1Au sein des études artistiques sur le xviii^e siècle lorrain, et plus particulièrement sur le règne de Léopold (1698-1729), les architectes italiens sont un peu restés jusqu’à présent les « parents pauvres » de l’historiographie. En-dehors de quelques études ponctuelles1, on a surtout orienté les recherches sur l’axe plaçant Nancy et Lunéville entre Versailles d’un côté et Vienne de l’autre, et ce à juste titre, si l’on considère les dynamismes artistiques et les influences réciproques engendrés par les liens politiques et dynastiques entre ces différentes capitales2. Cependant, même si l’on se place dans la perspective de ces stratégies artistico-politiques, des architectes italiens apparaissent indéniablement en arrière-plan : le cas de Francesco Galli Bibiena, dont la présence à la cour de Léopold entre 1707/08 et 1709 est la conséquence directe de son activité auprès de Joseph I^er à Vienne, en est un des meilleurs exemples3. D’autres Transalpins jouèrent également, dans le premier tiers du xviii^e siècle, un rôle non négligeable auprès du duc de Lorraine, d’une part dans le domaine du spectacle – comme Giacomo Barilli – et d’autre part dans la sphère religieuse – comme le valsésian Giovan Betto. On sait en effet que depuis les années 1660, un grand nombre d’architectes et maçons originaires du Milanais étaient venus travailler en Lorraine, et que le souverain les mit à profit pour certains de ses chantiers4. Ainsi peut-on dire que les Italiens occupèrent une place stratégique bien particulière dans la politique monumentale de Léopold, que cette contribution voudrait tenter de mieux cerner.

Giovan Betto et les futures cathédrales de Nancy et Saint-Dié

2Parmi les Milanais précédemment évoqués, la figure la plus importante est sans conteste Giovan Betto (1642-1722), qui commença à travailler au service de la Couronne presque immédiatement après l’arrivée de Léopold en Lorraine en 16985. Dès juin 1699, en effet, il fut rémunéré pour avoir fourni, parallèlement à l’architecte Révérend, des plans pour la primatiale de Nancy6. Son apparition dans un cadre officiel n’est aucunement étonnante puisque l’architecte italien bénéficiait alors d’un prestige assez important dans le domaine de l’architecture religieuse. Il était en effet intervenu auparavant sur plus d’une dizaine de chantiers conventuels, à commencer par la construction de la chapelle Notre-Dame pour les Carmes de Nancy en 1669, laquelle intervention s’inscrivait déjà dans la sphère du pouvoir puisque la première pierre en avait été posée par le prince de Vaudémont7. Parmi ses autres réalisations les plus importantes, citons l’église des Petits-Carmes de Metz, le cloître de l’abbaye prémontrée d’Étival ou encore la chartreuse de Bosserville. En outre, il est probable qu’il connût déjà antérieurement Christophe André, le futur intendant des bâtiments de Léopold, qui entretenait lui-même des liens avec les Chartreux de Bosserville8. Ainsi, lorsque Léopold voulut mettre sur pied une première ébauche d’administration des bâtiments ducaux, s’appuyant essentiellement pour ce faire sur les gens les plus aisément disponibles, Betto apparaissait comme l’un des protagonistes les plus fiables.

Illustration 1. – Giovan Betto, Projet pour la primatiale de Nancy, coupe longitudinale, 1699 (BmN).

3Selon toute vraisemblance, le projet de Betto est celui illustré par le plan des fondations et une coupe longitudinale (illustration 1), tous deux conservés à la Bibliothèque municipale de Nancy, sur lesquels nous nous pencherons ultérieurement de manière approfondie, cependant que celui de Révérend est probablement celui dont le plan – lui aussi conservé dans le même fonds – s’inspire de la cathédrale Saint-Paul de Londres de Christopher Wren9 (illustration 2). On sait que c’est sur les plans de Betto que l’on commença en 1703 à construire les fondations de la future église primatiale, avant que l’intervention de Ferdinand de Saint-Urbain, dont les motivations peuvent sembler un peu suspectes – serait-ce simplement par jalousie ? –, ne vînt instiller le doute dans l’esprit du duc qui envoya les plans de Betto et de son concurrent à Paris pour les faire examiner à l’Académie royale d’architecture. La suite est bien connue : Louis XIV saisit l’occasion de mettre la main sur ce projet en amenant sur le devant de la scène son premier architecte, Jules Hardouin-Mansart10.

