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Les dernières guerres de Louis XIV

 | 
Hervé Drévillon
, 
Bertrand Fonck
, 
Jean-Philippe Cénat

Un parcours historiographique

Réflexions sur Giant of the Grand Siècle. Un ouvrage d’histoire militaire

A. Lynn

Texte intégral

1Quel plaisir de me trouver ici, parmi d’autres chercheurs avec qui je partage un intérêt particulier pour l’armée de Louis XIV. Je remercie les organisateurs de ce colloque, en particulier mon ami et confrère Hervé Drévillon. Aux États-Unis, il existe un dicton, attribué à l’entraîneur de l’équipe de baseball des Dodgers de Brooklyn, Leo Durocher, selon lequel « les gentils terminent toujours bons derniers » – en d’autres termes, ils perdent ; toutefois l’un de mes plaisirs dans la vie est de signaler les gentils qui finissent premiers et remportent la victoire, et Hervé est de ceux-là. Il n’en reste pas moins que, dans une minute, beaucoup d’entre vous se diront que, gentil comme il est, il a certainement commis une erreur de jugement en m’invitant à venir m’exprimer ici.

  • 1  John A. Lynn, Giant of the Grand Siècle : the French Army, 1610-1715, Cambridge, Cambridge Univers (...)
  • 2  « L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essay (...)

2Quand Hervé m’a envoyé un e-mail en avril dernier pour me demander de participer à ce colloque, je lui ai expliqué que les seuls éléments nouveaux que je pourrais partager en relation avec le thème retenu étaient mes travaux sur la reddition, et, ce qui est plus embarrassant, j’ai dû admettre que j’étais passé à d’autres sujets de recherche depuis la publication de mes ouvrages Giant of the Grand Siècle et The Wars of Louis XIV (traduit en français sous le titre Les Guerres de Louis XIV1), et ne m’étais en conséquence pas tenu au courant des dernières avancées dans ce domaine. Hervé a semblé attristé par ma réticence, pourtant parfaitement justifiée. Il m’a alors écrit ceci, et si je le cite c’est pour ma propre défense : « J’ai une suggestion : vous pourriez présenter une sorte d’égo-histoire2. » Et j’ai accepté. Ainsi, si vous vous irritez du fait que je parle trop de moi-même et de mes travaux, ce n’est pas moi qu’il faut blâmer. Le coupable, c’est Hervé !

3Donc puisqu’il s’agit ici d’égo-histoire, je commencerai par dire deux choses. D’abord, que je suis, en toute conscience, un historien militaire ; et ensuite, considérant qu’il s’agit là d’un champ de recherche comparatif et cumulatif, que je m’autorise un certain vagabondage dans le choix de mes projets.

  • 3  J’ai écrit sur la situation difficile de l’histoire militaire et la nécessité de progresser sur ce (...)
  • 4  John J. Miller, « Sounding Taps : Why military history is being retired », National Review, 58, n° (...)

4Dans le monde universitaire américain, être un historien militaire implique souvent non seulement d’étudier les techniques du combat, mais d’être un combattant soi-même, tout au moins sur un plan défensif, tout Moi comportant une part de Ça. Permettez-moi de préciser que ma conception de l’histoire militaire inclut tout ce qui se rapporte à l’histoire de la guerre. Je m’en remets, pour définir ce champ d’étude, à Allan Millett, un des doyens de l’histoire militaire américaine, qui la réduit à « l’histoire des institutions militaires et de la conduite de la guerre ». Cette définition exclut beaucoup de choses se rapportant au contexte, aux causes et aux conséquences de la guerre, aspects de la question qui sont sans nul doute importants, mais qui se situent au-delà du champ de ma définition. L’histoire militaire est une catégorie de recherche académique qui n’a jamais été très en vogue aux États-Unis. N’essayez pas de me démontrer que j’ai tort : j’ai beaucoup écrit sur le sujet3. L’histoire militaire est un véritable champ de bataille, à tel point qu’elle a fait l’objet de nombreux articles dans trois revues de premier plan au cours des dix dernières années : la National Review, ancrée à droite, The New Republic, ancrée à gauche, et la centriste US News & World Report, qui bénéficie d’une large diffusion4.

5Cette manière de prendre en compte le champ d’étude en question m’a valu d’être accusé d’étroitesse de vue. Ma première réponse a été de dire que je ne suis pas seulement un historien militaire ; je suis en quelque sorte « multi-tâches ». Ainsi, je me considère tout autant comme un historien de la France, spécialisé dans la période qui va du milieu du xviie siècle à l’ère napoléonienne. Néanmoins, il va de soi qu’en tant qu’historien militaire j’ai tendance à mettre l’accent sur certaines choses plus que sur d’autres. Ma seconde réponse, c’est que l’on ne peut pas tout appréhender, tout comprendre, et que nous avons tous à faire des choix. Nous habitons tous, à un degré ou un autre, des espaces intellectuels qui sont confinés. Et l’on conviendra que lorsqu’on étudie des armées, l’histoire militaire est loin d’être l’angle de vue, si étroit soit-il, le plus inintéressant. Par ailleurs, en raison d’une spécialisation à la fois verticale et horizontale, j’ai de meilleures chances de mesurer l’importance des faits et les phénomènes de transition sur le long terme. Et je crois que c’est le cas dans Giant.

  • 5  John A. Lynn, The Bayonets of the Republic. Motivation and Tactics in the Army of Revolutionary Fr (...)
  • 6  John A. Lynn, The French Wars, 1667-1714. The Sun King at War, Oxford, Osprey, 2002.
  • 7  John A. Lynn, Battle. A History of Combat and Culture, Boulder, Westview Press, 2003 (De la guerre (...)
  • 8  John A. Lynn, Women, Armies and Warfare in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Pr (...)
  • 9  La conférence donnée par John Lynn à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne le 23 novembre 2015 (...)

6Du fait que mes travaux, dans leur ensemble, sont mieux circonscrits par leur thématique militaire que par leurs limites chronologiques ou géographiques, je me suis autorisé à naviguer d’une époque à l’autre, d’un lieu à l’autre, et d’un sujet à l’autre. À l’instar de Picasso, j’ai eu différentes périodes, de la Révolution française (Bayonets of the Republic5) au règne de Louis XIV (Giant of the Grand Siècle, The Wars of Louis XIV, et French Wars, 1667-17156), de sujets transversaux au croisement de la guerre et de la culture (Battle : A History of Combat and Culture, De la guerre en français7) à l’histoire militaire des femmes (Women, Armies and Warfare in Early Modern Europe8). À présent mes travaux portent principalement sur l’histoire de la reddition et celle du terrorisme, avec un ouvrage en cours d’écriture pour Cambridge University Press et un autre pour Yale University Press. Au regard d’une actualité particulièrement nourrie, c’est bien sûr l’histoire du terrorisme qui prévaut9.

