1L’existence de personnels dédiés à l’inspection des enseignements est étroitement liée, en France, à la création par l’État de corps de la fonction publique compétents pour inspecter les personnels des différents ordres d’enseignement qui constituent le système éducatif contemporain : préélémentaire, primaire, secondaire, supérieur, technique1. Avant que l’école d’État ne conquière la France2, des établissements et leurs enseignants ont également fait objet de différentes formes d’inspection ou de « visite », exercées par des individus agissant au nom d’une autorité supérieure à celle des directeurs d’établissement, et habilités à porter une appréciation ou un jugement sur ceux qui y enseignaient3. C’est notamment le cas des personnels des collèges dépendant de congrégations enseignantes, dont les statuts prévoyaient expressément ce droit de visite destiné à vérifier, entre autres, le respect des méthodes et pratiques définies par leurs règlements4. Concernant les personnels assurant des enseignements élémentaires, des procédures d’inspection ont été également prévues par les congrégations en charge d’écoles gratuites ou de charité5. Indépendamment de l’avantage même de la gratuité, la connaissance qu’avaient aussi les parents des règles et méthodes suivies par les maîtres des écoles gratuites et l’assurance que l’application de ces règles était bien vérifiée ne pouvait que susciter leur confiance ; elle explique, par exemple, le succès des Frères des écoles chrétiennes dans les villes où ils étaient implantés, bien au-delà du public des « pauvres » à qui leurs écoles étaient en principe destinées. La remarque vaudrait tout autant pour les Sœurs de la Providence en Lorraine, les Frères Tabourin à Paris et Auxerre, et bien d’autres congrégations masculines et féminines tenant des petites écoles.

2Mais l’enseignement congréganiste n’a jamais concerné qu’une petite minorité d’enfants. Les Frères des écoles chrétiennes, par exemple, n’ont guère accueilli plus de 1 % d’une classe d’âge, au xviii^e siècle6. Il importe donc d’apprécier la façon dont les autres familles ont choisi les maîtres auxquels elles ont confié l’instruction élémentaire de leurs enfants, jugé l’efficacité de leurs méthodes et apprécié les résultats auxquels ils parvenaient. Ce qui est en jeu, c’est d’évaluer l’autonomie des parents, l’intelligence individuelle et collective qu’ils pouvaient avoir des questions d’éducation, par-delà la trop vague évidence d’une « demande sociale d’éducation ». Il n’y a pas de demande sociale d’éducation, il n’y a que des preuves de cette demande : il convient de les identifier précisément au plus près de ce que pensent, disent et font les parents.

3Le problème est que les sources permettant de connaître la politique des parents sont infiniment moins nombreuses et cohérentes que celles qui émanent des grandes institutions : l’Église, l’État et leurs agents locaux. On ne peut cependant parler de « disette », comme le faisait jadis Bernard Grosperrin, conscient du problème, mais qui ne voyait guère d’exception que dans les souvenirs de Restif de la Bretonne7. Une recension systématique de témoignages nous a au contraire permis d’identifier plusieurs centaines de journaux, mémoires, souvenirs de parents et d’élèves nés au xviii^e siècle, qui évoquent, plus ou moins en détail, l’enfance et l’instruction donnée aux jeunes enfants8. Parmi ces mémorialistes ou diaristes, 2 à 3 % seulement ont fréquenté une école de charité. Nombreux sont ceux qui ont appris à lire et à écrire au domicile familial : les quatre cinquièmes des enfants de nobles, la moitié des enfants de bourgeois, petits ou grands, le tiers des enfants de milieux populaires, paysans, artisans, ouvriers. Le recours à des maîtres privés concerne de 20 à 30 % des enfants de chacune des catégories sociales. La scolarisation dans une école communale, quasi nulle chez les nobles, est le fait de 20 % des enfants de bourgeois et de 30 % des enfants de milieux populaires. Ce sont donc ces maîtres, privés et publics, qui soulèvent plus particulièrement la question du choix qu’en ont fait les parents et de la capacité qui a été la leur de contrôler et évaluer leur travail.

Les « écoles privées » et l’évaluation de leurs maîtres

4L’existence d’écoles privées, ni congréganistes ni publiques, n’est pas ignorée par l’historiographie, qui peine cependant à évaluer leur importance. Elles n’apparaissent en effet le plus souvent mentionnées que comme « clandestines » ou « buissonnières » dans les sources émanant d’autorités civiles ou religieuses. Mais ces autorités ne se souciant nullement de les repérer d’une façon systématique, à supposer que la chose fût possible, les sources qui en émanent n’en donnent qu’une idée tout à fait partielle9.

5Au contraire, les écrits personnels conduisent à élargir considérablement le spectre de ce que peut recouvrir le terme même d’« école ». Celui-ci n’est substantiellement lié ni à l’existence d’un lieu dédié, ni à celle d’un personnel spécialisé. Dans son acception la plus simple, il désigne tout rapport individuel entre un maître ou une maîtresse et un(e) élève. Jean-Jacques Rousseau qualifie ainsi d’« écolières » les jeunes filles à qui il donne des leçons particulières de musique, en Savoie et en Suisse romande10. Au-delà, les effectifs fréquentant les « écoles » peuvent varier dans des proportions considérables. À Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), Chateaubriand et sa sœur Lucile prennent des leçons chez deux sœurs, « vieilles bossues habillées de noir, qui apprenaient à lire aux enfants11 », sans doute peu nombreux ; il se qualifie lui-même de « mauvais écolier », qui lit fort mal. En 1759, le fils d’un bourgeois aisé, François-Yves Besnard, est « envoyé à l’école », à l’âge de six ans et demi, chez un « vieillard d’une soixantaine d’années », qui a pour fonction de garder l’une des cinq portes de la ville de Doué (Maine-et-Loire) mais enseigne aussi à lire, écrire et compter, à « 10 à 12 élèves » qui lui paient 10 sous par mois. Besnard commente : « Je connaissais à peine les lettres de l’alphabet lorsque j’entrai à son école, et c’est néanmoins dans les six mois que j’y suis resté que j’ai appris tout ce que j’ai pu savoir en fait de lecture et d’écriture, à quoi il faut ajouter les quatre premières règles de l’arithmétique12. » En 1794, Jacques Boucher de Perthes, fils d’un petit noble amiénois, apprend à Abbeville (Somme) « le grand art de l’ABC » chez l’ex-sœur et désormais « citoyenne Gosse » qui jouit d’une « colossale réputation », au point qu’ayant déjà une soixantaine d’élèves, garçons et filles, elle se permet de trier les enfants que les parents lui proposent : « Pour jouir des bienfaits de son enseignement, il fallait produire presque autant de preuves et de titres que pour entrer dans l’ordre de Malte13. »