Illustration 2. – Révérend, Projet pour la primatiale de Nancy, plan, 1699 (BmN).

4Mais ce qui nous intéresse dans le cadre de cette réflexion, c’est le projet de Betto lui-même. Malgré l’absence d’indices irréfutables, nous inclinons de plus en plus à penser que des directives assez précises avaient été dispensées aux deux concurrents de 1699. S’il paraît plus que probable, désormais, que Betto avait bénéficié dans sa jeunesse d’un séjour dans la ville éternelle11, le choix de combiner les deux grands modèles romains du xvi^e siècle que sont Saint-Pierre et le Gesù, pour la première église de la capitale lorraine n’est pas un détail fortuit qui fut laissé à la seule appréciation de l’architecte. Le bâtiment pensé par Betto a en effet la forme d’un plan centré en croix grecque comme dans de nombreux projets de la basilique apostolique12, auquel on aurait ajouté une nef en longueur nécessaire pour accueillir la foule des fidèles. Cette nef n’est pas copiée de celle de Maderno, mais est a contrario privée de collatéraux et se compose d’un simple vaisseau, assez étroit, ouvrant de part et d’autre sur de profondes chapelles latérales comme dans les églises post-tridentines qui suivent le modèle du Gesù. C’est d’ailleurs sans doute là l’origine de la légende rapportée par Dom Calmet en 1751, selon laquelle « on a suivi le dessein de l’église de Saint-André de Laval13 » (comprendre ici Sant’Andrea della Valle, église-mère de l’ordre des Théatins), qui est elle-même l’une des variations les plus convaincantes de l’église jésuite. Notons que Saint-Urbain affirmait lui aussi, dans la lettre au duc accompagnant ses dessins, s’être inspiré pour son projet de deux églises romaines qui sont d’une part, le Gesù et d’autre part, Sant’Ignazio, et non pas de modèles français, ce qui prouve bien que les desiderata ultramontains de Léopold devaient être à la fois bien précis et connus14.

5La référence romaine est d’autant plus pertinente si l’on tient compte du fait que Saint-Paul de Londres, modèle de Révérend, se voulait elle-même une paraphrase, certes lointaine, de la basilique apostolique. De là à imaginer que tous ces architectes répondirent ainsi à des prescriptions directement issues de la volonté ducale, il n’y a qu’un pas. Adopter un modèle italien, qui plus est, lié à la papauté et à l’autorité catholique, était la preuve évidente d’un éloignement, d’une part, par rapport à l’architecture ecclésiastique française dont les grands modèles sont à l’époque ceux des Invalides ou de l’église Notre-Dame de Versailles, d’autre part, vis-à-vis du gallicanisme religieux.

6On pourrait y voir là une sorte de contradiction dans l’attitude de Léopold, qui ne laissa pas en 1700 de solliciter Jules Hardouin-Mansart pour la restructuration du palais ducal de Nancy – bien que celle-ci n’ait jamais été mise en œuvre ; cependant, l’attitude du jeune souverain dans la première décennie de son règne15 semble majoritairement orientée vers une volonté de montrer son indépendance vis-à-vis de Louis XIV16, une fois échoué le projet d’échange entre la Lorraine et le Milanais17, et encore plus à partir de l’occupation de Nancy en décembre 1702. Cela s’explique aussi par des raisons anciennes. Dès le projet de son établissement en 1597, dans le but d’affranchir la Lorraine ducale de l’autorité épiscopale des Trois-Évêchés – et spécialement sa capitale du ressort de l’évêque de Toul –, la fondation lorraine s’était en effet heurtée à l’opposition de son voisin français. Les pressions de Henri IV eurent finalement raison des tentatives du duc Charles III : le pape Clément VIII n’avait, en 1602, accordé à Nancy qu’un siège primatial, sorte de pis-aller que le souverain lorrain accepta faute de pouvoir obtenir l’installation d’un véritable évêque18. Le lancement officiel du chantier, selon le projet italianisant de Betto, avec la pose de la première pierre par le prince François en septembre 1703, alors même que Nancy venait d’être occupée, en confirme une nouvelle fois le côté éminemment politique19.

