmos dans la vie publique a visiblement changé au cours du règne d’Attale III : d’une façon soudaine, l’institution apparut dans le dialogue honorifique de la cité, et fit afficher ses décisions dans différents espaces, le prytanée et l’agora supérieure de l’acropole essentiellement. Certains citoyens, qui n’étaient pas des membres de la famille royale, commencèrent à être honorés par des statues. Ceci pourrait témoigner de la faiblesse politique du dernier roi ou du fait qu’il fut davantage dépendant des autres notables de la cité.

44Après le décès d’Attale, ce processus se poursuivit, et s’accentua nettement. Nous avons déjà montré qu’un décret116 fut adopté vers 125-120, et mentionnait la mise en place d’un synèdre probablement provisoire qui rassemblait les notables les plus illustres afin qu’ils prennent la direction des affaires de la cité en ces temps inattendus de crise politique (la révolte d’Aristonikos en fut la conséquence directe la plus dramatique). Ce texte est sûrement l’un des documents épigraphiques les plus importants en ce qui concerne l’histoire de la Pergame post-attalide, puisqu’il permet de comprendre comment la cité a réagi, à travers ses institutions et ses notables, face à un cataclysme politique et un risque majeur de guerre civile. Que nous apprend-il sur le rôle joué à ce moment par le Dèmos ? Il ne fut pas, tant s’en faut, anecdotique : en effet, on peut relever dans l’inscription la phrase suivante : τοῦ δῆμου συνέδρους χειροτονήσαντος τῶν ἀρίστων ἀνδρῶν (l. 13). Ce court passage évoque le transfert du pouvoir politique du roi aux démotes dans des circonstances d’urgence, puis à un groupe fermé de notables, les plus riches et les plus influents de la cité. En somme, il revenait au Peuple, organe qui représentait l’ensemble de la communauté civique, de décider quels personnages, parmi l’élite politique, étaient aptes à diriger la cité, tout en étant en contact avec les représentants de la République romaine. Ainsi, le Dèmos était bel et bien une incarnation de la cité117 au sens le plus fort, dans la mesure où il était chargé, notamment, d’assurer l’ordre dans la cité. On voit donc que, dans une situation où la cohésion sociale est menacée, le Peuple avait vocation, non pas à gouverner, mais à donner une légitimité à ceux qui allaient gouverner, à travers le vote. Il apparaît donc comme une institution fondamentale, qui établissait officiellement une division entre deux types de notables : d’un côté, ceux qui n’étaient pas aptes, ou pas suffisamment aptes à gouverner, de l’autre, les aristoi andres, dont on ignore le nombre, qui obtenaient le droit de prendre la succession du roi, en quelque sorte.

45Quelques décennies plus tard, vers le milieu du i^er siècle avant J.-C., un témoignage de Cicéron118 semble indiquer que la position du Dèmos dans la cité a profondément changé119 car il décrit les relations entre un des plus grands notables pergaméniens de l’époque républicaine, Mithridatès, et l’assemblée populaire. Selon l’auteur, qui fut un illustre sénateur, le Peuple semble être une institution misérable, constituée d’individus modestes (ceinturiers, cordonniers) aux mœurs bourrues : ils crient, et sont prêts à soutenir n’importe quel homme politique pourvu qu’il organise de copieux banquets. C’est, selon Cicéron, le cas de Mithridatès, Pergaménien riche et influent, qui semble « tenir sous sa dépendance » ces démotes. L’assemblée populaire n’aurait donc plus exercé aucun pouvoir à ce moment, alors que la cité était dominée exclusivement par les notables de la cité. Il convient de nuancer fortement cette description : si le Dèmos était constitué de personnages de rang divers (des plus riches au petit peuple), on a peine à croire qu’une telle opposition ait pu exister entre des notables tout puissants et un Peuple soumis et seulement capable de s’exprimer en vociférant. Néanmoins, on peut penser qu’une part de réalité a dû inspirer ce texte : le choix de Mithridatès n’est pas anodin, car on sait qu’il a joui, après 48 et son intervention en Égypte, d’une exceptionnelle popularité à Pergame puisqu’il permit à la cité de retrouver son statut de cité libre (grâce à son influence auprès de César). Ce changement fut particulièrement bien accueilli par ses concitoyens, encore profondément marqués par la violence des soldats de Metellus Scipion, qui avaient séjourné à Pergame durant l’hiver 49-48 et s’étaient livrés à des pillages120. Proche de César, il bénéficiait aussi d’une aura importante liée à son statut de grand militaire, et de notable influent auprès de l’homme le plus puissant de l’époque. Si le récit de Cicéron est caricatural à plus d’un titre, l’approbation des démotes après un discours de Mithridatès montre probablement la confiance que lui témoignaient ses compatriotes, et son charisme dans la cité. Cela témoigne aussi du pouvoir croissant de quelques notables au sein de la communauté civique, qui se plaçaient au-dessus des autres citoyens de la cité du fait de leur origine familiale, de leur richesse, de leurs relations politiques et, bien sûr, de leurs « largesses » (sous forme d’actes d’évergétisme). Il ne faut donc pas totalement ignorer ce type de description, a priori exagée et partiale.

46En ce qui concerne le secrétaire du Peuple121 (γραμματεὺς τοῦ δήμου), il s’agit d’un magistrat essentiel dans la vie politique des cités, et probablement le plus important de la cité éphésienne122. Si une telle position n’apparaît pas pour Pergame, ce personnage était l’un des grands magistrats de la cité, et il avait le pouvoir de représenter ses concitoyens pour des affaires qui engageaient la communauté dans sa globalité : en 46-44 av. J.-C., lorsqu’une ambassade de neuf notables alla rencontrer le proconsul P. Servilius Isauricus pour défendre l’asylie du sanctuaire d’Asklépios123, le secrétaire du Peuple, un certain Perseus, en faisait partie. En dehors de cette fonction de réprésentation (qui va de pair avec sa tâche d’enregistrement des lettres envoyées aux autorités romaines), le secrétaire du Peuple contribue à l’élaboration des décrets (sur proposition des stratèges), peut aussi prendre l’initiative des décrets honorifiques, vérifie le bon fonctionnement de l’Assemblée (ainsi, il établit l’ordre du jour pour chaque séance), et fait voter les décisions, avec le concours des stratèges. Concernant son profil social, le secrétaire du Peuple est un notable de premier plan : même s’il apparaît dans un nombre infime d’inscriptions, le document AvP VIII, 2, n° 596 nous décrit une partie de la carrière d’un certain Tib. Claudius Uginus, qui fut prytane, stratège, secrétaire du Peuple, trésorier du Conseil et évergète, puisqu’il dépensa visiblement des sommes importantes pour la cité (καὶ τῇ πατρίδι δραχμὰς, l. 5). Le secrétaire du Peuple est donc un personnage qui assume un grand nombre de fonctions publiques, dont la plupart sont en rapport avec les assemblées ou les tâches administratives et de gestion.

Peuple et honneurs civiques

47Le Dèmos était la principale institution qui décernait des honneurs aux notables, sans aucune règle apparente, en tout cas visible dans les inscriptions124. Si les honneurs décernés par le Conseil seul sont très rares, ils sont extrêmemement courants en ce qui concerne le Dèmos, comme le prouvent des dizaines d’inscriptions. On retrouve les timai classiques que le Peuple accorde en général à certains notables ; en premier lieu, les statues sont de loin les honneurs les plus fréquents : à partir du i^er siècle avant J.-C., on leur accorde des agalmata et des eikôna, ce qui traduit leur statut particulier dans la cité, celui de personnages s’étant dévoués envers le Peuple, et ayant fait preuve d’un zèle reconnu. D’abord uniquement octroyés aux rois, ces honneurs touchent désormais les grands notables125.

48Sans rappeler toute l’argumentation d’A.S. Chankowski, qui a étudié en détail la procédure législative à Pergame et les décrets attribuant des honneurs à Diodôros Pasparos au i^er siècle avant J.-C.126, on peut prendre l’exemple de ce notable particulièrement loué en son temps. Dans une inscription127, le Peuple a honoré Pasparos pour l’ambassade qu’il mena à Rome après les guerres mithridatiques (entre 85 et 73) et son action d’évergète, qui redonna une partie de sa splendeur à la cité : (ὁ δῆμος) γεινώσκων δὲ τοῖς ἀγαθοῖς ἀνδράσιν ουδένμείζον υπάρχον άϊδίου [μ] νήμης, ταύτης μεν αύτφ μετέδωκεν δι’ ων έψηφίσατο τειμώνέμπροσθεν ναοίς καὶ ἀγάλμασιν καὶ τη καθιερωμένηι πρὸς άθανασίαν τιμήι είς αυτόν (l. 16-19)128. Le Peuple a donc accordé la réalisation d’un agalma et la construction d’un téménos en l’honneur de Pasparos, dans le but de le remercier, de lui rendre hommage en tant que citoyen exceptionnel, mais aussi et surtout afin de l’inscrire dans la mémoire de ses concitoyens, et, de ce fait, le rendre « immortel ». Le Peuple agit donc ici comme un organe qui choisit quels notables sont dignes de rester dans la mémoire des Pergaméniens, et sous quelle forme. Toutes ces décisions s’inscrivent dans un processus d’accroissement du nombre de décrets votés pour rendre hommage à des notables, qui sont même, parfois, honorés pour chaque bienfait qu’ils ont accompli pour la cité (ainsi, Pasparos fut honoré pour son ambassade et pour sa gymnasiarchie), donc durant leur carrière. Les honneurs que recevaient les rois avant 133 sont désormais accordés aux citoyens qui s’investissent au service de la cité, et ils sont proportionnels aux sommes engagées par l’évergète. L’apparition d’une strate sociale à part, les plus grands notables, capables, au i^er siècle, de sortir la ville de ses difficultés, entraîne une reconnaissance accrue, officialisée par le Dèmos. En somme, cette évolution de l’octroi des timai est due à la mise en place progressive du « régime des notables », qui s’est, même si cela peut paraître paradoxal, consolidé au gré des troubles subis par la cité avec la révolte d’Aristonikos, mais surtout avec les guerres mithridatiques et l’intervention de Sylla129.

