1Clément-Désiré Férard et Léon Chauvin ont trois points communs : d’une part, tous les deux ont commencé comme instituteurs, avant de progresser dans la carrière de l’enseignement et de devenir inspecteurs primaires, Léon Chauvin terminant même directeur d’école normale. D’autre part, ils ont publié des manuels de pédagogie ou des livres classiques1. Enfin, ils ont rédigé leur autobiographie. Parue en 1894, celle de Clément-Désiré Férard s’intitule Mémoires d’un vieux maître d’école2. Celle de Léon Chauvin, publiée en 1896 sous un pseudonyme, à vrai dire assez transparent, celui de Noël Vauclin, a pour titre : Les mémoires d’un instituteur français3. En outre – ce qui justifie la comparaison – Clément-Désiré Férard et Léon Chauvin ont exercé pendant la même période : de la monarchie de Juillet aux débuts de la Troisième République. C’est une période importante pour l’enseignement primaire, marquée notamment par la loi Guizot, la loi Falloux, les lois Ferry : l’enseignement primaire se modifie du point de vue quantitatif comme du point de vue qualitatif4. Pour le chercheur, ces autobiographies sont évidemment précieuses. Elles sont d’ailleurs connues. Ainsi, on n’est pas étonné que Fabienne Reboul-Scherrer, dans son ouvrage consacré aux « premiers instituteurs » entre 1833 et 1882, utilise, parmi d’autres, les mémoires de Clément-Désiré Férard5. Gilbert Nicolas cite également le personnage de Férard, dans son étude sur les instituteurs du Second Empire, parue en 2002 dans la revue Histoire de l’éducation6. André Chervel, dans ses travaux sur l’enseignement du français, fait lui aussi référence aux mémoires de Férard, car celles-ci contiennent de nombreuses réflexions sur les méthodes et sur le matériel pédagogique, ainsi que sur les livres classiques7. Par ailleurs, ces deux autobiographies sont bien sûr citées par Philippe Lejeune dans son article paru en 1985 dans la revue Histoire de l’éducation et consacré précisément aux autobiographies d’instituteurs du xix^e siècle8.

2Cependant, ces études se sont intéressées en général soit aux méthodes et procédés pédagogiques mentionnés dans ces autobiographies, soit à ce que leurs auteurs ont dit de leur vie et de leur activité d’instituteur, mais guère à la période au cours de laquelle ils ont été inspecteurs primaires. Ces autobiographies complètent pourtant très utilement ce que, grâce à Jean Ferrier, nous pouvons savoir des inspecteurs primaires du mitan du xix^e siècle9. Par ailleurs, dans l’étude du personnel de l’Instruction publique au xix^e siècle, il est somme toute assez rare de pouvoir disposer à la fois du dossier personnel de fonctionnaire (conservé aux Archives nationales, pour les inspecteurs primaires)10 et d’une autobiographie. Pour l’historien, c’est l’occasion d’appliquer un des principes de base du métier, à savoir croiser les sources. Ainsi peut-on mieux s’assurer de la véracité des faits rapportés dans les autobiographies. Mais la comparaison conduit aussi à s’interroger sur ce que l’on peut trouver dans chacune de ces sources. Par définition, dans le cas des autobiographies, les personnages sont vus et présentés par eux-mêmes ; dans le cas du dossier personnel, ils sont vus par d’autres, à travers les notes annuelles mises par leurs supérieurs hiérarchiques. Dans un cas, les inspecteurs font un exposé critique des leçons d’instituteurs qu’ils rapportent ; dans l’autre cas, ce sont eux les inspectés, ou du moins ce sont eux qui sont jugés. Il est clair que la comparaison peut se révéler instructive : l’auteur d’une autobiographie a tendance à se valoriser, alors que les appréciations du dossier personnel peuvent donner un aperçu tout différent, voire mentionner des éléments soigneusement tus dans les autobiographies. Il serait alors facile de critiquer l’autobiographie, dont la tendance à présenter les choses sous un jour favorable est bien connue, et de préférer le jugement des supérieurs hiérarchiques, dont l’éventuelle convergence peut sembler significative. Mais à supposer que leurs notes aillent effectivement dans le même sens, doit-on, de toute façon, considérer que les appréciations des inspecteurs d’académie, des recteurs et des inspecteurs généraux présentent davantage d’objectivité ? Non seulement le supérieur hiérarchique peut avoir des raisons personnelles pour juger de telle ou telle manière un de ses subordonnés, mais encore il peut être influencé à la fois par ses sentiments et par ses présupposés. Or, de ce point de vue, il ne faut pas oublier que les membres de la haute administration de l’Instruction publique proviennent en général de l’enseignement secondaire, où ils ont fait leurs études et où beaucoup ont enseigné. Des inspecteurs primaires qui, comme Clément-Désiré Férard et Léon Chauvin, considèrent qu’ils savent mieux que tout autre ce qu’il faut à l’enseignement primaire, voire que leur expérience vaut mieux que le jugement de hauts fonctionnaires ne comprenant pas la réalité du terrain, ne peuvent manquer d’irriter certains hauts fonctionnaires enclins à considérer que les primaires doivent rester à leur place. Aussi se demandera-t-on si le croisement des sources, au lieu de permettre une meilleure connaissance de Clément-Désiré Férard et Léon Chauvin, ne conduit pas paradoxalement à donner l’impression que la personnalité des deux inspecteurs primaires nous échappe – sauf, évidemment, à accorder la préférence à une des deux sources.

Repères biographiques

3Issus tous les deux de milieux très modestes11, Clément-Désiré Férard et Léon Chauvin commencent comme instituteurs de villages, avant de gravir un à un les échelons de la carrière. Leur sens de l’effort se manifeste également par un désir de s’instruire qui va au-delà du savoir habituel des maîtres de l’enseignement primaire.

