1Si l’on cherche à écrire l’histoire des forces terrestres françaises durant le règne de Louis XIV, il apparaît que l’artillerie et la cavalerie évoluent de manière assez similaire, tandis que l’infanterie suit un chemin différent.

2L’artillerie se révèle être une arme à l’origine de nouveautés importantes comme l’attestent, au lendemain de la guerre de Hollande, les essais – certes restés sans suite – de canons légers et maniables sous l’impulsion du capitaine espagnol Gonzalès. Une autre innovation a, quant à elle, dépassé le stade de l’essai : il s’agit du tir par ricochet, mis au point sur l’initiative de Vauban et utilisé pour la première fois au siège de Philippsbourg en 1688. Il convient en outre de signaler le développement, dans les années 1680 également, de l’emploi des mortiers, dont le but est d’opérer des bombardements de terreur sur les villes ennemies, afin de les forcer à capituler sans résistance.

3La cavalerie connaît aussi des transformations, dont la plus notable est l’importance croissante des dragons, fantassins montés formant progressivement une sorte de seconde cavalerie. Capables de se porter rapidement là où l’ennemi ne les attend pas, ils deviennent une force polyvalente, apte à servir sur les champs de bataille, dans les sièges, sur les arrières de l’armée ou à l’intérieur du royaume en tant qu’instrument de répression, contre les sujets rebelles et les protestants1.

4On ne discerne pas dans l’infanterie de changements comparables à ceux qui ont affecté l’artillerie et la cavalerie du Roi-Soleil. À l’exception de la création des grenadiers, les évolutions touchant les troupes à pied sont lentes, difficilement acceptées et mal maîtrisées.

5En dépit de l’œuvre de réorganisation et de rationalisation des Le Tellier père et fils, l’infanterie de Louis XIV est, à la fin du xvii^e siècle et au début du siècle suivant, une arme doublement en retard : sur le plan matériel tout d’abord, et plus particulièrement dans le domaine de l’armement des soldats ; sur le plan tactique ensuite, en matière de techniques de combat. Après avoir décrit ces deux retards, différents dans leur nature et leur chronologie, le présent article s’interrogera sur leurs effets dans l’issue des batailles de la fin du règne.

Le premier retard : le retard matériel ou technologique

6La période comprise entre la fin du xvii^e siècle et le début du xviii^e siècle est celle où se produit la transition entre deux couples d’armes destinées aux fantassins : au binôme mousquet-pique succède celui formé par le fusil et la baïonnette. Le mousquet et le fusil sont deux armes à feu réunissant respectivement plusieurs inconvénients et avantages qu’il importe de présenter.

7Le mousquet fonctionne au moyen d’une mèche enflammée plongée dans le bassinet, une cavité remplie de poudre d’amorce. Parmi les inconvénients de ce système figure un risque non négligeable d’accident, dû au contact entre la mèche en combustion et la poudre demeurée sur l’arme après un tir (sous forme de résidus sur le canon ou la platine par exemple), ou transportée par le soldat (dans les charges de la bandoulière, la poire à poudre, la gibecière ou, bien souvent, la poche droite de l’habit doublée de cuir). La mèche allumée est également très repérable lors des opérations nocturnes. Surtout, sa présence fait du mousquet un instrument très incommode à manier, obligeant le tireur à effectuer des opérations nombreuses et compliquées2, ce qui entraîne d’importants délais de mise à feu3. L’arme à mèche n’est pourtant pas dénuée d’avantages, qui résultent essentiellement de la simplicité de son système de mise à feu. Le premier de ces avantages, loin d’être négligeable, est son faible coût : en 1690, un mousquet coûte en moyenne 9 livres contre 14 pour un fusil4. Robuste et facile à réparer en campagne, le mousquet est, de plus, assez fiable : sauf par temps de pluie ou de vent, le coup est à peu près assuré de partir, car la mèche est plongée directement dans la poudre d’amorce5.

