1Le 1^er janvier 1999 incarne la création de l’Union monétaire européenne, composée de douze pays européens. Parallèlement, cette date symbolise l’aboutissement d’un long processus d’accords commencé au lendemain de la seconde guerre mondiale, afin d’instaurer un marché commun européen composé d’un espace économiquement intégré et d’une monnaie unique. La constitution de cette zone économique concurrentielle, fondée sur la libéralisation des échanges commerciaux, s’est donc appuyée sur la recherche d’une compétitivité-prix des biens produits à des fins de conquête de parts de marché et de croissance tirée par les exportations. Cette intégration économique s’est accompagnée d’implications importantes sur les marchés du travail. Outre les politiques monétaires accommodantes autorisées par un régime de changes fixes mais ajustables, la recherche d’une compétitivité des biens échangés s’est opérée en effet par une modération salariale, les acteurs de la fixation des salaires ayant intégré les effets néfastes de valorisations excessives des salaires dans un contexte concurrentiel.

2À ce premier rôle joué par la rémunération du facteur travail, s’est associé, dans le cadre de l’intégration monétaire, un rôle de stabilisateur macro-économique pour les pays composant l’Union économique et monétaire, dépourvus par définition de l’usage de l’instrument de taux de change nominal comme outil de régulation des chocs économiques et contraints par le Pacte de stabilité et de croissance dans le recours à la politique budgétaire. Une large part des débats et de la littérature économique s’est concentrée sur le rôle des marchés du travail et précisément sur la formation des salaires dans la problématique de l’ajustement en union économique et monétaire, où la flexibilité paraît une condition sine qua non à la viabilité d’une telle union.

3La perspective de faire jouer au salaire l’amortisseur de chocs conjoncturels et l’observation d’un chômage de masse en Europe ces vingt dernières années ont conduit les Européens à revendiquer l’apport d’une dimension sociale à la construction européenne qui s’est traduit par la création d’une stratégie européenne pour l’emploi dans le Traité d’Amsterdam, puis par le Pacte européen pour l’emploi adopté au Sommet de Cologne en juin 1999. D’abord modestes quant aux objectifs définis1, les accords signés par les gouvernements européens ont encouragé la création de dialogues macro-économiques entre la banque centrale européenne, les gouvernements des États membres et les partenaires sociaux dans la détermination des politiques salariales. Dans les faits, l’intégration économique et monétaire a stimulé ces dernières années l’émergence de nouvelles formes d’organisations professionnelles entre les acteurs qui semblent s’orienter vers un modèle « d’Européanisation » des modes de fixation des salaires.

4L’objectif de cet article est précisément d’apporter un regard plus proche sur le rôle qu’a pu exercer l’intégration économique et monétaire sur les marchés du travail européens, et la dynamique qu’elle a insufflée dans les mécanismes actuels et futurs de la formation des salaires en Europe.

5La stratégie adoptée pour analyser l’impact de l’intégration économique et monétaire sur les marchés du travail est la suivante. La section 1 présente succinctement quelques éléments théoriques de la formation des salaires en Europe et les principaux canaux de transmissions des effets de l’intégration économique sur le niveau de fixation des salaires. La section 2 met en évidence par les faits cet impact avant de discuter dans la section 3 des nouvelles formes d’organisation des relations professionnelles dans ce contexte européen, et de leurs effets à attendre sur la fixation des salaires.

Les principaux canaux de transmission

La formation des salaires dans un cadre de concurrence imparfaite

6La représentation des marchés du travail traditionnellement retenue en Europe s’inscrit dans un cadre de concurrence imparfaite dans lequel les salaires sont issus d’une négociation collective entre partenaires sociaux. Ce choix est motivé par plusieurs raisons. Tout d’abord, la progression du chômage dans la plupart des économies européennes a remis en cause la puissance du mécanisme régulateur par la flexibilité des salaires, de sorte qu’une littérature dominante a cherché à expliquer cette persistance du chômage par un processus de formation des salaires propre à favoriser l’émergence de rigidités. Bien que la zone Euro connaisse actuellement une baisse du taux de chômage, ce dernier reste malgré tout à des niveaux élevés dans certains pays, ce qui justifie ce cadre d’analyse. Deuxièmement, l’utilisation de la théorie des négociations collectives est motivée par un constat : 80 % des salariés en Europe sont couverts par une convention collective, en dépit d’un taux de syndicalisation très faible dans certains pays.