7En tout cas, le choix d’un architecte italien, connaisseur du patrimoine transalpin et romain, pour ce chantier ô combien symbolique, est révélateur de l’état d’esprit sans doute un peu plus subtil que ce que l’on a bien voulu concéder à Léopold, lequel ne se serait pas rendu compte de l’incapacité de son architecte à fournir un projet convaincant. Même l’intervention de Jules Hardouin-Mansart, consentie à la fois sans doute un peu à cause du prestige de l’artiste, mais surtout pour des raisons diplomatiques, n’a pas complètement effacé ce caractère particulier, notamment les bras du transept se terminant en absides. Le premier architecte de Louis XIV avait procédé, selon ses propres mots, « sans sortir à peu de choses près des grandeurs [des projets] qui ont eté proposez […] et par là [se] servir de la meilleure partie des fondations faittes20 », alors qu’il aurait été assez aisé de modifier les fondations pour supprimer ces demi-cercles si caractéristiques : c’est donc un élément qu’il a délibérément conservé, soit de son propre chef, soit à l’instigation de son commanditaire lorrain. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, contrairement à ce que l’on a longtemps admis, Betto est resté un protagoniste essentiel dans la politique ducale, demeurant notamment chef du chantier de la primatiale quasiment jusqu’à sa mort en 1722. Il s’agissait en effet de devoir adapter aux conditions réelles du chantier le projet « idéal21 » de Mansart, sans pour autant confier cette responsabilité à un Français comme Lassurance22. On peut d’ailleurs – une fois n’est pas coutume – faire une entorse à l’impartialité de l’historien, pour approuver la décision de Léopold concernant Betto, qui ne manqua pas de jouer un rôle de contradicteur opiniâtre face à Germain Boffrand lorsqu’il s’est agi, au début des années 1720, de débattre de la construction du fameux dôme, et d’y renoncer finalement23 : il est à craindre que dans le cas contraire, pis que le désagrément esthétique posé par l’inachèvement de l’actuelle cathédrale de Nancy, la croisée du transept se fût finalement écroulée sous le poids des ambitions démesurées que l’on avait placées sur elle. Loin d’être un échec, le chantier de la primatiale permit au contraire à Betto de s’imposer comme un collaborateur de confiance auprès de Léopold, qui lui confia ensuite des responsabilités sur d’autres chantiers importants de la Couronne.

8En effet, c’est en sa qualité d’« architecte des bâtiments de Son Altesse Royale » que Giovan Betto intervint pour la reconstruction de la façade de ce qui n’était encore que la collégiale de Saint-Dié, entre 1710 et 1714 environ24. La future cathédrale du « Quatrième évêché » n’était alors que l’église du chapitre de chanoines qui avait fait la réputation de la ville, en particulier à la Renaissance. Les liens très forts qui existaient entre les chanoines déodatiens et les souverains lorrains qui en étaient les protecteurs étaient déjà très anciens, comme le prouve la représentation du duc de Lorraine Simon II (1176-1205) en tant qu’avoué du chapitre sur l’une des fresques du chœur de l’édifice25. Ils s’étaient poursuivis, notamment à la Renaissance, entre René II, Vautrin Lud et les autres représentants du gymnase vosgien26.

9Ainsi n’est-il pas étonnant que Léopold ait accordé un intérêt particulier aux travaux qu’envisageait d’entamer le chapitre au début du xviii^e siècle. Sur le flanc sud de la façade, la tour menaçait ruine. En effet, elle avait été largement endommagée lorsqu’en 1636, assiégés par des troupes lorraines, des soldats suédois s’y étaient réfugiés et avaient préféré s’y faire sauter avec un baril de poudre27. Malgré des réparations de fortune opérées en 1670 avec les pierres des fortifications détruites par les Français28, l’ouvrage ne pouvait souffrir plus longtemps que l’on différât d’y intervenir.