8La mèche est, au contraire, absente du fusil dont la mise à feu est obtenue au moyen d’une platine à silex : une pierre fixée sur un chien percute une batterie métallique, provoquant l’apparition d’étincelles. Le terme de « fusil » dérive du latin focus, feu. Il désigne l’ancien briquet à percussion, composé d’une petite pièce en acier frappée contre un silex afin d’enflammer l’amadou. Ce type de briquet était très utilisé avant la diffusion des allumettes au xix^e siècle6. À l’inverse du mousquet, le fusil est doté d’un véritable mécanisme, ce qui explique son coût plus élevé. L’autre désavantage de l’arme à pierre est la fréquence de ses ratés, inhérents à la platine à silex sur laquelle il n’est pas aisé d’ajuster le ressort du chien et celui de la batterie. Le fameux fusil du Premier Empire, le modèle 1777 corrigé en l’an IX, peu différent des modèles de l’Ancien Régime, rate à raison d’un coup sur quinze, ce qui est beaucoup7.

9Au nombre des atouts propres au fusil, il y a tout d’abord une meilleure sécurité pour le soldat, qui ne manipule plus de mèche incandescente. Mais l’avantage décisif, qui découle lui aussi de l’absence de mèche, est sa grande commodité d’emploi : lorsque l’arme est chargée, la disponibilité de feu est immédiate parce que l’agent d’ignition, la pierre, est à demeure sur le chien. Il en résulte qu’avec un fusil, la cadence de tir est en principe plus élevée qu’avec un mousquet (sauf incident de fonctionnement). Deux à trois coups par minute et par homme sont désormais possibles, du moins à l’exercice et avec des cartouches8.

10Les avantages et les inconvénients des deux armes à feu sont relativement équilibrés, la nouvelle arme ne surclassant pas l’ancienne. Bien que plus pratique à manier qu’un mousquet, le fusil n’est pas beaucoup plus performant. Ceci explique que ce dernier ne s’impose qu’à la fin du xvii^e siècle et qu’aucune armée n’y vienne rapidement. Les plus avancés dans le processus de remplacement sont les États allemands (Bavière, Wurtemberg, Saxe, Hesse-Cassel, Hanovre, Brunswick, Lunebourg, Brandebourg). Chez eux, le rééquipement est terminé dès 1690. Certains États germaniques ont même commencé à doter exclusivement leurs soldats d’armes à feu, éliminant les piques au profit de fusils à silex pourvus de baïonnettes9. Au début des années 1690 (vers 1692), l’arme à pierre a également presque totalement remplacé le mousquet dans l’armée des Provinces-Unies10. En Angleterre, le rééquipement a commencé dès les années 1680 mais il est lent, réservé à certaines unités et ne se termine que dans les premières années du xviii^e siècle11. Les Impériaux entament quant à eux l’opération en 1695, distribuant dans un premier temps des armes hybrides (mousquets-fusils) et des mousquets transformés (par adaptation d’une platine à silex), mais il faut attendre 1710 pour que les fusils arment la totalité des soldats12. Au terme de ce bref panorama, il apparaît que les ennemis de Louis XIV ont, au cours des premières années de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, achevé (États allemands), presque terminé (Provinces-Unies) ou commencé (Anglais, Impériaux) le réarmement de leurs troupes en fusils.

11Il faut remarquer ici que toutes les armées de ces puissances sont inférieures ou égales à 100000 hommes pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, c’est-à-dire quatre fois moins nombreuses que celle de leur adversaire français, qui conserve l’ancien armement durant l’ensemble du conflit13. La responsabilité en revient à Louvois, qui ne s’est jamais résolu à généraliser le fusil avant sa mort en 1691. Certains y ont vu l’effet d’un conservatisme trop affirmé, alors que l’attitude du ministre14 est davantage dictée par la prudence et le pragmatisme, que motivent plusieurs facteurs. Le premier d’entre eux est le manque de fiabilité attribué au fusil en raison des ratés de la platine à silex15. Le deuxième tient au fait que changer les armes est une décision lourde de conséquences, car elle nécessite de modifier aussi l’instruction et l’entraînement des troupes. La mesure serait donc susceptible de créer le désordre à la veille d’une guerre ou une fois celle-ci commencée. Le troisième facteur limitant, qui n’est pas le moindre loin s’en faut, est la taille colossale de l’armée royale : 420000 hommes dont près de 265000 fantassins16. L’armée française est bien le « géant du Grand Siècle », selon l’expression de John Lynn17. De tels effectifs permettent difficilement un changement d’armement intégral en un temps court. La réforme opérerait en outre une ponction trop lourde sur les finances des colonels et des capitaines, puisque le coût du remplacement des armes des fantassins reviendrait probablement à la somme extrêmement élevée de 3710000 livres (265000 x 14 livres).