6Parmi toutes les écoles qu’il faut considérer comme « privées », mention doit être faite de celles que tiennent les maîtres en titre des écoles communales, en dehors de leurs heures de service. Le service d’un maître d’école communale tourne en général autour d’une trentaine d’heures par semaine. Ceci constitue, très clairement, la moitié de ce qui est alors considéré comme une journée de travail normale dans toutes les professions manuelles et intellectuelles, soit dix à douze heures par jour, six jours sur sept. La pratique d’un autre métier, très différent de celui de maître d’école – notaire, cordonnier, tailleur… – ne constitue pas un pis-aller pour compenser la misère de son salaire, qui témoignerait elle-même de l’avarice généreusement prêtée par l’historiographie aux populations rurales, quand il s’agit de l’instruction de leurs enfants14. Dans une société où la poly-activité est quasiment de règle, il s’agit très normalement de compléter le demi-salaire rémunérant un demi-emploi par d’autres activités rémunératrices. Ces autres métiers sont observables dans les archives publiques, sans compter les obligations liées aux fonctions d’église, toujours mentionnées dans les contrats d’engagement. En revanche, les activités proprement enseignantes des maîtres d’école, en dehors de leurs heures de service, ont peu de raison d’apparaître dans les archives publiques, alors qu’elles sont d’une importance et d’une diversité remarquables.

7Au milieu du xviii^e siècle, un maître d’école de La Chaux-de-Fonds (Neuchâtel) se rend ainsi régulièrement dans des familles d’horlogers pour « donner leçon les veillées » à raison de deux sous la veillée15 ; ces veillées s’achèvent ordinairement vers 22 ou 23 heures. C’est aussi le cas de la maîtresse d’école du petit village de Saint-Aubin (Saône-et-Loire), qui apprend à lire à Madame de Genlis, avec grand succès16. En 1793, le maître d’école d’Aubergenville (Yvelines) vient un quart d’heure tous les jours au château d’Acosta pour apprendre à lire à Boniface de Castellane, âgé de 3 ans et 4 mois. Il alterne cet apprentissage avec la mère de l’enfant, qui juge cependant, un an et demi plus tard, qu’« il y a mille petites observations de prononciation pour lesquelles le maître est très insuffisant » et continue seule son enseignement17.

8Surtout, une pratique tout à fait ordinaire des régents d’école est l’accueil de pensionnaires, qu’ils instruisent avec l’aide de leurs épouses. Dans les années 1770-1780, le régent de Silly-en-Multien (Oise) en accueille simultanément plusieurs, garçons et filles. Le prix de pension qu’il demande à chacun(e) est de 250 livres (£) par an, à comparer aux 330 £ de traitement fixe qu’il reçoit de la commune pour sa régence. Il donne aussi des leçons particulières sur une matière précise (arpentage) ou sur les principales matières du curriculum élémentaire : lire, écrire, compter, plain-chant. Il se voit confier dans ces conditions un garçon de 9 ans, pour une durée de 5 ans, à raison de 100 £ par an18. À la fin du siècle, la prise de pensionnaires par des régents devient si fréquente qu’elle finit par laisser des traces dans les archives publiques. À Éperlecques (Pas-de-Calais), le maître d’école se voit reprocher en 1767 de négliger « considérablement l’instruction des enfants de la paroisse, ne s’attachant uniquement qu’à ses pensionnaires19 ». Au début du xix^e siècle, dans le pays de Neuchâtel, plusieurs communes décident de limiter à quatre ou cinq le nombre des pensionnaires qu’elles autorisent les régents à prendre, pour que leurs activités privées ne fassent pas trop concurrence au service public d’enseignement pour lequel elles les payent. Encore cette activité est-elle aussi largement pratiquée, dans ce pays de religion réformée, par les pasteurs qui, à la différence des prêtres catholiques, ont l’avantage d’avoir une femme ou des filles pouvant donner les soins qu’exigent les jeunes pensionnaires. À Silly-en-Multien, c’est la femme du régent, appelée « maîtresse » dans son journal, qui assure cette tâche.

9Les régents présentent donc, aux yeux même des familles, nobles ou de bonne bourgeoisie, qui ne songeraient pas à soumettre leurs enfants à la promiscuité d’une école publique, l’avantage appréciable d’offrir, a priori tout au moins, des garanties de professionnalité. Mais celles-ci ne dispensent pas les familles de porter leur propre regard évaluateur sur les enseignements qu’ils délivrent à titre privé. Cette capacité d’expertise des familles tient à ce que, comme le dit Antoine-Augustin Cournot, « l’instruction primaire se prouve d’elle-même20 ». Juger si un enfant a appris à (bien) lire, écrire et compter est à la portée de n’importe quel parent, même s’il n’est pas lui-même un grand lecteur ni un expert en écriture. Né en 1718, le fils d’un avocat de Troyes raconte ainsi que c’est une vieille servante illettrée qui corrigeait – articulation, coupure des mots et des phrases… - la lecture d’un texte qu’il lui faisait, quand ses fautes de lecture ne lui permettaient pas d’en comprendre le sens21. Dans ses souvenirs, un Neuchâtelois rapporte qu’un de ses compatriotes, boulanger de son état et peu au fait de la grammaire, arrivait quand même à juger une page d’écriture : « Oui, oui, c’est bien lisable22 ! »

10Les familles, parents et enfants compris23, sont donc à même d’évaluer l’enseignement d’un maître au vu des résultats qu’il obtient et à en tirer les conséquences. Assez significatif à cet égard est le parcours d’instruction de Charles-Rolland Néel de Lavigne, fils de commerçant et futur sous-préfet. Il est né à Dinan (Côtes-d’Armor) en 1762 et sa mère, dit-il, n’a pu lui apprendre à lire, trop occupée par les soins à donner à ses treize enfants. Il est donc envoyé, à six ans, « dans une école de petits enfants, mâles et femelles, sortant à peine du maillot, tenue par une institutrice vieille et caduque, dont toute la science était d’apprendre à connaître les lettres de l’alphabet et à les joindre en syllabes ». Le peu de résultats constatés conduit à le confier « à un ancien militaire, guère plus habile », qui ne lui apprend qu’« à peine à former des lettres imparfaites ». On le met ensuite dans « une petite école d’enfants de choix », dirigée par un curé, où l’un des maîtres lui fait enfin faire des progrès en lecture et en écriture24. De tels parcours d’apprentissage ne sont pas rares dans les mémoires, toujours accompagnés de commentaires sur la compétence et le savoir-faire des maîtres, avec la sanction qui en découle en cas d’insuffisance : retirer l’enfant au maître pour le confier à un autre, car il n’en manque pas sur le marché des apprentissages élémentaires.