7Enfin, ce cadre d’analyse permet d’apprécier l’impact de l’intégration économique et monétaire sur la formation des salaires, par son influence sur les stratégies syndicales de revendications salariales.

8Le modèle présenté ici constitue une version simple des modèles de négociation. Nous supposons que les salariés sont représentés par un syndicat qui fixe unilatéralement les salaires sous contrainte d’une demande de travail d’une entreprise confrontée à la concurrence internationale (Oswald, 1985). Formellement, le problème peut être représenté par le programme suivant :

9w est le salaire domestique, L l’emploi et le salaire alternatif. Ce dernier peut être interprété comme le salaire pouvant être obtenu dans une entreprise concurrente ou un pays voisin, ou encore comme une indemnité offerte par le système de couverture sociale (allocations chômage…). L’objectif du syndicat est donc de maximiser une rente déterminée par l’écart entre le salaire obtenu et le salaire alternatif, tout en prenant en compte l’impact négatif d’une hausse des salaires sur la demande de travail.

10La résolution de ce programme aboutit au résultat standard suivant :

11ε est l’élasticité (en valeur absolue) de la demande de travail au taux de salaire. Le salaire obtenu est un mark-up (µ) sur le salaire alternatif. Ce mark-up est lui-même fonction décroissante de l’élasticité de la demande de travail. En d’autres termes, plus l’économie est intégrée, plus l’élasticité de la demande de travail est forte (en valeur absolue), plus la rente captée par le syndicat est faible. Le mark-up représente donc un indicateur du pouvoir de négociation syndical dans la détermination des salaires, susceptible d’être affecté par l’intégration économique. Il ne constitue pas néanmoins l’unique canal de transmission qui affecte la formation des salaires et peut être même contrecarré par l’influence d’autres paramètres.

L’impact ambigu de l’intégration économique sur la formation des salaires

12Les recherches théoriques relatives à l’impact de l’intégration économique sur la formation des salaires ont relevé une ambiguïté sur l’issue possible des négociations salariales. L’intégration des marchés des biens crée en effet des liens entre les différents systèmes de négociation nationaux à travers les comportements syndicaux. Ces interactions aboutissent à deux conclusions opposées.

13D’une part, nous avons vu précédemment, que l’intensification de la concurrence internationale devrait discipliner les syndicats nationaux et limiter les revendications nationales dans la mesure où leur pouvoir de négociation se trouve affaiblie (Danthine et Hunt, 1994 ; Driffill et Van Der Ploeg, 1995 ; Burda, 1999). Par ailleurs, la conduite de réformes structurelles ces dernières années, destinées à enrayer la progression du chômage par la flexibilisation des marchés du travail, tend à saper indirectement la puissance syndicale dans la fixation des salaires.

14D’autre part, les bouleversements introduits dans l’échelle de centralisation des négociations pourraient conduire à un comportement agressif accru des syndicats et à une hausse des salaires (Cornéo, 1995 ; Rama, 1994 ; Zervoyianni, 1997). Ce raisonnement tient aux développements introduits par Calmfors et Driffill (1988). En outre, la volonté syndicale de protéger ses syndiqués contre l’inflation importée peut aboutir à des complémentarités stratégiques des salaires dans une zone économiquement intégrée.