12La prise de conscience du retard matériel de l’infanterie française se produit un an après la mort de Louvois, à l’issue de la bataille de Steinkerque, le 3 août 1692. Bien que victorieuses, les troupes françaises y ont été rudement éprouvées par la puissance de feu de l’infanterie anglo-hollandaise, déjà armée de fusils (on y compte d’ailleurs de nombreux Allemands18). Le rapport fait à Louis XIV sur la bataille19 le décide dans un premier temps à instaurer la parité entre les mousquets et les fusils au sein des compagnies de campagne20, puis à abandonner complètement les premiers une fois la paix revenue : la disparition de l’arme à mèche n’est rendue officielle qu’en décembre 1699, soit neuf ans après les États allemands, sept ans après les Provinces-Unies et une partie de l’armée anglaise, quatre ans après les Impériaux21. Incontestable, le retard de la France n’est que relatif. D’abord parce que son armée est quatre fois plus nombreuse que celles de ses ennemis. Ensuite parce que si la date de 1699 correspond à la décision officielle de remplacer les mousquets par les fusils, ces derniers, très appréciés des soldats, étaient en fait largement répandus dans la troupe depuis bien longtemps22.

13La substitution de la baïonnette à la pique est elle aussi étalée dans le temps et ne prend fin que tardivement, au début du xviii^e siècle. Arme aux origines cynégétiques, la baïonnette à manche, peu pratique parce qu’enfoncée dans le canon de l’arme à feu, est améliorée par Vauban qui y adapte le système de fixation à douille. Cette baïonnette rénovée est officiellement adoptée dans l’infanterie en novembre 168923. La décision de supprimer les dernières piques n’intervient toutefois qu’en 1703, Louis XIV se rangeant à l’avis de Vauban, partisan résolu de leur abolition24.

14Ainsi est-ce seulement pendant la guerre de Succession d’Espagne que l’infanterie du Roi-Soleil affronte celles des puissances ennemies en utilisant les mêmes armes que ces dernières. Malgré cette mise aux normes, les succès militaires ne sont pas au rendez-vous, preuve que l’issue des batailles dépend non seulement de l’armement des combattants, mais aussi, voire davantage, de la façon dont ils s’en servent.

Le second retard : le retard tactique

15Ce second retard est plus important et de plus grande conséquence que le premier. La plupart des observateurs français de la bataille de Steinkerque ont essentiellement insisté sur la différence entre l’armement des Alliés et celui de leurs adversaires. Le lieutenant-colonel de Guignard fait exception à ce constat. Présent à la droite de l’armée du maréchal de Luxembourg pendant les combats, le futur auteur de L’École de Mars, célèbre traité d’art militaire paru en 1725, remarque l’habileté au tir des troupes de Guillaume III, notamment des contingents allemands. Ces derniers, note Guignard, font feu aussi bien qu’à l’exercice25. Par cette observation isolée, l’officier tacticien attire l’attention sur une réalité passée inaperçue sur le moment et pourtant bien présente : le retard de l’infanterie française est non seulement matériel mais également tactique.

16Durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg et la majeure partie de celle de la Succession d’Espagne, les fantassins de Louis XIV pratiquent le feu de rang26. Décrit en 1686 dans Le Major parfait de François de Morains, ce feu consiste à faire tirer l’un après l’autre les rangs d’un bataillon à l’arrêt27. Dans un premier temps, tous les hommes s’agenouillent puis ceux du dernier rang se lèvent et ouvrent le feu ; les soldats des autres rangs font ensuite de même, le tir progressant de l’arrière vers l’avant. Lorsque le premier rang a effectué sa décharge, tous les rangs se baissent à l’exception du dernier qui recommence le tir28. La méthode française, simple et statique, a été conçue pour des fantassins armés de mousquets et de piques. Elle reste pourtant en usage après l’adoption du fusil et de la baïonnette à douille. L’une des difficultés de ce mode de tir consiste à charger agenouillé un fusil mesurant près de 1,60 mètre. La tâche n’est pas impossible mais il faut nécessairement incliner l’arme, ce qui n’est guère commode car la poudre versée par la bouche doit tomber au fond du canon plutôt que de se répandre le long des parois. Ce feu est également inconfortable voire dangereux pour les soldats baissés : ils sont en effet exposés aux retombées de résidus de poudre brûlée et de particules incandescentes issues des armes de leurs camarades venant de délivrer leur décharge derrière eux. Les larges chapeaux de l’époque offrent néanmoins une protection relative contre ces désagréments.