49En dehors des statues (en marbre, en bronze, doré ou en argent), d’autres types de timai sont accordés à certains notables, comme les couronnes d’or130. On peut prendre l’exemple d’un certain Apollodôros131, qui est honoré par le Peuple seul, pour deux raisons : parce qu’il assuma pleinement sa gymnasiarchie tout d’abord, mais aussi parce qu’il fit preuve de bienveillance envers l’Assemblée. Il reçut donc une couronne d’or (χρυσῶι στεφάνωι, l. 2) ainsi qu’une statue de bronze (εἰκόνι χαλκῆι, l. 2). Dans le discours général du Dèmos, on peut aussi repérer le titre de « patron du Peuple », de « fondateur du Peuple » ou de « bienfaiteur du Peuple132 » dans les inscriptions : ainsi, Jules César est, à plusieurs reprises, qualifié avec ces trois titres133. Il s’agit de titres rarement octroyés, qu’on retrouve essentiellement à l’époque républicaine, pour honorer des personnages à l’origine de bienfaits pour la cité (des dignitaires romains, le plus souvent) : pour César, il s’agit sans nul doute de la restauration du statut de cité libre. Tous ces honneurs et titres motivent en partie l’action politique des notables (qui les recherchent), et montrent le rôle essentiel du Dèmos au sein de la vie poliade et de l’inscription définitive de certains noms glorieux dans la mémoire collective.

La Gérousie, une institution sélective

50La Gérousie apparaît rarement dans l’épigraphie pergaménienne134, et on peut difficilement cerner son rôle ou son niveau de prestige, du fait de la maigreur du dossier. La plupart des documents que nous possédons sont des décrets honorifiques émis par cette institution. Ainsi, la Gérousie a honoré un certain Cornelianus, prêtre du culte impérial sous le règne de Claude135, le prêtre et évergète Sextus Iulius Capito136, et une prêtresse nommée Pia137. Cet organe avait donc le pouvoir d’honorer seul certains citoyens qui avaient rendu service à la cité, comme le Peuple ou le Conseil138.

51Dans le dossier épigraphique mentionnant la Gérousie de Pergame, le texte AM 32 n° 18 est relativement riche. Pour comprendre réellement son intérêt, il faut rappeler les principales conclusions de Fr. Kirbihler et H.-L. Fernoux dans leurs thèses respectives. Concernant Éphèse, le premier a d’abord montré que la Gérousie, attestée dès le début de l’époque hellénistique139, était liée au fonctionnement de l’Artémision, puisqu’elle s’occupait de la gestion des biens et des sommes d’argent déposées dans le sanctuaire, mais aussi de la collecte récolte de fonds afin d’organiser des fêtes et des banquets dans le cadre du culte d’Artémis, la grande déesse de la cité140. Si, à l’époque hellénistique, elle symbolisait encore une certaine « survivance d’un pouvoir aristocratique141 », elle devint peu à peu, sous l’Empire, une institution dont les membres (les gérontes, âgés d’au moins cinquante ans142) étaient plutôt modestes, et dont la composition sociale était très diverse : les gérontes pouvaient aussi bien être des boulangers-pâtissiers143, des hymnodes d’Artémis144 ou des personnages de rang plus élevé, des bouleutes ou des agoranomes145.

52De son côté, H.-L. Fernoux a insisté sur le fait que les Gérousies étaient des institutions caractéristiques de la vie urbaine des cités grecques à l’époque romaine, mais qu’il n’est pas chose aisée de les définir, de les cerner, aussi bien du point de vue de leurs prérogatives qu’en ce qui concerne le niveau de dignité de leurs membres146 ; cependant, il semble clair, pour lui, qu’elles n’étaient pas constituées uniquement des notables les plus riches, grands propriétaires fonciers. La Gérousie réunissait des hommes d’âge mûr au sein d’un gymnase, disposait de fonds plutôt importants, issus en partie des dons des évergètes, et fonctionnait « comme une institution privée à caractère funéraire147 » : elle finançait des fêtes religieuses, notamment destinées à honorer l’action d’un notable de son vivant ou après sa mort. La Gérousie possédait aussi un caractère public, car elle produisait ses décrets honorifiques. Cependant, d’un point de vue purement politique, H.-L. Fernoux a montré que son pouvoir était probablement faible : aucun document épigraphique ne mentionne un quelconque rôle politique, ce qui semble se confirmer à Pergame.

53Si l’on reprend un dossier épigraphique fragmentaire148 issu du gymnase des néoi, qui permet de reconstituer, malgré les lacunes, le mode de sélection des gérontes (vers le début du ii^e siècle après J.-C.), on s’aperçoit que la Gérousie de Pergame possédait probablement un caractère élitiste plus marqué que dans d’autres cités. Dans des cités comme Sébastè (en Phrygie) ou Sidyma (en Lycie), la Gérousie était accessible au plus grand nombre149, mais en revanche son accès était réglementé de façon très précise à Pergame, si bien que la composition de la Gérousie était soumise à une sélection à la fois financière et morale. Ainsi, un personnage qui souhaitait intégrer cette institution devait subir une dokimasie et obtenir le soutien des deux tiers des membres de l’assemblée : τῶν δύο μερῶν καὶ ἐὰν δοκιμασθῶσιν (l. 4150). Il devait aussi payer un droit d’entrée de cent deniers. En cas de soutien unanime, le candidat était a priori directement intégré dans la Gérousie. D’autre part, l’inscription livre des informations sur la procédure qui était suivie lorsqu’un fils de géronte souhaitait entrer dans la Gérousie : il devait, dans ce cas, subir lui aussi une dokimasie, mais il bénéficiait d’un avantage non négligeable en ce qui concerne le prix, car si son père était resté géronte au moins cinq ans, il ne payait que cinquante deniers.

54Cette procédure permettait de sélectionner les gérontes sur des critères sociaux et moraux (sans qu’on puisse dire lesquels), mais aussi financiers. En outre, l’hérédité était un critère valorisé, puisque cette procédure favorisait sans ambiguïté les fils de gérontes : on considérait donc que si un homme avait été un géronte investi, resté au service de la cité durant cinq ans, il était normal que son fils pût accéder à la Gérousie plus facilement que les autres candidats. On peut donc bien parler d’une institution sélective, probablement plus sélective qu’ailleurs, puisqu’il fallait de fait appartenir à un cercle restreint, avoir de nombreux contacts, de nombreux soutiens chez les gérontes pour obtenir deux tiers d’avis favorables.

Les relations entre les notables et le proconsul

55La lecture des relations entre les notables des cités grecques et le gouverneur peut s’effectuer de deux façons : selon le point de vue des notables, et selon celui du gouverneur. Pour les notables, les contacts qu’ils entretenaient avec ce haut personnage pouvaient constituer un moyen d’acquérir des avantages non négligeables, surtout à l’occasion de ses déplacements : comme l’a montré H.-L. Fernoux, les notables pouvaient, au début de la domination des Romains, obtenir la citoyenneté romaine151, ou annihiler la concurrence d’un notable concurrent dans tel ou tel domaine, en cherchant, par exemple, à obtenir un procès152. De son côté, le gouverneur devait adopter un comportement mesuré face aux notables : disposant de pouvoirs très larges153, il ne pouvait pourtant pas imposer sans cesse ses vues, ses décisions et négliger totalement ses interlocuteurs. Il devait donc savoir faire preuve à la fois de fermeté154, et d’écoute. Sa position était donc complexe, d’autant plus qu’on attendait aussi de lui une certaine impartialité et du désintéressement, afin d’éviter tout soupçon de favoritisme155.

56Avec le Dèmos, les relations furent bien souvent plus tendues : si les notables étaient souvent des soutiens des Romains (leurs valeurs aristocratiques étaient, somme toute, proches de celles des élites romaines), ce n’était pas toujours le cas des démotes, qui n’étaient pas tous issus des mêmes catégories sociales, loin de là, et qui étaient considérés avec méfiance par le gouverneur, surtout jusqu’à la fin du i^er siècle avant J.-C. Comme l’a montré H.-L. Fernoux156, de nombreux troubles ont éclaté au sein du Dèmos de Prousa de l’Olympe : de ce fait, le gouverneur décida de suspendre les séances de l’Ecclesia vers 104 après J.-C. L’autre principale cause de tension fut la prise de position du gouverneur en faveur d’un notable dans la vie politique des cités, ce qui engendrait immédiatement des tensions, surtout dans les cités libres, qui supportaient difficilement qu’un gouverneur vînt s’occuper des affaires de la cité. La visite du proconsul dans la cité ou, plus encore, son passage au théâtre furent potentiellement des moments durant lesquels l’animosité envers lui pouvait s’exprimer à plein. Les relations entre gouverneurs et Dèmos ne furent pourtant pas toujours difficiles, loin de là : dans un grand nombre d’inscriptions, le Peuple octroie au proconsul des titres honorifiques qui traduisent les bonnes relations qui ont pu se nouer entre Pergame et le promagistrat, à certains moments.

