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Changer la ville pour les femmes Utopie, réformes ou révolution ?
p. 205-210
Texte intégral
1Nous avons réfléchi à la question des résistances sociales à la prise en compte de la dimension du genre dans la gestion urbaine au sens large.
2Assez clairement, à l’issue des analyses et des expériences présentées ici, il apparaît que le projet d’aménagement des espaces urbains pour réaliser une ville où femmes et hommes sont égaux, est d’abord un projet politique.
3En effet, depuis les propositions idéelles des siècles passés jusqu’aux réformes concrètes des politiques sociales actuelles, dire la rigidité des assignations de genre et lutter pour l’estomper dans les lieux publics, c’est changer, avec la ville, la vie sociale dans son ensemble. C’est modifier les rapports de force, les rôles sociaux, l’intimité, la vie familiale, les formes de pouvoir. C’est s’inscrire fondamentalement dans un projet politique global et non pas seulement proposer des politiques publiques urbaines.
4De ce fait, comme pour tout projet politique, on se retrouve ici avec toute l’utopie du projet, tout l’aménagement des réformes, tout le bouleversement des révolutions. Y a-t-il d’autres voies pour le politique que, d’une part, celle de dire ce qui ne va pas et ce qu’il faut pour changer la vie, celle, d’autre part, de s’appliquer à mettre en œuvre des modifications concrètes, cumulées et cohérentes mais partielles pour parvenir aux mêmes fins et celle, enfin, de bousculer tout l’existant pour faire naître des mondes nouveaux ?
5Il est probable que ces trois modalités sont celles de l’évolution de la vie en société, de ce que l’on appelle communément le politique.
6Dans le cas qui nous intéresse ici, celui apparemment restreint de la place des femmes dans la ville, ces trois modes du politique se retrouvent et donnent à la question sa dimension universelle.
7L’égalité entre les femmes et les hommes a été rêvée, tout comme l’a été l’égalité entre les êtres humains d’une façon plus générale. Elle a été, dans certains pays et à certaines époques, jusqu’à prendre une existence de droit. C’est le cas en particulier dans les sociétés de la modernité que sont les sociétés occidentales actuelles. Mais nulle part encore, il ne semble que ce rêve ait pris corps dans la réalité quotidienne.
8Comme le projet politique démocratique, celui de la ville égalitaire s’invente, se rêve, tend à s’actualiser dans les principes ou même dans les espaces aménagés, fait l’objet de l’application des décideurs, voire parfois des citoyens. Mais jamais, il ne parvient à s’actualiser totalement. Toujours, les formes sociales antérieures résistent. Toujours les inégalités se reproduisent. Toujours, le rêve égalitaire se heurte à la réalité des comportements sociaux.
9Si, assez aisément, nous jugeons intolérable la remise en cause globale de l’utopie de l’égalité, nous glissons cependant tout aussi facilement vers l’acceptation des logiques de la différence. Être égal n’est pas être semblable et on passe facilement de l’égalité à l’équité, du principe à son application. Ce glissement qui introduit l’éthique de la pratique dans la rigidité du droit n’est pas spécifique aux questions du genre mais plus qu’ailleurs, dans ce cas, l’éthique s’appuie sur les « faits naturels » des différences.
10Plus encore que dans le racisme, les différences biologiques entre les femmes et les hommes sont appelées pour justifier des différences qui ne parviennent pas à être pensées comme des discriminations. Les sociétés résistent aux bouleversements profonds qu’impliquerait la remise en cause des rôles sociaux de sexe.
11C’est certainement ce qui peut permettre d’éclairer l’extrême difficulté que connaissent toutes les personnes qui soulignent les injustices urbaines que sont les discriminations selon le genre, pour faire entendre leurs voix. Les analyses et les exemples qui font l’objet de cet ouvrage, indiquent tous combien il faut lutter pour faire seulement constater les inégalités entre femmes et hommes dans les villes, et donc pour les réduire. Et il n’est guère question de les abolir en dehors des utopies romanesques.
12On retrouve donc, pour la question qui nous intéresse, cette démarche triple du politique qui consiste à rêver des mondes meilleurs, à vouloir adapter la réalité sociale pour réaliser au moins partiellement ces mondes ou encore à vouloir abolir toutes les iniquités qui leur font obstacle. Ce qui est spécifique aux questions du genre, c’est la forme que prend cette démarche triple lorsqu’on en examine la dimension urbaine.
