« M. Le duc de Lorraine est un Prince qui a de très bonnes qualités qui ont été mal cultivées […] On ne peut découvrir son véritable penchant bien qu’il laisse entrevoir qu’il est Allemand plus que Français […]. Il aime les plaisirs et les loisirs Allemands. »

1La description de l’envoyé de France Jean-Baptiste d’Audiffret rédigée en 1702 est célèbre1. Elle est contredite quelques décennies plus tard par Voltaire : « Sa cour était formée sur celle de France. On ne croyait presque pas avoir changé de lieu, quand on passait de Versailles à Lunéville2. »

2Or, si l’on s’intéresse à la consommation ducale, comment se situe-t-elle par rapport à Vienne et Versailles ? En d’autres termes, est-elle le reflet de l’éducation de Léopold reçue à la cour de Vienne, peut-on y lire une influence de son épouse Élisabeth-Charlotte d’Orléans ou le duc s’est-il adapté et a-t-il adopté les habitudes consommatoires lorraines ? Le duc de Lorraine a-t-il succombé aux lumières de Paris devenue dans le dernier quart du xvii^e siècle « la capitale européenne » de la mode, le haut lieu du commerce de luxe ? Il s’agit de mesurer la place des apports étrangers dans la consommation ducale en s’intéressant particulièrement à la part des fournisseurs parisiens.

3De nombreux travaux ont souligné l’importance de la consommation ostentatoire pour les élites3. Par leurs quêtes incessantes de la distinction, des dernières modes, les aristocrates européens cherchent à rehausser leur prestige, à s’affirmer socialement4. Cet aspect est particulièrement important pour un jeune prince qui, en 1698, retrouve des duchés dont l’indépendance fut mise à mal. La consommation ducale est un moyen de s’affirmer sur la scène européenne, d’affirmer son pouvoir, ainsi que le retour de la maison de Lorraine dans le duché. À partir de 1702, le chantier de Lunéville devient l’un des symboles de cette politique de rayonnement à la gloire du jeune prince.

4Au-delà, interroger la consommation ducale offre l’occasion de mesurer les échanges culturels et économiques entre les cours européennes. Elle permet de réfléchir à la circulation des marchandises et des modes, et notamment au rayonnement européen des goûts parisiens. Ces questions ont été soulevées par les chercheurs dans le domaine vestimentaire5, dans l’étude du commerce du luxe à l’échelle européenne6 et des achats d’objets d’art réalisés à Paris par les souverains étrangers7. Ces travaux examinent les circulations sociales et spatiales des produits à plusieurs échelles8 en questionnant aussi bien la notion de transferts culturels entre les cours européennes que les aspects pratiques voire techniques des achats, les circuits commerciaux sollicités, ainsi que les détails pratiques de ces expéditions où apparaît un réseau d’intermédiaires et de relais.