10Une lecture a posteriori des événements nous aide à comprendre un peu mieux la stratégie qui fut mise en place. Après l’évacuation de Nancy par les troupes françaises et la mort de Louis XIV, Léopold entama les négociations avec le Saint-Siège dans le but de créer le fameux « Quatrième évêché » lorrain tant espéré. Léopold, fort de l’expérience malheureuse essuyée par son ancêtre Charles III, et conscient que la capitale du duché était sans doute trop symbolique, avait reporté ses ambitions sur Saint-Dié : non seulement l’autorité de l’évêque de Toul ne s’exerçait plus depuis longtemps sur ce territoire de la Croix monastique vosgienne – composée, outre Saint-Dié, des abbayes d’Étival, Moyenmoutier, Senones et Saint-Sauveur – qui se revendiquait nullius diocesis, mais en outre la cause sur place lui était acquise car les abbés de ces établissements avaient consenti à renoncer à une partie de leurs prérogatives si un évêque était créé dans la cité déodatienne29. La nomination de Jean-Claude Sommier comme ministre-résident à Rome en 1717 était un geste diplomatique fort en ce sens. On sait que le duc échoua cependant, bien que le pape Clément XI fût plutôt enclin à accéder à cette requête. Il renonça lui aussi devant l’obstination conjuguée du roi de France et des évêques de Toul, craignant que « si le pape persistoit à ériger Saint Diez en évêché, le Roy Très Chrétien ferait brusler la ville30 ». De manière détournée, Saint-Dié obtint malgré tout son évêque, puisque Sommier reçut la cathèdre in partibus de Césarée en 1725 avant de se voir nommé grand prévôt de Saint-Dié, double fonction qu’il exerça, mais uniquement de manière personnelle, jusqu’à sa mort en 173731.

11Si l’on tient compte du fait que la reconstruction de la façade de la collégiale précède immédiatement ces événements, et que l’on analyse l’architecture qui y fut mise en œuvre, on se rend compte que les deux phénomènes sont probablement liés et le projet de Léopold mûrissait en réalité depuis bien plus longtemps qu’il n’y paraît (illustration 3). L’inspiration ultramontaine du projet ne peut en aucun cas être remise en cause, puisqu’il s’agit de manière évidente d’une paraphrase de la façade de l’église du couvent bénédictin de San Giorgio Maggiore de Venise construite par Andrea Palladio et ses élèves32 (illustration 4). C’est donc là encore un modèle cinquecentesco, qui plus est conventuel, qui fut adapté par Betto, mais à l’inverse de ceux employés pour la primatiale de Nancy, celui-ci était complètement inédit au nord des Alpes et témoigne également d’un goût palladien étonnant pour le lieu et l’époque. Si en Vénétie, les églises palladiennes eurent un succès considérable jusqu’au xviii^e, voire xix^e siècle, l’exemple déodatien était encore unique au nord des Alpes – Grande-Bretagne exclue. Il aura lui-même des influences sur l’architecture des églises paroissiales de la région33.

Illustration 3. – Façade de l’actuelle cathédrale de Saint-Dié (cliché auteur).

12Comment expliquer un tel choix formel et l’envoi d’un architecte italien, si ce n’est la volonté de distinguer l’édifice de ce qui se faisait alors en matière d’architecture religieuse et de se rattacher par le biais de l’art de bâtir à l’un des plus célèbres bâtisseurs de la péninsule italienne ? La présence des deux tours de part et d’autre du motif central vient renforcer la monumentalité de l’ensemble et lui donner un aspect plus prestigieux, plus grandiose, à l’instar des églises cathédrales qui arborent généralement deux campaniles en façade. Dès lors, comment ne pas aussi considérer que l’envoi par Léopold de son architecte pour construire un tel édifice ne relevait pas déjà d’une stratégie politique visant à donner à l’église la forme et l’aspect du statut que le duc envisageait de lui obtenir par la suite – c’est-à-dire celui de cathédrale ? L’absence de sources concrètes ne permet malheureusement pas pour l’instant d’appuyer cette hypothèse.

Illustration 4. – Façade de l’église San Giorgio Maggiore (cliché auteur).

13Avec les deux exemples précédents, Betto apparaît comme un protagoniste incontournable dans la politique monumentale de Léopold, plutôt tourné vers la construction religieuse. Mais il ne fut pas le seul à servir les intérêts stratégiques du duc, comme en témoigne le rôle des peintres-architectes bolonais, dans des domaines comme les édifices privés ou de spectacle.