Clément-Désiré Férard

4Né le 24 mars 1828 à Saint-Aubin-d’Arquenay (Calvados) d’un père simple journalier, Clément-Désiré Férard travaille d’abord dans une étude de notaire, tout en préparant le concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs. Il réussit le concours, et entre à l’école normale de Caen, ce qui conduit sa mère à de gros sacrifices financiers, acceptés avec l’espoir de voir son fils établi dans une situation stable12. En 1846, il commence sa carrière comme instituteur public à Formigny (arrondissement de Bayeux), avant d’obtenir l’année suivante une mutation à Saint-Aubin-sur-Mer. Il continue à travailler et obtient en 1846 le brevet de capacité pour l’instruction primaire élémentaire, puis, en 1856, le brevet de capacité pour l’instruction primaire. En 1856, il est nommé maître adjoint à l’école normale de Saint-Lô, et promu en 1859 à celle de Caen. Il en profite pour suivre des cours à la faculté des lettres de Caen, notamment en anglais, en latin et en grec. Voici donc un primaire qui sait, du moins en autodidacte, les langues anciennes. Le 5 mars 1863, trois ans après sa réussite au certificat d’aptitude aux fonctions d’inspecteur primaire, il est nommé inspecteur à Brive. Il s’y rend, mais a à peine le temps de s’installer, car, le 23 mars, il est nommé à Saint-Malo, poste qu’il accepte, car cela le rapproche de sa Normandie natale. En mars 1868, il est muté, sur sa demande, à Pont-l’Évêque, dans son département d’origine. Six ans plus tard, pendant la période de l’Ordre moral, on lui reproche des sentiments hostiles aux congrégations et il est muté à Coutances, dans le département voisin de la Manche, sans disgrâce, mais contre son gré. En 1877, à la suite du 16 mai, il est cette fois muté d’office, à Pont-Audemer, dans l’Orne. Huit mois plus tard, à la faveur de la victoire électorale des républicains, il est réaffecté à Coutances, où il termine sa carrière en 1887. La victoire des républicains lui a aussi permis d’obtenir, en 1879, le titre d’officier d’académie. En 1885, deux ans avant sa retraite, il est promu officier de l’Instruction publique.

Léon Chauvin

5Né le 5 juin 1839 à Mesnay, dans le Jura, Léon Chauvin commence lui aussi sa carrière comme instituteur. Il n’est pas passé par l’école normale, car celle de son département a été supprimée après la loi Falloux. Mais pour sortir de la condition de journalier, à laquelle l’a acculé la ruine de ses parents, il passe, avec succès, en 1858, le brevet de l’enseignement primaire élémentaire. Il est aussitôt nommé instituteur provisoire, puis suppléant, à Champvans (Jura), village de 89 habitants13. Il continue à s’instruire et, en 1860, obtient le brevet complet. Il est alors appelé aux fonctions de chargé des cours spéciaux au collège de Baume-les-Dames. On lui confie l’enseignement de la langue française, de l’histoire, de la géographie et d’une partie des sciences (arithmétique, algèbre, comptabilité). En 1863, il est nommé officiellement régent. Il apprend alors le latin, dans l’intention de pouvoir se faire recevoir bachelier ès sciences. Cependant, en mars 1866, après un échec, il obtient le certificat d’aptitude aux fonctions d’inspecteur primaire. En 1868, il est nommé inspecteur à Pau. Mais six mois plus tard, il est affecté à Mont-de-Marsan, car un candidat officiel aux élections législatives a exigé le départ de l’inspecteur primaire local, d’où cette permutation inattendue14. En 1872, il demande à devenir directeur d’école normale. En 1874, il est nommé directeur de l’école normale du Puy (Haute-Loire). En 1878, il passe à l’école normale d’Auch, en 1879 à celle de Lescar (Basses-Pyrénées), avant de prendre en 1885 la direction de l’école normale d’Angoulême, qui ouvre ses portes. Il a été nommé officier d’académie en 1872, officier de l’Instruction publique en 1880.

Croisement de sources

6Autobiographies et dossiers personnels apportent chacun leur lot de renseignements, qui se complètent. Par ailleurs, la confrontation des sources permet d’apprécier différemment les problèmes évoqués.

L’apport des mémoires

7Les mémoires apportent beaucoup sur le milieu d’origine, l’enfance et la scolarité, tous renseignements que l’on a souvent peine à trouver dans les dossiers personnels. Par ailleurs, ils procurent bien sûr leur lot d’anecdotes. Ainsi, Léon Chauvin rapporte qu’il reçoit un jour la visite de l’inspecteur, alors qu’il n’est pas dans sa classe (l’été, il n’y a pas d’élèves, tous ses collègues sont aussi « en vadrouille15 »). Il raconte aussi comment il a dû donner son premier cours d’enseignement spécial sans connaître le programme, et qu’il s’est précipité, en sortant du bureau du principal, dans une librairie acheter un livre de comptabilité, afin d’avoir quelque chose à dire à ses élèves une heure plus tard16 !

8Concernant le travail de l’inspection primaire, les mémoires apportent des renseignements concrets. Léon Chauvin en particulier décrit en détail ses méthodes d’inspection. Au-delà des textes réglementaires et des circulaires que Jean Ferrier a présentés dans sa thèse, les mémoires de Clément-Désiré Férard et de Léon Chauvin permettent de bâtir une histoire « au ras du sol ». Il apparaît notamment que toutes les circonscriptions ne présentent pas le même visage, ni les mêmes difficultés. Par exemple, dans les montagnes, il faut souvent aller à pied. Léon Chauvin décrit par ailleurs en détail ses méthodes d’inspection – tout en admettant qu’il vaut mieux que l’inspecteur ne fasse pas trop d’inspections de suite dans la même journée, qu’il n’en fasse pas quand il est fatigué (car on est alors de mauvaise humeur), non plus qu’après… un repas trop copieux17. Les anecdotes rappellent que l’inspection ne concerne pas seulement la classe, mais aussi le logement de l’instituteur. L’inspecteur général Jean-Jacques Rapet, qui accompagne Léon Chauvin, qu’il est venu inspecter, dans sa tournée d’inspection, demande à voir le logement de l’instituteur, lequel était à l’auberge quand les inspecteurs se sont présentés dans sa classe ; le logement est dans le plus grand désordre, et une peine sévère est infligée à l’instituteur négligent18. Dans son autobiographie, Léon Chauvin fait par ailleurs apparaître son regret du rôle d’inspection attribué aux autorités scolaires locales, qui accompagnent parfois l’inspecteur dans la classe quand il inspecte, interrogent les élèves, alors qu’ils ne savent rien des meilleurs procédés pédagogiques. Cette irritation n’est d’ailleurs pas propre à Léon Chauvin : Jean Ferrier avait déjà signalé l’agacement des inspecteurs primaires face au rôle pédagogique des autorités scolaires locales. De plus, parfois ces autorités scolaires s’opposent entre elles, par exemple le maire et le curé19.