5Le choix de la cour de Lorraine, cour des confins qui occupe une position privilégiée de carrefour, et dirigée par une maison de Lorraine liée à la fois aux Habsbourg et aux Bourbons, semble particulièrement opportun. La question des échanges connaît un regain historiographique en Lorraine9 et plusieurs travaux ont mis au jour les dépenses vestimentaires et les achats d’objets d’art effectués à l’étranger aussi bien par la duchesse de Lorraine10 que par Charles de Lorraine gouverneur des Pays Bas11 ou encore par Stanislas Leszczynski12. La cour de Léopold bénéficie de larges sources comptables qui détaillent la consommation ducale quotidienne. Divisés en chapitres thématiques, les comptes de l’hôtel établissent un relevé des dépenses et offrent un premier regard sur la place des produits et des marchands étrangers dans les achats effectués, sur l’arrivée de colis ou ballots venus de l’extérieur. Les reçus et les mémoires des fournisseurs complètent ces premières informations. La correspondance diplomatique est également très utile pour analyser les échanges culturels et économiques entre les cours. À l’instar des autres princes européens, le duc et la duchesse de Lorraine n’hésitent pas à mandater leurs agents diplomatiques afin de réaliser des emplettes à Paris. Les lettres adressées au duc ou à son intendant apportent des renseignements sur ces achats parisiens, leur coût, ainsi que les difficultés de paiement ou d’acheminement des produits. Les sources lorraines ont été ici privilégiées même si les documents issus du fonds Lorraine du ministère des Affaires étrangères ou la collection Lorraine de la Bibliothèque nationale de France recèlent de précieuses informations sur ces dépenses effectuées dans la capitale. À travers ces documents, il s’agit de questionner le caractère cosmopolite de la consommation ducale et vérifier le degré d’ouverture de la cour de Lorraine aux influences culturelles étrangères. Une consommation cosmopolite contribue à rehausser le prestige de la nouvelle cour et le recours à des marchands renommés rejaillit sur le duc. Celui-ci est particulièrement attentif aux commandes où apparaît le rôle crucial de l’agent diplomatique comme intermédiaire culturel. Enfin, on s’intéressera aux conditions d’acheminement puis de paiement de ces marchandises.

Une consommation cosmopolite : élément du prestige ducal

6Il est difficile d’apprécier quantitativement la part et la répartition des fournisseurs étrangers dans la consommation ducale sur l’ensemble du règne de Léopold. Néanmoins, plusieurs orientations géographiques se dégagent.

7Tout d’abord soulignons la prédominance des espaces voisins ou frontaliers de la Lorraine. N’apparaissent dans les comptes que des références à des fournisseurs de l’Empire, de France, d’Angleterre, d’Espagne et d’Italie. Les comptes ont laissé peu de traces d’exotisme dans la mesure où les achats ne sont pas toujours détaillés. Toutefois, celui-ci est apprécié par la famille ducale qui suit la mode pour les turqueries ou autres chinoiseries13, autant d’outils politiques au service de la maison ducale14.

8Si la part de l’Empire et de la France domine dans les commandes, il faut noter la place de l’Angleterre et plus précisément de Londres d’où proviennent régulièrement des « ballots » mais aussi des caisses de livres qui transitent via Paris pour y être reliés, ou des eaux. Il est également fait mention de chevaux et de chiens. L’Italie est présente principalement pour le secteur de la Bouche et l’achat de fruits ou produits exotiques que l’on ne peut cultiver en Lorraine comme les oranges, les citrons ou des spécialités comme des saucissons de Bologne, du café, du parmesan, fournis régulièrement par le marchand génois Thomas Marsano15. Ces achats attestent d’une pratique régulière de l’aristocratie car la cuisine italienne jouit au xviii^e siècle d’une bonne réputation16. On peut rappeler aussi la place des artistes italiens venus travailler sur le chantier de Lunéville. L’Espagne occupe une place plus réduite avec essentiellement des chevaux et du vin d’Alicante.

9Dans les espaces dominés par les Habsbourg, la famille ducale commande des produits variés dans quasiment tous les domaines de la consommation, l’Écurie avec l’achat de chevaux dans les foires allemandes, le textile avec les toiles de Bruxelles, du luxe avec l’orfèvrerie d’Augsbourg ou les tapisseries flamandes et plus particulièrement le secteur de la Bouche : vins du Tyrol, jambons de Mayence ou de Westphalie, chocolats de Bruxelles, bière de Liège…

10Cette diversité est encore plus forte pour les produits français. On retrouve l’Écurie avec l’achat de chevaux normands, la Bouche avec les jambons de Bayonne, les vins, le textile avec les tailleurs, les couturières, les marchands d’étoffes, le secteur de la décoration et de l’ameublement avec les menuisiers, les miroitiers, les peintres, et enfin le domaine des métaux précieux avec les joailliers, bijoutiers, orfèvres.