Francesco Galli Bibiena et l’opéra de Nancy

14Francesco Galli Bibiena, né en 1659, était un peintre, décorateur, scénographe de théâtre issu d’une prestigieuse famille d’artistes bolonais. Il avait notamment travaillé en collaborant avec son frère Ferdinando à de nombreux projets dans la péninsule italienne34. Appelé à Vienne en 1704 par l’empereur Léopold I^er, pour construire le Hoftheater de la Hofburg, il s’acquitta brillamment de sa tâche, qu’il termina sous le règne du successeur Joseph I^er, avant de rallier la Lorraine à la fin 1707 ou au début de l’année 170835. La correspondance diplomatique lorraine nous indique clairement que le succès de ce chantier viennois fut la raison principale pour laquelle le duc de Lorraine fit appel à lui pour la construction d’une salle de spectacle à Nancy. Dans une lettre datée du 28 juin 1709, le baron Sauter de Mansfeld écrit en effet au baron Parisot à Paris : « Le peintre italien qui se nom[m]e il sig[no]r Francesco Bibiena et qui est de Bologna se marit à Nancy avec la fille du tapissier de S.A.R. Mitté, il y est pour faire un théâtre, ayant fait très bien celuy qui est à la cour de Vienne36. »

15On le sait, Léopold et Élisabeth-Charlotte, dans les premières années de leur règne, appréciaient particulièrement les pièces de théâtre, les concerts et autres spectacles, auxquels il leur arriva même de participer avec des membres de la cour37. L’accroissement progressif des musiciens employés par l’hôtel ducal jusqu’en 1715, avant un déclin régulier dans la seconde moitié du règne, en est un signe38. Mais aucune salle de spectacle permanente n’existait alors et le projet avorté de Jules Hardouin-Mansart de 1700 pour le palais de Nancy n’avait pas permis l’installation du théâtre prévu dans l’une des ailes renaissance de l’édifice39. Les spectacles théâtraux et musicaux se faisaient généralement sur des scènes provisoires, montées dans la galerie des cerfs ou à Lunéville, sur le canal ou dans l’orangerie40. L’occasion était ainsi donnée au jeune duc de se distinguer par un geste architectural audacieux, pour ne pas dire provocateur, ce d’autant plus volontiers que depuis la fin 1702, il avait été contraint de quitter sa capitale historique pour s’installer à Lunéville en attendant que cessât l’occupation française. Comme le dit très bien Michel Antoine, ce projet « flattait à la fois [son] goût du faste et [ses] penchants artistiques tout en s’accordant parfaitement avec ses vues politiques41 ».

16C’est bien évidemment vers l’est qu’il chercha les artistes ainsi que les sources d’inspiration, et non pas seulement pour des raisons politiques : aucune salle véritablement permanente et autonome n’était alors en activité dans le milieu de la cour de France42, alors qu’il en existait de nombreuses, que ce soit en Italie ou dans le Saint-Empire. La « salle des machines » – surnom équivoque s’il en est – conçue par Francesco Bibiena fut construite à l’arrière du palais ducal de Nancy, entre le jardin des Cordeliers et les fortifications de la Vieille-Ville43 (illustrations 5 et 6).

Illustration 5. – Francesco Galli Bibiena, Projet définitif pour l’opéra de Nancy (I), 1708 (Metropolitain Museum of New York, [www.metmuseum.org]).

17Sans entrer dans le détail de son architecture, très sobre à l’extérieur, mais particulièrement développée à l’intérieur, on peut dire qu’elle fait écho au Hoftheater de Vienne, lequel devait exalter la puissance impériale des Habsbourg : salle à quatre niveaux, présence d’une loge princière d’aspect triomphal, programme décoratif allégorique, dynastique, et même politique. Dans le cas présent, outre quelques modifications structurelles, notamment dans l’articulation des différentes galeries de la salle, et un décor un peu assagi44, Bibiena a remplacé les symboles héraldiques viennois comme l’aigle bicéphal et le lion de Bohême par des alérions, des bars, des croix de Lorraine et de Jérusalem – symboles d’une souveraineté réaffirmée dans la capitale d’un duc absent. Cela explique aussi le fait que le chantier lui-même servit quasiment d’outil de propagande et de prétexte à diverses manifestations dans le cadre de visites officielles. À ces occasions, non seulement les travaux s’interrompaient, et l’on démontait tous les échafaudages, mais encore l’on créait des décors de circonstance. Ainsi, Élisabeth-Charlotte, en « maîtresse de maison » avisée, pouvait y guider des invités prestigieux, comme par exemple la duchesse de Mantoue au début 170945. En l’occurrence, cette réception n’était pas dénuée de sens, puisque l’on était alors en plein dans la querelle pour la succession de Charles III Ferdinand de Gonzague, dont Léopold revendiquait une partie de l’héritage46.

