1L’histoire des ingénieurs a été marquée depuis une génération par des travaux majeurs, parmi lesquels ceux d’Hélène Vérin ont joué un rôle majeur dans la compréhension de l’intelligence technique à l’époque moderne1. L’enjeu de ce volume collectif est de présenter un panel de recherches qui approfondissent cette thématique. Loin de la figure du génie d’exception, il s’agit d’analyser la professionnalisation de l’ingénieur comme reposant à la fois sur une formation spécifique – en rien figée et au contraire, perméable aux demandes du Politique – et sur de multiples interactions avec d’autres porteurs de savoirs, au gré de mobilités tant sociales que géographiques.

2Si l’histoire des savoirs, des méthodes et des instruments de travail des ingénieurs a fait l’objet de nombreuses études au cours des deux dernières décennies, les parcours de ces hommes de terrain restent en effet, largement méconnus. Ce constat est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de comparer les itinéraires s’inscrivant dans des institutions ou dans des États différents. Au service des princes, des villes, des autorités régionales, les ingénieurs ont progressivement obtenu du xv^e au xviii^e siècle une reconnaissance personnelle puis collective par corps spécialisés (armée, ponts et chaussées, cartographie, mines etc.), évolution aujourd’hui bien connue, mais pour chaque ingénieur l’inscription dans un modèle dominant de clientélisme, de validation des compétences, de rétribution des travaux, de mise en scène de ses savoirs est à mettre en évidence. Faire connaître et reconnaître ses savoirs et savoir-faire pour obtenir une commande, la réalisation d’un projet, la direction d’un chantier, passe par différentes voies pendant ces quatre siècles.

3En dehors de rares études prosopographiques2 ou de portraits consacrés à des figures charismatiques de techniciens3, les ingénieurs qui sont à l’œuvre au quotidien demeurent des hommes de l’ombre4. Différents pans de leur histoire restent à écrire : leurs origines sociales et géographiques, le processus de recommandation, les formes d’apprentissage, l’entrée dans la carrière, l’avancement, les mutations ou encore les chantiers qu’ils dirigent.

4Ces carrières sont indissociables de mobilités, constitutives de l’identité des ingénieurs, qu’il s’agisse des pérégrinations justifiées par les demandes princières et les recherches de patronage, de la construction d’un habitus professionnel du voyage, d’entreprises éditoriales ou encore de transferts de modèles éducatifs5. Si le cas italien a fait l’objet d’études renouvelées6, bien d’autres circuits sont aussi analysés actuellement, par exemple dans les territoires sous domination espagnole, en Méditerranée, dans le Saint-Empire, dans l’Empire ottoman, en Russie ou encore, entre l’Angleterre et le continent7. Enfin, la reconnaissance de la figure de l’ingénieur repose aussi sur des interactions avec d’autres praticiens, ce qui suppose pour les historiens, de considérer les lieux de savoir tels que les chantiers, les mines, les arsenaux, les jardins princiers comme des « trading zones8 ». Une attention particulière est portée aux interfaces avec d’autres professions techniques en plein essor à l’époque moderne, tels que les artilleurs et les cartographes mais aussi avec le monde artisanal, ouvrier et paysan.

5Les auteurs de ce volume proposent d’examiner des mobilités sociales et géographiques des ingénieurs d’une part à travers les conditions d’exercice du métier, d’autre part dans la mobilisation de savoirs sur le terrain (les leurs et ceux d’autres intervenants), enfin au prisme de l’institutionnalisation des formations dans le cadre de configurations nationales.

6La première partie, « compétences et mobilités », regroupe trois contributions qui abordent les stratégies de reconnaissance mises en œuvre par ceux qui ne sont pas toujours appelés ingénieurs mais en ont les fonctions9 avant la constitution des corps d’État au xviii^e siècle. La figure de l’ingénieur émerge du monde des métiers, des arts mécaniques et le terme renvoie aux ruses qu’il est capable d’utiliser pour maîtriser l’universelle contrariété de la nature10. Les cités et principautés des xv^e et xvi^e siècles ont fait appel à ceux qui pouvaient satisfaire des ambitions militaires par l’invention d’engins de guerre, la construction de défenses plus résistantes au feu de l’artillerie, mais aussi embellissaient leurs demeures et leurs jardins, assuraient les adductions d’eau ou l’assainissement des rues. Pour ce faire, ils travaillaient avec les forgerons, les tailleurs de pierre, les charpentiers, les fontainiers mais ils ont imposé leur spécificité en maîtrisant des techniques diverses, le dessin et les mathématiques11. La multiplicité de leurs champs de compétences est une caractéristique des ingénieurs de la première modernité, et Léonard de Vinci reste une figure inégalée12. Les ingénieurs se confondent parfois avec les hommes de guerre quand ils ne sont pas grands mathématiciens comme Tartaglia ou Galilée13, aussi leur souvenir est-il associé à des actions militaires ou à des ouvrages défensifs.