57Si les cités libres possédaient une autonomie juridictionnelle forte, à la fois pour les affaires concernant une cité, un notable précis, ou bien plusieurs cités, le gouverneur de province conservait un rôle certain. Quelques décennies après la mort d’Attale III probablement, un traité fut mis en place entre Sardes et Éphèse, qui scellait une réconciliation entre les deux cités, avec l’arbitrage d’une troisième cité, Pergame157. Ce traité comportait plusieurs clauses sur le régime judiciaire des différentes parties158 et sur le contenu de l’alliance défensive : interdiction d’entrer en guerre, obligation de fournir une quelconque assistance militaire à une cité ennemie de l’autre cité, arbitrage par une troisième cité en cas de violation du traité par Sardes ou Éphèse, validité perpétuelle et affichage du traité159.

58Dans ce document, Pergame apparaît comme une cité au statut tout à fait particulier, une cité médiatrice (μεσιτεύουσα πόλις)160, qui devait intervenir au cas où une des deux cités ne respecterait pas ses engagements. Comme l’a souligné J. Fournier, son rôle consistait, plus précisément, à « recevoir les délégués des cités en litige et organiser le tirage au sort du κρίνων δῆμος161 » ; ce dernier mettait en place ensuite un tribunal (δικαστήριον) pour permettre aux différentes parties de s’expliquer162. Donc, un traité militaire et politique de ce type était, a priori, géré par les deux cités, qui le signaient et s’engageaient à le respecter, et par une autre cité qui servait d’arbitre : il semble que les cités pouvaient régler elles-mêmes leurs problèmes « internationaux » sans l’entremise des dignitaires romains. Cependant, dans les deux premiers fragments du texte (A et B), qui sont, à l’évidence, des lettres adressées au Conseil et au Peuple de Sardes et d’Éphèse, l’ensemble du processus d’apaisement est supervisé, coordonné par le proconsul alors en activité en Asie ; si la restitution de M. Fränkel est bonne, ce que nous jugeons probable, il s’agirait de Quintus Mucius Scaevola. A. Heller a montré qu’il est important de constater, d’autre part, que, malgré la domination romaine évidente à l’époque du traité, les cités pouvaient mener elles-mêmes, semble-t-il leur propre politique extérieure (grâce à des ambassades)163, et l’exprimaient avec les moyens institutionnels qu’elles utilisaient depuis des siècles. Si le proconsul est cité au début de l’inscription, comme s’il approuvait les différentes clauses du traité et donnait son aval pour qu’on l’applique, il ne semble intervenir à aucun moment dans la gestion de la réconciliation, qui est opérée par les cités grecques et leurs représentants : l’autonomie des cités était donc forte, puisqu’on aurait pu penser que c’était le gouverneur en personne qui serait intervenu en cas d’arbitrage ; il n’en fut rien. Pergame apparaît en tout cas comme une cité prestigieuse, à l’autorité sans faille, car c’est elle qui a été choisie par les deux autres cités pour intervenir en cas de violation du traité, et Rome ne s’y est nullement opposée.

59En 85 avant J.-C., après sa victoire sur Mithridate, Sylla décida de réorganiser la province d’Asie dans plusieurs domaines, à travers la lex Cornelia. Étudiée en détail par M. Coudry et Fr. Kirbihler164 ou d’autres historiens165, elle redéfinit les pouvoirs des gouverneurs, une partie du fonctionnement des cités (pour les ambassades, elle met en place une distinction entre les ambassades financées par les cités, et celles qui étaient financées par des notables aisés : désormais, la place des premières est limitée166). Pour M. Coudry et Fr. Kirbihler, certaines de ces décisions furent guidées par la volonté de donner davantage de poids aux notables dans les décisions de la cité, car ils étaient bien souvent des alliés de Rome, et un certain nombre d’entre eux accédèrent rapidement au cursus honorum romain. Désormais, les cités durent de plus en plus passer par l’institution du koinon (du moins était-ce le vœu des autorités romaines), elle-même aux mains des notables les plus en vue dans la province. Certaines lettres de Cicéron167 montrent que le gouverneur dispose, à partir de 85 avant J.-C., de davantage de prérogatives en ce qui concerne les ambassades dépêchées à Rome, qu’il peut contrôler. On voit donc que, peu à peu, le pouvoir des gouverneurs s’est étoffé, et a constitué un élément essentiel de la consolidation du pouvoir romain en Asie.

60À l’époque de César, plusieurs inscriptions de Pergame permettent de cerner les enjeux des relations entre les notables et le gouverneur ; il s’agit, en premier lieu, d’une lettre de César aux Pergaméniens légèrement postérieure à la victoire de Pharsale (48 avant J.-C.), dans laquelle le général romain permet à Pergame de redevenir « sacrée, asyle et autonome168 » (l. 7), grâce à l’intervention de Mithridatès, son allié originaire de la cité. Celle-ci avait perdu ces privilèges au sortir de la première guerre contre Mithridate en 88 avant J.-C., suite au soutien apporté au roi et au massacre de citoyens romains qui eut lieu dans l’Asklépieion. En second lieu, une autre inscription, qui date de 46-44, prouve que la décision de César fut relayée à Pergame par le proconsul P. Servilius Isauricus169 : dans cette inscription honorifique, le Peuple rend hommage au proconsul Isauricus car Pergame récupère alors son statut de cité libre : la « démocratie affranchie » ou « libérée de l’esclavage » désigne l’éleuthéria, que les Pergaméniens tentent de désigner ainsi comme si elle leur avait été supprimée par Mithridate. Suite à la décision de César et à l’intervention d’Isauricus, un grand nombre d’autres décrets honorifiques furent émis par le Peuple afin de rendre hommage à César170, à P. Servilius Isauricus et sa famille171 et à Mithridatès de Pergame172. À l’époque républicaine, ces décrets honorifiques, davantage simplifiés voire uniformisés à partir du milieu du i^er siècle173, servaient à graver dans la pierre les bonnes relations des Pergaméniens avec le gouverneur romain et devinrent très courants (ils devinrent plus rares à l’époque impériale174). Ils permettaient d’attribuer un certain nombre de titres honorifiques aux gouverneurs, principalement celui d’évergète175, mais aussi, plus rarement, ceux de patron176 et de sauveur177.

61En ce qui concerne le titre d’évergète, si aucune construction commanditée par un proconsul n’est attestée à Pergame, on sait par ailleurs que celui-ci pouvait dédicacer certaines constructions, comme à Aegae178, ou inaugurer certains bâtiments. Le proconsul Servilius Isauricus fut aussi qualifié de « sauveur », ce qui renvoie à l’action d’un personnage qui met fin à une situation difficile subie par une cité (la restitution de la liberté, qu’il fit appliquer, suite à la décision de César) : le sauveur est celui qui restaure les conditions de vie des Pergaméniens, qui rétablit la renommée et le statut de la cité. Certaines cités ont aussi donné le titre de « fondateur » à certains proconsuls, comme Colophon à l’endroit de Sextus Appuleius179. Tous ces titres servaient à remercier un promagistrat pour son action bienveillante envers la cité mais aussi, comme l’a expliqué H.-L. Fernoux, à pousser le proconsul à s’engager dans « un engagement politique concret » auprès de la cité, en défendant ses privilèges par exemple180. Ils étaient liés à son intervention en matière politique et religieuse : il confirma ainsi l’asylie de l’Asklépieion181 alors qu’elle était menacée par l’opposition d’un Romain au milieu du i^er siècle avant J.-C. Cette prise de position en faveur de Pergame fut synonyme d’un immense soulagement pour les habitants de la cité, les notables (qui le fréquentaient assidument) et les prêtres du sanctuaire.

62Les titres donnés au gouverneur sont donc aussi la preuve d’une popularité, de l’existence de bonnes relations avec un proconsul. Néanmoins, si les titres furent parfois adaptés à la personnalité d’un gouverneur d’exception, dans un contexte bien particulier, on assiste à une systématisation de l’usage d’un vocabulaire imprécis et essentiellement moral. Ainsi, les textes honorifiques, de plus en plus normés, insistaient sur les bienfaits du gouverneur (d’où le titre d’évergète), ses liens de clientèle ou de patronage avec la cité (d’où son titre de patron, souvent associé à celui d’évergète), son action en termes de justice ou bien sa vertu et sa bienveillance182. Il est possible que cette uniformisation ait traduit le caractère la plupart du temps routinier ou automatique183 des honneurs attribués aux proconsuls. À l’époque impériale, on insista bien davantage sur les actions du prince, et non pas sur celles des gouverneurs.

63En dehors des titres proprement dits, le culte des gouverneurs romains pouvait parfois se traduire par la fondation de jeux exceptionnels : en Asie, des jeux pentétériques éponymes, les Moukieia, furent mis en place pour rendre hommage au proconsul et juriste Q. Mucius Scaevola184, unanimement considéré comme un grand évergète et un homme politique remarquable par les cités d’Asie185. Ces jeux, qui nous sont connus par quelques auteurs (Cicéron, Asconius) et des inscriptions186, ont probablement été célébrés dans toutes les grandes villes d’Asie, et étaient souvent associés aux Sôteria, afin de rappeler que le proconsul fut un « sauveur » (Sôter) de la province187.

64Enfin, il existait un dernier moyen d’honorer un gouverneur, en rendant hommage à ses proches : dans une époque où les Romains étaient dominateurs, il était de plus en plus nécessaire, pour s’attirer leurs bonnes grâces mais aussi développer des réseaux politiques, de multiplier les destinataires des honneurs civiques. Ainsi, pendant les guerres civiles (vers 49-48 av. J.-C.), Cornelia, l’épouse du proconsul d’Asie Pompée, fut honorée par le Peuple pour sa bienveillance envers lui188. Dans une autre inscription, c’est la mère du proconsul L. Volusius Saturninus, Nônia Polla, qui est honorée par le Peuple de Pergame189 : le fait d’honorer une femme dans l’entourage du proconsul était donc un moyen efficace pour lui rendre hommage, et mettre en place ou maintenir des liens avec sa famille.