Illustration 6. – Francesco Galli Bibiena, Projet définitif pour l’opéra de Nancy (II), 1708 (Metropolitain Museum of New York, [www.metmuseum.org]).

18Cette construction d’une « salle de comédie » est d’autant plus symbolique qu’elle ne fut sans doute utilisée qu’une seule fois dans toutes ses capacités techniques, au moment de son inauguration le 9 novembre 1709 avec la représentation du désormais célèbre Temple d’Astrée d’Henry Desmarest. On sait en effet que l’objectif était d’« y faire représenter touttes les machines dont ce lieu est capable47 », « lesquelles consist[aient] en lenternes, treüilles, roues & trappes48 », mais aussi en divers mécanismes complexes permettant l’apparition ou la disparition des divers démons et divinités présents dans le livret de cette œuvre allégorique « de circonstance49 ». Par la suite, ce furent uniquement des divertissements, petits-opéras ou comédies-ballets de Molière comme Monsieur de Pourceaugnac ou Le Bourgeois gentilhomme qui y furent donnés50, avec de temps en temps d’illustres spectateurs comme le prétendant Stuart – Jacques III d’Angleterre – alors en résidence à Bar-le-Duc, qui y entendit l’Amphytrion de Lully en 171351.

19Si l’opéra se voulait indéniablement être un pied de nez politique et artistique de la part de Léopold, ce fut la seule et unique commande de ce genre qu’il confia à Bibiena. Son projet, il faut le dire, un peu bâclé pour le château de Lunéville, fut un échec total52. En dépit du bon sens, il avait proposé un palais d’allure si théâtrale, quasiment identique à l’intérieur de l’opéra nancéien, que Léopold eût risqué de passer pour un duc, sinon d’opéra, du moins « d’opérette ». Il n’est pas à exclure que ce fiasco et le départ rapide du Bolonais fin 1709, fussent aussi dus à sa personnalité un peu sulfureuse et polémique, mais ceci est un autre débat53. Bibiena parti à la fin 1709, il laissa malgré tout une descendance spirituelle et artistique en la personne d’un de ses assistants et élèves.

Giacomo Barilli

20On peut dire sans exagérer que Giacomo Barilli, qui était un peintre de formation, assuma à lui seul l’entier héritage de Bibiena en Lorraine, jusqu’à sa mort en 172354. Ainsi n’est-il pas étonnant qu’il adaptât les décors peints des plafonds de l’opéra de la cour pour trois résidences de hauts dignitaires et aristocrates proches de Léopold : l’hôtel de Mahuet, aujourd’hui altéré, le « château bas » de Champigneulles pour François-Christophe Le Prud’homme de Fontenoy et le fameux hôtel Ferraris à Nancy, actuel siège régional de l’Inventaire. De même, pour l’église des Jésuites nancéiens, il élabora un programme d’architecture en trompe-l’oeil – une quadratura – directement inspiré du plafond de l’église Sant’Ignazio à Rome d’Andrea Pozzo, non sans y introduire également des structures architecturales tirées du traité Perspectiva pictorum et architectorum, du même Pozzo. Rappelons que ce dernier avait aussi collaboré au décor peint du théâtre de la cour de Vienne, et que Barilli l’a probablement côtoyé à cette occasion et bénéficié de ses conseils.

Illustration 7. – Giacomo Barilli, Projet pour la salle de spectacle du Nouveau Louvre, coupe longitudinale de la salle, v. 1717 ? (Musée lorrain, Nancy/Photo, ville de Nancy, Patrice Buren).