Le degré de centralisation des négociations salariales

15Calmfors et Driffill (1988) ont en effet montré que les performances des marchés du travail dépendent crucialement du degré de centralisation des négociations. Au niveau de la firme, où la concurrence est supposée forte, les hausses des salaires ne peuvent être répercutées sur le prix de vente de l’output. Le syndicat intègre dans ce cas dans ses décisions les effets néfastes sur l’emploi de ses revendications. Son pouvoir de négociation est faible, la modération salariale est de rigueur. Si l’on considère maintenant des négociations organisées au niveau de la branche industrielle, la modération salariale s’en trouve réduite puisque la demande de travail est quasi inélastique2, aucune entreprise ne subit de variation de sa demande relativement aux entreprises du même secteur. Le pouvoir de négociation syndical est renforcé, ce qui conduit à de mauvaises performances macro-économiques. Enfin, la modération salariale est accentuée au fur et à mesure de la centralisation des négociations. Plus la coopération entre syndicats s’intensifie, plus les hausses de salaire nominal se répercutent dans les prix à la consommation, moins les gains que retirent les salariés en termes de salaire réels sont importants. Le syndicat peut alors atteindre le même résultat en revendiquant un salaire nominal plus faible compatible avec une inflation modérée.

16Dans le cadre européen, l’intégration des marchés implique un glissement mécanique vers le bas dans l’échelle de centralisation des négociations. Les salaires négociés au niveau national se retrouvent de fait déterminés à un niveau intermédiaire lorsque l’on considère le marché du travail européen, tandis que les salaires négociés au niveau intermédiaire se retrouvent fixés à l’échelon décentralisé. L’impact sur les salaires peut s’avérer ainsi différent selon la structure initiale d’organisation des négociations collectives de chaque pays.

La complémentarité stratégique des salaires

17Chaque syndicat national prend ses décisions non seulement sur la base des prix domestiques mais aussi des prix étrangers dans la mesure où l’indice des prix à la consommation est une moyenne pondérée des prix domestiques et étrangers. Les syndicats s’imposent donc des externalités négatives durant les négociations salariales. Une hausse des salaires étrangers augmente les prix domestiques à travers les prix d’importation, ce qui érode le pouvoir d’achat national et justifie les revendications salariales. L’intégration économique renforce donc l’imbrication des salaires domestiques et étrangers dans la formation des salaires.

Les facteurs institutionnels

18Face à un chômage de masse et dans une perspective de régulation facilitée des ajustements macro-économiques, les pays européens ont adopté pendant les années 90 des réformes structurelles destinées à assouplir les mécanismes régulateurs des marchés du travail. Indirectement, les stratégies syndicales s’en trouvent théoriquement affectées puisque de façon générale, tous les paramètres susceptibles de protéger les salariés contre la perte d’emploi et la variabilité des rémunérations confèrent un pouvoir de négociation accru aux syndicats. La tendance observée vers une harmonisation et une flexibilité accrue de la législation des marchés du travail présage donc à l’inverse d’une baisse du pouvoir syndical et des salaires négociés. Néanmoins, les disparités actuelles des systèmes de protection sociale en Europe invitent à considérer quel peut en être l’impact sur la formation des salaires à l’avenir.

La diffusion des technologies

19Enfin, par la libéralisation des échanges (biens d’équipement) et la diffusion de l’information, l’intégration économique favorise la diffusion des connaissances technologiques, ce qui devrait aboutir à une convergence des technologies et donc à une convergence des salaires (Andersen et al., 2000).

20En conclusion, les mécanismes de transmission à travers lesquels l’intégration économique et monétaire affecte la formation des salaires paraissent avoir un impact ambigu. Toutefois, la recherche d’une compétitivité prix et le renforcement des interdépendances des salaires de chaque pays devrait conduire de prime abord à une convergence des salaires. La section suivante présente une analyse empirique de la formation des salaires pour treize pays européens de 1980 à 2000.

Les faits

21Dans la première partie de cet article, nous avons recensé les différents canaux de transmission possibles par lesquels l’intégration économique était susceptible d’affecter les salaires. Notre analyse empirique porte sur la formation des salaires de treize pays européens : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède. Nous utilisons les données annuelles de l’OCDE du secteur privé.

22Le graphique suivant montre l’évolution du taux de croissance moyen des salaires nominaux (secteur privé) de ces treize pays.