7J’ai parcouru un bout de chemin depuis que j’ai mis un point final à Giant, il y a près de vingt ans, et, pour dire la vérité, en parcourant le livre pour la préparation de cette intervention, j’ai eu du mal à reconnaître ma propre prose. Et étant donné que les recherches que j’ai effectuées au cours de ces vingt dernières années ne sont pas pertinentes au regard de la thématique de ce colloque, je m’en tiendrai à ce livre, Giant.

8Quand ai-je donc décidé de me consacrer à l’étude de l’histoire militaire et comment ce choix m’a-t-il amené à Giant of the Grand Siècle ? Assez logiquement, tout a commencé par un voyage, et plus précisément – faut-il s’en étonner – par un séjour en France. Et pour être plus précis encore, par un petit-déjeuner pris à Lespinasse, petit hameau près des Eyzies, en Dordogne, à l’automne 1961. J’avais alors dix-huit ans et je rendais visite à ma sœur, dont le mari, Jim Sackett, menait des recherches archéologiques sur l’homme de Cro-Magnon dans le cadre d’une thèse qu’il devait soutenir à Harvard. Au cours de notre conversation sur mes projets d’étude à l’université, Jim m’a demandé ce qui m’intéressait le plus, et j’ai répondu immédiatement l’histoire militaire, tout en admettant qu’il fallait que je me montre réaliste, et c’est la raison pour laquelle je m’étais inscrit à l’université de l’Illinois à partir du mois de février pour suivre une année préparatoire en médecine. Il m’a alors demandé pourquoi je ne voulais pas me lancer dans l’histoire militaire si c’était vraiment ce que j’avais envie de faire, et ça a été comme une révélation pour moi. Pourquoi pas ? Et vous connaissez la suite.

9En tant qu’étudiant de premier cycle à l’université de l’Illinois, j’ai pris pour sujets d’étude les transformations militaires et les révolutions politiques. La période de la Révolution française m’intéressait au plus haut point. Puis, lors d’une session de l’UCLA, à l’été 1963, je suivis le cours d’Andrew Lossky, un saint homme doublé d’une grande expertise sur la question des relations internationales sous le règne de Louis XIV. Il suscita mon intérêt pour cette période de l’histoire, et c’est ainsi que j’ai commencé à jongler entre les sans-culottes et le Roi-Soleil.

  • 10  Carlo M. Cipolla, Guns, Sails, and Empires : Technological Innovation and European Expansion, 1400 (...)
  • 11  Michael Roberts, The Military Revolution, 1560-1660, Belfast, M. Boyd, 1956.

10Après avoir obtenu mon premier diplôme universitaire dans l’Illinois, j’ai entrepris un second cycle d’études à l’université de Californie à Berkeley, en 1964. Mes recherches portaient alors sur la Révolution française. En l’espace de deux ou trois mois, j’ai eu la chance de pouvoir lire deux ouvrages qui allaient avoir un impact durable sur mes travaux et, je le crois, sur toute la profession. Le premier est celui de Carlo Cipolla, Guns, Sails, and Empires : Technological Innovation and European Expansion, 1400-170010, que Cipolla, mon professeur en histoire économique, me fit lire sous sa forme manuscrite. Le second est l’essai de Michael Roberts, encore récent à l’époque mais devenu depuis un classique, The Military Revolution, 1560-166011. C’est Peter Paret qui insista pour que je lise ce livre. Ainsi à partir de 1964 je me trouvai imprégné par l’idée d’une révolution militaire à la fois maritime et terrestre, même si je ne devais rien publier sur ce sujet avant 1980.

  • 12  « French Armor, 1940 », Military Review, décembre 1967, p. 78-84.

11J’ai ensuite eu la chance de travailler avec Paret à l’université de Californie à Davis, après avoir pris conscience que Berkeley n’était pas fait pour moi. Paret y dirigeait le programme d’histoire militaire avant de rejoindre Stanford, puis l’Institute for Advance Studies, à Princeton. Davis me donna aussi l’opportunité d’étudier avec Basil Henry Liddell Hart, historien et théoricien de l’utilisation des blindés dans les conflits – le premier article que j’ai publié concernait en effet la défaite de la France en 194012. Michael Howard, qui allait devenir titulaire de la chaire Chichele en histoire de la guerre, avant de terminer sa carrière à Oxford, enseigna lui aussi une année à Davis, où je suivis son séminaire.

12Véritable puits de science, tout en étant d’une gentillesse extrême, Howard est l’incarnation même des vertus du vagabondage historique. Je le revois encore quand, interrogé sur la guerre franco-prussienne, il répondit simplement qu’il avait dit ce qu’il avait à dire sur ce sujet dans son livre et qu’il était passé à autre chose. Je ressens moi-même un peu la même chose aujourd’hui.

  • 13  Ernest Labrousse, La Crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la R (...)
  • 14  André Corvisier, L’armée française de la fin du xviie siècle au ministère de Choiseul : le soldat, (...)

13De Davis, je suis passé à UCLA. J’avais obtenu mon diplôme, mais j’étais un étudiant vagabond. Là, j’ai achevé mes études de second cycle sous la direction d’Isser Woloch, un homme brillant avec un grand sens de l’équité. Il a encouragé mon intérêt pour l’histoire militaire française, pour autant que celle-ci restât connectée à l’histoire sociale. Je me suis de nouveau retrouvé avec Andrew Lossky, dont je suivis le séminaire sur Louis XIV. Dans le cadre du séminaire de Woloch, j’ai lu deux ouvrages qui allaient avoir une grande importance pour moi : La Crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution d’Ernest Labrousse13, et L’Armée française d’André Corvisier14. Chacun de ses deux livres faisait appel à mon goût des données chiffrées et des statistiques. Je me suis opposé plus tard à Corvisier sur quelques points, mais si je l’ai fait, c’est, je l’espère, pour ajouter à ses travaux, et non pour les réfuter. À la lecture de Labrousse et Corvisier, j’ai envisagé pendant un temps l’étude de l’histoire comme un produit définitif, mais peu à peu j’en suis venu à concevoir la connaissance historique non comme un produit mais comme un processus. Dans tous les cas, j’ai poursuivi mes recherches sur la Révolution et la continuité des pratiques militaires françaises durant cette période, merveilleusement aidé en cela par Samuel Scott et Jean-Paul Bertaud, envers lesquels je ne saurais exprimer ici toute ma gratitude.