13En effet, les mondes meilleurs de l’utopie (premier moment de la démarche politique), pour cet univers-là, sont clivés selon le genre. Les mondes meilleurs des hommes ne sont pas ceux des femmes. C’est ce que nous apprennent les études qui précèdent sur les productions utopistes. Les hommes rêvent de changer les rapports sociaux mais pas les rapports sociaux de sexe, non pas parce qu’ils les trouvent satisfaisants mais parce qu’ils ne les pensent pas comme tels. Les rapports sociaux de sexe ont ceci d’étrange qu’ils ne sont pas pensés comme des rapports sociaux mais comme des faits naturels, par les hommes. Tout au contraire, les femmes proposent de changer les rôles de sexe, principalement ceux qui régissent l’organisation familiale, car elles perçoivent aisément ce qu’il en coûte de les maintenir. C’est l’enseignement de la deuxième partie de notre ouvrage.
14Pour ce qui est de l’action politique, de l’actualisation du projet politique (deuxième moment que nous avons identifié), les propositions de réforme révèlent encore une fois une dichotomie fondamentale. Il faut vivre dans la ville des hommes, faire avec, s’adapter d’un côté et/ou construire des espaces féminins à part entière de l’autre. La première partie de notre ouvrage montre combien la ville est masculine, combien elle est conçue, jusque dans sa forme, par des hommes qui ne pensent pas le genre. La ville est conçue pour des sociétés où les femmes appartiennent d’abord au monde domestique. Même la ville moderne, celle qui tend à organiser des services pour la totalité de sa population, oublie que la nuit n’est pas à tous, que les sorties d’école et les lieux sportifs ne sont pas pour tous, que les transports ne sont pas utilisés de façon similaire par tous, que la gestion politique n’est pas égalitaire. Paradoxalement, les sociétés urbaines résistent à la modernité alors qu’elles en sont les génératrices.
15C’est dans cette dimension-là, pourtant, que les avancées sont les plus claires. Les sociétés qui se réclament de la démocratie tendent à corriger les discriminations et les femmes parviennent parfois à promouvoir des actions concrètes pour, à travers des logiques de « bonnes pratiques », parvenir à des situations plus justes. Non seulement les textes de la première partie nous le montrent mais la plupart des expériences dont on trouvera la présentation sur le site www.univ-tours.fr/msh/utopiesfeministes en sont l’illustration. La logique patiente des réformes proposent de changer la vie en effaçant progressivement ce qui la rend difficile. Ces textes et ces expériences nous apprennent également que les modalités des réformes se cristallisent sur le réalisme des villes masculines qu’il faut rendre accessibles et/ou sur la nécessité de créer des espaces propres aux femmes. Ce sont les politiques du temps des villes par exemple ou celles de la non-mixité des transports, les bonnes pratiques de la sécurité urbaine ou celles de la réalisation d’une maison des femmes âgées.
16Réformer la ville pour changer la vie des femmes est un programme qui commence à faire sens. Il n’est pas encore entendu aisément mais il commence à être soutenu par des décideurs qui portent attention à la question des discriminations selon le genre. Les grandes villes du Canada et d’Europe sont pionnières sur ces politiques qui s’inscrivent largement dans celles plus vastes du développement urbain durable.
17Enfin, si les analyses montrent que l’utopie proposée ne renverse pas les catégories de l’existant, que la réforme ne parvient pas à déstabiliser les rapports sociaux de sexe et l’organisation fondamentalement inégalitaire du monde privé, il faut en chercher les causes profondes et agir sur celles-ci. Ce dont il est question alors, c’est de bouleverser les structures sociales existantes parce qu’on les estime génératrices ou conservatrices d’une situation qui doit être changée.
18Ce bouleversement profond, dans le domaine concerné, se décline autour de la sexualité. C’est ce que montrent les études de la troisième partie. La sexualité qui lie et structure les comportements sociaux est construite et codifiée par les sociétés et les cultures qui en véhiculent les normes. Ces normes déterminent les valeurs associées aux pratiques sexuelles et fondent la légitimité des comportements sociaux. Dans les sociétés occidentales, l’hétérosexualité, essentiellement en ce qu’elle est le support de la reproduction, organise les rôles différenciés des femmes et des hommes. A travers le christianisme, elle a notamment longtemps nié la sexualité féminine et cantonné les femmes au rôle de mères. Et il est paradoxal de voir que, dans le christianisme antique, cette négation de la sexualité féminine a pu servir de levier pour l’autonomie des femmes romaines. Mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est de saisir que les normes de la sexualité façonnent les corps et les esprits et qu’en modifiant ces systèmes axiologiques, on transforme l’ensemble de l’ordre social. On le voit dans les textes qui précèdent, quand les femmes prennent la maîtrise de leur sexualité, par refus de toute sexualité ou par le rêve fictionnel d’un sexe aboli ou encore par la remise en question de l’hétérosexualité comme seule forme légitime de la sexualité, non seulement leur place change dans la société et cela transparaît dans l’espace public de la ville, mais c’est également toutes les pratiques sociales qui se trouvent bousculées, remises en question. Cette forme de révolution profonde atteint alors l’ensemble social qui résiste. Les hommes et les femmes s’arc-boutent sur les pratiques dominantes. Pour le cas du genre, ces valeurs s’appuient essentiellement sur la référence à l’ordre naturel de la reproduction et de la génitalité et rejettent aux marges de l’excès tout discours discordant.