Taux de croissance moyen des salaires nominaux

23Il apparaît clairement une baisse des taux de croissance des salaires nominaux sur les vingt dernières années. Ce déclin est imputable entre autres au passage d’un régime à forte inflation à un régime à faible inflation dans la plupart des pays européens. La baisse de l’écart type confirme l’orientation prise par ces treize pays de stopper l’inflation salariale, et suggère en outre un phénomène de convergence des revendications salariales en Europe. Ainsi, sur la période étudiée, ces pays semblent partager une évolution et un rythme comparables de leur politique salariale.

24Peut-on attribuer ces faits à l’intégration économique des pays ? Nous essaierons à présent de mettre en évidence le rôle de l’accroissement des échanges dans la formation des salaires et d’identifier le processus de convergence des salaires suggéré.

Mise en évidence de l’intégration économique sur la formation des salaires

25L’indicateur traditionnellement retenu pour donner un aperçu de l’ampleur du développement des échanges est la somme des importations et des exportations rapportée au PIB de chaque pays. Le graphique suivant montre l’évolution de la moyenne de cet indicateur sur la période d’étude.

Moyenne des parts des importations et exportations dans le PIB

26Il apparaît clairement une augmentation constante des échanges depuis 1980. L’intégration économique s’est même accentuée à partir de 1993, où les valeurs moyennes des importations et exportations excédent la valeur moyenne des PIB (ratio supérieur à 100 %).

27La stratégie retenue pour déceler l’impact de l’intégration économique sur la formation des salaires est la suivante. Dans un premier temps, nous estimons une version simplifiée d’une équation de salaire sur l’ensemble de l’échantillon afin de détecter les variables pertinentes explicatives de la formation des salaires. Ensuite, nous appliquons un filtre de Kalman afin de juger d’une possible déformation des paramètres estimés qui pourrait être rapprochée de l’évolution du commerce international.

28L’équation estimée est, après réduction des variables non significatives :

29w est le taux de salaire nominal, P l’indice des prix à la production, Q l’indice de la productivité de plein emploi et T l’indicateur des échanges commerciaux présenté auparavant. ∆ est l’opérateur différence. Nous raisonnons en termes de salaire réel afin de purger les effets de la politique monétaire sur les salaires nominaux et d’isoler uniquement les effets induits par l’intégration économique.

30L’estimateur des moindres carrés généralisés nous donne les résultats suivants (T de Student entre parenthèses) sur la période 1980-2000 :

31Le coefficient associé à l’indicateur d’intégration économique est significatif et négatif. L’augmentation des échanges commerciaux de 10 % entraîne en effet une baisse du taux de croissance des salaires réels de 1 %. Ainsi, d’après les arguments théoriques développés dans la première section, l’intégration des marchés des biens a exercé une discipline dans les stratégies syndicales qui a abouti à une modération salariale. Le nouveau contexte concurrentiel européen auquel font face les entreprises semble avoir conduit les confédérations syndicales à intégrer dans leurs revendications les effets néfastes de revalorisations excessives des salaires.

32Il est intéressant à ce stade d’analyser la séquence temporelle du paramètre β. La déformation dans le temps de ce coefficient serait en effet de nature à nous renseigner si l’intégration économique croissante présage une plus forte réaction des salaires.

33Le profil temporel du coefficient β est estimé par une résolution récursive du filtre de Kalman. Le lissage ainsi obtenu du paramètre est représenté sur le graphique suivant.

34L’évolution du coefficient β connaît une tendance décroissante sur l’ensemble de la période, ce qui suggère une réaction accrue des taux de croissance des salaires réels à l’intégration économique. Ce résultat corrobore ainsi l’hypothèse de discipline des partenaires sociaux dans les revalorisations salariales. D’autre part, le graphique fait apparaître une forte instabilité du paramètre de 1991 à 1994. La réunification allemande, la ratification du Traité de Maastricht ainsi que l’adoption des critères de convergence sont des explications possibles d’une telle déformation structurelle. Depuis 1994, l’effet de l’intégration économique sur les revendications salariales est ainsi renforcé.