11En définitive, la famille choisit les meilleurs spécialistes parmi les artisans ou les artistes européens. Recourir aux marchands ou aux produits les plus réputés est une manière d’affirmer sa prééminence sociale, son bon goût, son appartenance à la « société des princes » européenne. Si l’appel aux marchands les plus renommés se retrouve dans l’ensemble de la consommation, il peut aussi éclairer sur les centres d’intérêt, les goûts du duc de Lorraine comme le montrent les exemples de l’Écurie et de la Bouche.

12Le domaine de l’Écurie se distingue par son cosmopolitisme qui témoigne de la passion équestre du prince et de sa recherche des meilleurs pur-sang avec la fondation du haras de Saralbe en 1702, l’entretien d’une Écurie estimée à plus de 300 chevaux par d’Audiffret, illustrant le poids de cette « civilisation équestre » à la cour de Lorraine17. Les comptes mentionnent des chevaux venus de tous horizons : Angleterre, Espagne, Flandres, Pays-Bas, Normandie ou des grands marchés de Breslau, Trèves, Nuremberg, Kehl, ou même de Finlande ou du Danemark. Les sommes engagées sont importantes : 50175 livres pour 65 chevaux acquis aux Pays-Bas en 1721, 65980 L pour des chevaux espagnols en 1723, 1100 Lt pour un seul cheval anglais acheté à Paris en 171518. Le faste équestre est un élément de l’ethos nobiliaire et de l’économie de la distinction19. Dans le cas de Léopold, on peut y voir une double tradition : celle de la cour de Vienne20 et celle de la maison de Lorraine qui contrôle depuis 1643 la charge de grand écuyer de France. Cette passion s’exprime aussi bien à travers les nombreuses commandes de carrosses à Paris que dans la rénovation des écuries par Boffrand ou l’importation de 80 chiens de chasse venus d’Angleterre en 169821.

13Le secteur de la Bouche est un autre domaine marqué par l’ouverture aux produits étrangers. C’est une nécessité pour un espace continental éloigné des côtes qui fait venir chaque semaine la marée de Bruxelles, Dieppe ou du Tréport et une terre septentrionale qui fait acheminer des produits méditerranéens depuis la Provence ou l’Italie. La consommation alimentaire est aussi un élément de prestige social. Le repas de fête fait partie de la vie aristocratique et princière. En proposant à des visiteurs de marque étrangers un repas placé sous le signe de l’opulence et du luxe, le duc de Lorraine rehausse son prestige et sa réputation à l’échelle européenne. Avoir une cave fournie est un signe distinctif à un moment où s’affirme la différenciation entre les vins de prestige et les vins de qualité, et où progressent les grands crus. La cave ducale est variée, les commandes amples et régulières surtout à l’occasion des fêtes : en 1727, douze voitures ou charrettes apportent du vin étranger à l’hôtel. On retrouve les grands vignobles français : le Champagne tout proche venu de Reims ou d’Épernay et qui connaît un grand succès à la charnière des xvii^e et xviii^e siècles, les vins de Bourgogne, de Mâcon, de Beaune, Vougeot ou de Nuits particulièrement renommés et onéreux. Depuis les années 1660-1700, les vins de Champagne et de Bourgogne dominent la hiérarchie française des vins. Ils sont réputés être les meilleurs, et ont, par conséquent, toute leur place sur les tables ducales22. Il faut noter l’absence de vins du Bordelais et notamment du Médoc qui ne s’imposent que plus tardivement. En sus des vins français, le duc consomme des vins allemands ou autrichiens, en provenance du Tyrol, du Rhin, Tokay hongrois… La cave illustre donc bien une double influence : le duc conserve un « goût allemand », héritage de son éducation, et semble, par ailleurs, séduit par les vins français et plus largement par la gastronomie française qui s’érige en modèle culinaire pour l’Europe. La formation d’un service de la Bouche dont les domestiques sont, pour « la plupart français » selon d’Audiffret, renforce cette influence. Le cosmopolitisme caractérise bien la consommation ducale, démontrant que la cour de Lorraine est un entre-deux soumis à l’influence viennoise et française. Néanmoins, il faut noter la prédominance de Paris pour le commerce du luxe, de l’art, de l’ameublement et de la mode.

