Préface
p. 11-13
Texte intégral
1Il y a quelques décennies lorsque l’on évoquait les « affaires » qui ont marqué la Régence ou l’ensemble du règne de Louis XV, on pensait Law, Calas, intrigues de cour, procès croustillant et libidineux, scandales financiers… Les questions religieuses, l’existence même d’une catégorie théologico-politique étaient ignorées ou leur importance pour le moins sous-estimée. Des fêtes de la Régence aux fanfreluches de la Pompadour, le siècle était marqué par une incommensurable légèreté, que seule la philosophie des Lumières pouvait sauver d’une décadence tranquille et assumée. Cette version schématique est heureusement abandonnée. Le xviiie siècle a regagné en complexité. Olivier Andurand s’inscrit dans ce courant et il a parfaitement raison lorsqu’il fait de l’Unigenitus, la « grande affaire » du siècle. La contestation de la bulle voit en effet le prodigieux retour des théories conciliaristes : juristes, canonistes, magistrats, avocats posent la question de la souveraineté en des termes qui ne peuvent s’intégrer dans le modèle ludovicien. Certains plaident pour une démocratie dans l’Église et commencent à y penser pour l’État. Le temps de la monarchie absolue est compté. Le grand brassage d’idées qui accompagne la disparition de Louis XIV ouvre des perspectives qui rebondiront en 1789. Dans le domaine religieux, la bulle de 1713 et son rejet, justifient pour une partie du clergé l’adhésion à la constitution civile du clergé de 1790.
2On n’en finit pas de faire l’histoire de cette fameuse bulle. Comment en cerner les enjeux ? Le point de vue choisi par Olivier Andurand est particulièrement astucieux. Il s’écarte des principaux protagonistes, il contourne les adversaires militants. Sans ignorer Rome et Versailles, tout en tenant compte des ministres et des magistrats, il privilégie le corps épiscopal de la première moitié du siècle pour étudier son positionnement face à la bulle et à ses conséquences. Donner un autre cadre au débat, le lire à un autre prisme, enrichit considérablement les perspectives. Cette plongée dans les différents diocèses du royaume se révèle particulièrement judicieuse. Comment réagissent ces évêques que l’on présente comme soumis aux décisions royales et romaines ? La diversité est de règle. Bien loin de l’image caricaturale longtemps diffusée les évêques sont d’ailleurs d’un bon niveau intellectuel, capables d’un véritable intérêt pour leur mission, et font preuve de qualités administratives souvent remarquables. Ce ne sont pas des trublions. Attachés à leur carrière, soucieux de ne pas heurter de front le pouvoir royal dont ils dépendent, car il dispense grâces et promotions, ils ne sont pas pour autant totalement esclaves de l’autorité politique. Ils conservent leurs convictions et sont soucieux de maintenir les privilèges de leur corps comme de leur fonction. Ils ne sont pas jansénistes. La bande des quatre qui mobilisent l’opinion en 1717 en appelant contre la bulle à un concile universel est vite isolée et les diocèses marqués par cette effervescence contestataire reconquis. Seul Caylus se maintient jusqu’à sa mort en 1754. Pour autant ces évêques manifestent une certaine réserve à l’égard de Rome. Certes ils respectent le souverain pontife mais ils ne le croient pas infaillible. Leur gallicanisme est incontestable même s’il s’exprime de façon plus mesurée que celui des parlementaires. Entre les normes romaines et les tendances richéristes, les évêques cherchent une troisième voie. Ils ne sont pas systématiquement hostiles à des évolutions liturgiques. Ils demeurent d’un strict rigorisme pénitentiel et donnent raison à Arnauld contre les critiques jugées laxistes du jésuite Pichon. Ils ne forment pas cependant ce « tiers parti » dont Émile Appolis avait esquissé les contours. Ils demeurent un ensemble beaucoup trop hétéroclite pour cela. C’est cette pluralité même des protagonistes qui enrichit le débat tout en le fragmentant à l’infini. On peine à définir des jansénistes, mais les antijansénistes ne constituent pas une cohorte plus homogène !
3Regarder l’affaire autrement, partir des diocèses, soupeser le poids des individus, les choix et leurs évolutions dans le temps, tout cela confère une extraordinaire dynamique au conflit. Cette vision nouvelle repose sur le dépouillement d’archives qui n’avaient pas encore été mobilisées à cet effet. La lecture et l’analyse de sources longtemps négligées car bien austères et répétitives permettent de saisir un monde tout en nuances : les mandements, les instructions et les lettres pastorales livrent les enjeux d’une pensée théologique et dogmatique qui doit articuler les contextes de la catholicité, du royaume et du diocèse. La production des curies épiscopales fait pour la première fois l’objet d’une étude systématique. Avec courage, obstination, ténacité, Olivier Andurand s’est immergé dans cet univers et propose une analyse critique comparée des livres liturgiques, rituels, graduels et processionnaux, missels et bréviaires comme des principaux catéchismes diocésains. Nous retrouvons un océan perdu. Une littérature grise, pour reprendre l’expression que la regrettée Madeleine Foisil attribuait aux livres de raison et ego-documents, revient à la surface et invite à mieux mesurer la complexité des choses. Olivier Andurand propose une véritable archéologie du religieux.
4Ce « modèle Andurand » est prometteur et peut être décliné à d’autres moments dans d’autres contextes. Ce qu’il révèle dans ce cas précis, c’est un équilibre des forces, une influence de la mouvance jansénienne bien plus importante que prévue. On comprend mieux du coup pourquoi le combat contre les jésuites sera si facilement gagné dans la décennie suivante ! Cet insaisissable jansénisme, cet augustinisme militant trouve partout des échos. Olivier Andurand domine aussi les références plus traditionnelles. On retrouve avec plaisir les remarques assassines de Saint-Simon. Les correspondances des évêques sont mises à contribution pour voir comment des réseaux se créent à partir de liens individuels. Les mémoires, les récits, les pamphlets, viennent éclairer les rouages des affrontements partisans. La masse des traités théologiques est répertoriée et analysée avec finesse. Olivier Andurand se révèle par ailleurs un excellent connaisseur de la presse janséniste. Nous retrouvons au fil des pages l’aventure des Nouvelles ecclésiastiques qui vient ponctuer de son grain de sel les débats et les combats.
5Ce travail classique dans sa forme et sa présentation, fournit une impeccable démonstration et redonne toute sa place au religieux au sein de l’espace public de la contestation qui se construit dans cette première partie du siècle. Le siècle des Lumières est bien aussi celui de l’Unigenitus. Mais l’ouvrage est également profondément original car il va débusquer des formes de contestation derrière la modération, la conciliation et l’accommodement. Des termes longtemps ignorés, voire méprisés, mais dont l’avenir historiographique semble assuré. Dans ce monde en mouvement qui sont les vainqueurs, qui sont les vaincus ?
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