14Ma thèse porta sur les tactiques de l’infanterie française pour la période 1792-1794, elle s’inscrivait dans le vieux débat opposant formation en ligne et formation en colonne. Elle était, semble-t-il, trop spécialisée pour donner lieu à une publication, aussi me suis-je lancé durant les quelques années où j’ai enseigné à l’université du Maine dans un autre projet de recherche : déterminer la taille et le coût de l’armée française en vue d’estimer la participation financière réelle du corps des officiers français à l’entretien de l’armée, sorte d’impôt en argent qui allait de pair avec l’impôt du sang. J’essayais alors de remettre en question la vieille théorie d’une résurgence de la classe nobiliaire durant la période qui précède la Révolution française. Toutefois ce sont précisément ces recherches qui m’ont ramené en arrière, sous le règne de Louis XIV, qui semblent avoir toujours requis, à mon insu, toute mon attention. Cela n’a pas été sans une révolte du sans-culotte qui était en moi, mais c’est finalement Louis XIV qui a fini par l’emporter.

15Mon projet initial d’évaluation de la taille et du coût de l’armée s’en est fortement ressenti, d’autant plus que j’avais réalisé que tenter d’évaluer l’état des finances françaises, en dépit de toutes les projections financières que j’ai pu consulter aux Archives nationales, était beaucoup trop complexe à réaliser dans le peu de temps qui m’était imparti. Mais les données relatives à la taille de l’armée, quant à elles, étaient à ma portée, et elles n’avaient pas encore été systématiquement réunies et actualisées. Elles pouvaient, par ailleurs, tout à fait être utilisées comme marqueur des transitions militaires, à la fois sous le règne de Louis XIV et sous la Révolution – elles permettraient de dire quelque chose de nouveau sur chacune des deux périodes. J’étais sur le point de me lancer dans un chantier qui allait représenter trente années d’efforts constants pour faire correspondre les chiffres, et je veux rendre ici hommage à Labrousse et Corvisier.

16En 1978, j’ai eu l’immense chance d’être recruté par l’université de l’Illinois, où j’avais commencé mes études seize ans auparavant. Lors de la présentation publique de mes travaux, qui portaient sur la Révolution militaire, j’avais mis l’accent sur la croissance de l’armée et sa consommation de ressources, mais quand il fut clair à mes yeux que je devrais passer par une publication pour espérer être titularisé, il me fallut comparer et soupeser les deux options possibles : revenir à la période concernée par ma thèse, ou me laisser happer à nouveau par le xviie siècle.

  • 15  « The Growth of the French Army during the Seventeenth Century », Armed Forces and Society, été 19 (...)

17Woloch me conseilla de reprendre ma thèse, mais avant même que j’aie seulement débuté le nécessaire travail de reconceptualisation de ma thèse sur la Révolution française, j’ai publié mon premier article sur la taille de l’armée française basé sur les archives15. Cette même année – on était en 1980 –, je suis revenu en France pour poursuivre les recherches qui allaient me conduire à la publication de Bayonets of the Republic, en 1984. Ce volume était une combinaison originale de données concrètes, de théorie sociale et de théorie culturelle ; une critique favorable expliquait que je m’étais servi de la méthodologie de l’histoire sociale au bénéfice de l’histoire militaire. Ce livre devait être aussi définitif que tous ceux que j’ai écrits durant ma carrière.

  • 16  Geoffrey Parker, The Military Revolution. Military Innovation and the Rise of the West, 1500-1800, (...)
  • 17  John A. Lynn (dir.), The Tools of War : Ideas, Instruments, and Institutions of Warfare, 1445-1871(...)

18Une fois le manuscrit de Bayonets sous presse, il était temps pour moi de reporter toute mon attention sur Louis XIV et de revenir au xviie siècle. L’année qui suivit la parution de Bayonets, je publiai un article sur l’évolution tactique de l’armée française entre 1560 et 1660. Par ailleurs, Geoffrey Parker rejoignit bientôt la faculté d’histoire de l’Illinois, dont il devint un éminent chercheur en 1986 ; je pus dès lors bénéficier d’un collègue avec qui discuter de mes travaux tandis que lui-même était en train de mettre la touche finale à son ouvrage The Military Revolution. Military Innovation and the Rise of the West, 1500-180016. Geoffrey se révéla d’une aide précieuse pour mon travail, et m’aida à obtenir une année sabbatique pour faire des recherches et pour écrire, ainsi qu’un financement pour deux colloques que j’ai organisés par la suite sur la logistique et la technologie militaire17. Je ne lui en serai jamais assez reconnaissant.

  • 18  Geoffrey Parker, The Army of Flanders and the Spanish Road, 1567-1659, Cambridge, Cambridge Univer (...)
  • 19  William Beik, The Journal of Interdisciplinary History, 30, n° 1, été 1999, p. 123.

19Il m’a toujours semblé que le meilleur indice de la grande transition militaire qui eut lieu sous le règne de Louis XIV est la croissance de l’armée ; c’étaient les chiffres qui m’attiraient. Cependant, mes recherches me portaient au-delà, et je me suis intéressé à des questions diverses et variées par la suite. Ce faisant, il est devenu de plus en plus clair à mes yeux que je ne pourrais m’appuyer sur une aucune véritable introduction existante sur les bases des institutions et des pratiques militaires de Louis XIV ; j’ai donc décidé d’en produire une en faisant du mieux que je pouvais, et c’est ainsi qu’est né Giant of the Grand Siècle. Le fait que je me trouvais désormais le collègue de l’auteur de The Army of Flanders and the Spanish Road18 a probablement eu une influence sur le livre. Dès sa phase initiale, Giant fut conçu pour une diversité de lecteurs pouvant avoir des parcours et des besoins très différents, notamment pour des historiens militaires généralistes recherchant une certaine compréhension des institutions et des pratiques militaires sous Louis XIV pour compléter leur connaissance générale de leur champ de recherche, ou des historiens français également généralistes cherchant à se faire une idée de cet aspect-là du règne de Louis XIV. Je l’ai conçu comme un ouvrage susceptible de fournir des bases de connaissances suffisantes, et pas nécessairement comme préalable à une étude plus approfondie. Un commentateur a avantageusement décrit Giant « comme une encyclopédie du savoir militaire, comportant des sections admirablement claires sur l’administration, l’approvisionnement, la hiérarchie, le corps des officiers, le recrutement, les mœurs et mentalités, les milices, la discipline, les armes, les formations de combat, l’artillerie, les exercices, la logistique, les tactiques, la stratégie sur le champ de bataille, les techniques de siège, les fortifications, et plus encore19 ». L’ouvrage était, dans mon idée, effectivement destiné à devenir un livre de référence rassemblant, pour une bonne part, des connaissances déjà établies par ailleurs. Un travail de fouille approfondi dans les archives n’eût pas été réalisable pour tous les sujets traités dans l’ouvrage. Pour cela, il eût fallu vivre plusieurs vies.