19En montrant que, dans l’espace public urbain, les normes sociales de la sexualité inscrivent profondément les assignations sociales des rôles de sexe, cet ouvrage apporte certainement quelques éléments d’explication aux difficultés rencontrées par ceux qui prétendent poser en termes égalitaires les pratiques de la ville par les femmes et les hommes. Mais, bien au-delà de la seule difficulté liée aux politiques urbaines, c’est à tout l’ensemble social qu’est renvoyée la rigidité des systèmes normatifs qui différencient les femmes et les hommes. Cette révolution-là semble bien utopique.
20Si, comme nous venons de le voir, le projet d’aménagement des espaces urbains pour réaliser une ville où femmes et hommes sont égaux, est d’abord un projet politique qui se décline sous les trois modes possibles de l’utopie, de la réforme et de la révolution, il nous reste à regarder ce qui passe de ces modalités dans notre réalité quotidienne.
21Les remises en cause profondes des normes sociales de la sexualité secouent les milieux intellectuels, notamment ceux des études sur le genre, en ce qu’elles amènent à repenser, comme sociale, une réalité considérée comme naturelle. C’est donc le fondement du système social qui est ébranlé par la stabilité toute relative de ses fondations culturelles. Une déstabilisation peut être proposée et des changements importants peuvent suivre la remise en question de l’ordre qui s’imposait à tous, l’ordre de la nature, si cet ordre n’a qu’un fondement social. Clairement cependant, nos sociétés ne sont pas prêtes à suivre sur cette voie les intellectuels et les résistances sociales sont considérables à toute proposition qui modifie les rapports sociaux de sexe, notamment lorsqu’il peut s’agir de l’assignation des femmes au domestique. Cependant, on notera aussi que des avancées sociales, encore marginales, mais déjà tolérées, se produisent avec la reconnaissance des discriminations homophobes, la mise en place de législation légalisant les couples non-hétérosexuels, voire la tolérance aux revendications queer.
22Les réformes, bien plus que les remises en cause profondes de l’ordre sexuel, tendent à se répandre dans les sociétés occidentales et bien au-delà par les processus de mondialisation. Elles sont force de proposition pour souligner les discriminations faites aux femmes dans les espaces urbains et les corriger. Elles entraînent les décideurs dans les logiques de la démocratie, de l’égalité pour tous pour un développement urbain durable. Elles permettent des conditions de vie en ville meilleures pour les femmes. Mais le revers de ces politiques de « bonnes pratiques » se trouve essentiellement dans la pérennité qu’elles impliquent des modèles socio-sexués dominants. Les femmes sont aidées pour vaincre leur faiblesse naturelle face à la violence. Les mères sont aidées dans les difficultés de leurs tâches quotidiennes pour assurer le bien-être domestique tout en participant au monde économique. Les réformes aménagent les contraintes de la vie et même si elles participent de façon importante aux prises de conscience qui peuvent changer fondamentalement les sociétés, elles ne le font qu’en se donnant, comme horizon lointain, les utopies de l’égalité.
23C’est pourtant aussi par des logiques de réforme que passent les actions effectives qui portent le changement. Ainsi, construire des espaces d’autonomie féminine comme le font les Babayagas, c’est inscrire dans la réalité l’utopie féministe de l’indépendance. C’est incontestablement faire avancer les logiques d’émancipation des femmes. De la même façon, militer pour l’accès des femmes à toutes les formes de pouvoir, et, tout particulièrement, au pouvoir politique, c’est aussi inscrire, par la réforme, dans la réalité quotidienne, des changements qui peuvent permettre de rejoindre l’utopie égalitariste.
24Les voies du bouleversement social, comme celles des réformes ont en commun de proposer à l’ensemble social le projet utopiste de l’égalité entre les femmes et les hommes. Les sociétés y résistent car il est porteur de remise en cause fondamentale de l’ordre auquel nous croyons. Il ne s’agit pas seulement de corriger quelques injustices, il s’agit de repenser notre système axiologique. C’est un basculement civilisationnel. Il se peut que le siècle qui commence en soit le porteur mais les résistances et les conservatismes s’efforcent de ne le cantonner qu’au rôle de l’utopie.
25Considérer les utopies féministes et les expérimentations urbaines qu’elles ont induites, nous a donc permis de voir combien le projet profondément politique de l’égalité entre les femmes et les hommes peut prendre corps dans l’espace des villes ou au contraire avoir des difficultés à s’y inscrire et révéler ainsi la longue marche qui demeure entre l’utopie et le quotidien.
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Utopies féministes et expérimentations urbaines
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Utopies féministes et expérimentations urbaines
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