65Cependant, on ne leur appliquait pas la rhétorique grecque de l’éloge, comme on pouvait le faire dans le cas des notables locaux, qui étaient, eux, en compétition les uns vis-à-vis des autres : cela peut expliquer la différence de tonalité dans ce type d’inscriptions, généralement courtes, qui se limitent à mentionner une ou deux qualités morales du gouverneur ou d’un membre de son entourage.

Les notables et les enjeux du culte impérial naissant

Du culte de Rome à celui d’Auguste : un processus particulièrement rapide

66Parmi les sources épigraphiques, un texte funéraire datant de la seconde moitié du i^er siècle avant J.-C. éclaire certains aspects de la première étape de la mise en place du culte impérial à Pergame. Dans ce document, une certaine Tullia réunit dans un même tombeau trois membres de sa famille : son frère M. Tullius Cratippus190, son fils T. Aufidius Balbus et son époux T. Aufidius Spinter191. Ainsi, son fils et son mari suivirent une carrière essentiellement militaire, mais son frère, cité en premier, assura une prêtrise inédite, qui associait les déesses Rome et Salus192. Le notable M. Tullius Cratippus était issu d’une éminente famille pergaménienne, qui jouissait alors d’une position de premier plan dans la cité : son père était le philosophe péripatéticien Cratippus, dont l’apogée de la carrière se situa à la fin de la République193. Son fils, quant à lui, apparaît dans une inscription qui mentionne sa carrière et une exceptionnelle donation en argent qu’il fit à la cité dans les années 20194.

67Les différentes prêtrises permettant la mise en place du culte impérial furent, sans surprise, confiées à des notables du plus haut rang ; on retrouve chez eux plusieurs traits caractéristiques des notables pergaméniens : la prééminence intellectuelle et culturelle (un philosophe de renom : n° 1), des titres honorifiques prestigieux à l’échelle poliade (« bienfaiteur » : n° 2), la puissance financière (particulièrement éclatante avec le personnage n° 3) et l’exercice de charges nombreuses et prestigieuses dans la cité natale ou dans la province d’Asie (n° 3). D’autre part, le premier Cratippus devint citoyen romain grâce à Jules César195 : il s’agissait, comme Mithridatès, d’un notable en contact avec les autorités romaines. Surtout, le second Cratippus fut d’abord prêtre de Rome et de Salus, avant que cette prêtrise, qu’il continua d’endosser, ne fût remplacée par celle de Rome et d’Auguste, qui fut ensuite transmise héréditairement à son fils. La difficulté est de savoir quel sens il faut donner à cette probable transformation, mais aussi quel fut, auparavant, le projet idéologique à l’origine de l’association inédite des deux déesses196. La déesse Salus fut associée à Hygie, déesse de la sauvegarde et de la santé, qui fut tout particulièrement honorée dans l’Asklépieion de Pergame197.

68L’association Rome / Salus procédait d’un projet idéologique ou d’un langage cultuel établi directement par les notables pour plaire au nouveau princeps. En effet, Salus doit être rapprochée de la Salus publica romaine, autrement dit la « sauvegarde publique », dont Octavien aurait été le restaurateur dans une époque de grands dangers (menace parthe, projet politique de Lepidus, risque éventuel d’un retour aux guerres civiles)198. Il souhaitait donc apparaître en tant que défenseur de Rome, lieu du pouvoir central, et restaurateur de la paix, grâce à sa victoire à Actium : le choix de Salus permit à la fois de promouvoir cette rhétorique, mais aussi de mettre en avant une divinité identitaire de la cité (Hygie, parèdre d’Asklépios).

69C’est l’institution provinciale du koinon qui joua un rôle décisif dans l’évolution du culte dans un sens plus personnel, par l’intermédiaire de pétitions adressées à Octavien dès 29 : les notables pergaméniens disposaient d’une place importante dans cette institution et obtinrent le droit de bâtir un temple pour le nouveau souverain, au nom des cités d’Asie199. Ce culte, organisé en premier lieu à Pergame avec la construction d’un temple dédié à l’empereur et destiné aux Grecs d’Asie, se situa dans le prolongement des cultes rendus aux souverains attalides. Indéniablement, l’implantation séculaire du culte des Attalides créa un « terreau » favorable à la mise en place du culte d’un nouveau personnage, et cela de son vivant. De même, certaines magistratures furent remplacées par d’autres magistratures à l’époque du Principat : ce fut le cas du prytane et prêtre de Philétairos, magistrat éponyme, qui fut remplacé (après 17 av. J.-C.) par un prytane et prêtre de César200, ce qui souligne la faculté des notables à adapter leurs institutions à l’évolution du pouvoir politique romain, qui déterminerait l’essentiel de leur avenir. On remplaça ostensiblement le culte royal par le culte impérial, en quelques années.

70Comment expliquer une telle implication des notables (Pergaméniens mais pas uniquement) au sein du koinon pour organiser le culte du nouveau souverain romain ? Comme l’a montré G. Frija201, il fallait d’abord prouver au prince sa loyauté après des années de guerres civiles (Marc Antoine reçut de nombreux honneurs cultuels dans la province, notamment à Éphèse où il fit figure de nouveau Dionysos202), et les cercles qui firent pression en faveur de la mise en place du culte devaient compter un certain nombre de soutiens d’Octavien, comme le philosophe césarien Cratippus (n° 1). De plus, la concurrence qui s’exerçait entre les notables au sein de l’assemblée provinciale suscita peut-être une inflation des propositions, en faveur de la construction d’un temple de Rome et d’Auguste à Pergame. Enfin, l’obtention d’une première néocorie permettait à Pergame de retrouver une partie de son prestige perdu, et de montrer qu’elle était la cité la plus apte d’Asie à accueillir et entretenir un culte d’une telle envergure.

Statut et fonction des grands-prêtres

71À l’époque des monarchies hellénistiques, le grand-prêtre mettait probablement en œuvre le culte de la famille royale, même s’il devait également jouer d’autres rôles203, et se trouvait placé, de ce fait, à un rang supérieur à celui du simple prêtre. Ainsi, un grand-prêtre attalide était bien en place jusqu’en 133 avant J.-C., mais rien ne prouve qu’il fût nommé par le roi ; il est possible que ce grand-prêtre fût local204 : il était probablement nommé par les Pergaméniens, et n’occupait ses fonctions qu’à Pergame, et pas dans tout le royaume, ce qui constituait une originalité pergaménienne205.

72Le titre de grand-prêtre continua d’apparaître ensuite dans les inscriptions de l’époque républicaine, et on constate que la grande-prêtrise fut toujours exercée annuellement206 par les plus grands notables. Au i^er siècle avant J.-C., Diodôros Pasparos et Mithridatès furent des grands-prêtres, et, pour chacun d’entre eux, cette charge s’accompagna d’une prêtrise héréditaire, celle de Zeus pour le premier, celle de Dionysos Kathègémôn pour le second207. Il est possible208 que l’exercice de ces deux dernières prêtrises soit lié au culte des Attalides, qui se serait maintenu, sous cette forme, même à l’époque romaine, et cela est de plus en plus admis parmi les historiens, tant on sait à quel point la prêtrise de Dionysos Kathègémôn était emblématique du pouvoir des Attalides209. En ce qui concerne le culte de Zeus, il renvoie au culte du souverain et était couramment associé aux Attalides avant 133 ; Diodôros, lui, fut honoré par plusieurs lieux de culte qui furent rattachés au culte royal : deux exèdres dans le secteur du gymnase supérieur et, peut-être, un hérôon dans la ville basse (à moins qu’il ne fut construit pour Mithridatès)210.

73Il n’en demeure pas moins que l’identification de la grande-prêtrise assumée par ces deux éminents notables, restaurateurs de la vie publique, pose une difficulté. Le fait que la grande-prêtrise fût en rapport avec le culte des rois est loin d’être avéré, puisque ce sont plutôt les deux autres prêtrises, héréditaires, donc anciennes et traditionnellement aux mains de familles royales ou proches du pouvoir royal, qui remplissaient cette fonction. Il semble selon nous plus convaincant de penser que l’archiéreus était, déjà au milieu du i^er siècle avant J.-C., un haut personnage chargé du culte de Rome à l’échelle provinciale211. Sur ce point, rappelons certaines données importantes212 : premièrement, Mithridatès et Diodôros Pasparos étaient en rapport étroit avec le pouvoir romain : le premier fut le fidèle allié militaire de César, le second en contact étroit avec la diplomatie romaine, et fut un ambassadeur reconnu par ses concitoyens. Si un culte de César doit être exclu (à la fois car la gymnasiarchie de Diodôros est nettement antérieure à son époque, et parce que l’immense majorité des sacerdoces de César datent de l’époque augustéenne, sauf celui de la colonie de Parion dont César fut le fondateur), on pense plutôt au culte de Rome. D’autre part, ce qui crée le plus d’incertitude est le fait que le titre d’archiéreus ait disparu des inscriptions pergaméniennes durant le règne d’Auguste : à cette époque, le culte impérial semble uniquement assuré par des prêtres, pas par des grands-prêtres. Le titre d’archiéreus est de nouveau cité durant le règne de Tibère, et il devient ensuite de plus en plus courant dans les cités d’Asie Mineure (le nom du princeps n’apparaît plus, on trouve désormais l’expression de « grand-prêtre d’Asie », qui est chargé du culte collectif des empereurs).