Évaluer les maîtres des écoles publiques

11La compétence des parents à juger l’efficacité des maîtres susceptibles d’instruire leurs enfants se traduit d’une façon spécifique dans les modalités de recrutement puis de contrôle des maîtres en charge des écoles publiques. Celles-ci diffèrent des innombrables formes d’écoles privées en ce qu’une partie au moins de la rémunération de leurs maîtres ne résulte pas d’une contribution financière convenue de gré à gré avec les parents de chacun de leurs élèves, mais d’une somme décidée collectivement par la population d’une commune, en contrepartie d’obligations contractuellement définies. L’adage « qui paye commande », avec sa version familière « qui paye le violon choisit la musique », trouve naturellement à s’appliquer ici. Que les maîtres d’école dépendent de ceux qui les payent, apparaît d’une façon tout à fait récurrente dans la littérature administrative de l’Ancien Régime.

L’exercice d’un pouvoir

12Ceci soulève une première question : celle de l’exercice effectif de ce pouvoir de contrôle par les parents. Ordinairement, l’historiographie le minimise : comment des villageois, pour la plupart paysans ou artisans, pourraient-ils exercer un pouvoir de surveillance sur l’enseignement donné par des maîtres d’école ? Ce pouvoir semble réservé à une poignée de notables et, surtout, au clergé, dont le niveau d’instruction est élevé, mais dont les critères d’évaluation se bornent, pour l’essentiel, à la « moralité », à l’orthodoxie religieuse des enseignants, et à leur capacité à former de « bons chrétiens ». D’où la lancinante définition du régent comme exerçant « sous le contrôle du curé », ou celui du pasteur dans les pays protestants, qui ont « la haute main sur l’école », les régents étant « à leur service ». En réalité, le témoignage des mémorialistes et des diaristes recoupe ici ce que disent les sources émanant des communautés villageoises elles-mêmes, relatives au fonctionnement ordinaire des écoles qu’elles gèrent. Les uns et les autres montrent ce que, en dehors de toute injonction cléricale, les parents attendent collectivement des maîtres qu’ils recrutent, et la façon dont ils vérifient que leurs attentes sont satisfaites.

13Jusque dans les premières décennies du xix^e siècle, il n’existe pas de brevet attestant les compétences des candidats. Ce sont donc les communautés qui les évaluent, au cours d’un examen passé par ces candidats devant un jury ordinairement composé de pères de famille de la commune, de consuls, syndics, échevins ou gouverneurs, selon les terminologies régionales, et du curé ou pasteur, parfois actif comme examinateur et expert. L’examen, écrit et oral, peut voir concourir de nombreux candidats. À Bourbourg (Nord), en 1764, ils sont quatorze à être examinés ; ils subissent une série d’épreuves écrites incluant deux dictées, en français et en flamand, une page d’écritures normées et des exercices d’arithmétique25. Né en 1745, Pierre-Louis-Nicolas Delahaye évoque pour sa part les conditions dans lesquelles il a été élu maître d’école de Silly-en-Multien en 1771 ; il l’emporte sur huit autres candidats par 56 voix sur 61 votants, qui représentent une proportion notable des 160 feux que compte la paroisse26. D’une manière générale, le nombre des matières à enseigner s’accroît à mesure qu’on avance dans le xviii^e siècle. Elles comprennent au moins la lecture, l’écriture, l’arithmétique mais peuvent s’y adjoindre la grammaire, l’orthographe, le chant, le dessin. Le pouvoir et la capacité qu’ont les parents de recruter les régents ont pour stricts corolaires ceux de renvoyer les maîtres qui ne leur donnent pas satisfaction. Un exemple particulièrement explicite est donné par la commune de Regniès (Tarn-et-Garonne) qui, en 1763, démet le régent de ses fonctions, « sur les plaintes de presque tous les habitants de ce lieu et notamment des parents qui envoient leurs enfants à l’école publique dudit lieu, sur le peu de fruit que font leurs enfants auxdites écoles depuis plus de quatre ans que le régent les fait ». Les raisons données sont multiples : « peu de soin et d’attention » ; « plusieurs et longues absences » ; imperfection de l’enseignement de la lecture et de l’écriture ; désinvolture avec laquelle le maître accueille les reproches qui lui sont notifiés. L’évêché n’apprécie pas d’être mis devant le fait accompli mais respecte la jurisprudence : qui paye commande, le régent est donc renvoyé27.

14Par-delà l’insatisfaction que peuvent globalement susciter le comportement et la compétence d’un maître d’école publique, les sources communales et les écrits personnels permettent de cerner plus précisément quelques-unes des attentes ou exigences qui sont celles des familles. Concernant la lecture, les défauts de diction ou un accent considéré comme mauvais sont sanctionnés. En 1688, malgré la sympathie que suscite l’arrivée des protestants du Refuge, un candidat originaire du Vivarais est refusé à la régence de La Chaux-de-Fonds (Neuchâtel) parce que « sa mauvaise prononciation et son mauvais accent pour la lecture fait dire [aux parents] qu’il ne peut enseigner à lire28 ». En 1844 encore, Jules Paroz (futur collaborateur de Pierre Larousse) est recruté à Sonvilliers (Jura bernois francophone) malgré son fort accent patoisant ; mais il s’engage à s’en débarrasser, ce qu’il fait en déclamant du Lamartine au pasteur de la paroisse, qui le corrige29. La question des accents locaux, régionaux, patoisants, est alors posée d’une façon lancinante, car elle ne concerne pas seulement les interlocutions orales ou l’« art de lire » : elle est aussi liée à l’apprentissage de l’orthographe, qui exige du maître la capacité à dicter des textes d’une façon qui ne se prête à aucune équivoque graphique. Pour les parents, il importe aussi que le maître sache lire – donc enseigner à lire – les « écritures de main », y compris les « vieilles écritures » dans lesquelles sont rédigées les archives de leur commune, et qui constituent donc sa mémoire patrimoniale, administrative, fiscale. Dans le village de Saint-Victor-la-Coste (Gard), un régent récemment engagé est pourtant renvoyé, en 1765, car « plusieurs [= de nombreux] habitants » rapportent qu’« il ne sait lire l’écriture de main qui est un peu ancienne », ce qui est « l’un des points principaux et essentiels sans lesquels il n’est point en état d’exercer ses fonctions30 ». C’est qu’il est impossible de réduire l’écriture à l’instrument d’une emprise exercée sur les sociétés rurales par des autorités lointaines (État, Seigneur, Église, Justice…) extérieures à ces sociétés. Depuis le Moyen Âge, l’écrit est aussi pour elles un moyen de droit, de pouvoirs ou de contrepouvoirs. Transmettre la capacité à lire les « vieilles écritures » présente dès lors un enjeu « politique et identitaire » pour les communautés31, au-delà même de l’intérêt qu’ont par ailleurs les familles à pouvoir accéder au contenu de leurs propres archives32.