14Devenue capitale des modes à la charnière des xvii^e et xviii^e siècles, Paris fascine et séduit les princes européens qui passent commande auprès des marchands parisiens les plus réputés. Pour tous, il s’agit d’acquérir les objets, les vêtements, les plus beaux, les plus raffinés, les plus en vue leur permettant de rivaliser, sinon avec Louis XIV, du moins avec les autres princes européens.

15Cela est particulièrement important pour Léopold nouveau duc et jeune marié en 1698 qui doit pourvoir à son établissement en Lorraine. Dès son accès au trône, il peut mesurer l’étendue du savoir-faire français en recevant en guise de cadeau de mariage du Roi-Soleil des pièces de mobilier composées d’un lit, un tapis de table, six fauteuils et 24 chaises réalisés par Losné, ainsi que 20000 écus de toilettes23. Dès septembre 1698, des achats sont effectués à Paris par le comte de Couvonges. Ses deux séjours dans la capitale en décembre 1699, puis en janvier 1718, lui offrent l’occasion de profiter des fêtes et plaisirs de Paris, Versailles et de ses satellites. En acquérant pour elle et sa famille des produits parisiens, la duchesse contribue également à la diffusion des modes françaises en Lorraine.

16Les commandes parisiennes se distinguent par leur prestige et leur luxe. Le duc s’adresse aux fournisseurs de la cour, aux artistes du roi notamment dans le domaine des arts avec Boffrand, architecte du roi, Van Schuppen ou Pierre Gobert peintres ordinaires du roi de France appelés par Léopold en Lorraine. Le patronage royal est un signe distinctif que l’on retrouve chez les orfèvres et joailliers à l’instar de Rémi de Cuizy orfèvre du roi, Pierre Ladoyreau qui travailla à la galerie des Glaces, ou Rondé joaillier du roi, chez les artisans du meuble comme Pierre Guillemard qui fournit le Garde-meuble, ou encore dans le domaine textile avec le chapelier du roi, Petit, ou le brodeur du duc d’Orléans, Franjou.

17Les réalisations sont à la mesure du prestige ducal à l’instar des 400 Lt déboursées en juillet 1716 pour une table à pied-de-biche bois de palissandre enrichi de bronze doré et d’or moulu réalisée par Guillemard24, des 26865 Lt pour une boîte à portraits enrichie de diamants réalisée en novembre 1710 par Varannes25. Ce sont des commandes de prestige motivées par des circonstances particulières ou exceptionnelles. La naissance du premier enfant du couple ducal impose la commande de la layette à Paris pour 13000 Lt en mai 169926. Les séjours à Paris sont l’occasion de fortes dépenses pour des cadeaux adressés aux autres princes ou à des membres de leur maison. 5830 Lt sont délivrées au marchand joailler parisien Montausire pour un diamant acheté pour l’envoyé extraordinaire de l’empereur ; 1072 Lt pour six paires de flambeaux d’argent réalisés par l’orfèvre Balain pour en faire présent aux médecins de Monsieur et Madame qui ont soigné la duchesse pendant son séjour à Paris. À l’occasion de ce voyage, le duc témoigne de sa prodigalité en récompensant ses hôtes et leur familia par des cadeaux somptueux dont la liste est publiée par le Mercure Galant. Commander des items luxueux réalisés par les meilleurs artisans parisiens est une obligation sociale pour le duc et la duchesse de Lorraine. Ces achats de prestige leur permettent de tenir leur rang sur la scène européenne. Néanmoins, si le duc cherche à façonner la cour de Lorraine sur le modèle français il entreprend également d’encourager l’artisanat et la production locale.