20Écrire Giant n’était pas faire acte d’arrogance ; en réalité, on pourrait parler d’imprudence… Quoi qu’il en soit, cela requérait une certaine forme de courage. Vouloir assumer tant de choses dans un seul volume, c’était prendre le risque de traiter inégalement les différentes parties du sujet et, selon toute probabilité, de passer un peu trop vite sur certains aspects qui importeraient davantage à d’autres chercheurs. Dissuadé par ma précédente expérience de me plonger à nouveau dans les comptes de la monarchie, et guidé par l’idée que les aspects purement militaires de l’armée avaient été largement négligés jusque-là par la recherche académique, j’avais décidé de me focaliser sur le volet militaire. Naturellement, il y a ceux pour qui les questions primordiales résident ailleurs, dans les finances ou l’administration de l’État par exemple, et ceux-là trouvèrent sans doute beaucoup à y redire. C’est ainsi.

21Je faisais en sorte d’avoir toujours à l’esprit le conseil que je donnais à mes étudiants, à savoir que l’écriture de l’histoire doit toujours être abordée avec le courage d’être imparfait. Ce courage revêt deux aspects. Le premier, c’est la prise de conscience du fait que la perfection n’existe pas dans ce domaine. Au cours de ma vie, j’ai connu de nombreux chercheurs, et vous en avez connu aussi sans doute, qui recherchaient la perfection dans leur travail parce qu’ils avaient peur soit de possibles lacunes soit de prêter le flanc à la critique. Et cette quête de certitude et d’infaillibilité les paralysait, si bien qu’à l’arrivée ils n’ont jamais publié le futur chef-d’œuvre. La deuxième forme de courage, c’est d’admettre, une fois que vous vous êtes mis officiellement à la tâche, que vous pouvez avoir tort sur tel ou tel point, de détail ou d’importance. Se défendre comme si l’on était infaillible, c’est être, justement, faillible. Il ne faut pas voir dans ces propos une manière d’excuser négligence, ignorance ou bêtise. Mais cette attitude me permettait d’entreprendre un projet dont j’avais décidé qu’il se trouvait hors de portée, au-delà de mes capacités, et peut-être même de celles de quiconque.

  • 20  Roger Mettam dans The Times Literary Supplement, 18 juin 1998, Jean Chagniot dans les Annales, mar (...)
  • 21  La critique la plus accablante vint de Guy Rowlands dans sa double recension de Giant et The Wars (...)
  • 22  Recension de Jean Chagniot dans Annales, mars-avril 1999, p. 378.

22Ce qui attira l’attention de la critique sur Giant lors de sa parution en 1997 fut probablement son ambition, à savoir l’ampleur du sujet embrassé par l’ouvrage, de même que l’accueil très favorable qu’il reçut, y compris dans des médias comme le Times Literary Supplement, les Annales, ou la revue Histoire par le truchement d’historiens de renom comme Roger Mettam, Jean Chagniot ou Joël Cornette. Le livre fut également salué par William Beik20. Il y eut, néanmoins, des critiques moins favorables, dont certaines étaient justifiées, tout au moins du point de vue de ceux qui en étaient les auteurs21. Je fus un peu piqué au vif par les comptes rendus négatifs, mais courage mon vieux, n’est-ce pas ? Avec la plus grande courtoisie, Jean Chagniot souligna certaines faiblesses du livre en comparant Giant au superbe ouvrage de Parker The Army of Flanders and the Spanish Road. Chagniot qualifia Giant de projet « ambitieux », précisant que « la réalisation [en était], pour cette raison, un peu moins impeccable ». J’aurais plaidé coupable pour de plus grands péchés que celui d’avoir réalisé un travail « un peu moins impeccable22 » !

23Je n’ai pas l’intention ici de vous faire perdre votre temps en prenant la défense de Giant contre ses détracteurs, et en réalité ces derniers se révélèrent d’une grande utilité pour moi. Dans The Wars of Louis XIV, j’annonçais que Giant et Wars n’étaient que les deux premiers volumes d’une trilogie dont le troisième, encore à venir, serait centré sur la guerre et la formation de l’État en France. Peut-être la meilleure décision que j’ai prise au cours de ma carrière fut-elle d’écrire Giant, mais assurément la seconde a été de ne pas écrire le troisième volume de cette trilogie. Par ailleurs, l’inconstance de mes centres d’intérêt me menait déjà vers d’autres horizons, ceux du genre et de la culture.

24Je savais depuis le début que Giant risquait d’avoir une longévité plus que brève. « Finalement, avais-je écrit, si ce livre rencontre un certain succès, j’aurai au moins stimulé les recherches futures qui le rendront obsolète. Il s’agit en quelque sorte d’une mission-suicide. » Cependant, cette assertion même était trop ambitieuse. On ne peut porter au crédit de Giant les travaux qui ont été publiés ultérieurement, du simple fait que beaucoup d’entre eux étaient déjà en préparation avant la parution de Giant, et qui peut dire ce qui a inspiré les travaux de tel ou tel chercheur ? Je me contenterais donc d’expliquer ce qui a suscité mon intérêt, et c’est l’objet de mon intervention de ce jour.

25De sa conception à sa mise en forme, il m’a fallu dix ans pour effectuer les recherches nécessaires et écrire Giant, et, dans l’intervalle, j’ai beaucoup appris, sur de nombreux aspects de la question dont je n’avais pas conscience au départ mais également sur ceux que je pensais maîtriser.

26Prenons la question qui m’a tant accaparé intellectuellement depuis les années 1970, à savoir la taille de l’armée, susceptible d’abord de donner de nouvelles perspectives sur la Révolution française, puis comme mesure des changements militaires intervenus sous Louis XIV. En consultant les archives pour Giant, j’ai exhumé des documents inédits aux Archives nationales, à la Bibliothèque nationale et aux Archives de Vincennes qui se sont ajoutés à ma documentation initiale sur la taille théorique de l’armée. Et, comme vous le savez probablement déjà, j’ai découvert des documents à Paris et en province qui m’ont permis de revoir et d’actualiser mes estimations quant aux effectifs militaires réels. La croissance de l’armée en temps de guerre, notamment, a de quoi impressionner.

  • 23  James Wood, The King’s Army. Warfare, Soldiers and Society During the Wars of Religion in France, (...)

27Cependant, j’ai aussi appris que se contenter d’additionner des chiffres ne permettait de révéler qu’une partie seulement de la révolution en cours. En m’efforçant d’établir des comparaisons avec les forces françaises présentes sur le terrain avant que Louis XIV n’ait pris les rênes du pouvoir, je me suis servi, avec son accord, de la documentation de James Wood, qui n’allait pas publier son excellent ouvrage, The King’s Army, avant l’année 199623. Il s’est montré d’une extrême gentillesse, me faisant parvenir des copies de documents précieux. Et, surtout, il me démontra que si les pics d’effectifs sont importants, d’autres éléments comptent tout autant – peut-être davantage encore. Il souligna le caractère temporaire des armées durant les guerres de Religion, la façon dont leurs effectifs croissaient, culminaient avant de se dissoudre dès que les circonstances changeaient et/ou que les finances s’effondraient. En d’autres termes, la nature des institutions et les pratiques militaires différaient tout autant que le maximum des effectifs en temps de guerre.