17D’inspiration française, le feu de rang influence la tactique de la plupart des infanteries européennes (à l’exception de celle des Provinces-Unies) jusqu’à la guerre de la Ligue d’Augsbourg29. Ce conflit marque cependant son recul dans de nombreuses armées, notamment celles qui composent les forces plurinationales de Guillaume III dans les Pays-Bas espagnols, forces qui unifient leur tactique sur le modèle hollandais fondé sur le feu de peloton30. Ce dernier, à l’organisation plus complexe que le feu de rang, demeure la principale formation de tir anglo-hollandaise pendant le conflit de la Succession d’Espagne. Le feu de peloton est pratiqué sur trois rangs : derrière le premier rang, dont les soldats ont mis genou à terre, deux autres rangs de tireurs se tiennent debout. Les hommes du troisième rang mettent leurs fusils en joue à travers les intervalles des soldats du deuxième rang31. À effectif égal, cinq cents hommes environ pour un bataillon, cet amincissement du front permet aux Anglo-Hollandais de déborder par les flancs leurs adversaires français disposés sur quatre rangs. Le bataillon anglo-hollandais est divisé en dix-huit pelotons. Cette division suit le sens de la profondeur : le feu est organisé suivant l’orientation des files et non des rangs. Trois sections de tir sont définies, regroupant chacune six pelotons. Chaque section ou groupe de feu rassemble des pelotons placés à différents endroits de la ligne de front. La troisième et dernière section de tir met en action les grenadiers des flancs ainsi que les pelotons du centre, de façon à englober la totalité de la formation ennemie.

18Le seul récit connu décrivant le déroulement d’un feu de peloton à cette époque est celui qui se trouve dans le journal du capitaine Robert Parker32. Les faits ont lieu pendant la bataille de Malplaquet, près du bois de Sart. Robert Parker n’est pas présent à cette bataille et sa relation provient d’informations recueillies de façon indirecte. En tant qu’instructeur militaire, il s’exprime cependant en connaissance de cause, dans un texte détaillé et clair. L’épisode oppose deux bataillons irlandais, l’un au service de l’Angleterre, l’autre de la France33. Par souci de clarté, nous désignons le premier sous l’appellation d’Irlandais/Anglais, le second sous celle d’Irlandais/Français. Les Irlandais/Anglais cheminent dans un bois et atteignent une clairière dont le relief s’apparente à celui d’une petite plaine. Ils aperçoivent, de l’autre côté de celle-ci, un bataillon ennemi rangé en bataille, la lisière du bois derrière lui. Ce bataillon est composé d’Irlandais/Français34. À ce moment, le colonel des Irlandais/Anglais range lui aussi ses hommes en bataille, forme les pelotons, avance lentement vers eux et prépare une première section de tir composée de six pelotons. Les Irlandais/Anglais marchent ensuite à cent pas des Irlandais/Français dont l’un des rangs fait feu, conformément à la méthode en usage dans l’armée de Louis XIV ; les Irlandais/Anglais s’immobilisent et ripostent en faisant tirer l’ensemble des six pelotons de la première section ; ils préparent immédiatement une deuxième section de tir, de six pelotons également, puis reprennent leur progression ; les Irlandais/Français font un autre feu de rang mais leurs adversaires opèrent une deuxième décharge ; sous l’effet de celle-ci, les Irlandais/Français reculent tout en délivrant une troisième volée depuis leur troisième rang, mais de manière clairsemée ; ils se replient en désordre dans le bois, alors que les Irlandais/Anglais lâchent sur eux leur troisième salve. Les Irlandais/Français ne reparaissent plus.

19Ainsi que l’atteste cette description, la mise en œuvre d’un feu de peloton demande un peu de temps. Elle sollicite fortement les officiers – ici le colonel – comme les bas-officiers, qui doivent mettre en place les soldats et organiser le feu. Bien exécuté, ce mode de tir présente, en revanche, deux avantages importants. Le premier est le fort volume de feu projeté sur l’ennemi. Dans le fait d’armes ci-dessus, chacune des trois décharges des Irlandais/Anglais est puissante car elle fait agir six pelotons à la fois, soit plus de cent soixante-cinq hommes ouvrant le feu en même temps (nous comptons cinq cents hommes au total pour un bataillon). Si le bataillon des Irlandais/Français est disposé selon l’usage sur quatre rangs de profondeur, le tir d’un rang équivaut donc à cent vingt-cinq fusils, soit quarante armes de moins que celles des six pelotons ennemis. Le deuxième avantage du feu de peloton est, grâce à l’organisation préalable de sections de tir, la bonne répartition des salves sur l’ensemble du front du bataillon. Le système de tir anglo-hollandais donne ainsi l’impression de provenir de toutes parts. Il produit de la sorte un effet psychologique certain sur l’adversaire, effet renforcé lorsque les décharges sont relayées par une progression en direction de l’ennemi, comme c’est le cas dans l’exemple qui vient d’être développé.