7Tel est le cas de Giulio Savorgnan (1510-1595) étudié par Gilles Grivaud dans le premier article. Cet aristocrate frioulan a réussi à gagner la confiance de la Sérénissime pour ses qualités de capo di guerra et sa fidélité. Sa vie bien documentée atteste de l’importance de sa famille (père et frères) dans l’orientation de sa carrière et dans l’acceptation des responsabilités militaires qui témoignent d’une parfaite connaissance des conditions particulières des différents lieux où il doit intervenir. Entré dans la carrière militaire dès l’âge de 16 ans, il a la responsabilité de la défense de la Terre ferme à 36 ans et l’expertise des fortifications. Ses commandements renouvelés font de lui un des principaux chefs militaires de la république de Venise et à ce titre il est associé aux ingénieurs et responsables des travaux (notamment Sforza Pallavicino) qui doivent concevoir ou améliorer les fortifications terrestres et maritimes. Ses connaissances de la fortification ont été acquises au fil des années, par l’observation, par des échanges et par la lecture des écrits de ses frères. Il put les mettre en œuvre quand il prit la direction du chantier des défenses de Candie pendant deux ans (1563-1564), puis celles de Zara et de Corfou avant de travailler à l’enceinte de Nicosie (mai 1567-juin 1569). Cette réalisation a servi de modèle pour la construction de la place de Palmanova décidée par Venise en 1593 et réalisée par Vincenzo Scamozzi mais avec la participation des proches de Savorgnan. L’homme de guerre avait conçu un modèle de place, fruit de sa longue expérience et de son pragmatisme. Le capo di guerra est devenu architecte militaire.

8Les compétences mathématiques des ingénieurs sont cependant souvent citées comme remarquables et à l’origine de leur distinction par les pouvoirs qui les recrutent. C’est le cas du géomètre et ingénieur Jean Errard de Bar-le-Duc (1554-1610) dont le parcours est présenté par Frédéric Métin qui a soutenu sa thèse de doctorat sur Jean Errard mathématicien, en 2016. Ce dernier met en évidence les lacunes des sources concernant les ingénieurs, même ceux dont la réputation a traversé les siècles. Poser la question de la formation de ce Lorrain protestant permet d’émettre des hypothèses et de rechercher les témoignages de ceux qui l’ont influencé tels Roch Guérini, rencontré lors de ses années d’étude à l’université d’Heidelberg, mais aussi Daniel Specklin, ingénieur allemand. L’auteur se livre, en l’absence d’archives, à une tentative de reconstitution des voyages et des rencontres possibles. La présence d’ingénieurs italiens en Lorraine et surtout à Sedan où Jean Errard a vécu indiquerait avec beaucoup de vraisemblance qu’il a appris d’eux dans le domaine de la fortification. Ses descriptions très précises des places fortes de Hollande et Zélande, laissent penser qu’il les a étudiées sur place. Pour mesurer les influences que les ingénieurs exercent les uns sur les autres, il reste à comparer leurs dessins et leurs projets, examiner chaque détail et notamment pour Jean Errard qui a défendu l’angle droit du bastion, il convenait de rechercher qui d’autre l’a proposé. Cet ingénieur qui a atteint une grande maîtrise de la géométrie et de la fortification et dont les publications lui ont assuré une notoriété est entré au service du roi de France Henri IV et c’est ce dernier emploi et son intervention dans les fortifications d’Amiens et de Bayonne qui ont permis de le connaître14, mais ici, l’approche choisie est plus originale et met en évidence la mobilité comme moyen de la formation.