15Il importe également que le régent maîtrise l’orthographe pour pouvoir l’enseigner, que ce soit par l’usage (copie, dictée) ou par principes (grammaire). Constitutive depuis toujours d’une bonne écriture, l’orthographe est un savoir pratique de plus en plus valorisé au fil du xviii^e siècle. C’est devenu une question de convenance sociale. En 1773, un apprenti horloger de La Chaux-de-Fonds, âgé de 20 ans, que « le tour, le burin et la lime occupent sans relâche », attire l’attention de son jeune frère sur la nécessité, pour « tous ceux qui ont des sentimens d’honneur, de pratiquer les régles d’un stile passablement élégant », incluant l’orthographe et la « logique naturelle » qu’enseigne la grammaire. L’enjeu est de « tenir son rang parmi la jeunesse, dont on ne saurait imaginer à quel point elle est devenüe civilisée et polie depuis quelques années33 ». En écho direct à cette observation, on voit en 1774 le fils d’un bon bourgeois de Lille, âgé de 18 ans, écrire des lettres qui malmènent par trop l’orthographe. Son précepteur fait observer à son père qu’« il se fait un tort à lui-même dans l’esprit de ses bons amis [à qui il écrit] » et qu’« il vaut mieux ne pas écrire que d’apprêter à rire à ses dépens34 ».

16L’orthographe est aussi constitutive de l’écriture normée et de la pratique d’une « belle main » utiles ou exigées pour un nombre croissant d’activités ou d’emplois dans les secteurs du commerce, des administrations et des services. En 1753, la vingtaine de familles qui habitent le village de Praz-sur-Arly (Haute-Savoie) se voient même promettre par le régent de leur école qu’avec ces talents, « certains [de leurs enfants] pourront entrer dans de grands bureaux et faire fortune35 ». Il n’est donc pas étonnant que, dans tous les milieux sociaux, les familles imposent aux maîtres de mettre l’accent sur l’orthographe. Dans la deuxième moitié du xviii^e siècle, près des neuf-dixièmes des communes du pays de Neuchâtel inscrivent l’orthographe dans les programmes d’enseignement de leur école, précisant à l’occasion que le régent devra faire passer des dictées aux enfants « aussi souvent que possible ».

17L’évaluation de la partie de l’enseignement élémentaire qui concerne la religion n’est pas essentiellement de la compétence des parents, mais de celle du curé ou du pasteur. Ceci n’empêche cependant pas les parents d’en juger à l’église ou au temple, notamment lors de l’interrogation publique des catéchumènes, durant les catéchismes préparatoires à la première communion. Mémorialistes et diaristes évoquent l’intérêt que peuvent porter les parents, dans ces circonstances, aux savoirs qui sont transmis à leurs enfants. Le jugement évaluateur des simples paroissiens peut être sévère : « J’allais à l’église entendre l’examen du grand nombre de petits babouins de la dernière ignorance qu’on examine encore une fois », écrit ainsi dans son journal un perruquier et notaire de La Chaux-de-Fonds en avril 170536. Il met clairement en cause les méthodes d’enseignement du pasteur, qui privilégie le « par cœur » au jugement. C’est que dans une société où les savoirs constitutifs d’une culture religieuse élémentaire sont largement partagés, les maîtres d’école et les prêtres, qui collaborent à l’enseignement de ces savoirs, ne peuvent échapper au regard évaluateur de la génération précédente, qui les a déjà acquis. Ceci peut d’ailleurs en indisposer ou inquiéter certains : « Mes chers frères, tous ceux qui savent lire seront damnés », balbutie dans ses sermons (il est bègue) le prêtre de Certines (Ain), selon les souvenirs d’Edgar Quinet, qui précise d’ailleurs que « ses anathèmes nous faisaient sourire37 ». Dans l’enseignement proprement scolaire, la religion ne constitue en tout cas pas la partie centrale ou essentielle de l’instruction, au contraire de ce que peuvent faire croire les affirmations récurrentes sur sa « prééminence » comparée aux « sciences humaines », la place qu’elle occupe invariablement en tête des matières à enseigner, le contenu largement religieux du matériel de lecture ou le statut de « clercs tonsurés » qu’ont certains maîtres. Témoignages personnels et archives communales sont, ici encore, tout à fait concordants. Quand ils recrutent un régent, priorité absolue est donnée par les parents à l’évaluation de ses compétences en lecture, écriture et arithmétique. En pays catholique, l’agrément par l’évêque du régent élu, qui est de règle, revêt quasi généralement le caractère d’une simple formalité38. Dans le pays de Neuchâtel, de religion réformée, l’approbation de l’élection du régent par le pasteur n’est requise que pour les fonctions d’église qu’il est appelé à exercer ; pour l’ensemble de ses fonctions d’enseignement, les familles sont souveraines et ne manquent pas de le rappeler avec force – et succès – en cas de litige39.

La pédagogie accessible à la raison parentale

18Outre ses compétences dans les différentes matières qu’il lui est demandé d’enseigner, la capacité du régent à conduire efficacement sa classe fait l’objet d’une attention particulière de la part des parents, qui disposent de plusieurs critères d’appréciation. La prestance du maître, son élocution, son autorité sont perçues et jugées dès l’examen qui conditionne son recrutement. Son comportement avec les élèves ne peut en revanche qu’être jugé à l’épreuve. La brutalité est sanctionnée même si, d’une manière générale, jusqu’au xviii^e siècle, l’usage du fouet ou de la férule est largement admis, tous milieux sociaux confondus. Le futur Louis xiii, que le bon roi Henri IV fait fouetter quasi quotidiennement pour son « opiniâtreté », pourrait en témoigner40. Mais, au fur et à mesure qu’on avance dans le xviii^e siècle, les parents avertissent que leurs enfants sont à fouetter avec modération. En 1781, on dénonce « le droit souverain que ces honnêtes gens [régents et principaux de collège] croient avoir sur le derrière des pauvres enfants41 ». Dès 1723, les familles de Cortaillod (Neuchâtel) rappelaient qu’« il est interdit au régent et à sa femme d’utiliser des tricots [triques ou gourdins] pour frapper les enfants, la verge étant autorisée42 ». Les violences verbales peuvent elles-mêmes être sanctionnées : en 1730, l’un des motifs de renvoi du régent de Hauterive (Neuchâtel) est que sa femme « jette aux enfants des injures et des imprécations en allemand43 », l’usage de cette langue semblant être ici une circonstance aggravante.