18Une fois sur le trône, Léopold développe la verrerie et la faïencerie lorraines avec la verrerie de Portieux réputée jusqu’à Paris27. Il stimule l’activité textile en aidant à la création de manufactures de draps fins, en autorisant une manufacture royale de soieries… Il restaure aussi les tapisseries lorraines. Donnant l’exemple, la maison ducale s’approvisionne largement dans ces nouveaux établissements. On retrouve dans les comptes des achats effectués à la verrerie de Portieux ou de Magnienville notamment à sept reprises en 1726, des commandes régulières de bières aux Bénédictins de Dieulouard28. En 1720, 4298 l sont octroyées à Dominique Guyot, l’un des dirigeants de la manufacture de draps de Nancy, pour fourniture de draps à l’occasion du deuil de l’impératrice douairière29. La majeure partie des achats quotidiens se fait finalement en Lorraine autour de Nancy et Lunéville.

19Si l’influence étrangère et française est nette dans la consommation et dans les dépenses de luxe et artistique, Léopold cherche aussi à adapter les modèles étrangers à la mode lorraine. Sur le chantier de Lunéville, coexistent artistes étrangers, membres de l’académie de peinture et de sculpture fondée en 1702 et artisans locaux. L’apport étranger est fait d’adaptations et d’acculturations qui se repèrent dans les sources. Par exemple, sont envoyés en 1711 de Nancy à Paris des damas pour tapisser des meubles. Si le savoir-faire est français, le tissu est lorrain. De même, si la famille ducale commande des habits complets à des tailleurs ou couturières parisiens, elle peut aussi ne s’approvisionner qu’en tissus et faire réaliser le vêtement sur place ainsi que l’écrit la duchesse à la marquise d’Aulède : « Je vous prie de me vouloir bien choisir un abit pour la St Léopold, qui, comme vous savet, et le 15 novembre ; mes il faudera mieux m’envoie isy l’étoffe pour le faire faire30. » Les distances, les délais de réalisation et l’impératif de confectionner un vêtement adapté à la silhouette de la duchesse obligent Élisabeth-Charlotte à s’en remettre à une couturière lorraine.

Passer commande auprès de fournisseurs étrangers : l’exemple parisien

20Les lettres adressées par la duchesse à son amie parisienne attestent de l’intérêt que porte la famille ducale au choix des marchandises étrangères et à la bonne réalisation des commandes. Élisabeth-Charlotte possède une grande connaissance du monde marchand parisien et des prix pratiqués ainsi qu’elle l’explique à la marquise : « Je croys M^me que les étoffes d’hivert vont être bon marché à cause du deuil de M^me Lénos, grand-mère de la reine31. » Ses commandes sont précises et détaillées comme elle les décrit au marquis de Stainville en 1725 : « Je vous prie de me faire faire une tabatière pour mon fils où il est caché dedans avec en secret les portraits de mes deux filles en miniature, comme les deux derniers originaux sont de Gobert, il sera aisé de les copier. Penelle est le peintre qui les fait le mieux, il les vend pour l’ordinaire 30 écus la pièce car il m’en a fait beaucoup à ce prix32. »

21Le duc est attentif aux commissions parisiennes. Le voyage de 1699 à Paris lui a permis d’approfondir sa connaissance du monde marchand parisien par la pratique des emplettes, de visites comme celle du célèbre magasin de curiosités Au Vase d’or du marchand mercier Daustel33. Les courriers adressés à ses résidents sont ponctués par des ordres de commissions et d’emplettes. Il s’intéresse de près au choix des items, à leur transport, en s’enquérant de l’obtention de passeports et au paiement des fournisseurs en ordonnant des lettres de change. Les réponses adressées par le résident répondent aux interrogations du maître et rendent compte de l’avancée des emplettes, de leur livraison et de leur paiement.