74Finalement, le sens à donner au titre d’archiéreus à Pergame au i^er siècle avant J.-C. doit probablement être cherché dans l’éminent statut social de Diôdoros Pasparos et Mithridatès, puisque ce sont très probablement les premiers grands-prêtres civiques qui apparaissent en Asie à l’époque romaine. Ces notables ont un profil proche : très riches et influents à Rome, ils ont restauré la situation politique de Pergame après les guerres mithridatiques et l’intervention de Sylla. Ils étaient liés, d’une façon ou d’une autre, au culte attalide (Mithridatès fut honoré comme un successeur de Pergamos et Philétairos). C’est dans ce contexte politique et économique complexe que l’archiprêtrise civique a été créée. Associée à une prêtrise héréditaire, elle fut peut-être un moyen de signifier une reconnaissance à Rome et une volonté d’entretenir certaines relations avec les Romains, mais aussi de lier très étroitement le culte attalide et le culte de Rome. Le culte impérial était ensuite placé dans la continuité du culte des rois hellénistiques par le koinon d’Asie : si celui-ci reprend le terme de grand-prêtre utilisé auparavant par les rois, ce n’est peut-être pas pour maintenir le culte des Attalides, mais plutôt pour le remplacer par le culte de Rome213, cité qui commençait alors tout juste à disposer d’un pouvoir solidement établi et moins contesté. Le titre d’archiéreus devait, dans ce cas, commencer à sceller officiellement l’entente entre les Pergaméniens et les Romains, dont les plus illustres notables étaient les vecteurs, comme Mithridatès, qui rendit le statut de cité libre à Pergame, grâce à la confiance dont lui témoignait César.

75Il est d’ailleurs intéressant de remarquer l’association entre le culte impérial et le culte de Dionysos Kathègémôn sous le règne d’Auguste, puisqu’un certain Évangéliôn est honoré en tant que gymnasiarque à ses propres frais, prytane, agonothète des enfants d’Auguste et de Dionysos Kathègémôn214. Les petits-fils adoptifs d’Auguste, Gaius et Lucius, apparaissent comme les sunnaoi du dieu215, et le notable pergaménien honoré a organisé, en tant qu’agonothète, un concours triétérique, datant de l’époque attalide. On sait en effet que, déjà sous le règne d’Attale II, la prêtrise était hautement symbolique du culte royal (comme l’était Apollon pour les Séleucides), et que ses détenteurs étaient des personnes issues de la famille royale216. Le fait d’associer la famille impériale à ce dieu permit de créer un lien entre la dynastie attalide et la famille impériale, et de donner une légitimité à Auguste et à son culte qui fut, de ce fait, directement placé dans la continuité du culte royal en pays grec.

76La rareté des sources limite forcément l’analyse des grands-prêtres pergaméniens : en effet, on ne connaît que neuf personnages portant le titre d’ἀρχιερεύς ou d’ἀρχιέρεια, ce qui est beaucoup moins que pour Éphèse (dix-neuf) ou Milet (vingt et un). De surcroît, les charges de grand-prêtre ou de prêtre étaient visiblement monopolisées par les groupes sociaux qui dirigent les affaires de la cité : on retrouve en effet un des deux seuls cas connus de sénateur ayant été prêtre des empereurs : A. Iulius Quadratus, fils de C. Antius A. Iulius Quadratus217. De plus, plusieurs membres plus ou moins lointains de la famille des Quadrati, descendante des rois galates, ont, semble-t-il, occupé des fonctions importantes dans le culte impérial. Iulia Pôlla, sœur du consul ordinaire de 105, fut peut-être grande-prêtresse à Éphèse, mais, du fait d’une homonymie complexe avec d’autres femmes, il est difficile de l’établir avec certitude218. Dans la cité d’Akmonia (en Phrygie, région connue pour abriter certains domaines fonciers des Quadrati), Iulia Severa et son époux Servenius Capito ont été grands-prêtres sous le règne de Néron219, et sont issus de la famille des Severii de Galatie, une famille qui est apparentée aux Quadrati220.

77Les grands-prêtres civiques issus de Pergame ont souvent exercé, au préalable, des fonctions dans le culte impérial, que ce soit à l’échelon local ou provincial. Ainsi, C. Iulius Sacerdôs, prêtre de Tib. Claudius Néron sous Auguste, fut aussi néocore du temple associant Rome et Auguste : il s’occupait donc de l’entretien et de la gestion du bon fonctionnement du temple221. De la même façon, M. Tullius Cratippus fut gymnasiarque dans le koinon d’Asie, et s’occupait de la mise en place des Sébasta Rhômaia. Cela occasionnait de fortes dépenses, tout comme l’agonothésie : au ii^e siècle, un chevalier, Tib. Claudius Pius, fut agonothète perpétuel des Sébasta Nikèphoria de Pergame organisées dans le cadre du koinon d’Asie, à ses propres frais222. La richesse apparaît donc comme un critère fondamental pour exercer ce type de fonctions, et, avec la mise en place de l’empire, la participation des grands notables au culte impérial devient une composante classique, attendue, de leur carrière, car c’est l’occasion pour eux de prouver leur rang, d’engager des sommes parfois considérables pour le culte de l’empereur et de sa famille, comme on le faisait pour le roi attalide quelques décennies plus tôt, et c’est aussi un moyen efficace pour s’intégrer à l’empire.

Pergame, haut lieu de la médecine et des lettres

78Si la société grecque possédait des traditions politico-sociales solidement ancrées, elle était aussi marquée par la mobilité : il existait en effet un certain nombre de moyens d’obtenir une promotion sociale, si l’on était suffisamment talentueux et reconnu comme tel, dans un ou plusieurs domaines précis. C’était le cas pour les médecins, les rhéteurs et les sophistes, ou certains athlètes vainqueurs de concours, qui n’étaient pas des fils de bonne famille. Ces domaines d’activité, si l’on réussissait à y briller et à accéder à une certaine renommée en Asie voire jusqu’à Rome, pouvaient donner un statut tout à fait différent à certains personnages exceptionnels. Le plus fameux exemple de ce type de réussite sociale est fourni par le Pergaménien Galien, figure emblématique de la médecine grecque, qui accéda à une notabilité exceptionnelle grâce à ses talents (et certains soutiens), qui le menèrent jusque dans l’entourage de Marc Aurèle.

Les médecins et la figure exceptionnelle de Galien

79Les médecins constituent une catégorie sociale que l’on rencontre assez souvent dans les inscriptions de Pergame, ce qui n’est pas surprenant étant donné la réputation de la ville dans le domaine de la médecine profane, mais aussi de la médecine « divine » pratiquée dans le sanctuaire d’Asklépios. Le médecin classique, qui soigne les Pergaméniens dans la vie quotidienne est appelé « ἰατρὸς », voire « ἰητὴρ » ou « εἰητὴρ », des mots dérivés223.

80D’un rang plutôt modeste, leur rôle était « reconnu d’utilité publique224 », et ils reçurent parfois des privilèges de la part des autorités romaines. En 74, Vespasien accorda à ceux de Pergame des exemptions de charges d’hospitium et de contributions extraordinaires, et leur permit de bénéficier de la protection de la justice romaine225. Leur importance sociale devait être respectée, et si un individu s’en prenait à eux, il devait payer une amende de dix mille deniers et, en cas d’incapacité à payer, devait être réduit en esclavage. Si cela se produisait dans un sanctuaire, le coupable était poursuivi pour impiété envers la famille impériale : cet édit accorda aux médecins le droit d’utiliser les enceintes sacrées, les sanctuaires et les temples pour y travailler ou s’y réunir, tout en y bénéficiant du droit d’asile.

81Dans de très rares cas, des individus exceptionnels pouvaient devenir des notables de haut rang grâce à leurs talents dans le domaine médical : c’est bien évidemment le cas du plus célèbre médecin grec (avec Hippocrate), Galien de Pergame226, qui vécut entre 129 et 210 environ. Il fut l’auteur d’une œuvre considérable dont on a conservé plus de cent cinquante traités. Son esprit encyclopédique ne fut pas seulement tourné vers la médecine (il s’est intéressé à la poésie, la philosophie ou la comédie notamment), et son œuvre fut en partie autobiographique, ce qui en fait une source tout à fait intéressante pour explorer, à travers son point de vue, la société pergaménienne de l’époque antonine principalement, puisqu’il côtoya ou soigna des notables et certains empereurs (Marc Aurèle, Commode) de l’époque, mais aussi les plus humbles227. Né au milieu du règne d’Hadrien, il était issu d’un milieu privilégié, puisque son père fut le savant Nikôn, que Galien ne cite pas en tant que tel mais que nous connaissons grâce à une source plus tardive, le dictionnaire de la Souda228, qui date du x^e siècle. Galien est donc clairement issu de l’élite de Pergame, ce qu’illustre un passage d’un de ses traités229, dans lequel un de ses compatriotes l’apostrophe avec des propos élogieux, alors qu’il n’est encore qu’un adolescent de quinze ans : il indique que c’est son père qui s’est chargé de lui donner une éducation de haut niveau (Galien entretenait des relations plus difficiles avec sa mère), et que sa famille était considérablement riche. Après plusieurs séjours d’études (à Smyrne, Corinthe, et Alexandrie notamment), il revint à Pergame durant l’été 157, alors qu’il était âgé de vingt-huit ans, et fut choisi pour devenir le médecin officiel des gladiateurs230.

82Sa carrière gagna vraiment en prestige à partir du moment où il se rendit à Rome pour y exercer de hautes fonctions ; il y effectua un premier séjour entre 162 et 166, un second en 169, et devient le médecin attitré des empereurs Marc Aurèle et Commode : il soigna par exemple le premier de coliques pendant l’hiver 176-177, le second d’une amygdalite entre fin 169 et le printemps 175. Son insertion dans les plus hauts cercles politiques romains était liée à son talent, sa réputation exceptionnelle, mais aussi au soutien, à Rome même, d’un autre Pergaménien déjà en vue dans le caput mundi, le médecin Eudème, comme l’évoque un passage du De praecognitione231. Galien côtoya rapidement les élites politiques de Rome, mais ne fut pas le premier Pergaménien à goûter ce privilège car, à l’instar d’Eudème, certains médecins de Pergame très réputés avaient déjà, depuis un moment, accès à ces hautes sphères. La cité jouissait donc d’une grande réputation dans le domaine de la médecine, à travers l’Asklépieion mais aussi grâce aux compétences de ses citoyens. Jalousé, critiqué violemment, notamment parce qu’il fut élevé au rang d’archiatros par Marc Aurèle, Galien dut ensuite quitter Rome pour éviter de graves ennuis. Cependant, ses voyages entre Rome et Pergame ne furent pas uniquement liés à des menaces qui auraient pesé sur lui en Italie ; ce notable fut, comme les autres membres de l’élite pergaménienne, un personnage qui, tout en exerçant de prestigieuses fonctions à Rome, resta attaché à sa patrie et y retourna régulièrement.