20En principe, les Irlandais au service de la France ainsi que les autres soldats de l’armée royale sont déjà, en 1709, initiés au feu de peloton. L’introduction de celui-ci dans l’infanterie française reste toutefois très récente. Le tir par peloton n’est en effet adopté en France qu’à partir de 1706-1707, soit vingt ans après les Anglo-Hollandais, alors très largement rompus à son usage. À l’été 1706, l’armée des Flandres, commandée par le maréchal de Villeroy, l’utilise en riposte aux offensives du duc de Marlborough35. La nouvelle façon de tirer fait l’objet d’un règlement spécifique durant l’hiver 1707. Le feu est délivré successivement par les quarts de manche (dix subdivisions par bataillon, plus les grenadiers et le piquet)36 ; le tir commence par un peloton de la droite du bataillon et se poursuit par un peloton de la gauche, du centre, etc. Le peloton désigné se porte à six pas en avant du front ; ses rangs se serrent en s’arrêtant et les deux premiers mettent genou à terre pour permettre aux quatre rangs de tirer à la fois ; le feu exécuté, le peloton fait demi-tour et regagne sa place pour recharger ses armes. Lorsque ce feu est réalisé derrière un obstacle ou un retranchement, les rangs sont dédoublés et le peloton tire sur deux rangs37. Au total, la déclinaison française du feu de peloton apparaît moins aboutie que celle utilisée par les Alliés. La division du bataillon en dix quarts de manche ne constitue pas des groupes de feu aussi fournis que les trois sections de six pelotons des Anglo-Hollandais. En outre, les pelotons français sont contraints de s’extraire du bataillon pour faire feu et de revenir à leur place, des déplacements propices à des lenteurs et à des désordres inexistants chez l’ennemi.

21Adoption tardive du fusil et de la baïonnette à douille, introduction récente du feu de peloton sous une forme moins achevée que celle en usage parmi les puissances alliées : le retard de l’infanterie française durant les deux dernières guerres du Roi-Soleil est à la fois matériel et tactique. Il importe à présent d’essayer d’en mesurer les effets lors des affrontements avec les armées adverses.

Les deux retards et le combat : des répercussions limitées

22Les conséquences du premier retard – technologique – sont faibles : le fusil n’est pas réellement supérieur au mousquet. Si leur système de mise à feu est différent, ces deux armes fonctionnent pour le reste de manière quasi-semblable, utilisant le même type de poudre (noire) et de balle (sphérique et en plomb). L’une comme l’autre constituent des instruments aux performances globalement médiocres. Toutes deux sont des armes à un coup et au chargement lent parce qu’effectué par la bouche, au terme de vingt-sept mouvements pour le mousquet, d’une vingtaine pour le fusil38. Leur portée utile ou efficace, c’est-à-dire la distance à laquelle la balle conserve son pouvoir pleinement vulnérant, est inférieure à 300 mètres. Le mousquet de même que le fusil se distinguent en outre par leur grande imprécision, due pour une part à l’âme lisse des canons, et pour une autre part à la forme sphérique des projectiles, très peu aérodynamiques39. Ceux-ci, il faut le souligner de surcroît, se déplacent relativement lentement dans l’atmosphère : leur énergie initiale, mesurée à la bouche du canon, est certes élevée – un peu plus de 450 mètres par seconde – mais elle décroît ensuite très vite40, si bien que les balles de l’époque n’occasionnent souvent que des blessures superficielles41. L’usage de la poudre noire favorise également l’apparition, dès les premiers feux, d’une épaisse fumée blanche42. Cette fumée, renouvelée par les fusillades continuelles, reste présente sur le champ de bataille jusqu’à la fin des combats et réduit considérablement la visibilité de l’objectif.