9Le troisième article permet d’aborder les ingénieurs au service d’une puissance politique particulière. Ils forment le corpus de ceux qui ont, pendant des durées très variables, mis leurs compétences au service d’une monarchie ou d’un prince. Le corps des ingénieurs français a fait par exemple l’objet de deux études15, ainsi que celui des ingénieurs espagnols16. Philippe Bragard a choisi d’étudier les ingénieurs des fortifications au service des Pays-Bas espagnols de 1530 à 1713, sujet de sa thèse de doctorat (1998). Le nombre conséquent d’ingénieurs (380 en ont le titre, sur un total de 458 qui ont fait fonction) pourrait laisser entendre que les informations sur leurs activités, leur formation ou leur appartenance sociale sont très fournies. Ce n’est pas le cas. Comme pour tout ce qui concerne les ingénieurs de la première modernité, peu de renseignements sont consignés dans les archives qui les mentionnent, où ils sont d’ailleurs appelés maîtres, architectes, ingegnaires… De Donato di Boni, originaire de Bergame qui, le premier, reçoit une patente officielle le 8 janvier 1540 à la militarisation progressive du corps au cours de la guerre de Trente Ans, les grandes tendances sont cependant connues et vérifiables. Les ingénieurs italiens ont progressivement laissé la place aux autochtones, sans être absents, notamment après le soulèvement des sept provinces du nord (1567). L’État a progressivement pris en charge la formation des ingénieurs qui répondent aux besoins des armées engagées dans les longs conflits du xvii^e siècle, notamment à l’académie de Bruxelles. Il reste à faire le constat que ces ingénieurs sont très mobiles, soit par nécessité du service (ils sont envoyés dans tous les Pays-Bas espagnols), soit parce qu’ils quittent le pays à la recherche d’un autre employeur ou bien qu’ils soient employés dans d’autres pays en Europe. Ces gyrovagues apprennent au cours de leurs voyages, sur le terrain en travaillant sur les chantiers ou dans les rares lieux d’enseignement (collèges de jésuites, universités spécialisées comme celle de Pont-à-Mousson). Mais c’est bien aussi cette mobilité qui efface souvent leurs traces. Il faut cependant constater que comme en France ou en Espagne, l’endogamie favorise des dynasties d’ingénieurs dans les Pays-Bas espagnols.

10Si les ingénieurs de la première modernité ne forment pas des groupes homogènes et échappent souvent aux recherches, leur influence est mieux connue. Certains États ayant besoin de leurs compétences ont tenté de contrôler leur mobilité géographique dès le début du xviii^e siècle en organisant leur formation, leur recrutement, leur affectation et leur carrière. Ce processus s’est accompagné d’une spécialisation qui n’est pas allée de soi, ni pour eux, ni pour ceux avec qui ils étaient en contact ou en concurrence.

11Le deuxième volet de l’ouvrage concerne le rôle des mobilités dans la mise en œuvre de formes d’intelligence collective, rompant avec l’image d’une toute-puissance des ingénieurs, censés résoudre les contraintes par l’exercice de leur génie, qu’il s’agisse de conception de machines, de gestion des opérations et des personnels ou d’anticipation à partir de connaissances scientifiques, notamment mathématiques. Antoine Picon, en analysant l’identité distinctive des ingénieurs que confortent les dynamiques institutionnelles et politiques, a mis en lumière les tensions d’une part avec les architectes, dans le cas des ingénieurs des Ponts et Chaussées, d’autre part avec les praticiens, les ingénieurs limitant la part de conception des ouvriers sur les chantiers car convaincus de leur mission de guide, au service de l’État17. On sait aussi que lors des opérations de triangulation entre Paris et Greenwich, le fabricant d’instruments Jesse Ramsden était entré en conflit avec l’ingénieur militaire William Roy qui dirigeait l’entreprise, estimant que ce dernier n’était pas compétent pour évaluer les aspects techniques18. Des pistes ont donc été ouvertes, autorisant la mise à distance et l’historicisation des catégories forgées par les acteurs, ne serait-ce que la dénomination d’ingénieur, encore polysémique et appropriée avec une certaine latitude au xviii^e siècle19.