9Les deux autobiographies s’attachant aux questions professionnelles, les éléments qui sont rapportés de la vie privée sont malheureusement assez rares. Clément-Désiré Férard raconte que lorsqu’il arrive à Brive, après avoir été nommé inspecteur primaire, un notable lui recommande un hôtel… et une épouse20. Mais l’intime est exclu. L’historien qui aimerait en savoir plus sur les aspects matériels de la vie des inspecteurs reste le plus souvent sur sa faim. Quand il s’agit de questions relevant de la vie quotidienne, tel le logement, les deux auteurs préfèrent rapporter des anecdotes relevant de la période au cours de laquelle ils ont été instituteurs. Clément-Désiré Férard raconte ainsi que lors de sa première affectation comme instituteur, il choisit de loger… chez le curé du village, ce qui paraît assez original21. Les anecdotes concernant la vie d’instituteurs ont pu paraître plus pittoresques. Mais il est également possible que les deux inspecteurs autobiographes n’aient pas voulu montrer leur élévation matérielle en évoquant leur cadre de vie privée.

10Sur les opinions idéologiques et religieuses, l’apport des mémoires est lui aussi fonction de ce qu’a bien voulu dire l’auteur. Clément-Désiré Férard, sans être disert, expose assez souvent ses opinions. Ainsi il approuve Guizot de recommander une bonne entente entre l’instituteur et le curé. En 1848, il a cherché à prémunir les jeunes maîtres contre le danger d’imiter les instituteurs qui se sont jetés dans la politique. Il critique les journaux radicaux, tels L’écho de l’instituteur et L’Émancipation de l’enseignement. Mais il s’offusque de la loi du 31 mai 1850, qui restreint le suffrage universel22. Il a voté contre le Second Empire. Favorable aux « libertés nécessaires » invoquées par Thiers, il déplore, en 1870, que les inspecteurs primaires soient requis pour faire de la propagande en faveur du plébiscite23. Il fait l’éloge du patriotisme de Gambetta24. On l’accuse de défavoriser les congréganistes et de ne pas aller à la messe25. Cela suffit pour lui valoir une réputation d’anticlérical et à le faire muter à Coutances. Après le 16 mai, il est muté d’office, car on pense qu’il ne combattra pas Savary, un des 363. À Pont-Audemer, le préfet le signale comme ayant des idées avancées, au motif qu’il refuse que l’instituteur fasse de la propagande électorale. Mais curieusement, après les élections, le nouveau préfet lui reproche d’avoir favorisé les idées du 16 mai ! Il doit se faire aider par Savary pour rétablir sa situation et se faire renommer à Coutances. Ses opinions ont-elles évolué depuis la loi Guizot ? Il demeure attaché à ce que l’instituteur entretienne de bonnes relations avec le clergé, il écrit même que « l’instituteur doit se faire l’auxiliaire utile et discret du curé, et cela dans l’intérêt bien entendu des bonnes mœurs et de la religion » (lui-même reste croyant), mais il réprouve le cléricalisme26, tout en n’appréciant pas la franc-maçonnerie27. Il s’avère partisan d’une application tolérante des lois sur la laïcité : ne rien brusquer sur les emblèmes, conserver des prières (mais des prières non confessionnelles) à l’école28. Le ministre ayant demandé une application plus ferme des lois laïques dans la Manche, des incidents éclatent, dont il se serait bien gardé.

L’apport des dossiers personnels

11Les dossiers personnels ne sont pas dénués d’aspects concrets. On apprend par exemple que Léon Chauvin, qui n’a que 30 ans quand il est nommé inspecteur primaire, craint que sa jeunesse ne nuise à son autorité et se laisse pousser la moustache pour avoir l’air plus âgé (rapport de l’IG, août 1868)29. Parfois, les demandes des fonctionnaires apportent des renseignements sur leurs conditions de vie. Le motif avancé par Férard pour solliciter un poste d’inspecteur primaire est que sa situation de maître adjoint dans une école normale ne lui permet pas de s’établir. Dans sa lettre de motivation, il explique que son enseignement de l’histoire et du français à l’école normale lui plaît et qu’il serait volontiers resté à l’école normale si le régime intérieur avait pu se concilier avec les exigences d’une vie de famille. De fait, les maîtres adjoints sont astreints à la surveillance de l’internat, ce qui les oblige à rester célibataires. Une lettre de Clément-Désiré Férard au ministre permet par ailleurs d’avoir des renseignements sur ses conditions d’existence comme inspecteur en 1867 : il demande en effet à quitter la Bretagne pour se rapprocher de la Normandie (et de ses enfants), en se disant obligé « sous peine de payer fort cher, de consentir à être mal logé, de payer jusqu’à l’eau nécessaire aux besoins de chaque jour30 ». En l’occurrence, cette sollicitation permet aussi d’en savoir plus sur ses sentiments vis-à-vis du clergé, car Férard ajoute :

« Je ne puis m’accoutumer aux usages du clergé breton, aussi ignorant qu’intolérant, jaloux de l’autorité civile, détracteur systématique de la loi du 10 avril, usant et abusant de son caractère religieux au point de se porter à des actes qui seraient incroyables à Paris, et le tout dans le but de conserver une influence illégitime qu’il craint de perdre. Il faut être né dans ce pays pour s’y plaire, surtout comme inspecteur primaire. Et pourtant, Votre Excellence sait qu’il serait désirable que nous puissions entretenir avec le clergé des rapports amicaux31. »

12Cependant, les dossiers personnels comportent surtout les jugements des supérieurs hiérarchiques, autorités académiques locales et inspecteurs généraux. Intéressons-nous pour l’instant à leurs appréciations sur les candidatures aux fonctions d’inspecteur primaire. Rappelons à ce sujet que la possession du certificat d’aptitude aux fonctions d’inspecteur primaire ne donne pas droit à un poste. Aussi l’avis de l’administration est-il déterminant. Selon le recteur Théry, Clément-Désiré Férard « s’est constamment distingué dans les divers emplois qu’il a occupés, il est sans conteste un des meilleurs maîtres adjoints, sa conduite, sa tenue ont toujours été dignes et irréprochables, sa constitution physique est forte et lui permettrait aisément toutes les fatigues de l’inspection » (1861). Le dossier personnel comprend aussi un avis du préfet du Calvados plus politique : « Sa conduite a toujours été sans reproche, il est de bonnes mœurs, dévoué à ses devoirs et ses tendances sont bonnes » (11 mars 1861). Donc une appréciation sur les qualités physiques, morales et politiques du candidat.