83Galien est également représentatif des notables qui fréquentaient l’Asklépieion, ce prestigieux lieu de rencontre des intellectuels : en effet, dans un passage du De propriorum animi cujusque affectuum dignotione et curatione, il exprime un point de vue très caractéristique de ces groupes sociaux cultivés sur ce que doit être le comportement des puissants en matière de culture232. Pour Galien, comme pour les notables qui fréquentaient l’Asklépieion, l’une des valeurs fondamentales que devaient défendre les riches était de se cultiver, de se consacrer à la culture et à son développement, à travers le fait d’encourager la production littéraire et sientifique, par exemple. De ce fait, il lui apparaissait comme très négatif de capitaliser des sommes considérables qui s’ajoutaient au capital déjà acquis : ces sommes devaient absolument être utilisées pour la cité (cela fait écho à l’évergétisme monumental, par ailleurs) et pour la culture. Tout autre comportement jugé égoïste était source de mépris de la part de la communauté civique. En ce sens, l’Asklépieon fut le lieu principal dans lequel on traduisit, dans les faits, cet impératif moral, en mettant en avant la culture livresque (le sophiste Polémon de Laodicée y fit une dédicace pour Démosthène, référence suprême pour l’art oratoire233, et la bibliothèque de Flavia Mélitinè traduisait sa fonction de centre culturel). Il y avait donc, derrière le comportement social et politique des notables, un discours moral très construit, dans lequel l’âme devait s’élever en privilégiant toujours la réflexion et l’investissement au service de la collectivité. Un notable incapable d’une attitude aussi noble ne devait pas s’étonner, selon Galien, qu’on lui crachât au visage234.

Une cité attractive pour les hommes de lettres

84Comme le tableau ci-dessous l’indique, les hommes de lettres235 étaient nombreux à fréquenter Pergame. Dans cette catégorie sociale, nous incluons tous les personnages essentiellement connus pour leur investissement dans la rhétorique, l’histoire, la poésie ou la philosophie, même s’ils occupèrent par ailleurs d’autres fonctions, notamment politiques (c’est le cas de certains sénateurs). La cité fonctionnait comme un aimant pour ces personnages dont l’activité nécessitait des soutiens, des contacts incessants dans le monde politique et dans le monde culturel, qui se recoupaient généralement.

85Outre leurs activités principales, celles d’enseigner et de produire des discours, ces personnages participaient aux affaires politiques de leur cité ou avaient souvent obtenu un poste élevé au service de Rome, comme le montrent plusieurs inscriptions à Pergame. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, Tib. Claudius Aristoclès, natif de Pergame, fut consul, L. Flavius Hermocratès, originaire de Phocée mais aussi citoyen de Pergame, fut asiarque, et Tib. Claudius Nicomédès de Pergame fut néocore de la déesse Rome et du divin Auguste. Culte impérial, vie politique locale, entrée dans la nobilitas : les compétences de ces notables pouvaient être variables.

86Dans la société de leur cité natale, les rhéteurs jouissaient d’un prestige considérable, qui connut son apogée au ii^e siècle, au moment de l’essor de la Seconde Sophistique236, mais leur rôle social précis reste encore un objet de débat. Pour E. Bowie, l’origine sociale des rhéteurs est la cause première de leur reconnaissance sociale, bien plus que leur activité de rhéteur237 ; R. R. R. Smith, lui, a plutôt eu tendance à minimiser leur rôle social et leur prestige238. Pourtant, les inscriptions trouvées à Pergame montrent clairement que leur rôle était essentiel, car ils exerçaient des fonctions dans leur cité, dans leur province et dans l’ensemble de l’empire.

87Si la reconnaissance de leurs concitoyens pouvait s’exprimer, le plus souvent, à travers l’érection de statues accompagnées d’inscriptions, l’organisation de leur inhumation pouvait aussi représenter un moyen d’honorer leur mémoire et de leur attribuer de façon définitive une place particulière dans l’histoire de la cité. Nous connaissons un exemple de ce type à Pergame, grâce à une inscription retrouvée dans le mur d’enceinte du portique nord de l’Asklépieion, et qui date du ii^e siècle après J.-C.239. La dépouille de Marcellus, rhéteur originaire de Pergame, était traitée avec la même considération que celle de L. Cuspius Pactumeius Rufinus, sénateur et fondateur du temple rond situé à l’entrée de l’Asklépieion (le temple d’Asklépios Sôter). On ne sait si cela est uniquement dû à son statut de rhéteur, et on peut plutôt penser qu’il a dû jouer un rôle (culturel, politique) d’une très grande importance à Pergame, égal, probablement, à celui qui fut joué par Rufinus240. Marcellus, qualifié de « héros » (il s’agit d’une épithète funéraire)241, fut probablement inhumé, comme le sénateur, dans l’enceinte même de la cité (ce qui était un privilège rarement octroyé), conformément à l’oracle rendu à Didymes par le dieu Apollon. La position de certains rhéteurs pouvait donc être très élevée dans une cité, et Marcellus devait bénéficier d’une influence et d’une réputation considérables, du fait des conditions de l’enterrement. C’est donc la reconnaissance de ses concitoyens qui a amené la cité à envisager la construction d’un hérôon exceptionnel pour ce notable, et à entreprendre des démarches religieuses jusqu’à Didymes, pour obtenir l’aval du dieu et respecter la loi sacrée.

88L’Asklépieion n’était pas seulement un espace cultuel dévoué à Asklépios. Il s’agissait également d’un endroit où « il fallait être », en ce sens qu’il était régulièrement fréquenté par des personnages à l’influence politique considérable, en premier lieu des sénateurs. Une telle population donnait de fait un profil plus politique au sanctuaire, car on pouvait y nouer des amitiés, des liens de confiance, et y régler certaines affaires politiques, ce qui explique que de nombreux rhéteurs, venus de l’ensemble du monde grec, s’y rendaient. Un épisode242 raconté par Aristide est, à ce titre, révélateur : le rhéteur fut choisi par le proconsul d’Asie C. Iulius Severus pour exercer à Hadrianouthèrai la fonction d’irénarque. Mais, mécontent de ce choix, et nullement disposé à exercer cette difficile tâche notamment pour des raisons financières243, il décida de faire appel, malgré la réputation d’intransigeance du proconsul, et demanda conseil à Asklépios. Arguant qu’il disposait d’une immunité due à son activité de rhéteur, Aristide fut entendu par le proconsul, ce qui le soulageait momentanément, mais pas de manière définitive, car le prochain proconsul pouvait très bien lui causer le même problème. Dans l’Asklépieion, il sollicita donc l’aide du Pergaménien Rufinus : ce dernier lui exprima son soutien et lui rédigea une lettre de recommandation en grec, adressée directement au proconsul244. Ce type de soutien politique devait régulièrement voir le jour dans le sanctuaire ou à Pergame, et les hommes politiques de l’époque avaient pleinement conscience des opportunités qui pouvaient s’offrir à eux dans un tel cadre.

Femmes et vie publique

L’immense prestige des prêtresses d’Athéna

89Instauré probablement à Pergame par Alexandre, le culte d’Athéna possédait, depuis le début du iii^e siècle avant J.-C., une place centrale dans la cité245. Selon les Pergaméniens, Télèphe, fils d’Héraklès et d’Augè (princesse arcadienne qui fut prêtresse d’Athéna à Tégée) y aurait d’abord régné, et cette dernière y aurait ensuite fondé le culte246. À l’époque hellénistique, les prêtresses bénéficiaient d’un prestige immense. Elles entretenaient le culte de la déesse poliade, vénérée avec l’épiclèse Polias, et avec une autre épithète (Nikèphoros) qui en était parfois dissociée, et qui datait du début du ii^e siècle avant J.-C., suite à la victoire d’Eumène II sur Nabis de Sparte en 195247. Jusqu’au i^er siècle avant J.-C., les prêtresses, qui officiaient par hérédité et pour deux années (avec possibilité de réitération), étaient honorées par le Dèmos seul de statues de bronze, disposées dans les espaces emblématiques de l’acropole, le sanctuaire d’Athéna, la terrasse du Grand Autel ou le théâtre. Ces statues étaient positionnées sur des bases de marbre relativement larges (50 cm à 1 m), mais d’une faible hauteur (15 à 50 cm environ)248.