Test en panel de l’hypothèse de convergence des salaires

35Dans la première section comme dans l’analyse graphique des taux de croissance des salaires nominaux, nous avons suggéré l’hypothèse d’une convergence des revalorisations salariales sous l’effet de l’intégration économique. Nous souhaitons à présent vérifier cette hypothèse à partir d’un test de racine unité en panel, selon la méthodologie de Gaulier, Hurlin et Jean-Pierre (1999). L’intérêt de cette méthode est qu’elle permet de tirer partie des dimensions temporelle et transversale des séries pour juger du type de convergence à l’œuvre. Le faible nombre de pays limite en effet la robustesse des résultats et toute estimation en coupe transversale ne fournit aucune information sur le processus de convergence à l’œuvre. L’adjonction du temps à la dimension transversale permet au contraire d’analyser (le cas échéant) le comportement de retour des séries de salaire réel vers la moyenne transversale. Le temps capte ainsi l’évolution de l’intégration économique et l’impact de celle-ci sur la dynamique des salaires réels. Précisément, l’équation estimée est du type :

36Où , représente la moyenne transversale des taux de salaire réel. Les paramètres ρι sont négatifs si les économies convergent tandis que les µ ι sont des effets fixes. Deux types de convergence peuvent alors être testés :••••

37si ρι = ρ ∀ι et µι = µj pour i différent de j, il y a convergence globale des taux de salaire réel des pays vers le même état stationnaire à la même vitesse3.

38Si, µι ≠ µj, il y a convergence conditionnelle et donc convergence vers des états stationnaires différents.

39La procédure de test passe alors par la normalisation du modèle fin d’arriver à une forme estimable en panel. La dimension individuelle des racines autorégressives ρι se retrouve dans cette forme captée par les effets fixes du modèle normalisé. Ce modèle s’écrit :

40, où σι est l’écart type des régressions individuelles de l’équation (4), . L’équation (5) est finalement estimée par MCO.

41Les résultats des tests de convergence4 issus de cette procédure sont consignés dans les tableaux 1 et 2. Les statistiques des tests ont été obtenues par des simulations de Monte Carlo et de Bootstrap5 (10 000 réplications). Les conclusions n’apparaissent pas conditionnées par l’utilisation de l’une ou de l’autre technique.

Tableau 1 : Test de convergence

42La première colonne indique la nature du test. La deuxième et la troisième colonne donnent la valeur estimée du coefficient autorégressif et la statistique de Student associée. Les trois dernières colonnes indiquent les valeurs critiques simulées pour les niveaux de seuil, 1 %, 5 % et 10 %, selon les techniques de simulation utilisées. L’hypothèse nulle de non convergence peut être rejetée au seuil de 5 % et même de 1 %. Ces résultats suggèrent donc bien la présence d’un processus de convergence des taux de salaires réels entre les treize pays étudiés au cours du temps. Andersen et al. (2000) aboutissent également à ce type de résultat qu’ils attribuent à l’interdépendance croissante des salaires.

43À ce stade, rien ne nous permet de trancher le type de convergence en cours. Nous ne savons pas s’il s’agit d’une convergence absolue des taux de salaire, c’est-à-dire une convergence vers un même taux de salaire réel « européen », ou si nous avons décelé une convergence de type conditionnelle, c’est-à-dire une convergence des salaires réels vers des équilibres spécifiques à chaque pays.

44La caractérisation du type de convergence est affinée par un test de Fisher dont la statistique [Φ (δ)] et les valeurs critiques aux seuils de 1 %, 5 % et 10 % sont reproduites dans le tableau 2.

Tableau 2 : Test de convergence conditionnelle

45Ce tableau montre clairement que l’hypothèse nulle de convergence absolue est rejetée. Les 13 pays ne forment pas un groupe suffisamment homogène pour être caractérisé par un même état stationnaire. Il convient de noter que ces résultats, sensibles au comportement individuel des séries, sont conditionnés par le nombre et la nature des pays considérés. La prise en compte d’un groupe de pays restreint (noyau européen) aurait peut-être abouti à des résultats différents. On peut ainsi imaginer que des groupes de pays caractérisés par un rattrapage global coexistent avec des pays caractérisés par une convergence conditionnelle. Quoi qu’il en soit, cette stratégie nous a permis de déceler un phénomène de rattrapage des taux de salaire réel en Europe, bien que ce processus soit encore incomplet. La question qui se pose alors est de savoir si la création de la zone Euro et l’intégration croissante des économies sont susceptibles de favoriser et d’achever un tel processus. Cela suppose d’étudier la définition des politiques salariales dans ce nouveau contexte.