12Qu’en est-il dans ce contexte de la rencontre des ingénieurs avec d’autres corps de métiers ? La domination et le conflit sont-ils les seules modalités ? Si les études sur les ingénieurs ont permis de comprendre les processus de reconnaissance, les stratégies identitaires et les conditions de leur professionnalisation, la question du contact avec les mondes de la pratique reste peu étudiée. Le thème ne va pas de soi tant le discours des ingénieurs a reposé sur une recherche de différenciation avec le commun des techniciens, revendiquant la force de leur esprit, leur capacité d’abstraction et leur érudition, dans un jeu de co-construction des légitimités avec le Politique. Des pistes sont fournies par des études abordant les contacts entre les ingénieurs et le reste de la société, comme l’article de Sébastien Pautet dans ce volume. Ces approches ouvrent sur l’analyse des interactions en termes cognitifs, tant l’intellection, les capacités d’abstraction, les modes de transmission sont passés au premier plan de l’histoire des techniques. Les historiens sont en effet devenus soucieux de mettre en valeur les processus de formation des savoirs techniques, leur genèse au-delà des apprentissages les plus normés et des barrières sociales, les modes d’élaboration au fil des itinéraires individuels ; ils suggèrent que les savoirs techniques, quels qu’ils soient, relèvent d’une pensée comparative, analogique et substitutive, faite d’emprunts, d’hybridations, qu’ils sont une forme de la pensée de synthèse. Ce qui intéresse donc de plus en plus chez les ingénieurs, c’est la mixité des cultures techniques avec d’autres milieux, sans pour autant effacer les tensions et les logiques de pouvoir.

13D’un côté, se pose la question de la capacité des hommes de l’art à passer les frontières du savoir. Non seulement ceux-ci pouvaient collaborer à des entreprises savantes20 mais ils ont aussi développé des formes d’abstraction au fil de leurs pratiques, dont les ingénieurs ont bien pu s’inspirer – du moins des passerelles, en termes de concepts et de langages ont pu exister et nourrir la pensée même des ingénieurs21. Les travaux se sont focalisés sur des productions écrites, traités et actes de la pratique, mais aussi sur la géographie des savoirs, ainsi la notion de « trading zone » employée par Pamela O. Long pour décrire les lieux de savoir dans lesquels transitent des cultures théoriques et pratiques22, au moins pendant la première modernité – mines, chantiers, urbains, arsenaux, etc. Les manufactures et les ateliers privilégiés au xviii^e siècle23, de même que les ports comme le note David Plouviez, et bien d’autres sites sont des hauts lieux de mixité des savoirs, attestant que ces interférences ne s’effacent pas avec la montée de la science académique.

14Qu’en est-il chez les ingénieurs ? L’histoire des hybridations de savoirs et des intermédiations techniques est assez récente24 et fait l’originalité des travaux proposés dans ce livre. La question clé est celle des mobilités, qu’elles soient géographiques ou sociales. Le lien établi entre les mobilités et une définition des savoirs de l’ingénieur en termes d’intelligence collective constitue une perspective novatrice. En effet, les déplacements d’ingénieurs ont plutôt été considérés comme les moyens de créer un habitus professionnel et une identité de corps, permettant de développer des modes de connaissance et de maîtrise du territoire, y compris par le dessin, si présent dans les recueils de voyage des élèves ingénieurs, notamment des Ponts et Chaussées puis des Mines. La première partie de ce volume l’atteste. Aux côtés de cette dimension distinctive de la mobilité, constitutive de leur identité professionnelle, d’autres expériences sont mises en lumière dans ce deuxième volet ; elles révèlent des parcours moins prévisibles, sous la contrainte ou bien pour les besoins du service, en temps de guerre ou de paix, à différentes échelles aussi. On sait que les circulations d’ingénieurs italiens à la Renaissance ont permis des appropriations locales, ainsi entre Agustino Ramelli et Ambroise Bachot au siège de La Rochelle, mais les travaux actuels ouvrent le thème des mobilités aux interférences des ingénieurs avec d’autres milieux, conduisant à interroger l’attribution même du qualificatif d’ingénieur tant dans les « trading zones », les savoirs techniques sophistiqués et inventifs ne sont pas du seul ressort des ingénieurs, tant ceux-ci empruntent aussi des compétences aux praticiens – dont l’expertise est parfois reconnue officiellement comme le note David Plouviez pour des constructeurs de navires. Alors que les mobilités artisanales et les phénomènes migratoires dans le monde du travail ont fortement retenu l’attention ces dernières années, suggérant leur importance dans les capacités d’innovation des acteurs25, le thème est donc plus récent dans l’histoire des ingénieurs en termes de brassages de compétences et d’interactions avec d’autres mondes techniques26.