19Reste une question essentielle, qui touche à l’organisation de la classe et au mode d’enseignement. Il est parfaitement accessible à la raison individuelle et collective des familles de comprendre que l’enseignement individuel n’est efficace que pour un nombre d’élèves restreint, et d’en tirer les conséquences. L’omniprésence du mode individuel dans les écoles communales de l’Ancien régime est un mythe, mal documenté. Il repose, entre autres, sur une interprétation naïve de quelques tableaux et gravures représentant ces écoles, les plus célèbres et inlassablement reproduits étant ceux de Van Ostade, Van Heemskerck ou de Boissieu44. Interrogés comme s’ils offraient une reproduction photographique du réel, ils contiennent en fait tous les stéréotypes de scènes de genre dont le pittoresque devait plaire à une clientèle urbaine : maîtres représentés en vieillards séniles brandissant leur attribut distinctif, la férule, enfants de tous âges courant (quand ils ne sont pas sur le pot) en tous sens, bâillant ou se battant, l’artiste ayant éventuellement poussé la malice jusqu’à placer un âne parmi eux45. Ces images peintes où gravées n’évoquent d’ailleurs, sauf quand elles veulent produire un effet de marmaille, que des écoles aux effectifs réduits, ne dépassant pas dix ou quinze élèves, ce qui, dans ce cas précis, pouvait effectivement justifier un enseignement au moins partiellement individuel. Dans les années 1810-1820, les propagandistes de l’enseignement mutuel et de l’enseignement simultané se livreront, sur des classes aux effectifs supposés beaucoup plus étoffés, à des calculs faussement précis, tendant à démontrer qu’avec le mode d’enseignement individuel qui régnait sans partage avant eux, chaque enfant ne travaillait que quelques minutes par jour, restant parfaitement oisif le reste du temps46.

20En réalité, l’extrapolation à l’Ancien Régime de la situation suggérée par les enquêtes administratives des années 1820-1830 néglige de prendre en compte la grande plasticité de la dénomination « enseignement individuel », à la différence des modes « simultané » et « mutuel » plus clairement codifiés, voire labellisés, par rapport auxquels le mode individuel se déclare alors souvent par défaut. ce dernier peut en fait recouvrir des modes d’enseignement plus justement définis par certains maîtres comme « simultané individuel », « semi-simultané », « mutuel-mixte » ou « simultané en hiver et individuel en été47 », ces dénominations à première vue curieuses donnant en fait une idée du caractère composite que peuvent présenter les pratiques locales, en fonction de l’importance des effectifs d’enfants présents à l’école et de leurs variations selon les saisons.

21En témoigne le règlement très circonstancié que la petite commune de Saint-Blaise (Neuchâtel), vote en 1619, soit un demi-siècle avant Charles Démia et un siècle avant Jean-Baptiste de La Salle. Le village compte alors moins de 500 habitants mais, en raison du « grand nombre d’enfants » dans l’école, il est constaté « qu’il n’est pas possible de faire dire à tous particulièrement leur leçon ». Les enfants sont donc répartis en cinq « bancs », en fonction de leur degré d’avancement dans la lecture, chaque enfant devant tour à tour réciter un fragment de la leçon et écouter ses camarades réciter le reste. Un certain nombre de séquences exigent que l’ensemble des enfants récitent à l’unisson48. Encore l’encadrement des élèves n’est-il pas le fait que du seul maître d’école. Le règlement de Saint-Blaise précise que « les petits enfants seront parfois recordés [enseignés] par les plus grands enfants ». La pratique du monitorat étant très classiquement observée au sein des familles, même moyennement nombreuses, qui confient aux aîné(e) s la tâche d’enseigner les rudiments aux plus jeunes49, c’est donc très naturellement que, de toute ancienneté50, les ont pu concevoir de transférer cette pratique dans les écoles dont ils avaient la responsabilité. Interrogé par le représentant de quelque hypothétique autorité supérieure à celle des pères de famille de la commune, le régent de Saint-Blaise aurait sans doute répondu qu’il pratiquait un enseignement « individuel simultané mutuel »…

22Ce même souci d’un encadrement efficace conduit aussi les parents à exiger que les régents soit mariés ou, du moins, dotés d’une mère ou d’une fille à même de s’occuper des élèves les plus jeunes, notamment pour leur enseigner à lire, ou pour le suppléer en cas d’absence. Ne plus remplir cette condition peut conduire au renvoi d’un régent en fonction. C’est le cas en 1730 à Hauterive, où la femme du régent, qui est alémanique, s’avère « incapable de donner aucune leçon, les enfants étant renvoyés dès lors que le régent est absent51 ». La même année, celui de Valangin (Neuchâtel), pourtant élu à l’unanimité quatre ans auparavant, est renvoyé au motif que « n’ayant pas de femme [elle est décédée neuf mois plus tôt…], il néglige les enfants et ainsi, au lieu que les enfants devraient profiter et apprendre quelque chose, loin de là ils désapprennent ce qu’ils savaient ci-devant52 ». À Aubais (Gard), le régent est renvoyé, en 1751, parce que son épouse, atteinte d’un cancer au visage, fait peur aux élèves. Selon le témoignage du mémorialiste Pierre Prion, sa compétence était pourtant irréprochable : « Il possédait pour le moins aussi bien le latin que Cicéron » [ !] et ses talents s’étendaient à « l’écriture, l’algèbre, l’arithmétique, le chant53 ».

23Il est clair que les compétences des maîtres étaient inégales d’une école publique à l’autre, pour toutes sortes de raisons économiques, sociales, démographiques et humaines. On ne peut cependant aucunement en déduire que les parents étaient inconscients de cet état de fait ou lui étaient indifférents. Cette image a été durablement installée comme stéréotype par les discours dénigrants des artisans et promoteurs de l’école d’État qui se met en place dans les premières décennies du xix^e siècle. En France, c’est celle que donne le Tableau de l’enseignement primaire que publie Paul Lorain en 1837, véritable musée des horreurs pédagogiques de l’ancien régime scolaire54. Au même moment, le romancier bernois Jeremias Gotthelf, né en 1797 dans un canton qui ne compte sans doute pas plus de 10 ou 15 % d’illettrés à cette date55, ne craint pas d’écrire que, dans sa jeunesse, « le fait que leurs enfants passent tout un hiver à l’école sans rien y apprendre n’intéressait pas les paysans56 ». La pratique de la visite des écoles publiques en Suisse permet de mesurer l’écart existant entre ce genre d’assertion et l’intérêt dont ont réellement pu témoigner les familles pour les écoles où elles envoyaient leurs enfants.