13Dans le dossier de Léon Chauvin, on trouve également un avis de l’administration préfectorale. Le 9 mars 1867, le sous-préfet de Baume-les-Dames écrit en effet au préfet du Doubs au sujet de la candidature de Léon Chauvin, « parfaitement justifiée ». Il met en avant le talent pédagogique du candidat, qui s’est par ailleurs fait remarquer, lors de conférences faites à Baume-les-Dames, « par l’élégance et la facilité de son élocution », par ses idées « quelquefois neuves, toujours saines », ainsi que par sa « distinction native ». Il a donc le talent nécessaire pour animer des conférences pédagogiques devant un public de nombreux instituteurs. Le sous-préfet note par ailleurs que sa moralité est « irréprochable » et que son caractère est « excellent ». Il ajoute : « Sa femme est bien élevée ; elle a reçu une certaine éducation, ses manières sont très convenables et elle ne devrait déplaire nulle part. » Les fonctions de représentation exigent donc une épouse « convenable ». Conclusion du sous-préfet : « Sous tous les rapports, je n’hésite pas à vous en donner l’assurance, ce jeune homme est parfaitement digne d’être attaché au service de l’inspection. Par son bon esprit, par sa bonne tenue, par la sûreté de son jugement, par sa capacité et par son dévouement, il honorera certainement l’emploi qu’on voudra bien lui confier. » Ces notations permettent de savoir quelles sont les qualités attendues d’un inspecteur primaire à l’époque du Second Empire.

Croisements

14Chaque année, les autorités académiques locales doivent noter les inspecteurs primaires. Les critères retenus par le formulaire administratif sont la conduite, le zèle, l’instruction, la tenue et les manières, l’aptitude au travail de cabinet et la considération dont jouissent les fonctionnaires. Toutefois, ces notations étant le plus souvent laconiques, ce sont les commentaires libres qui sont les plus intéressants, même s’ils sont subjectifs. Deux supérieurs peuvent d’ailleurs juger différemment le même fonctionnaire. À la fin de sa carrière, Léon Chauvin est encensé par les autorités académiques locales, qui le proposent pour la Légion d’honneur, ce que refuse absolument l’inspecteur général Pierre Leyssenne. Il est vrai que les autorités académiques locales apprécient que l’intéressé soit bien vu de la population locale (leur premier souci est d’éviter les incidents), tandis que l’inspecteur général lui reproche de ne pas être assez laïque. Autre divergence d’appréciation : après que, sur demande de l’inspecteur général Baudouin, un blâme a été envoyé en 1881 à Clément-Désiré Férard, l’inspecteur d’académie de la Manche estime que l’intéressé a été jugé trop sévèrement32. Son prédécesseur abondait pourtant dans le sens de l’inspecteur général. Il apparaît bien que l’avis peut différer selon les personnes.

15L’expression par le préfet de son avis (et de ses desiderata) peut accroître les divergences. En contredisant le jugement d’un préfet, il est possible, au reste, qu’un inspecteur d’académie cherche autant à dénoncer les empiétements du préfet (et à se protéger soi-même) qu’à rendre justice à un fonctionnaire de son ressort. On peut penser que c’est ce qui se produit, en 1873, quand Clément-Désiré Férard est accusé d’être hostile aux congrégations. L’inspecteur d’académie Gandon rédige alors un long rapport dans lequel il montre que Férard a eu raison de s’opposer à la construction de certaines maisons d’écoles mal conçues et que son seul tort a été de déclarer aux instituteurs, lors d’une conférence pédagogique que le temps consacré à la prière était souvent trop long, car c’était là empiéter sur le jugement du clergé. L’inspection générale rédige de même un rapport nuancé. Ainsi le croisement des regards permet-il un jugement moins univoque.

16La complexité des personnages et des situations est encore renforcée par le croisement des sources. Leur confrontation permet en effet d’apprécier différemment les problèmes évoqués. Par exemple, Clément-Désiré Férard se voit reprocher, dans les années 1880, son manque d’action. Le fait que la circonscription de Coutances soit vaste ne serait pas une excuse. Mais dans ses mémoires, il explique qu’une année il n’a pas pu visiter toutes les écoles de la circonscription, ayant épuisé avant la fin de l’année les fonds destinés au remboursement des frais de transport. On lui reproche de ne pas remettre tous les rapports exigés, mais lui-même estime qu’il y a trop d’« écrivasseries » inutiles33. Le croisement des sources permet évidemment de révéler les lacunes de l’autobiographie. On ne sera pas surpris que Clément-Désiré Férard ne fasse pas mention, dans ses mémoires, du blâme qui lui a été infligé en 1881. Au vrai, même si leur finalité n’est pas la même, aussi bien les autobiographies de Clément-Désiré Férard que de Léon Chauvin sont aussi des plaidoyers pro domo. Les deux auteurs ont en effet l’impression qu’ils n’ont pas eu la carrière qu’ils méritaient.

Des carrières réussies ?

17Léon Chauvin a été mieux noté que Clément-Désiré Férard, mais dans les deux cas, leur fin de carrière n’est pas unanimement appréciée.

De bonnes appréciations ?