15L’article de Chandra Mukerji, spécialiste de l’histoire des savoirs du territoire, des aménagements et de la culture technique sous l’Ancien Régime en France, restitue les conclusions de son livre sur le Canal du Midi et éclaire les liens entre mobilités des ingénieurs et intelligence collective27. Loin de considérer le Canal du Midi comme l’œuvre de l’entreprenant Pierre-Paul Riquet ou d’ingénieurs militaires, tel le chevalier de Clerville ou encore l’ingénieur « client » de Riquet, François Andréossy, Chandra Mukerji met en valeur la diversité des acteurs impliqués, y compris les experts temporaires et les sous-traitants, pas tous lettrés, et les ouvriers et paysans, notamment les paysannes des Pyrénées, détentrices de connaissance hydrauliques locales et de savoir-faire transmis de manière latente depuis l’Antiquité. Le chantier du canal est rendu possible grâce aux mobilités des acteurs, les uns ayant sillonné la région ou la France, d’autres ayant séjourné à l’étranger ou venant de l’extérieur, comme de Hollande. L’expérience acquise à travers la mobilité et le caractère temporaire du travail sont les faits marquants de ce chantier. Le temps des déplacements règle le rythme du chantier et en fait un lieu d’interactions techniques, sources d’une « cognition distribuée » qui seule permet de surmonter les nombreuses contraintes naturelles de la région et du tracé, ainsi que les difficultés organisationnelles. Le propos fait écho à des études qui mettent en lumière les limites des connaissances savantes dans la résolution des contraintes28 ou même dans la connaissance des mondes de la pratique, contrairement à une longue tradition valorisant les compétences des ingénieurs et des savants et leur rôle de guide pour des artisans29 – un récit nourri des discours de légitimation des acteurs eux-mêmes. Le cas pyrénéen est riche de prolongements pour la réflexion comme l’inciteraient les études sur les forges à la catalane, sur le long terme, avec tentatives d’appropriation savante par des ingénieurs au xix^e siècle30.

16Au xviii^e siècle, montre David Plouviez, la construction de vaisseaux pour la guerre d’Indépendance américaine se fait grâce aux ports civils et notamment aux constructeurs de Saint-Malo, révélant à nouveau la nécessité pour les ingénieurs de s’adjoindre les compétences de praticiens, y compris les ouvriers du port, particulièrement mobiles et de ce fait, formés à différentes techniques. David Plouviez souligne l’intérêt de comprendre l’histoire de la construction navale par les ingénieurs au xviii^e siècle comme celle d’un dialogue avec d’autres techniciens et de considérer les chantiers tels ceux de Saint-Malo comme des « espaces de négociation technique », dans lesquels s’opère un compromis entre la culture de l’ingénieur et celles des constructeurs et des ouvriers. Dans ce site, comme l’illustre l’itinéraire de l’ingénieur-constructeur Jean-Denis Chevillard, prend place une hybridation des savoirs que l’auteur qualifie de « synthèse haute », suggérant la portée épistémologique de ce processus d’hybridation. Alors que les mobilités des ingénieurs-constructeurs sont finalement assez réduites, entre les arsenaux et des enclaves militaires, et que ces déplacements servent à produire un savoir de corps et non à dialoguer avec les techniciens locaux, l’auteur montre que le contexte de la guerre d’Indépendance américaine conduit à une rencontre avec les techniques des ports civils et de milieux bien plus mobiles, tels les ouvriers de ports. L’article ouvre sur la nécessité de considérer les praticiens dans les ports et arsenaux comme exerçant des compétences partagées avec les ingénieurs, non sans écho avec l’étude des artilleurs par Brice Cossart dans ce volume, soulignant leur maniement des mathématiques à l’inverse d’une historiographie qui a longtemps plaidé l’imperméabilité des praticiens aux savoirs théoriques. Il est clair que l’histoire des ingénieurs actuellement permet de faire évoluer celle des rationalités des praticiens dans leur ensemble et l’analyse des modes d’interférence, de distribution et de partage des savoirs.