L’Union monétaire : quelles perspectives pour l’évolution des salaires ?

46Dans les sections précédentes, nous avons mis en évidence les effets sur la formation des salaires de l’intégration économique. La recherche de la compétitivité prix des biens échangés a conduit à une convergence partielle des taux de salaire réel et à une modération des revendications salariales.

47La création d’une monnaie unique confère un nouveau rôle d’ajustement macro-économique à la variable salaire. La participation à la zone Euro implique en effet pour les douze pays qui la composent l’abandon de l’instrument de taux de change nominal comme outil conjoncturel de stabilisation macro-économique. En outre, le respect des critères budgétaires énoncés dans le Pacte de stabilité et de croissance et la faible mobilité géographique des salariés constituent des contraintes supplémentaires dans le processus de régulation économique, qui appellent la recherche de mécanismes d’ajustement alternatifs de stabilisation des chocs affectant les pays membres d’une union monétaire. Le marché du travail a été peu présent dans les discussions relatives au processus de convergence et à la problématique de l’ajustement en UEM, dans la rédaction du traité de Maastricht. Les débats ont porté principalement sur la définition d’une combinaison optimale des politiques monétaires et budgétaires. Or si l’on se réfère à la littérature économique, le marché du travail constitue une alternative possible dans la régulation des chocs économiques si les structures sont homogènes et flexibles. À un premier niveau de réflexion, une politique monétaire unique ne paraît en effet adaptée que si l’ensemble des États membres est affecté par des chocs de même nature et si ces économies réagissent de façon homogène à la politique de la BCE. Cela suppose que les structures économiques des pays, et en particulier celles du marché du travail, soient suffisamment homogènes.

48À un deuxième niveau de réflexion, une flexibilité suffisante des marchés du travail apparaît comme nécessaire pour permettre aux pays frappés par des chocs asymétriques (c’est-à-dire des chocs qui affectent uniquement ces pays) de recouvrer rapidement l’équilibre en évitant des poches persistantes de chômage. En l’absence d’une mobilité suffisante des salariés, c’est donc la fixation des salaires qui doit amortir les chocs économiques pour limiter les fluctuations de l’emploi.

49La création d’une monnaie unique suppose donc de définir une organisation des marchés du travail et des modes de formation des salaires en Europe cohérente avec les politiques monétaire et budgétaire, assurant un rôle d’amortisseurs des chocs macro-économiques au sein de l’Union en préservant l’emploi.

50Les débats actuels portent désormais sur le type de structure optimale des modes de formation des salaires en Europe. Alors que la plupart des confédérations patronales en Europe ont été longtemps opposées à l’européanisation des négociations collectives, l’intégration économique et monétaire s’est accompagnée naturellement par une prise en compte accrue des décisions des partenaires européens dans les stratégies des acteurs. En outre, les recommandations des institutions européennes visant à promouvoir le dialogue social et la négociation d’accords minima au niveau européen ont stimulé ces dernières années de nouvelles formes d’organisation des modes de fixation des salaires destinées à harmoniser les politiques salariales en Europe. Ainsi la Suède prône un modèle qui limite à long terme les hausses salariales à l’évolution des salaires européens (Fajertag et Mermet, 1999). De même, un certain nombre de confédérations syndicales belges, allemandes et hollandaises ont pris l’engagement à la conférence de Doorn (1998) de renoncer à toute compétition salariale en coordonnant leurs négociations collectives sur la base d’une règle « productivité + inflation » et en développant l’échange d’informations entre les confédérations nationales.