23Les conséquences du second retard, relatif aux techniques de tir, sont plus importantes sans être décisives. Les grandes défaites françaises du début de la guerre de Succession d’Espagne (Blenheim, Ramillies, Turin, Audenarde), étudiées par Clément Oury, sont surtout dues aux erreurs tactiques et stratégiques du commandement43. Les engagements en rase campagne sont en fait peu nombreux et les Français, conscients de leur infériorité sur le plan du feu d’infanterie, évitent d’affronter les Anglo-Hollandais sur ce terrain et privilégient l’emploi de leur cavalerie44. Il en va toutefois différemment lors du combat de Wynendael, en septembre 1708, également étudié par Clément Oury. L’infanterie royale y est mise en échec par des Alliés pourtant moins nombreux. Les premières décharges de ces derniers arrêtent l’avance des troupes françaises qui ripostent par une salve générale mais désordonnée, avant de plier et de se rabattre vers les lignes situées à l’arrière, qu’elles entraînent dans leur fuite. Le système de tir des Alliés n’est cependant pas seul en cause : la faute tactique du chef français, La Mothe-Houdancourt, pèse bien plus lourd dans l’explication de la défaite, celui-ci ayant attaqué frontalement l’infanterie ennemie au lieu de contourner sa position avec une cavalerie supérieure en nombre45.

24Il faut également constater que, malgré ses avantages, le feu de peloton est impuissant à arrêter des adversaires déterminés, agissant par surprise et de manière offensive. Il ne peut rien non plus quand l’ennemi dispose de la supériorité numérique. C’est ce que révèle le combat de Brihuega, en Espagne, le 9 décembre 1710. 12000 Franco-Espagnols y mettent en échec 5000 alliés46. L’attaque de Brihuega, occupée par les Anglo-Hollandais du comte Stanhope, est menée par le duc de Vendôme à l’issue d’une marche nocturne. Parvenus à destination vers midi, les assaillants (six régiments de dragons, deux de cavaliers et des grenadiers) sont d’abord repoussés par les tirs des Anglais. Trois assauts sont nécessaires pour emporter la place. « Barricadés dans les rues et ayant percé les maisons », rapporte le marquis de Sourches, les Anglais font « un feu effroyable47 ». L’expression suggère un tir nourri qui est probablement, compte tenu du contexte, un feu de peloton adapté à l’exiguïté de l’espace urbain. On peut supposer qu’à travers les maisons éventrées, les salves sont exécutées par relais : les pelotons qui ont tiré laissent la place à ceux qui ont rechargé, qui tirent à leur tour, et ainsi de suite. Mais, loin de se décourager face à cette tactique, Vendôme fait encercler la ville dont les murs sont abattus à coups de canon. Le duc entraîne Philippe V sur la brèche, les grenadiers français emportent les retranchements ennemis les uns après les autres ; la lutte se poursuit à la baïonnette jusqu’à sept heures du soir. Stanhope est contraint de se rendre avec 3400 prisonniers48. Malgré sa puissance, le feu anglais n’est donc pas parvenu à arrêter les troupes résolues de Vendôme et de Philippe : conscientes de l’enjeu (il y va de la couronne d’Espagne) et du danger (les Impériaux de Starhemberg approchent), elles se battent avec fureur et ont raison d’un ennemi aux techniques de combat plus avancées49.

25Surclassées sur le plan du feu, les troupes de la fin du règne de Louis XIV se montrent capables de remporter des succès en usant d’une méthode simple, directe et offensive : l’attaque à la baïonnette. Cette manière de procéder est à l’origine des victoires de Spire, de Rumersheim ou encore de Denain, ainsi que d’une brillante action à Malplaquet. À l’automne 1703, une armée française commandée par Tallard investit Landau. Le maréchal confie à l’un de ses subordonnés la poursuite du siège, tandis qu’il se porte lui-même à la rencontre de l’armée de secours impériale, non loin de Spire. Les renforts attendus tardant à arriver, Tallard décide d’agir sans eux : le 15 novembre, dès le lever du jour, il fait charger l’infanterie la baïonnette au bout du fusil contre les troupes allemandes, qui n’opposent qu’une faible résistance. Pour Voltaire, cette action « fut celle de toute la guerre où la bayonnette fit le plus de carnage. Les Français, commente-t-il, par leur impétuosité avaient un grand avantage en se servant de cette arme50. »