Visite de l’école et démocratie locale en Suisse

24Dans des communautés d’habitants où le maître exerce pour ainsi dire sous les yeux des parents qui l’ont recruté pour instruire leurs enfants, l’évaluation de son enseignement n’a pas rigoureusement besoin de faire l’objet d’une inspection formalisée. Cependant, en Suisse peut-être plus qu’en France, de telles procédures d’inspection ou de visite des écoles publiques s’observent : elles témoignent autant d’un intérêt élevé pour l’éducation que d’une pratique particulièrement vivace de la démocratie locale57.

Théorie et pratiques de la visite

25Un exemple ancien et significatif de cette pratique est donné dans le pays de Neuchâtel par le règlement de l’école de Saint-Blaise (1619) déjà évoqué. Après avoir énuméré l’emploi du temps et l’organisation pédagogique de l’école, le règlement précise : « Et afin que ledit maître d’école fasse ce que dessus, la paroisse priera le Sieur Ministre [pasteur] d’aller souvent visiter l’école afin que tout aille par bon ordre, et outre ce, afin de tenir tant plus en bride ledit maître, il sera donné charge aux deux gouverneurs de la paroisse ou à autres, lesquels seront tenus d’aller visiter de quinze en quinze jours ladite école pour voir si ledit maître fait bien sa charge ou non. » On voit que le pasteur n’a pas l’initiative d’inspecter l’école ; c’est une charge qui lui est respectueusement imposée par les paroissiens, soucieux que le règlement qu’ils ont édicté soit respecté. Elle lui revient, en tant que personnage en principe le plus instruit et le plus honorable du village, mais son inspection est doublée par celle que doivent opérer chaque quinzaine les gouverneurs, villageois exerçant cette fonction à tour de rôle, et tous ceux, les « autres », qui sont volontaires pour y participer.

26Selon les communes, les inspections peuvent être plus ou moins fréquentes, mais l’une d’entre elles revêt une importance particulière : c’est la visite qui conclut solennellement l’année scolaire. Elle donne lieu à un compte rendu devant l’ensemble des chefs de famille réunis et elle est suivie de diverses décisions : continuation ou renvoi du régent, recommandations faites au régent sur sa manière d’enseigner, rédaction éventuelle d’un nouveau règlement ou programme scolaire. La visite annuelle prend la forme d’un examen systématique de l’ensemble des élèves, par des interrogations tant écrites qu’orales. En fonction des effectifs à examiner, la visite peut durer d’une demi-journée à deux journées entières. Elle se conclut par la remise d’étrennes au maître et à son épouse, dont le rôle éducatif est ainsi officiellement reconnu58 ; dans certaines communes, chaque enfant présent à la visite reçoit ce jour-là une petite somme d’argent. L’évaluation du maître repose donc sur celle de ses élèves, l’arbre étant jugé à ses fruits. C’est d’ailleurs autant le niveau des élèves qui est jugé que leurs « progrès », terme omniprésent dans les rapports et les comptes rendus. Les progrès peuvent éventuellement être jugés dans la longue durée : la commune de Boudry archive d’une année sur l’autre les travaux écrits des élèves de son école et juge l’évolution de la qualité de l’écriture ; constatant une baisse de cette qualité, elle peut ainsi demander à son régent de consacrer plus de temps à y former les élèves.

27Les comptes rendus écrits des visites annuelles et les discussions auxquelles elles ont donné lieu sont en général succincts, car l’essentiel est dit et discuté oralement lors des assemblées générales de la communauté. Ainsi, le 9 mai 1793, suite à la visite de l’école du Locle, il est rapporté dans le manuel de commune que « les délégués et gens de la communauté » se déclarent « d’une voix unanime, satisfaits à tous égards des fonctions publiques et particulières du Sieur Régent », ne lui reprochant que de « laisser introduire des livres frivoles dans l’école ». Le « Tringuelt » [Trinkgeld, gratification] d’usage est accordé au régent (deux écus) et à son épouse (un écu), et le régent est reconduit dans ses fonctions, en promettant de ne plus admettre que des livres non frivoles : « la Sainte Bible, les Histoires de la Bible [de J. Hübner], le Nouveau Testament, les Psaumes, le Recueil de passages [tirés de l’Écriture sainte, de J.-F. Ostervald] et l’ABC59 ».

Témoignages de visiteurs et de visites

28Au-delà des comptes rendus officiels, la visite de l’école est évoquée par quelques diaristes ou mémorialistes, rapportant la perception qu’ils en ont eue et le sens qu’ils lui donnent. C’est le cas d’un paysan du Jura neuchâlelois, né en 1712. Lui-même n’a fréquenté une école qu’une seule année, en 1726, mais il rend compte dans son journal de l’inspection d’une école d’hiver, scolarisant les enfants d’un hameau, à laquelle il a participé :

« 28 février 1754. Visite de l’école de David Jacot, où il y avoit quatorze enfants […]. Ceux de la visite ont eut tous satisfaction et contentement des enseignement que le maitre a donné, sependant apres la visite et suivant la pratique nous nous sommes tous rendu au temple pour voir ce qu’il y avoit à dire. Chacun a opiné suivant son avis a la louange de l’education, mais sur quelque point particulier, touchant les fonctions du maître, et sur sa conduite, il y fut fait de fortes exhortations, desquelles il a remercié et promis qu’il en profiteroit60. »

29On voit que, parmi les sept députés à la visite – le pasteur, deux petits notables, quatre simples communiers, dont un horloger et trois paysans – chacun opine et donne son avis, pour arriver à des conclusions consensuelles. L’année suivante, le même diariste envisage de retirer son fils, âgé de dix ans, de l’école communale de La Chaux-de-Fonds, où « il a receu toutes les lecons que la station peu fournir, puis qu’il sait lire et écrire et l’horthographe passablement, pour son age ». Pour pousser plus avant son instruction, il envisage de le confier à « un M. du Val, francois de nation (qui) est arivé à la Ch. de F, lequel s’est anoncé pour un precepteur expers aux langues latine, francoise, grec et ensuite ecriture, horthographe et arithmetique, geographie, histoire, etc. ». Mais avant de se décider, il a soin de s’assurer lui-même de la qualité de ce maître, en visitant son école ou « classe ». « Pour voir ce qui en seroit, j’aye fait la visite de sa classe (ainsy qu’il la nomme) composée de dix élèves a qui a la verité et suivant mes foibles lumieres, je ne puis que louer. » L’évaluation d’une école, tant publique que privée, par un père de famille, est donc dans l’ordre des choses, quelque « faibles » que soient les lumières que s’accorde ce père de famille, qui, avant l’âge de quatorze ans, n’avait lui-même reçu leçons de lecture, écriture, orthographe et arithmétique que de son propre père, laboureur.