18Clément-Désiré Férard et Léon Chauvin ont commencé comme simples instituteurs publics dans de petits villages. Ils terminent leur carrière le premier comme inspecteur primaire de première classe, le second comme directeur d’école normale. Cette progression dans la carrière est un élément objectif de réussite professionnelle. Cette réussite est-elle due à leurs qualités ? Dans leurs biographies, les deux intéressés insistent évidemment sur leur désir de bien faire et sur leur conscience professionnelle. Mais l’administration voit-elle les choses de la même manière ? Clément-Désiré Férard a été médiocrement noté pendant toute sa carrière d’inspecteur primaire. En 1866, l’inspecteur général Rapet porte ce jugement :

« Il est timide, hésitant, pusillanime, il s’embarrasse pour peu de chose. […] Dans les écoles, il ne sait pas interroger les enfants, et, par sa manière dont il conduit un examen, montrer aux instituteurs la voie où ils doivent entrer. Ses propositions pour l’avancement et les récompenses à décerner n’ont pas toujours paru dictées, sinon par un esprit impartial, du moins par une observation assez judicieuse ; aussi n’ose-t-on pas avoir une confiance entière dans ses avis34. »

19Six ans plus tard, en 1872, l’inspecteur d’académie Gandon, écrit encore : « M. Férard est intelligent, plein de zèle et de dévouement. […] Cependant, il ne sait pas encore inspecter une école ; il interroge mal, ne laisse pas assez l’instituteur agir et faire sa classe lui-même pour qu’on puisse le juger à l’œuvre35. » Il semble qu’au début des années 1880, peut-être parce qu’il se sent protégé par Charles Savary, député et sous – secrétaire d’État à la Justice, le zèle de Férard s’affaiblisse. On lui reproche de ne pas visiter toute sa circonscription et de trop tenir compte du point de vue des maires et des conseils municipaux. Le 28 mai 1881, l’inspecteur général écrit : « Il se plaint d’avoir un service trop chargé et il s’en autorise pour ne faire que manger, boire et dormir. » Dans les années 1880, ses supérieurs attendent qu’il parte à la retraite. En 1884, le recteur Louis Liard déplore qu’il ne rédige pas des rapports d’inspection assez précis et qu’il donne des renseignements trop vagues. Tout le monde s’accorde à dire qu’il est aimé de son personnel, pour sa bonté ; mais l’inspecteur général Carré estime qu’il est « fatigué » (1886). Le recteur Zévort, en 1886, accepte néanmoins qu’il reste une année encore, eu égard à ses charges de famille (quatre enfants dont un en bas âge)36. Au total, une image bien différente de celle qui se dégage de l’autobiographie.

20C’est beaucoup moins le cas pour Léon Chauvin, dont le dossier est nettement plus louangeur. Léon Chauvin semble réussir dans chacun des postes qu’il occupe, aussi bien comme régent que comme inspecteur primaire, puis comme directeur d’école normale. Chacun loue l’honnête homme dévoué à sa tâche. Retenons ce jugement du recteur, en 1868 : « Il a eu d’excellents débuts, et il paraît devoir réunir toutes les qualités qui font le bon inspecteur primaire : l’activité, l’intelligence, le tact, la discrétion37. » On lui reproche de s’amollir un peu quand il est directeur de l’école normale de Lescar, mais les louanges reviennent par la suite. En 1898, à la fin de sa carrière, l’inspecteur d’académie écrit :

« L’éloge de l’auteur de L’Éducation de l’instituteur et des Mémoires de Noël Vauclin n’est plus à faire. M. Chauvin est pour les futurs instituteurs de la Charente le meilleur exemple qu’ils puissent imiter, le meilleur d’application au travail, de persévérance, de dévouement absolu à ses fonctions, de bonté délicate et éclairée. Honoré, estimé et aimé de tous ses collaborateurs et de ses élèves, justement considéré et apprécié dans une ville qu’il habite depuis treize ans, il mérite à tous égards de ne pas quitter l’Université qu’il honore avant d’avoir reçu la haute distinction qu’elle accorde aux plus dignes de ses serviteurs. J’insiste de façon toute spéciale pour que M. Chauvin soit nommé chevalier de la Légion d’honneur38. »

21En 1899, l’appréciation du dernier inspecteur général qui vient le visiter le dit « justement entouré de la considération de tous ceux qui le connaissent ». Des notations introduisent toutefois des bémols, qui résulteraient d’une discordance par rapport aux temps nouveaux.

En décalage avec les temps nouveaux ?

22À partir des années 1880, Léon Chauvin irrite certains de ses supérieurs. Ainsi, l’inspecteur général Leyssenne écrit, en 1887 : « Il ne partage pas assez les opinions courantes dans l’Université. Sincèrement religieux et pratiquant, il ne peut se faire un ardent défenseur des idées de neutralité et de liberté de conscience, qu’il enseigne. […] Sa place est marquée à Angoulême, dans un pays de foi très douteuse, où son exemple en risque guère de faire des prosélytes39. » Jugement qui semble estimer inconciliable laïcité et pratique religieuse. En 1889, le recteur écrit non sans ironie : « M. Chauvin est un parfait honnête homme […] absolument dévoué à sa tâche qu’il exerce comme un sacerdoce, avec homélies et sermons en règle40. » Jugement qui confirme que les écoles normales sont des séminaires laïques ? Mais le ton et le vocabulaire employés sont à double face. En 1889, l’inspecteur général Leyssenne se fait beaucoup plus sévère et direct :

« [L’école normale d’Angoulême] est naturellement terne et sans caractère, à l’image de son directeur, qui, par ses opinions comme par ses actes, est du parti de tout le monde, qui concilie des sentiments républicains et universitaires avec une piété catholique très démonstrative, qui est tolérant pour ses élèves impies, et qui communie ostensiblement à la cathédrale, aux grandes fêtes, et non humblement à sa paroisse. Si on ne peut s’empêcher d’estimer M. Chauvin, on ne peut pas le prendre pour un éducateur viril et à la hauteur de notre époque. Il retarde d’un siècle et il rappelle le bon Rollin, qui mettait la religion au premier plan de son système d’éducation. Aussi ma surprise a-t-elle été grande d’apprendre qu’il est proposé pour le ruban rouge. Celle du personnel de la Charente et de ses collègues de toute la France dépasserait la mienne, si cette proposition aboutissait41. »

23Pas question par conséquent de lui attribuer la Légion d’honneur : ce serait un mauvais signal envoyé à ses collègues, dont on attend une attitude ferme, dite « virile » en matière de laïcité. Léon Chauvin, dont les bons rapports avec le clergé étaient appréciés par les régimes précédents, apparaît désormais en décalage avec l’idéal républicain de séparation absolue entre école et religion.