22Le résident joue un rôle crucial dans les achats parisiens. L’ambassadeur fait figure d’intermédiaire culturel et occupe une fonction essentielle dans les échanges culturels, artistiques entre les cours européennes. Par leur position sociale, leurs attributions, les envoyés sont des hommes de réseaux bien informés au contact entre deux pays et les mieux placés pour diffuser les nouvelles modes.

23Les agents successifs du duc de Lorraine apportent un soin attentif aux commandes passées par la famille ducale. Ils livrent des informations sur les usages à la cour de France à l’instar du comte de Couvonges en 1698 qui fait remarquer à son maître qu’il est indispensable d’avoir un service en vermeil « parce que nous ne voyons pas ici aucun prince manger pour leur personne que sur du vermeil doré34 ». Ils rassurent le duc sur la qualité des items comme Barrois qui écrit : « J’ai fait voir le diamant à une personne qui s’y connaît, elle l’a trouvé fort beau35. » Ils s’assurent de la qualité et du juste prix des achats. Ce sont des intermédiaires entre les artisans et le prince, détaillant chaque aspect de la commande, tout particulièrement son coût comme le rapporte le marquis de Stainville :

« J’ay consulté un brodeur sur les drapeaux et les bourses qu’on doit faire faire icy, il a calculé que le tout monterait à six mille livre il faudra même luy faire quelques avances, c’est de quoy j’ay crü devoir avertir votre altesse royale et j’attend la réponse avant que de les commandes. S’il est chargé de le faire, il ne peut lui livrer avant la fin juillet36. »

24L’épouse du diplomate est également associée aux commandes en étant plus spécifiquement chargée des achats vestimentaires de la duchesse37.

25L’envoyé du duc cherche à démontrer qu’il est un intermédiaire efficace et qu’il sert au mieux son maître. En effet, les diplomates sont confrontés à des commandes réalisées par des envoyés extraordinaires chargés par le duc de commissions spécifiques. Ces achats sont effectués sur ordre du duc sans que l’envoyé ou le trésorier n’en soient informés. Le premier doit alors payer les dettes mais rencontre des difficultés pour se faire rembourser et s’en plaint régulièrement à son maître. Les diplomates sont ainsi concurrencés dans le service ducal par d’autres intermédiaires chargés des emplettes ducales.

26On peut tout d’abord isoler les membres de la maison. Chaque responsable de secteur est amené à jouer un rôle d’intermédiaire entre les marchés étrangers et l’hôtel ducal. Ils passent commandes, paient les factures avant de se faire rembourser par le trésorier de la maison. Certains sont envoyés en commissions à Paris ou ailleurs, le plus souvent dans leur domaine de compétences. Il faut souligner le rôle prépondérant de la famille de Beauvau-Craon qui occupe des fonctions clefs au sein de la maison ducale. D’abord grand maître de la Garde-robe en 1704, avant de diriger son écurie en 1711, le marquis est chargé des achats de vêtements puis de chevaux. La marquise, gouvernante puis dame d’honneur de la duchesse, gère les achats vestimentaires. Mais leur rôle dépasse le simple cadre de leurs fonctions et mettent au jour leur position de favoris. Le marquis est régulièrement envoyé à Paris pour des « dépenses extraordinaires » court-circuitant le rôle des diplomates. Il est chargé des achats d’importance : bijoux, orfèvrerie, chevaux ou habits pour le prince.

27En sus des membres de sa suite, Léopold peut compter sur des intermédiaires parisiens liés à la maison de Lorraine. L’abbé de Lorraine38 acquiert en 1715 des chevaux anglais et une tabatière en or ; la princesse de Lislebonne, fille illégitime de Charles IV, réalise des achats de meubles en 1716. La marquise d’Aulède issue d’une famille appartenant à l’entourage ducal se charge des emplettes de la duchesse comme le prouve leur échange épistolaire.