30Plusieurs décennies plus tard, une scène de visite exactement identique est rapportée, cette fois-ci par un ancien élève. Celui-ci, devenu professeur et romancier, ce qui explique son ton amusé et légèrement condescendant, raconte en 1866 une visite subie en 1822, quand il avait dix ans :

« L’illustre aréopage fait son entrée, tous en habits noirs, en cravates blanches et avec les chapeaux et la figure des grandes circonstances. D’un pas grave, il traverse la salle et va prendre place derrière une longue table couverte d’un tapis vert, le pasteur au milieu et, de chaque côté, les assesseurs. Ces juges farouches, sur lesquels nous n’osions lever les yeux en ce moment, c’étaient de bonnes gens, nos voisins et nos amis, que tous les jours nous voyions passer, celui-ci avec un char d’herbes qu’il venait de faucher, celui-là revenant du bois, tout chargé de ramée61. »

31Quarante années plus tard encore, Albert Anker peint un tableau intitulé L’examen, qui représente une scène de visite d’école largement conforme à l’évocation qu’en ont faite les deux témoins précédents, inspecteur et élève. Albert Anker est un peintre original et renommé, élève de Gleyre. Il a été pendant plusieurs années secrétaire de la Commission scolaire du village d’Ins/Anet, dans le canton de Berne, où il réside, et où se situe la visite d’école qu’il représente62. Son regard est donc tout à la fois celui d’un villageois, d’un artiste et d’un responsable local de l’éducation.

Figure 1. – Albert Anker (1831-1910), L’examen (1862), Kunstmuseum de Bern.

32La continuité entre les scènes décrites en 1752, 1822 et 1862 est remarquable. Elle ne tient pas à l’inertie de stéréotypes, au contraire des représentations imagées des petites écoles de l’Ancien régime, qui donnent l’idée fausse de leur immobilisme, sur deux ou trois siècles. Il s’agit ici du maintien, inhérent à la démocratie locale, de pratiques par lesquelles les familles entendent exercer le contrôle de leurs écoles et l’inspection de leurs maîtres. Cette capacité de contrôle suppose une familiarité des parents avec les méthodes d’enseignement pratiquées par les maîtres des écoles, publiques ou privées. Concernant l’apprentissage qui est au cœur de l’enseignement élémentaire, celui de la lecture, cette familiarité passe notamment par l’existence d’outils, abécédaires et livres de lecture, susceptibles d’être indifféremment utilisés en famille et à l’école, destinations qui figurent parfois d’une manière explicite dans leur titre. Or, les dernières décennies du xviii^e siècle et, plus encore, les premières du siècle suivant, voient l’apparition de « méthodes » et de « systèmes » destinés à révolutionner cet enseignement. La capacité d’expertise des parents s’en trouve donc remise en cause.

L’expertise des parents en question

33Les méthodes d’apprentissage de la lecture sont très rarement évoquées par les diaristes et les mémorialistes, et pas davantage dans les règlements d’écoles publiques. C’est qu’elles vont de soi.

34La méthode traditionnelle ou « ordinaire » est fondée sur une progression de la connaissance des lettres à celle des syllabes puis, via un recours plus ou moins prolongé à l’épellation, à celle des mots et des phrases. Les parents connaissent et reconnaissent cette méthode, qu’ils souhaitent voir adopter pour leurs enfants, puisqu’ils en ont eux-mêmes expérimenté l’efficacité. En famille, ce sont plus particulièrement les femmes qui sont chargées de cet enseignement, qu’elles qualifient parfois de « petite école ». C’est l’expression qu’emploie Alix de Lamartine, la mère du poète, pour désigner les leçons qu’elle donne à ses deux filles, âgées de 5 et 7 ans63. Ou celle qu’emploie la fille d’un paysan-horloger du Jura neuchâtelois, âgée de 17 ans, qui « fait petite école », en 1810, à son frère de 7 ans et à ses deux sœurs, âgées de 10 et 13 ans64. On pense aussi, bien sûr, au tableau intitulé « La Maitresse d’école » de J.-B. Chardin (1740) où une adolescente montre l’ABC à son très jeune frère. Les « écoles privées » sont elles aussi souvent tenues par des femmes. Quant aux écoles publiques, on a vu le rôle qui est celui des femmes de régents, tout particulièrement pour apprendre à lire aux plus jeunes élèves.

35Or, le xviii^e siècle connait une floraison de méthodes nouvelles. Elles sont l’œuvre de grammairiens, de philosophes, de théoriciens de la langue, quelques-uns d’entre eux œuvrant comme maîtres de pension. Les motivations de ces inventeurs de méthodes sont diverses. Il peut s’agir, pour certains, de prouver la justesse d’une théorie de la langue ou du fonctionnement de l’esprit humain, par l’excellence proclamée des résultats pratiques auxquels elle permet d’aboutir. Il peut s’agir aussi de se distinguer, par un produit d’appel original, sur un marché où l’offre éducative commence à surabonder. Il peut s’agir enfin, tout bonnement, de rendre service au Genre humain. Il n’est pas anodin de noter que la grande majorité de ces inventeurs de méthodes et de systèmes sont des hommes dépourvus d’enfants : le célibataire John Locke, les abbés Radonvilliers, Berthaud, Wandelaincourt, Gaultier, les chanoines Bouchot, Cherrier65… Une intéressante division sexuée du travail pédagogique s’observe donc entre les femmes, qui enseignent pratiquement à lire, et les hommes, qui inventent des méthodes destinées à révolutionner leurs pratiques.