24Pour Clément-Désiré Férard, le décalage est davantage pédagogique. On lui reproche une « pédagogie un peu surannée » (le recteur Liard, 1884)42. En 1886, l’inspecteur général Carré livre une appréciation assez sévère : « Il m’a semblé qu’il est surtout le gardien du passé et qu’il ne comprend pas les réformes inspirées par un esprit nouveau. Je ne me le figure pas traçant des directions aux instituteurs de sa circonscription43. » On sait – le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dirigé par Ferdinand Buisson s’en est largement fait l’écho et le promoteur44 – que les républicains ont cherché à élargir, à élever et à rénover la pédagogie de l’enseignement primaire. Or Clément-Désiré Férard a toujours considéré que l’enseignement primaire devait rester pratique. Dans ses mémoires, il relève d’ailleurs qu’un inspecteur d’académie de la Manche le surnommait l’« homme pratique ». Aussi peut-on s’interroger : Férard est-il en décalage par rapport à l’esprit nouveau de l’enseignement républicain, ou bien ce côté pratique, qui est en réalité une réflexion sur les apprentissages des élèves, lui vaut-il la condescendance de sa hiérarchie ? Qui est en décalage : l’inspecteur primaire avec les temps nouveaux, ou bien les hauts fonctionnaires de l’Instruction publique avec la réalité des apprentissages des élèves ? Dès 1866, Clément-Désiré Férard était dit « arriéré et routinier en matière d’enseignement » par l’inspecteur général Rapet45. Mais dans ses mémoires, lui-même déplore régulièrement que dans les écoles normales, on n’enseignait pas aux élèves-maîtres à se mettre à la portée des enfants et que l’on préférait enseigner les dernières doctrines à la mode sur la grammaire. Ce n’est pas seulement souci du brevet, selon lui ; c’est aussi que tout ce qui apparaît comme étant à ras du sol était considéré comme routinier46.

25On remarquera que la critique d’une réflexion émanant de la pratique n’est pas adressée seulement à Clément-Désiré Férard. En 1880, Félix Pécaut juge de même que « comme professeur de pédagogie, [Léon Chauvin, alors directeur de l’école normale du Puy] ne paraît pas avoir un mérite exceptionnel ; son enseignement est tout pratique, plein d’expérience personnelle47 ». Cependant, tous les administrateurs n’assimilent pas côté pratique et esprit routinier. En 1872, l’inspecteur d’académie Gandon écrit au sujet de Clément-Désiré Férard : « il comprend assez bien les besoins de notre enseignement populaire et la direction à donner aux premières études des enfants de la campagne48 ». Deux ans auparavant, l’inspecteur général Vapereau avait suggéré la même chose :

« M. Férard, avec une certaine apparence de lourdeur et de rusticité, est un des meilleurs inspecteurs primaires de la région et peut rendre les plus grands services pour l’amélioration, bien nécessaire, du régime scolaire. Il voit bien les choses telles qu’elles sont et, malgré un certain désir de pallier les faiblesses, il les comprend et en voit bien les causes générales et particulières. Il y aurait grand profit, pour l’inspection académique, à provoquer ses communications et à en tenir compte49. »

26Autrement dit, l’inspecteur d’académie ferait bien de ne pas prendre Férard pour un rustre. Il devrait écouter ses conseils de praticien. En 1881, de même, le député Savary écrit à Ferdinand Buisson pour prendre la défense de Férard : selon lui, c’est inspecteur d’académie qui est mauvais, car il ne connaît rien à l’enseignement secondaire. Vu les liens entre Clément-Désiré Férard et Charles Savary, on peut toutefois se demander si ce plaidoyer n’a pas été inspiré par l’intéressé, très prompt à dénoncer, sans nuance, l’incompétence des hauts fonctionnaires de l’Instruction publique dès qu’il s’agit d’enseignement primaire. Ainsi est-on ramené à l’opposition culturelle qui oppose primaires et secondaires.

Primaires et secondaires

27Alors qu’inspecteurs d’académie, recteurs et inspecteurs généraux sont en général passés par l’enseignement secondaire, la filière des élites50, Clément-Désiré Férard et Léon Chauvin, comme la majorité de leurs collègues, sont issus de l’enseignement primaire51. Léon Chauvin a certes été régent, mais, dépourvu de diplômes secondaires, il est vu comme un primaire. La condescendance à l’endroit des « primaires » peut se déceler par les simples notations physiques. Par exemple celle-ci, qui concerne Férard : l’inspecteur général Vapereau disait qu’il ne fallait pas s’arrêter à l’impression de lourdeur, mais cette notation revient dans la note d’inspection générale de 1880 : Férard y est décrit comme un « brave homme, lourd, de formes peu distinguées52 ».

28Toutefois, ce sont surtout les prétentions théoriques de Clément-Désiré Férard et de Léon Chauvin qui irritent. En 1885, l’inspecteur général Leyssenne écrivait à propos de ce dernier : « Il a bien quelques prétentions comme certains de ses collègues à la science pédagogique et ne dédaigne pas d’en faire part au public dans des publications périodiques53. » Le recteur va plus loin, qui estime en 1888 qu’« il y a chez lui un penchant à la chimère, une absence de virilité dans l’esprit et le caractère54 ». L’année suivante, le recteur écrit encore plus sévèrement : « Sous des formes modestes et même humbles, M. Chauvin garde une opinion très haute et même excessive de lui-même. Je crois qu’il manque de sens du réel, et la vue vraie des choses et des hommes lui fait défaut. Le mot pédagogie l’a enivré et égaré55. » Autrement dit, ce faux modeste est un vaniteux qui se prend pour un théoricien. Sentiment inconvenant de la part de ce « primaire » ? Jean Ferrier a lui aussi remarqué le dédain des secondaires déplorant le manque de culture générale des primaires qui traitent de pédagogie56. Il ne s’agit pas, ou en tout cas pas seulement, du dédain bien connu des « secondaires » à l’égard de la pédagogie57 ; mais bien du sentiment que les prétentions des primaires sont déplacées. Au total, on voit qu’une partie au moins des hauts fonctionnaires de l’Instruction publique peut déplorer le caractère rustique d’un inspecteur primaire, mais n’apprécie pas pour autant qu’un primaire paraisse s’élever au-dessus de sa condition. Ainsi s’explique le sentiment de Léon Chauvin et de Clément-Désiré Férard de ne pas être reconnus à leur valeur, ce qui peut expliquer leur désir de rédiger une autobiographie. Férard et Chauvin sont deux « primaires », mais deux primaires ayant rédigé des ouvrages pédagogiques, deux primaires pour partie autodidactes qui ont appris le latin.

Pourquoi avoir rédigé une autobiographie ?