17L’histoire des arsenaux comme sites industriels ayant focalisé les mobilités d’ingénieurs se prolonge avec l’article d’Irina Gouzévitch sur les voyages de frères Bétancourt en Bretagne et Normandie en 1788, à la recherche de techniques innovantes, à commencer par la fabrication industrielle de poulies, importée d’Angleterre par l’ingénieur des Ponts et Chaussées et espion Le Turc et installée à Lorient. Avec Augustin Bétancourt (1758- 1824) dont les multiples voyages sont maintenant mieux connus et dont on sait le rôle crucial dans la constitution de l’Escuela de caminos y canales en 1802 puis de l’Institut du Corps des ingénieurs des voies de communication en 1809 à Saint-Pétersbourg, se tient un représentant majeur – peut-être exceptionnel – de la mobilité comme habitus professionnel31. Dans cette perspective, Irina Gouzévitch et Hélène Vérin ont montré que le développement des corps et des écoles d’ingénieurs est un phénomène européen32. Les emprunts entre modèles sont récurrents. Les ingénieurs sont tous, à un titre ou un autre, impliqués dans un même processus de production d’objets techniques, de création de savoir technique et d’organisation du travail collectif qui assure cette production. Commissionnaire du gouvernement espagnol, Bétancourt dirige entre 1786 et 1791 un groupe de stagiaires espagnols affectés à l’École des ponts et chaussées de Paris, qui doit établir une collection de modèles pour l’enseignement à développer en Espagne. Ses nombreux voyages à travers l’Europe structurent son existence professionnelle, entre Madrid, Paris, Londres et Saint-Pétersbourg. Il séjourne entre la France et l’Angleterre plus de la moitié de son temps pendant la première période de sa vie, de 1778 à 1808 et acquiert une « double culture », qui « fait de lui un technicien et un savant de stature assez particulière ». Si son rôle dans la circulation des techniques de la vapeur sur le continent a été établi de longue date, c’est sa familiarisation avec de multiples autres techniques que révèlent les travaux d’Irina Gouzévitch. Le regard des deux frères est intense sur tous les équipements techniques qu’ils croisent et ils font des détours pour les observer. Le Catalogue du Cabinet de machines d’Augustin Bétancourt, en 1792 contient au moins quatorze entrées associées à ce périple. Ce regard appuyé, expert, embrassant un territoire, ses techniques, ses villes, ses sites remarquables est héritier du « coup d’œil » qu’analyse Isabelle Laboulais dans ce volume. Le récit des deux frères révèle aussi une sensibilité aux paysages parcourus, un goût des curiosités et de la promenade, en somme des modes d’appréciation hérités du Grand Tour en même temps qu’une griserie du voyage, au point de circuler dix-huit heures dans une journée. Ils expriment ainsi des expériences partagées de la mobilité. On pourrait aussi évoquer leur écriture sur le vif, les Notas, au plus près du terrain, mêlant les dessins et les lignes serrées, signant une culture de la note, une écriture nomade, minutieuse et exhaustive, qui est aussi celle de marchands33 et de savants partis au loin, en quête de connaissances plus que de découvertes34.

18Ces études de cas suggèrent que les déplacements des ingénieurs et leur travail de terrain participent aussi bien d’une « intelligence collective » née des contacts avec d’autres milieux que de l’approfondissement de leurs compétences par la connaissance rapprochée, physique des sites, des appareils, des aménagements. Dans cette expérience de la mobilité, c’est par leur corps qu’ils s’impliquent, faisant du territoire parcouru leur espace. Les ingénieurs d’industrie pourront ensuite considérer l’usine comme indissociable de leur personne, à force de la parcourir, d’en être devenus si familiers35. On le sait, l’espace et sa maîtrise sont constitutifs de l’identité des ingénieurs, comme l’a montré récemment Sébastien Pautet dans le cas de la ville de Mézières36.

