1Lorsqu’il arrive à Lunéville, le 15 mai 1698, le duc Léopold, héritier de plusieurs décennies d’exil, a commencé son règne nominal depuis déjà huit années. Les duchés ont en effet été occupés par la France depuis 1670, et jusqu’à leur restitution en 1697, conformément au traité de Ryswick, son père, le duc Charles V, a trouvé refuge auprès de l’empereur Léopold I^er, devenu son beau-frère. Ce dernier lui a confié le gouvernement du Tyrol et c’est à Innsbruck qu’a vécu la famille ducale. Si le duc Charles V a refusé de recouvrer ses territoires aux conditions imposées par le roi de France à Nimègue, il n’a pas pour autant renoncé à faire valoir ses droits et à s’affirmer comme le chef d’une maison souveraine. C’est ainsi qu’à la mort de son père, en 1690, le jeune duc Léopold inaugure son règne à Innsbruck, entouré d’une cour, sa mère assurant la régence sous la protection de l’empereur, du roi d’Espagne et du pape1. Ces huit années passées dans la capitale du Tyrol ont été déterminantes car elles ont marqué de leur empreinte l’ensemble du règne de Léopold. La cour d’Innsbruck, composée de Lorrains restés fidèles à la maison ducale et de sujets de l’empereur appartenant à plusieurs nations, a ainsi constitué l’embryon de celle de Lunéville. Cette présence d’étrangers arrivés en Lorraine aux côtés de Léopold est renforcée tout au long du règne car le duc y trouve, clientélisme aidant, des appuis solides pour sa politique étrangère et des intermédiaires efficaces pour le traitement des affaires les plus délicates liées aux intérêts de sa maison.

L’héritage de l’exil

2Après des premières années de règne en exil, il est utile de considérer ce que le duc Léopold rapporte d’Innsbruck. Il s’agit tout d’abord du statut de maison royale revendiqué du chef de sa mère, l’archiduchesse Éléonore, veuve en premières noces du roi de Pologne Michel Korybut Wisniowiecki, qui a gardé la dignité et le titre de « reine ». Simultanément, le duc renforce son statut royal – mais il puise cette fois-ci dans l’héritage angevin – en reprenant le titre de « Roi de Jérusalem » abandonné par les successeurs du duc René II2. Cette dignité de maison royale est concrétisée, on le sait, par l’adoption de la couronne fermée3 et la prétention au titre d’Altesse Royale. Ce que le duc rapporte encore – et surtout – d’Innsbruck, c’est la gloire de son père le duc Charles V, « Sauveur de la Chrétienté et de l’Empire ». Dans sa relation de l’entrée solennelle du duc Léopold à Nancy, Claude Waultrin écrit à son adresse : « Vous êtes le digne fils de ce fameux, de cet Invincible Guerrier, dont le souvenir ne s’effacera jamais de nos cœurs4. » De même, lorsqu’il lui dédie son histoire de Charles V, Michel-Jérôme de Ponte le présente comme « le digne successeur » de celui à qui l’empereur doit sa couronne (illustration 1)5. Cette dette à l’égard de la maison de Lorraine, sans cesse rappelée, constitue désormais l’argument principal du duc Léopold pour amener l’empereur à accéder à ses demandes. Mais l’empereur Léopold I^er, sauvé du péril ottoman par Charles V en 1683, est également l’oncle du jeune duc Léopold et, après la mort du monarque, en 1704, ses successeurs, Joseph I^er puis Charles VI, sont les jeunes cousins germains du duc de Lorraine. Cette proximité à la fois dynastique et politique permet par la suite au duc Léopold de « faire voir » aux princes de l’Europe – et cela est de première importance diplomatique – qu’un prince de Lorraine « peut rester quelque temps à Vienne6 ». De plus, lorsqu’il rentre en Lorraine, le duc arbore le prestigieux collier de la Toison d’Or. L’ordre dynastique bourguignon, alors gouverné par le roi d’Espagne, n’a jamais compté de prince lorrain dans le passé avant que le prince de Vaudémont n’y soit admis en 1675 pour ses services rendus au roi d’Espagne et que le duc Charles V en reçoive le collier en 1678, en récompense de son dévouement à l’empereur. Après sa mort, son collier est transmis à son fils Léopold dès le 30 mai 1690.

Illustration 1. – Abrégé historique et iconographique de la vie de Charles V duc de Lorraine dédié à Son Altesse Royale Léopold I son digne successeur

3Le jeune duc est également entouré d’une noblesse dont la fidélité dynastique a permis la continuité de l’existence politique des duchés. On songe ici tout particulièrement à l’abbé François Le Bègue et au président Claude Canon qui ont partagé l’exil de la maison ducale dès 1670 et qui ont maintenu des liens particuliers avec l’empereur, le roi d’Espagne et le pape, conformément aux volontés de Charles V. L’entourage du duc à Innsbruck a ainsi constitué un important réseau d’alliances et d’influence, notamment par la présence d’étrangers fidèles, comme le comte François de Carlingford (Irlandais), le marquis Ferdinand de Lunati (Milanais), le marquis Sylvestre de Spada (Romain), le comte Jean-Jacques de Taxis (Bergamasque) ou le père Ehrenfried Creitzen (Saxon), son confesseur. Le duc Léopold ramène enfin une partie de sa cour d’Innsbruck, embryon de celle de Lunéville. Mais le duc laisse une partie de son héritage en Allemagne. Il s’agit des quatre régiments – « Léopold », « Bassompierre », Commercy » et « Sainte-Croix » – constitués avec les restes de l’armée de Charles V et intégrés dans l’armée impériale avec ses officiers issus de la noblesse lorraine. Le duc y laisse également deux de ses trois frères. Le prince Joseph-Innocent (1685- 1705), colonel et futur général de l’armée impériale, colonel propriétaire de deux de ces régiments lorrains, est le point d’appui de sa politique militaire tandis que Charles-Joseph (1680-1715), évêque d’Olmütz depuis 1695 et tout juste élu évêque d’Osnabrück, devient l’artisan de sa politique ecclésiastique dans l’Empire. Ainsi, le départ de Vienne du jeune Léopold n’a pas rompu ses relations avec la maison d’Autriche et l’espace germanique.