29Clément-Désiré Férard et Léon Chauvin font valoir que leurs autobiographies peuvent aider les maîtres. Mais les motivations personnelles ne sont pas absentes de ces publications.

Les motivations énoncées

30En publiant son autobiographie, Clément-Désiré Férard dit espérer pouvoir aider les jeunes maîtres et « rendre quelques services à l’enfance58 ». Le sous-titre de son ouvrage, « examen critique des méthodes et procédés pédagogiques du xix^e siècle » indique fort justement qu’une grande partie du propos est consacrée à cet examen critique, au moins autant qu’à l’autobiographie. Dans ces conditions, on pourrait se demander pourquoi Férard ne s’est pas borné à une exposition de ses idées pédagogiques. Après tout, c’est ce que fait l’inspecteur général Carré dans son Essai de pédagogie pratique (souvenirs de dix ans d’inspection)59. Mais Férard considère que le témoignage des difficultés qu’il a dû surmonter peut rendre service. Fidèle à ses idées, il propose donc une autobiographie qui a une utilité pratique. Léon Chauvin emploie des arguments semblables :

« Je désire avant tout éclairer mes jeunes collègues sur leur situation présente et les devoirs qu’elle comporte, par une revue rétrospective des choses de l’enseignement pendant les quarante dernières années. Je voudrais en outre soutenir leur courage et leur zèle et leur éviter des expériences pénibles, en leur faisant part, avec une entière sincérité de mes essais, de mes petits succès, sans omettre mes déceptions et mes erreurs60. »

31Léon Chauvin suggère donc lui aussi que son autobiographie peut avoir quelque utilité. Le sous-titre de son ouvrage l’indique : Contribution à l’étude de l’enseignement primaire pendant la deuxième moitié du xix^e siècle. Ce serait donc moins sa vie qui serait intéressante que l’histoire de l’enseignement primaire telle qu’on peut l’entrevoir à travers son récit. On remarquera que Chauvin comme Férard se positionnent dans le titre de leurs autobiographies comme d’anciens instituteurs : Mémoires d’un vieux maître d’école, titre Férard ; Les mémoires d’un instituteur français, titre Chauvin. Humilité de bon aloi ? Il s’agit peut-être surtout de se présenter comme des « pédagogues », on pourrait même dire comme des pédagogues de terrain, par opposition à des administrateurs que l’on peut soupçonner d’être trop éloignés des réalités et d’être pourvus d’un savoir pédagogique trop livresque. En fait, ce positionnement traduit un désir de reconnaissance insatisfait.

Un désir de reconnaissance insatisfait

32Dans la préface de son autobiographie, Clément-Désiré Férard admet que de « grands esprits » ont certainement une hauteur de vues plus grande que lui, « simple instituteur ». Toutefois il estime que l’apprenti pédagogue doit s’intéresser non seulement à « l’ensemble », mais aussi « aux détails, qui, en éducation, ont une très sérieuse importance61 ». Cette notation suggère l’insuffisance des traités rédigés par les « grands esprits ». Ainsi apparaît-il que derrière le souci d’aider les débutants, se niche la critique des personnages haut placés. De fait, l’autobiographie rédigée par Clément-Désiré Férard est parsemée de pointes de cet ordre. Ces critiques sont assurément discrètes, souvent placées en note, mais elles reviennent comme un leitmotiv. Ainsi éreinte-t-il Charles Renouvier, « grand philosophe sans pour cela être un sage62 ». Il suggère que l’inspecteur général Eugène Brouard a pour lui les savants, mais que lui-même a pour lui les praticiens63. De la préface des Leçons de psychologie d’Henri Marion, il retire cette impression : « On ne peut avouer plus ingénument son insuffisance à notre point de vue pédagogique, et il y a certes à tenir compte, à M. Marion, de sa franchise. Malheureusement, ce n’est pas là une solution64. » Il se moque des « illustrissimes docteurs », qui imposent des définitions abstraites à apprendre par cœur, sans tenir compte de la psychologie de l’enfant65. Il considère que « la majorité des savants (je parle des théoriciens) » sont à côté de la plaque66. Aussi bien estime-t-il que les programmes sont mal faits, car ils ne sont pas élaborés par des personnes au contact des réalités67. Les bureaux ministériels font des programmes prestigieux (c’est-à-dire trop ambitieux à ses yeux), mais ils feraient mieux d’écouter la voix des praticiens68. Le fond du discours, c’est que seuls ces derniers savent vraiment ce qu’il faut pour l’enseignement primaire. Clément-Désiré Férard voudrait d’ailleurs qu’au sein du Conseil supérieur de l’instruction publique (réformé en 1880)69, les « primaires » pussent traiter eux-mêmes de leurs affaires70. Il souhaiterait aussi que les inspecteurs d’académie ne dirigent plus l’enseignement primaire et laissent la place à des directeurs départementaux issus de l’enseignement primaire71. Car à ses yeux, les recteurs comme les inspecteurs d’académie sont incompétents pour cet ordre d’enseignement72.

33Il faut dire que Clément-Désiré Férard a un grief particulier contre les inspecteurs d’académie : celui du Calvados a critiqué les ouvrages classiques qu’il a rédigés – ouvrages dont Férard fait la promotion dans ses tournées d’inspection. Résultat : dans ses mémoires, Férard vitupère contre le monopole acquis par les secondaires dans la publication des livres classiques à destination de l’enseignement primaire73. Pour lui, les primaires sont plus aptes à rédiger de bons ouvrages74. De façon générale, il déplore que les manuels soient le plus souvent choisis en fonction du nom des auteurs et de la célébrité de ceux-ci, alors que l’expérience pratique devrait compter davantage75. Aussi bien n’hésite-t-il pas, dans son autobiographie, à faire de nouveau la promotion des ouvrages qu’il a rédigés et du matériel pédagogique qu’il a confectionné. Ainsi fait-il la publicité de ses tableaux d’écriture, de son tableau mural sur les poids et mesures, en donnant les références précises de ces réalisations76. Il vante de même les mérites de la grammaire qu’il a rédigée77. On pourrait finir par avoir l’impression que l’examen des méthodes pédagogiques auquel il se livre a pour but de justifier la pertinence de ses propres productions pédagogiques et d’en faire la promotion ! Il est vrai qu’au grand dam de Férard, les manuels qu’il a rédigés ont été écartés, après son départ à la retraite, de la liste des ouvrages classiques du département de la Manche…