  • 24  John A. Lynn, « The Evolution of Army Style in the Modern West, 800-2000 », International History (...)
  • 25  Erik-Jan Zürcher (dir.), Fighting for a Living : A Comparative History of Military Labour, 1500-18 (...)

28Un autre éclairage me fut tout aussi profitable. Il me fallait replacer les forces armées françaises dans le contexte de cette évolution militaire, à la fois au regard de la qualité des effectifs que de leur quantité, et je m’aperçus que le changement qualitatif des troupes rendait leur changement quantitatif d’autant plus impressionnant. À la lumière de cette révélation, je publiai un article, le plus important que j’aie écrit à ce jour : « The Evolution of Army Style in the Modern West, 800-200024. » Il découlait entièrement de Giant, et y fut réintroduit ensuite dans le chapitre sur les contextes du changement militaire. L’influence de cet article sur les études historiques et au sein de la science politique fut plutôt gratifiante, puisqu’elle s’étend même à un ouvrage sur les mercenaires paru récemment, Fighting for a Living, édité par Erik Jan Zürcher, un projet collectif mené sous les auspices de l’International Institute of Social History25. Et pour la défense de ma paroisse, celle d’une vision resserrée de l’histoire, j’ajouterais que ma typologie des stades de l’évolution requérait une connaissance, je dirais même une connaissance profonde, de l’histoire des forces armées dans le temps, le genre de savoir qui permet d’étayer les jugements comparatifs (bien sûr, je pourrais battre ma coulpe pour n’en avoir pas pris pleinement et plus tôt conscience, puisque j’avais déjà publié sur les forces françaises au xvie siècle). Dans ce cas-là, l’analyse resserrée permet de produire une sorte d’échantillon de base transpériodique. Signalons également que l’article bénéficia aussi des échanges nourris que j’ai eus avec d’autres historiens partageant les mêmes vues que moi, en particulier Clifford Rogers, qui émit l’idée que « l’armée mercenaire médiévale » se situait quelque part entre la « féodalité » et le « contrat collectif ». En fait, mon travail revêt toujours une forme collaborative, soit dans des échanges directs soit au travers de ce que d’autres historiens ont publié ou m’ont enseigné.

  • 26  John A. Lynn, « Revisiting the Great Fact of War and Bourbon Absolutism : The Growth of the French (...)
  • 27  Jean Chagniot, Guerre et société à l’époque moderne, Paris, PUF, 2001, p. 289. Dans notre correspo (...)

29Permettez-moi d’ajouter un dernier commentaire sur les chiffres, qui ont toujours été au centre de mes préoccupations. Il m’a fallu les revoir entièrement depuis la parution de Giant. Cette révision a trouvé sa place dans un recueil d’articles réunis à la suite d’un colloque qui s’est tenu à Madrid en 2005, et dont le volume est paru l’année suivante26. Les découvertes exposées dans cet article sont plus spectaculaires encore que dans Giant, et ceux d’entre vous qui souhaitent utiliser mes calculs relatifs aux effectifs militaires doivent consulter cet article. Il intègre les travaux de Wood sur les guerres de Religion (2002), de Parrott sur la guerre de Trente Ans (2001), ainsi qu’une réinterprétation, suivant les recommandations de Jamel Ostwald, d’un document essentiel selon lequel l’armée française atteignit sa taille la plus importante durant la guerre de Neuf Ans, non en 1696, comme je l’avais suggéré, mais en 1693. Pour en venir directement au résultat, ces ajouts et ces corrections abaissent mon estimation de la taille de l’armée au milieu du siècle de 125000 hommes, nombre avancé dans Giant, à 80000, ou peut-être 90000, et rehaussent en revanche le pic de temps de guerre qui passe de 340000 à 360000 hommes de troupe. Sur un plan purement mathématique, cela signifie que les effectifs ne sont plus multipliés par 2,7 après 1660, comme je l’avançais dans Giant, mais par 4,5. Jean Chagniot a par ailleurs avancé, dans son ouvrage intitulé Guerre et société à l’époque moderne, que j’avais trop sous-évalué la taille de l’armée sous le règne de Louis XIV27. Je maintiens mes positions, avec tout le respect que je lui dois, mais si c’est lui qui a raison sur ce point, cela signifie que l’armée s’est accrue plus fortement encore. Dans tous les cas, même si l’on s’en tient à la thèse d’un coefficient de croissance de 4,5, on obtient, par rapport aux proportions antérieures, une expansion de l’armée environ deux fois supérieure à celle qu’elle connut sous la Révolution, une expansion qui ne serait seulement égalée que deux siècles plus tard, durant la Première Guerre mondiale, à une époque où la population avait doublé par rapport à celle de 1700.

  • 28  John A. Lynn, « The Battle Culture of Forbearance, 1660-1789 », dans Wayne E. Lee (dir.), Warfare (...)

30Pour en revenir à Giant, j’aimerais, sans vouloir dresser le catalogue de tout ce que j’y ai exposé, également souligner à quel point mes découvertes étaient liées à mes recherches antérieures – je veux dire avant que mon attention soit entièrement focalisée sur Giant – par une sorte de parenté ou d’hérédité intellectuelle. M’étant fortement intéressé à la mentalité et au style de combat des soldats sans-culottes dans Bayonets, je m’orientai naturellement vers ces aspects-là des troupes de Louis XIV, et cela aboutit à une description de ce que j’ai appelé la « culture de l’endurance au combat28 ». Ma prise en considération des innovations technologiques réalisées sous le règne de Louis XIV s’inspirait elle aussi de mes recherches sur les armées révolutionnaires. Et si j’accordais une importance particulière à l’introduction de l’artillerie de nouvelle invention après la guerre de Hollande, et son abandon ultérieur, c’est précisément en raison de ce que j’avais appris sur le système Gribeauval, adopté pour la première fois par les Français en 1765 et largement utilisé durant les guerres révolutionnaires. Enfin, comment un historien ayant écrit un livre intitulé, en français, Les Baïonnettes de la République, pourrait-il ne pas s’intéresser aux nouvelles baïonnettes à douille du Roi-Soleil ? Tant la nouvelle artillerie que les baïonnettes à douille pouvaient s’avérer riches d’enseignements sur les innovations militaires de l’époque. Malheureusement il m’est impossible de m’étendre davantage ici sur ces questions relativement complexes. Lisez le livre !