51L’émergence de ces nouvelles formes d’organisation des relations professionnelles semble s’orienter vers une coordination accrue des négociations dans une double dimension (Dolvik, 2000) :

• une coordination internationale au niveau des branches industrielles. On pourrait ainsi voir des syndicats leaders (IG Metal…) de certains secteurs industriels servir de références dans les négociations collectives. Les accords signés à Doorn entre les confédérations allemandes belges et hollandaises vont également dans ce sens. Les limites de ce type de stratégie rejoignent les critiques de Calmfors et Driffill (1988). La fixation des salaires à un niveau intermédiaire aboutit à de mauvaises performances macro-économiques car les syndicats n’intègrent pas les conséquences néfastes de leurs revendications. À ce niveau de négociation doit donc se superposer un échelon supranational de coordination chargé d’encadrer et de définir les orientations des revendications salariales.
• une coordination supranationale des négociations (rôle de la Confédération européenne des syndicats). Une telle structure est justifiée pour renforcer l’efficacité de la politique monétaire européenne. Selon Hall et Franzese (1998), en effet lorsque les négociations sont décentralisées, une banque centrale ne peut répondre directement à des revendications salariales menées isolément. Cette impossibilité d’action confère aux syndicats décentralisés une relative liberté dans le montant des revalorisations salariales. En revanche, lorsque les syndicats sont coordonnés, l’impact inflationniste d’une hausse des salaires peut être contré par une politique monétaire restrictive menée à l’échelon européen. Une structure coordonnée des négociations salariales redonne ainsi à la banque centrale une influence notable dans la fixation des salaires en renforçant le signal adressé aux syndicats quant aux orientations prises par la politique monétaire.

52Ce nouveau schéma européen potentiel de fixation des salaires vise à harmoniser les revendications salariales, selon des modalités encore à définir (règle « productivité + inflation » ?), dans un objectif ultime de stabilité des prix cohérent avec la politique de la BCE.

53Les effets escomptés semblent s’inscrire dans le cadre de l’hypothèse de convergence des salaires démontrée dans ce papier. La discipline introduite par une autorité coordinatrice et la définition de règles de fixation des salaires sont de nature en effet à favoriser et à renforcer ce mouvement vers une convergence accrue des salaires déjà amorcé par l’intégration économique et monétaire. Doit-on en déduire que l’on s’oriente vers une égalisation des prix des facteurs de production comme le suggère la théorie du commerce international ? L’existence d’imperfections sur les marchés des biens et services comme sur les marchés du travail européens semble reporter à une échéance plus lointaine cette hypothèse.

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54L’intégration économique et monétaire a entraîné indubitablement des implications importantes sur les marchés du travail européens qui se sont répercutées sur la formation des salaires.

55Après avoir énoncé les principaux canaux de transmission par lesquels l’intégration économique est susceptible d’affecter les salaires, nous avons mis en évidence :

• d’une part, l’impact croissant du développement des échanges sur les revalorisations salariales au cours des années 90. Selon les estimations, l’intégration économique semble imposer une discipline dans les stratégies syndicales qui intègrent désormais l’environnement concurrentiel des entreprises dans les décisions ;
• d’autre part, une dynamique de convergence partielle des taux de salaire réel des pays européens. Bien qu’un rapprochement des taux de salaire réel soit perceptible dans le temps, des écarts dans les états stationnaires coexistent toujours.

56Quelles leçons peut-on en tirer quant aux perspectives d’évolutions salariales ? Le développement des échanges des biens et services devrait, d’une part, exercer un effet modérateur sur les revendications salariales selon les arguments présentés auparavant. Dans le même temps, les stratégies coordinatrices sectorielles observées ces dernières années sont vouées à contrer toute spirale concurrentielle à la baisse des revenus des salariés, de sorte que l’effet final reste encore indéterminé.

57Quoi qu’il en soit, l’harmonisation des politiques salariales induite par une coordination sectorielle (horizontale) ou par une coordination supranationale (verticale) des négociations selon des règles définies, devrait renforcer le processus de convergence des salaires réels amorcé par l’intégration économique.