34Il est deux manières d’apprécier ce contentieux. Clément-Désiré Férard suggère que l’inspecteur qui s’est permis de publier des critiques contre ses ouvrages classiques ne supportait pas qu’un simple primaire ait publié des manuels78. Mais le successeur de cet inspecteur écrit à son tour : « Il a pris part quand il était instituteur dans le Calvados à la publication d’une série de petits livres classiques dont la plupart sont malheureusement très médiocres et paralysent plutôt qu’ils ne favorisent le progrès de l’enseignement. Ces livres sont répandus dans toutes les écoles du département79. »

35Le cas de Léon Chauvin est un peu différent. D’abord, contrairement à Férard, il trouve tout à fait justifiée la présence de secondaires pour contrôler l’enseignement primaire et se refuse à considérer que les fonctionnaires issus de l’enseignement secondaire (qu’il a fréquentés comme régent) ou de l’enseignement supérieur n’entendent rien à l’enseignement primaire80. Par ailleurs, n’ayant pas reçu de blâme, il n’a pas de rancune à exprimer. En revanche, au moment où il rédige son autobiographie, il a encore des projets ambitieux : il est encore en activité (c’est ce qui explique d’une part qu’il utilise un pseudonyme et d’autre part que son propos soit plus lisse que celui de Férard) et il rêverait d’être consacré par un poste considérable. En 1896, il écrit trois lettres, pour solliciter successivement le poste de directeur de l’école normale de la Seine, puis un poste d’inspecteur primaire à Paris, et même ensuite un poste d’inspecteur général, en faisant observer qu’il est le doyen des directeurs d’école normale. Dans ces conditions, son autobiographie est une sorte de mise en scène pour se faire valoir. En l’occurrence, le désir de reconnaissance que traduit la rédaction d’une autobiographie a donc une finalité de carrière très précise : terminer à Paris avec les honneurs. Sans doute a-t-il décelé les réticences de l’inspection générale, et son essai vise à y remédier. Au total, ni Clément-Désiré Férard, ni Léon Chauvin n’ont eu la carrière dont ils avaient rêvé. Dans leurs mémoires, ils se gardent bien d’évoquer leur ambition. Ils disent vouloir aider les débutants. En fait, la rédaction de leur autobiographie est pour eux un moyen de s’attirer la considération à laquelle ils aspirent ou qui leur a manqué.

*

36À partir des textes officiels, Jean Ferrier a écrit une très utile histoire des inspecteurs primaires, qui est cependant plutôt une histoire vue d’en haut. S’intéresser aux mémoires de Clément-Désiré Férard et de Léon Chauvin, ce n’est pas tout à fait s’orienter vers une histoire par en bas, puisque ces autobiographies multiplient les allers-retours entre les prescriptions et les réalités locales, mais c’est tout de même entrevoir le décalage entre les textes officiels et la réalité sur le terrain. C’est aussi observer des situations concrètes dans un cadre géographique précis. Même s’il s’agit de la même région, être inspecteur à Coutances, vaste circonscription, n’est pas la même chose que d’être inspecteur à Pont-l’évêque. Exercer ses fonctions dans un cadre montagneux présente encore d’autres particularités, à une époque où les transports sont difficiles. Si elles complètent la lecture des textes officiels, inversement les autobiographies peuvent être confrontées au dossier administratif des fonctionnaires. De ce point de vue, la comparaison des deux sources montre bien leur différence d’approche. Les mémoires présentent une version lissée, univoque, rétrospective et cohérente de la vie professionnelle qui a été menée ; le dossier administratif procure au contraire une vision composite, sur la base de documents accumulés année après année, rédigés par des personnages différents, dont le jugement peut varier et dépendre des intérêts propres. Assurément, les deux sources se complètent ; mais elles peuvent aussi s’obscurcir. La personnalité de Clément-Désiré Férard peut par exemple être jugée de deux façons. On peut supposer que Férard a été marqué par le blâme qui lui a été infligé à la fin de sa carrière, et qu’il a eu besoin, ne serait-ce que par estime de soi, de montrer que son expérience n’était pas inutile. Mais était-il le médiocre fonctionnaire décrit dans les rapports de ses supérieurs, ou bien, comme il le suggère dans son autobiographie, sa présomption à vouloir rivaliser, dans l’écriture de manuels, avec des fonctionnaires plus haut placés, lui a-t-elle valu l’irritation de certains de ses supérieurs ?

37Il ne faut pas oublier que, dans le cas des inspecteurs primaires, majoritairement issus de l’enseignement primaire dès l’époque du Second Empire, le jugement des supérieurs hiérarchiques est celui d’hommes ayant passé par l’enseignement secondaire. Clément-Désiré Férard et Léon Chauvin ont cherché à acquérir, en autodidactes, la culture savante, ce qui les a peut-être conduits à se considérer comme aussi légitimes que leurs supérieurs, avec en plus une connaissance pratique des choses. Mais malgré tous leurs efforts pour se cultiver, ils demeurent certainement aux yeux leurs supérieurs de simples primaires. Certes, il ne faut pas généraliser. Tous les membres de la haute administration de l’Instruction publique, pas plus que tous les secondaires, ne voient le personnel primaire comme étant marqué du stigmate d’une cruelle infériorité en matière de culture générale. On remarquera à ce propos que le traité pédagogique rédigé par Léon Chauvin a été publié sous les auspices de Georges Lyon, alors maître de conférences suppléant à l’École normale supérieure81. Néanmoins, quand on s’intéresse aux inspecteurs primaires, on ne doit jamais oublier la condescendance culturelle dont sont empreints maints hauts administrateurs de l’Instruction publique. Prendre garde à la subjectivité des mémoires est pour l’historien un réflexe de base ; mais il importe de rester critique aussi vis-à-vis des dossiers personnels, dont les jugements disent peut-être autant sur les supérieurs hiérarchiques que sur les fonctionnaires qui sont notés. À travers les exemples de Clément-Désiré Férard et de Léon Chauvin, on peut en tout cas s’interroger sur l’appréciation que porterait un historien sur les inspecteurs primaires du xix^e siècle qui se baserait uniquement sur la lecture des dossiers personnels, en faisant fi de l’opposition des « primaires » et des « secondaires ».