21Mais c’est pour un projet de salle de spectacle que Barilli trouve sa place au sein de notre réflexion. On a longtemps pensé que deux dessins conservés au Musée lorrain de Nancy concernaient une première ébauche de Bibiena pour l’opéra de Léopold (illustrations 7 et 8). Il semble désormais acquis que ces deux dessins sont plus tardifs, et de la main même de Barilli, eu égard à leur proximité stylistique avec le plafond de l’église des Jésuites. L’édifice prévu par cette coupe et ce proscenium est beaucoup plus modeste que ce qui fut réalisé en 1708-1709 – il aurait pu accueillir au grand maximum 300 personnes mais c’est surtout la scène qui en aurait été bien plus réduite. Cette salle à l’italienne, avec quatre étages de loges décalées les unes par rapport aux autres, rappelle très précisément le parti adopté pour le Teatro Filarmonico de Vérone de Francesco Bibiena qui date de 1715. En outre, le cartouche qui orne le dessin du proscenium rappelle certes des scénographies des Bibiena, mais plus tardives comme celle pour la mise en scène de Lucio Vero en 1719.

Illustration 8. – Giacomo Barilli, Projet pour la salle de spectacle du Nouveau Louvre, ouverture de scène, v. 1717 ? (Musée lorrain, Nancy/Photo, ville de Nancy, Patrice Buren).

22Il faut donc plutôt dater ces dessins autour de 1715-1720 et, étant donné que Bibiena n’est jamais revenu en Lorraine, autant que les sources nous l’indiquent, la paternité de ce projet revient probablement à Barilli. Cependant, une idée initiale du maître n’est pas à exclure. Si cette datation se confirme, il est à envisager que cet édifice de spectacle aurait pu être destiné à remplacer le grand opéra, qui de toute façon ne servait qu’occasionnellement pour de modestes spectacles, comme nous l’avons déjà évoqué précédemment. L’hypothèse la plus probable serait en effet que ce petit théâtre dût être inséré dans le projet du « Nouveau Louvre » élaboré par Germain Boffrand à partir de 1717. Outre la correspondance des dates, on remarque sur la planche VII du Livre d’architecture de 1745 représentant le rez-de-chaussée du palais alors envisagé, une salle qui correspondrait tout à fait dans sa forme et ses dimensions aux deux dessins de Barilli, ce qui laisse supposer que les deux artistes auraient collaboré, comme ils le firent également à l’hôtel Ferraris (illustration 9). Bien que rien de tout cela n’ait été construit, ce projet qui se plaçait dans la filiation directe de la grande « Comédie » témoigne du rôle toujours éminent des architectes italiens dans la seconde partie du règne de Léopold. Même si l’influence française incarnée par Boffrand se faisait de plus en plus prégnante dans les projets de résidences ducales de cette période, implicitement, le duc reconnaissait encore la primauté des Transalpins au moins dans le domaine du spectacle.

Illustration 9. – Germain Boffrand, Livre d’architecture, planche VII, 1745.

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23À la lumière de ces trois exemples significatifs, le rôle des architectes italiens durant le règne de Léopold doit donc être réévalué. Bien que minoritaires du strict point de vue numérique et dans la proportion des édifices qui furent élevés par eux durant cette période, ils eurent néanmoins un rôle central, puisqu’ils se virent impliqués dans des projets à haute valeur symbolique et politique. Qu’il s’agisse des futures cathédrales de Nancy et Saint-Dié d’une part, ou des salles de spectacles nancéiennes d’autre part, le duc les mit à profit dans le cadre de sa politique architecturale et plus largement d’une stratégie d’image visant à s’affirmer, surtout durant la première moitié du règne, comme un véritable souverain disposant d’une autonomie et d’une vision propres, et pas uniquement assujetti aux volontés de la France louis-quatorzienne. La fin de l’occupation française et la mort du roi soleil, conjuguées aux difficultés financières du duché, rendirent moins nécessaire cette stratégie de prestige, mettant ipso facto les architectes italiens au second plan, tandis que Germain Boffrand s’installa durablement comme le représentant incontesté du « bon goût à la française » en matière d’architecture résidentielle.