36Ces méthodes, systèmes et théories sont mal reçus dans les familles, car ils font obstacle à la contribution que les parents peuvent apporter eux-mêmes aux progrès de leurs enfants. Cela vaut aussi pour les familles nobles ou aisées, pourtant censées être plus réceptives aux nouvelles méthodes d’apprentissage, en principe plus rapides et moins ennuyeuses. Ainsi, si le frère de Madame de Genlis est envoyé à Paris pour apprendre à lire dans la pension de l’abbé Berthaud, elle-même fait cet apprentissage, à l’âge de cinq ans, avec la maîtresse de l’école de son village, qui s’avère tout à fait efficace : « Au bout de six ou sept mois, je lisais couramment66. » En 1787, Charlotte Coquebert de Montbret note dans son journal qu’elle a commencé à apprendre à lire à sa fille Cécile, âgée de cinq ans, « par notre manière ordinaire », et que celle-ci « a appris avec beaucoup de facilité. Sans se presser beaucoup, elle est parvenue promptement à pouvoir lire dans les livres67 ». Quatre ans plus tard, Adélaïde de Castellane « essaye une méthode nouvelle pour apprendre à lire » à son fils Boniface, âgé de trois ans : « Ce sont deux volumes d’explications les plus ennuyeuses du monde. J’espérais que peut-être j’y trouverais un bon moyen, mais il ne réussit pas » ; elle revient donc à la méthode traditionnelle. Elle apprend les lettres à son fils « en se jouant » et, à l’âge de trois ans et quatre mois, elle le confie au maître de l’école d’Aubergenville, qui vient un quart d’heure par jour lui apprendre à épeler. Quatre mois après, « il sait très bien lire en épelant » ; elle alterne ensuite ses propres leçons avec celles du maître, en lui faisant lire « un petit livre vulgairement appelé Croix de Jésus, puis un livre « composé de toutes petites phrases courtes à la portée des enfants, sur des choses usuelles ». À cinq ans, il sait ainsi lire couramment et commence à écrire puis, aussitôt après, à compter. Adélaïde de Castellane précise d’ailleurs que, dès sa grossesse, elle avait lu « les Pensées de Locke, les ouvrages de Madame de Genlis et de quelques autres auteurs » mais avait « causé aussi avec des femmes vraiment mères » ; confronter la pratique de ces femmes vraiment mères avec les théories d’hommes fort peu pères lui avait fait « prendre la résolution de ne suivre aucun système », et de s’en tenir à la méthode ordinaire », qu’elle suivra également pour sa fille Cécile68.

37La stabilité des méthodes d’apprentissage de la lecture est plébiscitée par les familles de toutes conditions, ce qui contrarie naturellement les « méthodistes » et inventeurs de systèmes. Symboliquement, Jean-Jacques Rousseau décide qu’Émile est orphelin. Quant à Pestalozzi, après s’être occupé en 1798 des orphelins de Stans, il manifeste en 1808 le désir d’établir sa méthode dans le pays de Neuchâtel « sur une réunion d’enfants pauvres, pour l’entière direction desquels on ne serait point gêné69 ». Les parents, les mères en particulier, sont des obstacles à l’innovation. C’est d’ailleurs en cachette de son mari que Madame Pestalozzi aurait appris à lire à leur fils ; du moins avait-elle, à la différence de Thérèse Levasseur, des enfants à instruire.

38La méthode de Jacotot donne un bon exemple de la situation d’incompétence où elle place les familles vis-à-vis des apprentissages de leurs enfants. C’est le cas de celle d’Antoine Chevrier, né à Lyon en 1826 dans un milieu modeste. Il apprend d’abord à lire chez un maître entiché de la méthode Jacotot, « qui réunissait quelques élèves » en leur demandant cinq francs par mois. « Il s’agissait de lire des mots, des phrases, sans avoir appris les lettres. » Sa mère, ouvrière en soie à domicile, constate que ses progrès sont nuls et essaye de remédier à cet apprentissage par la méthode alphabétique qui lui est familière, puis envoie l’enfant chez les Frères des écoles chrétiennes et, dit Chevrier, « au bout de quelques semaines, je savais lire70 ». Au même moment, cette méthode semble faire aussi des ravages dans les familles bourgeoises de Genève, si l’on en croit du moins celle que le maître de pension Rodolphe Töpffer a mise en scène dans l’Histoire de M. Crépin71, désopilante bande dessinée où l’on voit une famille riche de onze enfants livrée aux lubies de différents instituteurs adeptes de « systèmes », parmi lesquels celui de Jacotot. L’effet burlesque est ici renforcé par le fait que c’est l’épouse, pourtant onze fois donc vraiment mère, qui se pâme devant des « systèmes » qu’elle croit comprendre, bien à tort, alors que son mari – et sa cuisinière, figure du bon sens populaire – se bornent à constater les résultats désastreux qu’ils entraînent

Figure 2. – Rodolphe Töpffer, Histoire de M. Crépin (1837), Bibliothèque nationale de France, Gallica.

39Au même moment encore, dans un canton où le taux mesuré d’illettrés est de l’ordre de 3 à 4 %, les régents de Neuchâtel, réunis en 1832 pour leur conférence annuelle, proclament que « le maître ne doit pas accueillir à la légère toutes les nouvelles méthodes que le charlatanisme multiplie tellement de nos jours72 ». La raison donnée est que « beaucoup de parents ont la louable habitude de faire épeler et lire leurs enfants à la maison, et que si l’on faisait usage de la méthode par articulation [méthode de Jacotot], on leur ôterait cette occasion d’aider aux instituteurs ; ce qui ne manquerait pas d’indisposer justement ceux qui ont le plus à cœur l’instruction de leurs enfants73 ». La Commission d’État pour l’éducation créée à la suite de la Révolution de 1848 reprendra encore cet argument en 1852 : « Il y a peu d’enfants qui ne reçoivent une instruction domestique antérieure ou concurrente [= simultanée] à celle de l’école, au moins pour la lecture : et si l’on introduisait dans l’école une méthode entièrement nouvelle, ou quelque peu différente de celle qu’on a suivie jusqu’à présent, ce serait enlever aux parents la possibilité de contribuer par eux-mêmes au développement intellectuel de leurs enfants et au progrès de leur instruction74. » D’où ce commentaire de la Commission sur un candidat au brevet d’instituteur, qui vient d’être créé : « Ce candidat ignore les nouvelles méthodes d’apprentissage de la lecture. Tant mieux75 ! »

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40Connaître la façon dont les parents ont choisi, contrôlé, évalué les maîtres et maîtresses à qui ils confiaient l’instruction élémentaire de leurs enfants doit contribuer à une histoire des pratiques d’enseignement et d’apprentissage qui prenne en compte la continuité et le va-et-vient entre le milieu familial et les différentes formes d’externalisation de ces pratiques vers des personnels plus ou moins spécialisés. Elle contrevient à l’idée qu’avant le xix^e siècle, l’« école » aurait été une institution, même « en miettes » et d’une « diversité anarchique76 ». Ni instituée, ni instituante77, l’école ne peut véritablement être analysée que comme l’ensemble des différentes voies et moyens, individuels et collectifs, que se sont donnés des familles, socialement et localement situées, pour satisfaire leur propre exigence d’instruction élémentaire. Associer cette demande à une offre institutionnelle qui lui aurait été extérieure anticipe indûment l’évolution qui verra ultérieurement l’École se constituer en système autonome sous l’action de l’État, et soumise à l’évaluation de ses seuls experts, en attendant ceux des agences internationales de notation éducative.