19Les quatre contributions regroupées au sein de la dernière partie concernent l’institutionnalisation des multiples savoirs mis en œuvre par les ingénieurs et les techniciens. Ces savoirs sont appréhendés dans toutes leurs acceptions, qu’ils soient fondamentaux pour l’exercice de leur métier ou qu’ils touchent les principes du savoir-être et du savoir-vivre, deux aspects davantage négligés par l’historiographie. Loin d’être cloisonnés, ces savoirs se combinent entre eux et participent à l’émergence de la figure de l’ingénieur à laquelle Hélène Vérin consacre un large volet dans La gloire des ingénieurs37. Qu’il s’agisse des trois corps d’ingénierie française pris en compte (Ponts et Chaussées, Génie, Mines) ou du groupe des artilleurs espagnols, ces études de cas se rejoignent pour démontrer la mainmise et le contrôle serré qu’entendent exercer les États modernes sur les questions qui relèvent de l’intelligence technique. Au-delà de ce processus d’institutionnalisation des savoirs, un autre trait caractéristique réside dans la succession d’une série d’étapes qui constituent autant de passages obligés pour parfaire la formation de l’ingénieur moderne et contribuer à sa gloire. Ces approches rejoignent également les évolutions par à-coups et le principe de perméabilité entre groupes professionnels évoqués par Hélène Vérin : « Ces trois conditions – organisation des fonctions, codifications de l’art et application des sciences – ont elles-mêmes évolué au cours de la période considérée. Elles ne l’ont pas fait au même rythme, même si des “applications” de toutes sortes ont circulé entre les arts, entre les sciences, entre les organisations des corps38… »

20L’article de Brice Cossart, dans le prolongement de la thèse qu’il vient de soutenir39, décrit la place stratégique que tient l’artilleur dans le contexte de la révolution militaire de la première modernité, plus particulièrement au cours du règne du roi catholique Philippe II. Dans la marine dont le nombre de bâtiments connaît alors une croissance exponentielle ou au cœur du réseau de forteresses, l’artilleur est un personnage clé dont dépend la réussite des opérations de défense, comme le maniement tactique des canons. Les écoles d’artilleurs essaiment à travers la péninsule pour faire face à cette demande. Dès le xvi^e siècle, donc de manière précoce à l’échelle continentale, le service des artilleurs fait l’objet d’un contrôle très strict qui est exercé par les autorités qui incarnent a fortiori le pouvoir central ibérique. Sans être des ingénieurs, car leur statut se révèle moins prestigieux et beaucoup moins rémunérateur, les artilleurs suivent toutefois une formation dont les contours rappellent par bien des aspects celle qui est dispensée aux ingénieurs militaires. Cette formation se caractérise par une alternance des leçons théoriques et pratiques, à travers l’apprentissage de savoirs techniques fondés sur le principe de « réduction en art », un concept forgé par Hélène Vérin devenu un classique de l’historiographie attachée aux techniques et aux sciences40. De fait, cette démarche démontre la modernité de l’apprentissage mis en œuvre. L’auteur indique aussi que cette formation engendre « un véritable changement de paradigme », car s’il est nécessaire de former très vite les artilleurs, il est aussi indispensable de les former au mieux. Brice Cossart décortique ce modèle avec un tour d’horizon des traités d’artillerie utilisés comme supports pédagogiques41. Ceux-ci combinent ainsi l’approche savante classique à celle mathématisée des tirs de projectiles.

21L’étude que Stéphane Blond dédie à l’École royale des Ponts et Chaussées illustre par l’exemple la détermination étatique visant à contrôler dans ses moindres détails la formation des futurs ingénieurs civils42. Ici encore, le cursus mis en œuvre s’articule autour de volets théoriques et pratiques, avec des étapes obligatoires, comme la pratique des concours dont l’un des enjeux est d’exciter une émulation entre les élèves. Porté sur les fonts baptismaux au début de la régence de Philippe d’Orléans, le corps des ingénieurs civils des Ponts et Chaussées, reste dépourvu d’un véritable programme scolaire pendant plusieurs décennies. Celui-ci se met lentement en place au cours du tiers médian du xviii^e siècle, au gré des besoins de l’État, le tout sous l’autorité tutélaire de Jean-Rodolphe Perronet. Véritable maître à penser, celui-ci trace les linéaments de l’ingénieur civil, dont la philosophie professionnelle est entièrement guidée par le service de l’État et de l’intérêt général. Cet article met aussi en exergue les exigences professionnelles qui figurent dans le premier règlement de l’École pris par Turgot en 1775. Au sein de ce document, chaque article trace le portrait du serviteur de l’État, depuis l’entretien préalable à son entrée à l’École jusqu’à sa mise à la retraite. S’il s’appuie sur des traités techniques devenus de grands classiques de la formation des ingénieurs, le système pédagogique est également novateur, avec notamment l’attribution de degrés qui dépendent des talents démontrés par chacun des élèves.