90À l’époque impériale, comme l’a remarqué M. Mathys249, les statues des prêtresses d’Athéna (qui est désormais toujours qualifiée de Polias kai Nikephoros), désormais en marbre, semblent avoir surpassé celles de l’époque hellénistique car elles étaient placées sur des socles qui étaient, la plupart du temps, plus minces et plus hauts, en forme d’autel. Ainsi, la base qui soutenait la statue de Iulia Frugilla250 mesurait 1,08 m de haut, pour une largeur de 39 cm. Ces statues paraissent avoir traduit le prestige croissant des prêtresses, une position qui semble claire car désormais elles ne sont plus honorées par le Peuple seul, mais quasiment toujours par le Conseil et le Peuple. Sur ce point, un cas constitue une exception notable251 : l’investissement exceptionnel de Iulia Appia Licinnianè est reconnu par la patrie tout entière car elle a assumé la charge de prêtresse d’Athéna, mais elle est aussi honorée en raison du prestige de sa famille, qui comptait des bouleutes du premier rang. On constate, dans ce cas précis, la volonté de la famille de placer ses représentants, au même moment, aux plus hautes charges religieuses de la cité, puisque le frère de la prêtresse a assumé simultanément l’agonothésie d’Asklépios. Il s’agissait donc d’une famille disposant d’une richesse peu commune, puisqu’elle entendait assurer le rayonnement de deux des cultes les plus emblématiques de la cité. En particulier, l’organisation des Nikèphoria et des Asklèpieia « faisaient » une partie de l’image de la cité. En d’autres termes, la prêtresse n’était pas honorée seule mais « en famille », ce qui lui donnait de facto un surcroît de visibilité et d’honorabilité.

91Les textes épigraphiques, bien que stéréotypés et relativement courts, permettent d’autre part de relever les qualités dont les prêtresses devaient faire preuve selon la communauté ; celles-ci sont restées inchangées depuis l’époque attalide. La qualité la plus couramment citée reste l’eusebeia, les sentiments de piété dont la prêtresse a fait preuve à l’égard de la déesse (dans l’incription honorant Otacilia Faustina252 : διὰ [τὴν τῆς ἱερωσύνης] ἀγωγὴν καὶ πρὸς τὰς θ̣[εὰς εὐσεβείας ὑ]περβολήν̣). On cite également la philotimia, c’est-à-dire « le zèle civique, ressort fondamental de la vie publique de l’individu » (H. Fernoux)253. Une prêtresse d’Athéna accomplie doit également faire preuve d’arétè : ce terme désigne plutôt, dans un contexte religieux, la rigueur morale254. En dehors de ces qualités individuelles, les prêtresses étaient honorées pour la façon dont elles avaient assumé leur charge quotidienne : dans ce cas, les adverbes μεγαλοπρεπῶς (« magnifiquement255 », terme qui renvoie directement aux dépenses d’argent256), ἐνδόξως (« glorieusement »), ἐπιφανῶς (« de façon manifeste257 ») et l’expression κατὰ τὰ κάλλιστα (« conformément à ce qu’il y a de plus beau258 ») sont utilisés. Il existait donc un formulaire très précis qui devait être choisi par les bouleutes et les démotes pour rendre compte de la tâche accomplie, et devait reposer sur des critères précis, dont nous n’avons pas totalement connaissance. Enfin, certaines formules avaient pour fonction d’honorer le génos de la prêtresse : elles désignaient de façon directe les ancêtres de la prêtresse et leur bienveillance, généralement envers le Peuple (τῆς [τῶν γονέω]ν εἰς [τὸν δῆμον εὐνο]ίας ἕνεκα259) ou la capacité de la prêtrise à se montrer digne de ses aïeux prestigieux (ἱ̣ερατεύσ[α]σαν ἀξίως τοῦ γ[έ]νους260).

92De fait, les prêtresses appartenaient donc aux grandes familles de la cité, mais les sources ne permettent pas de déceler si elles avaient un ancêtre commun. Elles étaient, en particulier, régulièrement investies dans le culte impérial, soit en tant qu’archiéreia Asiae261, soit en exerçant une prêtrise visant à honorer une personnalité de la maison impériale, comme Otacilia Faustina, prêtresse de Iulia Livilla262 qui, tout en étant la synthronos d’Athéna, s’était vue décerner le titre de nouvelle Nikèphore. Livilla reçoit l’honneur de porter une épiclèse d’Athéna, ce qui montre qu’on a explicitement mis en place un culte commun d’une personnalité de la famille impériale et de la divinité poliade. En outre, les prêtresses d’Athéna étaient souvent issues de familles participant au culte impérial, notamment leur père (ainsi, Tib. Claudius Milatus fut un hymnode d’Auguste263), leur mère (Claudia Phèmia fut prêtresse de Faustine la Jeune) ou leur époux (Celer, qui fut archiéreus264).

93Dans ce cadre, il apparaît que la fonction de protection, de sauvegarde de la cité, constamment associée à Athéna, fut également confiée au princeps et à sa famille : on retrouve probablement la même association au sein du temple de Trajan et Zeus Philios sur l’acropole, ou avec le temple rond situé dans l’Asklépieion, dédié à Zeus Asklépios Sôter et probablement conçu pour rendre un culte à Hadrien, qualifié de Zeus Olympios265. Les prêtresses devaient en quelque sorte relier le culte ancestral d’Athéna au culte impérial, afin de montrer la loyauté des élites au Principat. Comme l’a montré M. Mathys, elles furent également représentées, dans la statuaire, comme des femmes ayant pris les impératrices pour modèle : ainsi, une tête de prêtresse d’Athéna266 trouvée dans les décombres d’un mur d’époque byzantine de l’acropole, datant du règne d’Hadrien, résume de façon éclatante les principaux codes stylistiques à la mode à cette époque.

94Les prêtresses d’Athéna tiraient donc leur prestige de leur fonction pergaménienne, de leur éminente famille, mais aussi de leur relation, au sens large, avec le pouvoir impérial. Aurelia Claudia Apollonia, qui assuma deux fois la prêtrise, donc pendant quatre années (δεξιωθεῖσαν τρὶς ἐντείμως ὑπὸ θεοῦ Ἀντωνίνου267), fut saluée personnellement par Caracalla en 214, lors de son séjour à Pergame268, durant lequel il octroya une troisième néocorie à la cité269. L’un des objectifs de l’empereur était alors de légitimer son pouvoir et, pour ce faire, de visiter certains grands sanctuaires provinciaux ; il s’arrêta dans celui d’Asklépios270, mais aussi dans celui d’Athéna tout proche. À cette occasion, il rencontra et salua publiquement la prêtresse en fonction : il est probable que les trois salutations dont elle fut gratifiée étaient directement dues à son implication exceptionnelle (prêtresse deux fois, agonothète des Nikèphoria). En d’autres termes, la prêtresse d’Athéna était toujours, au début du iii^e siècle, une des personnalités emblématiques de Pergame sur le plan religieux (à côté des prêtres d’Asklépios ou de Dionysos Kathègémôn) et la visite de Caracalla constitua un apogée pour le prestige du sanctuaire de la déesse.

Femmes et magistratures/liturgies

95Comme l’a déjà montré Fr. Kirbihler271, nous avons connaissance de très peu de femmes pergaméniennes ayant exercé une magistrature et/ ou une liturgie à Pergame sous le Haut-Empire. À l’évidence, le domaine d’activité des femmes reste la sphère religieuse (agonothésie, prytanie). Seule Iulia Pôlla a été gymnasiarque, ce qui était rare pour une femme. De quel gymnase avait-elle la charge ? Attestés dès l’époque classique à Athènes, les gymnasiarques jouaient un rôle central dans la vie de la cité, qui posséda au fil des siècles un nombre croissant de gymnases : quatre à l’époque de Diodôros Pasparos (au temps des guerres mithridatiques), cinq jusqu’en 18/17 avant J.-C., six à la mort d’Auguste et sept au début du règne d’Hadrien272, soit à l’époque de la charge de Iulia Pôlla. L’inscription ne donne aucune indication sur le gymnase en question ou son emplacement, néanmoins le lieu de découverte de la pierre, le sanctuaire de Déméter, laisse peu de place au doute : Iulia Pôlla dirigeait probablement le grand gymnase de l’acropole, situé tout près. Elle disposait donc d’une position extrêmement prestigieuse, mais d’aucun réel pouvoir politique dans le sens où elle aurait été chargée de superviser l’éducation intellectuelle et physique des futurs notables de la cité : en effet, le titre de γυμνασίαρχος traduisait simplement le fait que sa détentrice s’était engagée à en assurer le fonctionnement, d’un point de vue financier273.

96La magistrature la plus souvent assumée par les femmes reste la prytanie. Si la pluralité des prytanes, organisée à partir d’un collège spécifique, était la règle dans les cités démocratiques comme Athènes, on ne trouve rien de tel à Pergame, où le prytane était un magistrat unique de très haut rang, désigné pour un an274. Cette archè devint éponyme au moins à partir du milieu du iv^e siècle avant J.-C.275, et fut introduite dans la cité par un certain Archias, personnage cité dans les premières lignes d’une inscription lacunaire datant du règne d’Hadrien (ou Chronique de Pergame276). Comme l’a expliqué H. Müller277, la prytanie semble avoir été de nature essentiellement religieuse et représentative : son détenteur devait organiser des banquets auxquels étaient conviés les citoyens les plus en vue (comme le voulait la coutume des cités grecques), et faisait office de lieu d’arrivée des processions officielles de la cité. Il s’agissait d’une charge coûteuse, qui entraînait, pour son titulaire, de lourdes dépenses liées à des fonctions sacrales marquées, notamment le financement de nombreux sacrifices toute l’année. Cependant, les sources pergaméniennes ne permettent pas de cerner la totalité des compétences du prytane.

97En ce qui concerne le profil social des femmes titulaires de magistratures et/ou de liturgies, il est forcément exceptionnel : seulement six cas sont en effet connus pour plus de 4000 inscriptions278. Une magistrature était donc exercée par une femme qui disposait d’une position économique et sociale très particulière. Quel profil peut-on établir pour ces personnages à Pergame ? Les sources restent indigentes et, pour les six cas recensés, trois semblent devoir être mis de côté : dans un premier texte279, le nom de la femme est manquant, et l’on ne dispose d’aucune information sur sa position sociale ou familiale dans la cité. Pour ce qui est d’Aurelia Claudia Apollonia280, elle endosse l’agonothésie des Nikèphoria de concert avec sa prêtrise d’Athéna. Enfin, l’inscription mentionnant Silia Ammion281 précise simplement qu’elle est fille d’un certain Asklépiadès, nom extrêmement courant à Pergame. Finalement, seules deux inscriptions paraissent exploitables : celle mentionnant Iulia Pôlla et sa mère Iulia Tychè282, et celle de Pactumeia Rufina283. Dans ces deux cas, les femmes honorées le sont d’une statue sur l’acropole, espace symbolique réservé à la plus haute élite de la cité.