26Un semblable succès est également remporté par le lieutenant général du Bourg, le 26 août 1709, en Alsace, à Rumersheim. Du Bourg y attaque les Impériaux de Mercy, qui viennent de franchir le Rhin à Neubourg. L’armée impériale, qui dispose de la supériorité numérique, est répartie sur deux lignes, suivant l’usage. Le chef français range ses troupes sur une seule ligne pour affronter Mercy sur l’ensemble de son front. Du Bourg met préalablement les soldats en condition : il leur explique qu’il faut battre l’ennemi avant que celui-ci ne reçoive des renforts. Aussi est-il essentiel de le charger en essuyant son feu, à la baïonnette et sans tirer. Ces consignes sont fidèlement exécutées : un seul assaut suffit aux Français pour renverser la première ligne ennemie sur la seconde, qui prennent toutes deux la fuite. Les forces de Mercy sont même poursuivies jusqu’à Neubourg. Les Français ne comptent que 234 soldats et officiers tués et blessés, contre 1500 morts et 2000 prisonniers pour leurs adversaires51.

27Le mois suivant, pendant la très importante bataille de Malplaquet, plusieurs brigades d’infanterie, entraînées par le régiment de Piémont, sortent spontanément des retranchements la baïonnette au canon, bravant le feu de peloton des Hollandais et réussissant par leur audace à enfoncer les lignes alliées. Le chevalier de Folard, présent sur les lieux de l’affrontement, déplore que le maréchal de Boufflers, qui remplace Villars blessé, n’ait pas pris l’initiative de soutenir cette attaque par les réserves d’infanterie et de cavalerie de la seconde ligne. Le chevalier est convaincu qu’une telle décision aurait permis à la France d’être victorieuse52.

28Le 24 juillet 1712, la prise du camp de Denain est accomplie suivant des méthodes semblables : rapidité, surprise et attaque à l’arme blanche. Après une marche nocturne de 20 kilomètres, les Français de Villars sont disposés en huit colonnes d’assaut devant les retranchements des Hollandais et des Impériaux. Le chevalier de Quincy note que l’avance des colonnes en direction des positions ennemies est effectuée « sans tirer un seul coup de fusil53 » ; il relève aussi que les grenadiers et les soldats portent leurs fusils « en chasseur », c’est-à-dire en bandoulière, afin de ne pas être tentés de s’arrêter pour tirer54. Les assaillants, rapporte Quincy, essuient trois décharges de canons chargés à cartouches et autant de salves de mousqueterie ; ils parviennent cependant jusqu’au fossé, qu’ils comblent au moyen de fascines, escaladent les retranchements et pénètrent au milieu des bataillons alliés. Ceux-ci sont enfoncés et poursuivis jusqu’à Denain où se produit, suivant les mots de Quincy, « un carnage affreux55 ». L’expression concerne surtout les Impériaux et les Hollandais, les Français ayant des pertes trois fois moins élevées56.

*

29Les effectifs considérables de ses forces militaires, combinés aux freins financiers et aux avantages limités des nouvelles armes, à feu notamment, n’ont pas permis à la France de combler le retard matériel de son infanterie avant l’extrême fin du xvii^e siècle et le début du suivant. De surcroît tactiquement devancée sur le plan des systèmes de tir, l’armée de Louis XIV sort néanmoins invaincue de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Elle aborde celle de la Succession d’Espagne avec un retard en moins, le retard matériel, puisque ses soldats sont désormais munis, comme les autres fantassins européens, du fusil et de la baïonnette à douille.

30Le retard tactique demeure mais compte assez peu dans l’explication des revers des troupes du Roi-Soleil pendant le dernier conflit du règne. En outre, la technicité accrue des Alliés en matière de feu d’infanterie n’est pas un avantage déterminant. Cette supériorité peut être réduite par la force du nombre ou par des modes de combat moins élaborés tels que la surprise, la rapidité, l’offensive et la recherche du corps à corps, capables de donner de grands résultats, tant militaires que diplomatiques.

31La victoire de Denain, obtenue à la suite d’un coup d’audace, constitue ainsi, en plein « blocage tactique », une réhabilitation éclatante de la manœuvre et du choc57. Le succès est décisif pour le sort de la guerre : il préserve la France de l’invasion, ouvre la voie à la reconquête des places perdues en Flandre depuis Malplaquet et permet à Louis XIV de négocier en position honorable avec les puissances coalisées.