  • 29  Hervé Drévillon, L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005.
  • 30  William Beik, « The Absolutism of Louis XIV as Social Collaboration », Past and Present, n° 188, a (...)

31Je pourrais continuer ainsi longtemps à discourir sur ce que d’aucuns considèreraient comme des points de détail de l’histoire militaire. J’ajouterai simplement qu’en dépit du fait que j’ai contourné intentionnellement l’aspect financier de la guerre dans Giant, du moins dans ses détails, j’y ai contribué à mettre en lumière une chose que d’autres que moi ont jugé d’importance, à savoir que la croissance révolutionnaire de l’armée n’a pas eu pour effet d’entraîner un changement aussi révolutionnaire au niveau du gouvernement central, et cela en partie du fait que l’armée bénéficiait de ressources mobilisées à quatre niveaux : les taxes prélevées par le gouvernement et le crédit, les sources provinciales et municipales, les impositions de guerre (contributions) levées par le gouvernement en temps de guerre auprès de populations neutres, voire hostiles, et enfin la fortune et le crédit du corps des officiers utilisés pour l’entretien de leurs propres unités. Mes estimations des ressources provinciales et municipales, jugées trop élevées, ont fait l’objet de critiques. Je n’ai pas la prétention d’avoir produit des chiffres parfaitement exacts, ayant simplement acquis la conviction que ces ressources représentaient une part substantielle des finances de l’armée. Nous disposons aujourd’hui de la remarquable étude d’Hervé Drévillon sur le corps des officiers, L’Impôt du sang, qui atteste de la charge financière qui reposait sur les épaules des officiers29. Espérons que des chercheurs consacreront une étude approfondie à la question des contributions ; elles comptaient certainement pour beaucoup. Mais en s’appuyant sur des fonds provinciaux, sur les contributions et sur le corps des officiers, l’Ancien Régime ne semble pas avoir mobilisé ses troupes d’une façon particulièrement moderne. William Beik, cet éminent critique des concepts traditionnels d’absolutisme, s’est montré très intéressé par cette méthode de financement protéiforme d’une force militaire en pleine croissance dans son compte rendu de Giant en 1999, et en 2005, dans un article de synthèse, il affirme que « l’apport le plus important à notre connaissance de l’absolutisme français réside dans ce “Géant du Grand Siècle” qu’est l’armée30 ». Il a d’ailleurs la gentillesse de m’en créditer, aux côtés de David Parrott et de Guy Rowlands, nous appelant les trois mousquetaires de ce voyage savant dans le temps.

  • 31  Williamson Murray, MacGregor Knox et Alvin Bernstein (dir.), The Making of Strategy : Rulers, Stat (...)

32Puisque nous parlons ici du roi Louis XIV et de ses guerres, je voudrais dire quelques mots sur le second livre de cette trilogie qui ne sera jamais achevée, Les Guerres de Louis XIV. Je n’ai pas eu l’idée d’écrire cet ouvrage, ce travail m’ayant été proposé par Hamish Scott qui, avec Bruce Collins, dirige la collection d’histoire militaire de Longman, devenu Routledge, « Modern Wars in Perspective ». Il avait appris que je travaillais au manuscrit de Giant par son ami Geoffrey Parker, et entra en contact avec moi pour évoquer un possible livre sur les guerres de Louis XIV. Peut-être avait-il aussi lu mon premier article, paru dans un ouvrage collectif, The Making of Strategy31. En tout cas, je lui répondis qu’il vaudrait probablement mieux laisser à un historien aguerri, notamment sur la question des relations internationales, le soin de traiter un tel sujet dans une monographie conséquente, et qu’au contraire mon point fort était les institutions et les pratiques militaires. Mais Hamish persista, et son projet me semblait intrigant. Aussi acceptai-je, mais seulement à la condition que lui et mon collègue de l’État de l’Ohio, John Rule, lisent chaque mot du manuscrit pour s’assurer que je n’étais pas trop confus sur les questions diplomatiques, sur les facteurs personnels et les affaires de cour, qui pouvaient influer sur les décisions royales.

33Comme ce fut le cas avec Giant, The Wars of Louis XIV était un livre inédit, ou tout au moins la première étude approfondie sur les guerres de Louis XIV considérées sous l’angle des opérations militaires et sur une longue durée. Il me fallait en outre faire preuve d’un fort esprit de synthèse ; il était absolument hors de question d’aller fouiller dans les archives pour commenter chaque bataille, chaque siège, chaque négociation. Et cela ne s’avérait pas non plus nécessaire au vu du public visé. Je me laissai gagner par l’enthousiasme à l’idée de réaliser une telle synthèse, et d’enrichir par la même occasion mon propre savoir.

34D’une part, cela m’obligeait à prendre en considération la dimension navale bien plus que je ne l’avais fait jusqu’ici, ayant pendant des décennies cherché à garder les pieds au sec. Si le lecteur a pu découvrir deux choses dans ce livre, je dirais qu’il s’agit d’abord de l’idée de la guerre comme processus, et ensuite de celle d’une réorientation défensive de Louis XIV après la guerre de Hollande. La première permettait d’expliquer la nature et le rythme de la guerre au Grand Siècle à ceux dont les idées sur l’art de la guerre étaient très influencées par la période allant des guerres napoléoniennes à la Deuxième Guerre mondiale. À la différence de la conception de la guerre comme histoire-bataille, la guerre comme processus se caractérise par la nature indécise de la bataille et du siège, le rythme lent des opérations, une volonté ferme d’alimenter la guerre par la guerre, le puissant rôle de l’attrition et l’accent très largement porté sur un processus de négociation diplomatique jamais rompu. L’idée d’actions défensives menées à mauvais escient par Louis XIV après la guerre de Hollande était déjà présente dans les débats, bien qu’elle fût controversée, et qu’elle le soit d’ailleurs toujours. Il me semble qu’elle est d’importance pour bien comprendre les Réunions, les préparatifs de la guerre de Neuf Ans et les revirements sans fin de Louis XIV ainsi que la réponse de Guillaume III, qui conduisit tout droit à la guerre de Succession d’Espagne. Embrasser un sujet d’une telle ampleur en 400 pages de texte relevait, encore une fois, de la gageure, et se traduisit nécessairement par un travail « un peu moins impeccable ».