98Ces trois femmes, qui ont toutes été au moins prytane, ont comme point commun d’appartenir aux familles les plus renommées de Pergame, des familles disposant, au moment de leur magistrature, des plus grands évergètes de la cité, également sénateurs. Iulia Pôlla et Iulia Tychè sont probablement la sœur et la mère du grand notable C. Antius A. Iulius Quadratus, évergète exceptionnel (qui fonda notamment le concours des Traianeia Deiphileia en 113-114), bénéficiaire d’une adlectio sous Vespasien et qui était d’ascendance royale. Iulia Pôlla est la mère de deux sénateurs : nous sommes donc en présence d’une famille très prestigieuse à Pergame, mais qui dispose également d’un pouvoir et d’une influence de premier ordre à Rome. Pactumeia Rufina est, elle, la mère d’un des grands évergètes ayant activement participé au remodelage de l’Asklépieion au ii^e siècle, L. Cuspius Pactumeius Rufinus, consul ordinaire en 142, qui érigea le temple rond de Zeus Asklépios Sôter dans le secteur oriental du sanctuaire. Assumer des magistratures et/ou des liturgies était donc rarissime pour les femmes pergaméniennes, hormis celles qui faisaient partie d’un cercle très fermé disposant d’une fortune et d’une influence considérables. Le soutien d’éminents membres masculins de leur famille joua sûrement un rôle décisif pour la légitimation de leur investissement dans la cité.

Les notables des territoires ruraux

99Pour toute cité grecque, si l’asty reste le territoire où se concentrent les lieux de pouvoirs et les riches demeures284, la chôra reste un espace certes secondaire, ou jugé comme tel par les élites, mais aussi fondamental, puisqu’il permet, en grande partie, de nourrir sa population. Dans le territoire rural285, les petites communautés possédaient aussi leurs magistrats, qui avaient sûrement des contacts (plus ou moins étroits) avec les notables de la ville. Si nos connaissances sur le monde rural pergaménien sont infimes, certains écrits de Galien nous donnent quelques informations sur l’organisation des maisons rurales pergaméniennes, car il explique en détail la façon dont son père, l’architecte Nikôn, conservait le vin dans les maisons des domaines qu’il possédait286. Dans cet extrait, le médecin décrit assez précisément de quelle façon étaient organisées les maisons situées dans les domaines possédés par sa famille : la maison classique était longue, divisée en trois parties ; au centre, une grande pièce était située entre deux autres pièces plus petites, qui servaient d’écuries. Une grande partie de l’habitat était donc consacrée aux bêtes. Pour les maisons les plus grandes, appartenant à des individus plus aisés, on trouvait, en supplément, une exèdre (qui sert de salle de réunion) ainsi que deux chambres à coucher. Un étage surplombait en général ces pièces, avec des greniers. Pour ces dernières maisons, dans lesquelles logeaient des ruraux plus aisés, la place faite aux bêtes était plus réduite, la maison était plus confortable, et disposait d’un étage, ce qui était probablement très rare dans les campagnes. Ces informations sont bien les seules que l’on puisse tirer des sources littéraires sur les notables ruraux pergaméniens : elles montrent néanmoins que des membres de l’élite de Pergame habitaient dans les espaces ruraux de Pergame.

100On retrouve le même problème pour la documentation épigraphique, qui valorise constamment les notables, leur famille et leurs réalisations, sans faire apparaître l’activité politique des notables plus modestes qui vivent dans les campagnes. Une inscription (gravée sur un autel votif) publiée par L. Meier287 a été retrouvée sur la voie à colonnade située à l’entrée de l’Asklépieion, et mentionne un personnage venu d’une petite cité rurale, à l’époque impériale (i^er-ii^e siècle après J.-C.). Le dédicant est un certain Apollônios, dont le prénom rappelle la prêtrise dont il a la charge, celle d’Apollon ; l’épithète Sykiessènos, formée probablement à partir de la racine συκῆ (le figuier) renvoie à une activité rurale, la production de figues. En outre, le suffixe « -ηνος » est souvent présent à la fin de termes désignant des bourgs288 : Apollon apparaît donc peut-être ici comme le dieu protecteur d’un village au sein duquel la production de figues constituait une activité économique importante.

101Ce personnage était un notable rural, sûrement relativement aisé, puisqu’il fut aussi vainqueur d’un concours sacré. Il disposait donc certainement d’un ou plusieurs domaines dans la chôra pergaménienne. Sa victoire lors de concours si prestigieux suppose qu’il ait joui d’une immense popularité dans son village d’origine et même à Pergame. Le monument qu’il dédia à Asklépios à l’entrée du sanctuaire peut laisser penser qu’il remporta une victoire lors des Asklépieia, mais rien ne le prouve. En revanche, ce geste religieux, qui permet de témoigner de sa reconnaissance envers un dieu, prouve qu’Apollônios a obtenu une autorisation pour déposer ce monument, et qu’il fut donc en contact avec des notables urbains à Pergame. Cette inscription nous donne donc un exemple de notable rural aisé, qui accède à un niveau plus élevé de notabilité grâce à sa victoire lors d’un concours sacré. Une telle réussite entraînait, pour lui, une renommée plus grande dans la cité, mais aussi le droit d’être inscrit dans la mémoire collective dans le sanctuaire le plus prestigieux de Pergame, l’Asklépieion : il s’agissait d’un privilège exceptionnel pour un notable issu de la campagne.

102Enfin, un certain nombre de listes font apparaître une catégorie particulière d’éphèbes, qualifiés à l’aide de l’expression ἀπὸ τόπων289 : il s’agissait vraisemblablement d’éphèbes résidant dans certains villages situés dans le territoire poliade, pour une bonne part des descendants de colons militaires établis dans la chôra. Dans ce groupe, on trouvait, jusqu’en 133, les Masdyèniens (porteurs de l’ethnique Mασύη ou Mαζύη) : ces derniers obtinrent la citoyenneté pergaménienne suite au décret voté à la mort du roi290. Il est donc probable que ces topoi désignaient des communautés résidant sur le territoire de la cité, mais les sources sont trop lacunaires pour permettre tout raisonnement sur le profil des notables ruraux qui en faisaient partie.

Conclusion. Une activité politique multiforme

103Briguer des magistratures et des liturgies reste, à l’époque romaine, une activité majeure des notables, à Pergame mais aussi dans la chôra. Leur place de notable, leur légitimité en dépendaient, car l’exercice de ces fonctions publiques leur permettait de s’investir pour la cité, de montrer qu’ils disposaient d’une grande fortune, d’être inscrits dans la mémoire collective à jamais (à travers les timai), et de développer, pour les plus puissants d’entre eux, des contacts avec les autorités romaines, ce qui pouvait, ensuite, leur ouvrir d’importantes perspectives en termes de carrière. Si l’on reprend l’exemple d’Aulus Claudius Charax, l’un des plus grands notables pergaméniens de l’époque impériale, il fut à la fois capable d’être un historien et philosophe reconnu, un évergète de premier plan (qui embellit l’Asklépieion), un personnage qui « exporta » ses compétences dans des cités étrangères mais grecques (au moins à Sparte) afin de défendre ou d’enseigner leurs traditions ancestrales, et un membre de la plus haute élite romaine, en tant que sénateur.

104Cette activité politique à plusieurs échelles correspond à un idéal absolu pour les notables : ayant pris en charge la direction de la cité après la disparition d’Attale III, ils ont peu à peu reçu les honneurs qui étaient décernés aux Attalides auparavant et, avec la consolidation de la domination romaine, ils ont cherché, à la manière des rois, à étendre leur influence bien au-delà de leur cité. Le fait d’appartenir à l’élite romaine (administrative ou militaire) était désormais un moyen de satisfaire leur ambition politique, mais aussi d’obtenir des bienfaits pour leurs concitoyens, qu’ils n’oubliaient pas, bien au contraire : le fait d’aller à Rome ne signifiait pas trahir sa patrie, mais plutôt faire usage de son influence au profit de Pergame. Ainsi, Mithridatès, bien qu’il fût un grand allié de Jules César, profita de sa proximité avec l’imperator pour faire en sorte que la cité recouvrît son éleuthéria. Un tel personnage avait une position qui lui permettait de formuler une telle requête à César, car il n’était pas qu’un grand militaire : César le considérait comme un noble du plus haut rang, descendant des rois galates et des plus grands notables pergaméniens, et élevé à la cour du roi Mithridate du Pont.

105Ces origines familiales exceptionnelles conféraient aux plus grands notables pergaméniens, héritiers des Attalides pour une partie d’entre eux, une avance sur la plupart des autres notables grecs, car ils avaient pour eux le brillant passé de leurs ancêtres, les Attalides, défenseurs de l’hellénisme face aux barbares, combat qu’ils immortalisèrent dans le Grand Autel de l’acropole. C’est ce qui faisait la particularité des notables de Pergame : la richesse n’était pas leur seul atout, car la culture grecque, la royauté, le culte d’Asklépios auxquels on les associait faisaient d’eux des personnages hors normes dans l’imaginaire antique. Pourtant, ce formidable patrimoine ne suffisait pas pour qu’ils restassent des notables influents : il leur fallait, sans cesse, tenter d’accroître leur pouvoir, leur richesse, leurs relations, et en ce sens, la mise en place de l’Empire représentait pour eux une opportunité unique.