28Plus largement, apparaissent de multiples intervenants de la commande à l’arrivée des marchandises en Lorraine : banquiers, marchands, voituriers qui illustrent la complexité voire la difficulté de l’acheminement et du paiement des objets venus de l’étranger.

Acheminer et payer les achats étrangers : une aventure longue et coûteuse

29Acheminer les marchandises étrangères vers la Lorraine est long, coûteux et complexe. Même si le règne de Léopold est marqué par un gros effort dans l’amélioration des routes et des transports, le commerce entre la France et les duchés est freiné du fait du statut lorrain d’« étranger effectif » et de l’enchevêtrement des juridictions.

30Plusieurs modes de transports coexistent. Les postes permettent d’envoyer des paquets ou des courriers, c’est « l’ordinaire ». Pour les envois plus volumineux, il est possible d’utiliser l’un des carrosses des messageries de Lorraine et de Bar qui ont été affermées par Léopold en 1704 avec un nouveau tarif : il coûte 6 livres pour faire le trajet Nancy-Bar-le-Duc en carrosse, 15 livres pour celui de Nancy à Strasbourg. Les précieux achats peuvent être acheminés par des rouliers ou des voituriers parisiens ou lorrains. Des envoyés spéciaux sont aussi chargés du convoyage des caisses et paquets. Enfin, sont utilisés des réseaux, lorrains et/ou marchands. Des Lorrains de passage à Paris s’occupent du transport des marchandises tout comme des banquiers ou des marchands qui disposent d’un bon réseau d’intermédiaires. Le plus souvent les marchands parisiens se chargent de l’envoi de leurs produits à Lunéville.

31L’acheminement des paquets est complexifié du fait de la situation particulière des duchés de Lorraine et de Bar. En 1704, la route de Lunéville à Paris compte 41,5 postes : 8,5 en Lorraine et 33 en France. De fait, les voitures doivent passer un grand nombre de frontières et payer des frais de douanes importants. Les frais de transports alourdissent donc les factures, tout particulièrement pour les marchandises volumineuses. Il faut ainsi payer 902 livres « pour la voiture de 27 pièces de vins de Bourgogne » de Beaune à Lunéville39. En 1721, les glaces réalisées par le miroitier Gantier sont transportées en sept caisses par un voiturier, non sans s’être déclaré nullement responsable en cas de bris de glaces. Pour cette marchandise d’une valeur de 6000 Lt, les frais de douanes se montent à 365 Lt 2 sols. Au total, les transports et acquis se montent à 848 Lt et 17 sols. La facture s’élève encore en raison des frais de change et revient au total à 1154 Lt et 7 sols40.

32Il est possible d’échapper aux droits de franchises en obtenant du roi un passeport, ou laissez-passer de marchandises avec exemption de droits de douanes. Cette exemption est une faveur royale limitée au cercle des souverains, de leurs proches ou de leurs représentants. Les comptes et correspondances ne mentionnent pas ce type de documents mais les archives de la secrétairie de Torcy en conservent quelques traces. En juin 1711, un passeport avec exemptions de droits est accordé pour :

« 400 aunes de moire, 233 de damas et 150 aunes de velours que le marquis de Craon envoyé extraordinaire de Lorraine a fait venir de Nancy à Paris pour estre employez a faire des meubles41. »

33Le 29 mars 1712, un autre passeport avec exemption de droits est accordé « pour un lit de damas cramoisie, garni de galons et broderies d’or, quatre pentes de lit de galons et houppes d’or faux et dix housses de fauteuils de même damas garnies de galons d’or que le marquis de Craon envoyé extraordinaire de Lorraine fait passer de Paris à Nancy42 ». Les exemptions sont cependant rares et les frais demeurent lourds.