35Je compte fermement que nous-mêmes ou d’autres que nous poursuivrons l’étude des guerres de Louis XIV. Si je devais suggérer des pistes de recherche, l’une d’elles serait d’examiner « l’illusion de la guerre courte », et une autre serait de creuser l’hypothèse selon laquelle l’armée du Roi-Soleil favorisa l’émergence de la France en tant qu’entité politique. Le fait que l’on s’attendait à une guerre de courte durée, que ce soit dans le cas de la guerre de Hollande ou dans celui de la guerre de Neuf Ans, n’est d’ailleurs pas propre à l’époque de Louis XIV : ces prévisions erronées ont perduré jusqu’à aujourd’hui, on l’a vu par exemple avec la guerre civile américaine, la Première Guerre mondiale ou encore la seconde guerre du Golfe en 2003. Il peut paraître assez curieux que cette idée de guerre courte ait germé à l’époque où la guerre était avant tout un processus. Dans Les Guerres de Louis XIV, j’ai émis l’hypothèse que, quels qu’aient été ses objectifs initiaux, Louis XIV évolua dans sa façon de penser afin de s’adapter à cette psychologie de la guerre comme processus, ce qui m’a valu quelques critiques. Peut-être ces critiques étaient-elles justifiées, mais cette question demanderait à être creusée davantage.

36Je m’interroge également sur le fait que l’armée ait pu contribuer à produire une certaine idée de la France, pas un véritable nationalisme, mais au moins l’idée que la France existait. En premier lieu, lorsque l’armée cessa de ponctionner les ressources du peuple français comme moyen d’existence et de dédommagement, et s’assigna la mission de défendre les frontières, elle devint le symbole d’un régime plus bienveillant et plus positif. Mais plus encore, on peut se demander quelles ont pu être les implications à long terme de l’extension du service militaire par les Bourbons à tant de leurs sujets, et de l’obligation qui était faite aux régiments ainsi constitués d’arpenter le territoire français de long en large. Ma femme et moi avons suivi les traces d’un soldat français de basse extraction, quoique un peu exceptionnel : Marie Magdelaine Mouron, une femme qui prit une identité masculine et servit dans les rangs de l’armée de 1690 à 1696. Née en Picardie, elle s’enrôla à Montreuil, marcha vers le sud jusqu’à Sisteron, quitta le régiment pour des raisons qui restent floues, se réenrôla comme dragon à Avignon, combattit en Espagne durant le siège de Rosas, puis demeura en garnison à Collioure, avant d’être démasquée en tant que femme et licenciée. Elle réussit à rentrer dans le Nord, d’une façon ou d’une autre, et se réenrôla à Saint-Omer en 1696. Elle déserta, craignant que l’on découvrît à nouveau son identité. Après avoir rejoint Aire à pied, elle tenta de s’enrôler une fois encore, mais fut reconnue comme déserteur. Il est difficile d’imaginer qu’une personne jeune et de basse extraction aurait pu voir autant de pays s’il, ou plutôt elle dans ce cas, ne s’était pas enrôlée dans l’armée. Retracer les déplacements des régiments nous permettrait de mieux comprendre comment les Français de la classe laborieuse, les petites gens, découvrirent de leurs propres yeux à quel point la France était grande. Le vagabondage de l’armée avait au moins cette vertu !

*

37Je commence moi-même à laisser mon esprit vagabonder, aussi vais-je mettre un terme à mes propos. Pour preuve que nous ne sommes pas les seuls ici à reconnaître toute l’importance de l’évolution et du développement de l’armée française, j’aimerais mentionner la nouvelle Histoire de la Guerre de West Point, un projet de recherche dirigé par l’Académie militaire des États-Unis de West Point. Il s’agit d’un nouveau manuel d’histoire militaire qui doit revêtir une forme entièrement numérique, bien qu’il soit prévu d’en imprimer un certain nombre d’exemplaires. Les chapitres sont des « applications » que les étudiants téléchargent sur leur iPad et autres supports électroniques. Les cartes sont animées, l’iconographie abondante et admirable, et les quarante-neuf auteurs ont été choisis pour leurs compétences. Jamel Ostwald et moi-même faisons partie de l’équipe. À la différence des précédents manuels d’histoire militaire utilisés à Westpoint, trois chapitres de cet e-book sont dédiés aux guerres de Louis XIV, et celui que j’ai rédigé, « L’armée française de Louis XIV jusqu’en 1688 », traite de la guerre de Hollande, mais il est principalement centré, suivant les orientations des directeurs de publication, sur les évolutions et réformes de l’armée sous Louis XIV et les Le Tellier. Il me semble que nous avons ici dit l’essentiel sur ce Giant of the Grand Siècle.

Notes

1  John A. Lynn, Giant of the Grand Siècle : the French Army, 1610-1715, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 ; The Wars of Louis XIV, 1667-1714, Londres, Longman, 1999 (Les guerres de Louis XIV, 1667-1714, Paris, Perrin, 2010).

2  « L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. D’expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait. Au lecteur d’apprécier ce que le résultat apporte de renouvellement aux genres éprouvés de la mémoire personnelle et d’approfondissement dans l’intelligence du temps » (Pierre Nora [dir.], Essais d’égo-histoire, Paris, Gallimard, 1987).

3  J’ai écrit sur la situation difficile de l’histoire militaire et la nécessité de progresser sur ce terrain. Voir John A. Lynn, « Military History in the Classroom : A Strategy for Enrollments », Military Affairs, décembre 1979, p. 202-204 ; « Clio in Arms : The Role of the Military Variable in Shaping History », Journal of Military History, janvier 1991, p. 83-95 ; et surtout « The Embattled Future of Academic Military History », Journal of Military History, 61, n° 4, octobre 1997, p. 777-789.

4  John J. Miller, « Sounding Taps : Why military history is being retired », National Review, 58, n° 18, 9 octobre 2006 ; David A. Bell, « Casualty of War : Military history bites the dust », The New Republic, 236, n° 15, 7 mai 2007 ; et Justin Ewers, « War Sells, but not in Class : Despite its appeal, fewer colleges are teaching military history », US News & World Report, 144, n° 18, 23-30 juin 2008. La seule méprise dans ces articles est qu’ils considèrent le statut peu enviable de l’histoire militaire comme un nouveau phénomène, alors qu’il remonte au moins au début du xxe siècle.

5  John A. Lynn, The Bayonets of the Republic. Motivation and Tactics in the Army of Revolutionary France, 1791-94, Boulder, Westwiew Press, 1996.

6  John A. Lynn, The French Wars, 1667-1714. The Sun King at War, Oxford, Osprey, 2002.

7  John A. Lynn, Battle. A History of Combat and Culture, Boulder, Westview Press, 2003 (De la guerre. Une histoire du combat des origines à nos jours, Paris, Tallandier, 2006).

8  John A. Lynn, Women, Armies and Warfare in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

9  La conférence donnée par John Lynn à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne le 23 novembre 2015 (« On terrorism ») est visible sur la chaîne Youtube de l’Institut Guerre et Paix en Sorbonne.

10  Carlo M. Cipolla, Guns, Sails, and Empires : Technological Innovation and European Expansion, 1400-1700, New York, Pantheon Books, 1965.