22Sébastien Pautet porte son regard sur les ingénieurs du Génie, dans le prolongement de son mémoire de master dédié à ce corps d’ingénieurs militaires43. Il dévoile un volet méconnu de la figure de l’ingénieur, celui du savoir-être. Dans le cas de l’École du génie de Mézières fondée en 1748, donc un an après le Bureau-École des ingénieurs civils des Ponts et Chaussées, cet apprentissage est constitué de rites de passage et de pratiques collectives. Il décrit l’esprit de corps exacerbé caractéristique des groupes d’ingénieurs qui se multiplient au cours de la France d’Ancien Régime. Comme souvent, le mode de fonctionnement de l’École a marqué les courants historiographiques, mais le vécu ou le ressenti des élèves sont moins appréhendés, alors que ces éléments participent à l’identité sociale et professionnelle des ingénieurs militaires, de surcroît d’origine nobiliaire. Ainsi, en plus d’une culture professionnelle, la formation s’accompagne de modes de socialisation étudiante. Un système de valeurs et de normes structure le temps de scolarité, avec également des usages de représentation et des cérémonies collectives qui renforcent le sentiment d’appartenance au groupe. En témoigne par exemple le « régiment de la calotte », une institution informelle au sein de laquelle la pratique de l’autodérision permet in fine de revendiquer haut et fort des traditions, tandis que l’élève-ingénieur poursuit sa formation au contact du terrain.

23Isabelle Laboulais insiste pour sa part sur l’apprentissage au coup d’œil pratiqué par les ingénieurs des Mines, une institution sur laquelle elle concentre ses recherches depuis plusieurs années44. De prime abord, la démarche que promeut notamment Buffon peut sembler anodine, mais elle constitue en réalité la clé de voûte et le préalable indispensable aux pratiques mises en œuvre par un ingénieur. Avant de concevoir son projet, l’ingénieur doit d’abord observer finement le territoire concerné, car sa connaissance exacte lui permet d’adapter au mieux son projet à la configuration des lieux. Cet apprentissage par l’observation n’est pas sans rappeler la culture des cartographes qui embrassent du regard leur environnement proche, mais aussi celle des dessinateurs qui cherchent à retranscrire avec une grande fidélité la réalité des choses45. Pour autant, ce savoir est loin d’être inné. Cet article démontre que le processus s’acquiert lentement, comme toujours à travers des moments clés – comme la rédaction d’un journal de voyage – qui constituent un dénominateur commun dans la formation des ingénieurs et des techniciens. En passant en revue les temps de l’apprentissage, cet article démontre à quel point la culture administrative s’affine et se complexifie, alors qu’au même moment la formation de l’ingénieur se précise. À l’image des Ponts et Chaussées quelques décennies auparavant, le spectre des ingénieurs des Mines se construit et s’élargit lentement. Une complexité supplémentaire est apportée par les aléas politiques et les reconfigurations liées à la création de la Maison des Mines en 1794. Au final, malgré la place centrale que tiennent toujours les écrits, l’ingénieur des Mines ne peut pas se passer de l’image dont les vertus performatives ne cessent d’être vantées.

*

24Ces contributions restituent donc des recherches actuelles sur les ingénieurs, figures protéiformes de la première modernité, mais figures identitaires de corps d’État au xviii^e siècle (Ponts et chaussées, Génie, Mines). Un des fils conducteurs aura été la mobilité géographique, constante sur les trois siècles, associée à leur formation mais aussi à leur emploi et à l’exercice de leurs fonctions. Une autre ligne de force est la circulation des savoirs et des pratiques dans le milieu des ingénieurs, mais aussi avec le monde des métiers et les milieux savants. Quelles complémentarités, quelles hybridations ? Alors que l’histoire des techniques se situe de plus en plus dans un « tournant culturel », plaçant au cœur de ses préoccupations l’histoire des savoirs, de la pensée et de l’invention, dans le sillage des études novatrices d’Hélène Vérin, ce sont donc les processus de transmission, d’appropriation et d’élaboration chez les ingénieurs et dans leur mouvance qui sont à approfondir maintenant.