34La gestion financière des factures est une des prérogatives de l’envoyé du duc. Pour cela, il reçoit des versements de Lunéville par les lettres de change. C’est un moyen pratique et commode de faire du commerce et de mener des transactions sécurisées entre deux places éloignées et éviter ainsi la circulation de monnaie. Les lettres de change sont, soit envoyées directement au résident via un banquier ou un marchand chargé d’honorer le paiement, à charge ensuite pour le diplomate d’utiliser l’argent disponible pour régler les différentes factures, ou soit tirées sur un banquier parisien à destination du résident pour régler spécifiquement et ponctuellement une facture.

35Les intermédiaires sont multiples car le duc n’a pas de banquier attitré à Paris chargé d’honorer ses lettres de change. Les donneurs peuvent être banquiers, comme Lange, Moreau l’aîné « rue saint Michel le Comte » banquier « pour l’Espagne, la Bretagne, etc.43 », Lahbat et compagnie, marchands, tout comme les marchands-galonniers Visigny et Boursier ou encore membres de l’entourage ducal comme Sergent, intendant de la princesse de Lislebonne.

36La lettre de change est un instrument de crédit qui permet de faire patienter les fournisseurs. Le duc Léopold s’inscrit dans la pratique aristocratique du paiement différé bien identifiée pour la fin du siècle à Paris par Natacha Coquery. Néanmoins, les retards de paiement provoquent le mécontentement des marchands parisiens dont les diplomates se font l’écho et qui doivent régulièrement avancer l’argent. Cette pratique du crédit a aussi un coût car les banquiers prélèvent des frais sur les lettres de change alourdissant encore les factures. Comme le souligne Stainville « le seul moyen de faire des emplettes un peu à bon compte c’est d’avoir l’argent comptant44 ».

37Le change entre les monnaies lorraines et françaises grève encore le budget ducal. Léopold a cherché à maintenir une parité entre les deux monnaies afin de permettre les relations commerciales entre la France et Lorraine, et a fixé de nombreux tarifs du taux de change. Cependant, dans la pratique, c’est le « chaos » et les taux varient considérablement45. Afin de parer aux éventualités d’une perte, les marchands étrangers précisent le taux auquel ils accepteront les espèces lorraines. Effectivement, les taux de change sont variables dans les comptes et les factures. Ils sont en général autour de 12 % mais peuvent se monter à 45 % comme en 1718 pour l’achat de 3000 livres de glaces (soit 1350 l de frais) voire jusqu’à 122 % en 1718 pour l’achat de médailles d’or réalisées par Roettier graveur des médailles du roi46.

*

38La consommation ducale est ainsi traversée par plusieurs enjeux. Le cosmopolitisme est un impératif social. Un prince doit choisir le meilleur à l’échelle internationale, suivre les modes majoritairement venues à cette époque de Paris et Versailles. La consommation traduit aussi des goûts, des pratiques héritées de la jeunesse de Léopold. Elle possède aussi une dimension politique car il s’agit à la fois d’affirmer sa place de prince régnant par des achats ostentatoires tout en valorisant les productions lorraines protégées par une politique mercantiliste. De fait, la consommation est multiscalaire et nécessite le recours à tout un réseau d’intermédiaires qui mêle des personnes variées : l’entourage familial ou domestique ducal, des marchands, des banquiers, des ambassadeurs, des voituriers. Cette politique du prestige a un coût : frais de transport, de change, de douanes… qui malmène les finances ducales. Léopold devient tributaire des banquiers parisiens et lorrains chargés d’honorer les créances étrangères. Samuel Lévy incarne leur pouvoir grandissant. Banquier juif de Metz, il est chargé de payer les créances ducales et joue un rôle d’intermédiaire dans les ventes à l’étranger. Son influence est croissante auprès de Léopold jusqu’à devenir receveur général des finances du duché en 1715. En 1721, sa banqueroute sonne l’heure de sa disgrâce et met au jour la fragilité financière du duché qui rencontre des difficultés à soutenir une consommation ostentatoire pourtant nécessaire à son affirmation politique.