11  Michael Roberts, The Military Revolution, 1560-1660, Belfast, M. Boyd, 1956.

12  « French Armor, 1940 », Military Review, décembre 1967, p. 78-84.

13  Ernest Labrousse, La Crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, 1944.

14  André Corvisier, L’armée française de la fin du xviie siècle au ministère de Choiseul : le soldat, Paris, PUF, 1964.

15  « The Growth of the French Army during the Seventeenth Century », Armed Forces and Society, été 1980, p. 568-585.

16  Geoffrey Parker, The Military Revolution. Military Innovation and the Rise of the West, 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

17  John A. Lynn (dir.), The Tools of War : Ideas, Instruments, and Institutions of Warfare, 1445-1871, Urbana, University of Illinois Press, 1990 ; Feeding Mars : Logistics in Western Warfare from the Middle Ages to the Present, Boulder, Westview Press, 1993.

18  Geoffrey Parker, The Army of Flanders and the Spanish Road, 1567-1659, Cambridge, Cambridge University Press, 1972.

19  William Beik, The Journal of Interdisciplinary History, 30, n° 1, été 1999, p. 123.

20  Roger Mettam dans The Times Literary Supplement, 18 juin 1998, Jean Chagniot dans les Annales, mars-avril 1999, et Joël Cornette dans L’Histoire, janvier 1998. D’une certaine manière, le commentaire le plus gratifiant vint de William Beik. Dans The Journal of Interdisciplinary History (art. cit.), il écrit : « Lynn propose des éclairages nouveaux et nuancés sur les origines militaires de l’absolutisme, la nature de la révolution militaire et la prétendue modernité de l’armée de Louis XIV » (p. 122) ; « il atteint son objectif qui est de nous obliger à nous confronter directement à l’importance numérique de son armée » (p. 123).

21  La critique la plus accablante vint de Guy Rowlands dans sa double recension de Giant et The Wars of Louis XIV qui parut dans French History, 14, n° 4, décembre 2000, p. 450-454.

22  Recension de Jean Chagniot dans Annales, mars-avril 1999, p. 378.

23  James Wood, The King’s Army. Warfare, Soldiers and Society During the Wars of Religion in France, 1562-76, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; David Parrott, Richelieu’s Army. War, Government and Society in France, 1624-1642, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

24  John A. Lynn, « The Evolution of Army Style in the Modern West, 800-2000 », International History Review, 18, n° 3, août 1996, p. 505-545.

25  Erik-Jan Zürcher (dir.), Fighting for a Living : A Comparative History of Military Labour, 1500-1800, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2014. Mon article de 1996 est devenu un élément central dans la conception de ce volume, dont le directeur fut assez aimable pour faire l’éloge de ce papier (« Une manière d’englober ces différents phénomènes est celle employée par John Lynn dans son travail fondateur sur les développements des armées européennes »).

26  John A. Lynn, « Revisiting the Great Fact of War and Bourbon Absolutism : The Growth of the French Army during the Grand siècle », dans Enrique Garcia Hernán et Davide Maffi (dir.), Guerra y sociedad en la monarchia hispanica : Política, estrategia y cultura en la Europa moderna (1500-1700), Madrid, Ediciones del Laberinto, 2006, vol. 1, p. 49-74.

27  Jean Chagniot, Guerre et société à l’époque moderne, Paris, PUF, 2001, p. 289. Dans notre correspondance, après la publication du livre, nous en avons débattu. Il a avancé que mes estimations sur la force réelle des bataillons correspondaient à celle du début du printemps, alors que les régiments n’avaient pas encore atteint leur effectif complet de campagne. J’ai répondu que ces calculs s’appuyaient sur différentes périodes de l’année, et je campe sur mes positions, même si j’ai le plus grand respect pour lui et apprécie ses remarques. Je renvoie ici à l’article du colloque de Madrid.

28  John A. Lynn, « The Battle Culture of Forbearance, 1660-1789 », dans Wayne E. Lee (dir.), Warfare and Culture in World History, New York, New York University Press, 2011, p. 89-114.

29  Hervé Drévillon, L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005.

30  William Beik, « The Absolutism of Louis XIV as Social Collaboration », Past and Present, n° 188, août 2005, p. 212. Dans cet état de la question fondamental, il exprime un intérêt particulier pour mes conclusions sur le fait que l’armée était soutenue financièrement de quatre manières : « La vision multidimensionnelle de l’armée que propose Lynn est novatrice. Il ne faut pas penser la monarchie, affirme-t-il, comme un simple agrégat d’institutions centrales destinées à lever des impôts pour les redistribuer, du fait de ses trois autres dimensions. Il y avait d’abord les acteurs régionaux – états provinciaux, receveurs et financiers – qui collectaient et distribuaient les fonds en semi-autonomie. Ensuite il y avait l’armée elle-même, sorte d’État dans l’État. Au lieu d’assurer la subsistance des troupes par le pillage et les réquisitions, les armées mettaient désormais en place des gouvernements provisoires dans les zones occupées, faisant commerce des laissez-passer et exemptions de taxes locales et collectant des impôts qui allaient désormais tout droit dans les coffres de l’État au lieu d’être détournés par les soldats. Lynn affirme que dans les années 1690, le quart du coût de la guerre terrestre était couvert par ces “contributions”, même si Rowlands considère que cette estimation est trop haute. Troisièmement, les fonds privés provenant des fortunes personnelles des officiers de l’armée : ces derniers dilapidaient parfois des héritages entiers pour entretenir leurs propres compagnies – c’est le processus mis en lumière par Parrott. Rowlands affirme que ces fonds privés contribuaient à hauteur de 14 % au coût total de la guerre, mais pour Lynn ils représentaient 25 à 30 % de son financement, s’apparentant à un véritable impôt prélevé sur la noblesse. L’importance de ce phénomène doit être pris en compte, au regard de l’exemption de taxes dont bénéficiait traditionnellement la noblesse » (p. 215).

31  Williamson Murray, MacGregor Knox et Alvin Bernstein (dir.), The Making of Strategy : Rulers, States, and War, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, chap. 7, « A Quest for Glory : The Formation of Strategy under Louis XIV, 1661-1715 », p. 178-204.

Auteur

Professeur émérite à l’université d’Illinois, est l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la guerre et notamment de l’armée française du xviie siècle. Il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels The Bayonets of the Republic : motivation and tactics in the army of revolutionary France, 1791-1794 (University of Illinois Press, 1984), Giant of the Grand Siècle : the French Army, 1610-1715 (Cambridge University Press, 1998), De la guerre : une histoire du combat des origines à nos jours (Tallandier, 2006), Women, armies and warfare in early modern Europe (Cambridge University Press, 2008) et Les guerres de Louis XIV, 1667-1714 (Perrin, 2010).

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