L’État, la maison et la cour : un amalgame cosmopolite

4Dès leur arrivée à Nancy, les trois commissaires du duc Léopold – le comte de Carlingford, l’abbé François Le Bègue et le président Claude Canon – reconstituent l’État, la maison et la cour7. Les principales institutions de l’État sont le Conseil d’État, la Cour souveraine, la Chambre des comptes, les baillis, les commissaires réformateurs et les troupes. La « Maison » comprend les officiers de la Couronne, l’hôtel, les domestiques, les gens de livrée et les pensionnaires. Mais l’état de 16998 mêle maison et État car le cumul de fonctions est de plus en plus fréquent. La cour proprement dite se compose de la maison civile et de la maison militaire, autrement dit la garde ducale. La constitution de cette cour réalise l’amalgame de la noblesse lorraine qui a été dispersée – voire divisée – pendant la période d’exil, de 1670 à 1698. Certains, en Allemagne et en Autriche, ont servi successivement Charles IV, Charles V puis Léopold. C’est le cas des Le Bègue, Canon, Bassompierre, Stainville, Beauvau, des Armoises, Custine, du Han, Mahuet… Louis de Beauvau et Desjanots ont également servi en Bavière et Chauvirey en Hollande. D’autres ont servi la France, tels Gournay, Raigecourt, du Châtelet, du Hautoy… Le duc gratifie d’abord ses fidèles des plus grands offices de la cour et des commandements dans sa garde. Parmi eux, on retrouve les étrangers de l’entourage d’Innsbruck : le comte François de Carlingford, déjà conseiller d’État de l’empereur et feld-maréchal de ses armées, cumule les fonctions de chef des conseils, grand maître de l’hôtel, surintendant des finances, colonel du régiment des gardes, et gouverneur de Nancy ; le marquis Ferdinand de Lunati est chambellan, colonel de la garde suisse et capitaine d’une compagnie du régiment des gardes ; le marquis Sylvestre de Spada est chambellan et premier écuyer ; le baron Jean-Jacques de Gesner, ancien gentilhomme de l’empereur Léopold, est gouverneur du jeune prince François de Lorraine ; Antoine de Marsanne, ancien officier de Charles V, est premier écuyer de Son Altesse Royale ; Michel-Jérôme de Ponte, originaire d’Espagne, est placé auprès du prince François ; Charles-François Sauter, ancien secrétaire de la reine Éléonore, est secrétaire des commandements et finances ; enfin, le père Ehrenfried Creitzen reste le confesseur du duc Léopold. La maison militaire comprend la gendarmerie – chevau-légers et gardes du corps – et l’infanterie – régiment des gardes et garde suisse9. Cette dernière, recrutée dans le canton de Lucerne, est un retour à la tradition. Créée par le duc Charles III en 1580, elle a disparu au cours du règne de Charles IV. Lunati en est le colonel dès 1707 ; ses capitaines et ses lieutenants sont issus des familles Allmender puis Pfyffer d’Althishoffen, laquelle encadre traditionnellement la garde suisse du roi de France et la garde papale. La maison militaire comprend initialement environ 1 200 hommes, avant de monter en puissance dans les années suivantes. Le duc y place en priorité ses fidèles, anciens compagnons d’armes de Charles IV et de Charles V, puis une grande partie de sa noblesse. On y trouve également des Français et, surtout, des Irlandais jacobites, anciens compagnons du roi Jacques II Stuart, protégés du comte de Carlingford10.

5Mais, au fil des années, d’autres étrangers sont intégrés à la cour11. Parmi les religieux, on trouve le père De Haen puis le père Mercator et le père Guinder, prédicateurs allemands, l’abbé Gaspard Henckelmann, conseiller-secrétaire en 1701, Arnold Delaye, prêtre de la cathédrale de Liège, aumônier ordinaire en 1711. Sont également admis à la cour des chambellans12, des gentilshommes de la chambre13, des écuyers14, des filles d’honneur15 et des pages16. Mais c’est parmi le personnel de moindre importance que l’on trouve le plus d’étrangers : valets, coureurs, voituriers, cochers, postillons, garçons d’attelage, palefreniers, muletiers, heiduques, trompettes sont en effet venus d’Innsbruck ; il y a des Allemands, des Hongrois, des Italiens, des Polonais, et même quelques Turcs. Dans les états de la cour de Lunéville, on conserve ainsi les appellations allemandes de Cammerheitzer, le préposé au chauffage des appartements, et de Wagenmeister, le maître des équipages et des voitures.

6D’autres étrangers appartenant à l’entourage des princes Charles et François paraissent à la cour et y bénéficient à l’occasion de gages ou de pensions : Christophe-Antoine Fenner von Fenneberg, Tyrolien, au service du prince Charles depuis 1699, Antoine de Zeni, Vénitien, son intendant, Jean-Conrad-Philippe, baron de Tastungen, grand maître de la cour d’Osnabrück, le comte Louis de Ferraris, grand chambellan et conseiller d’État de Charles de Lorraine à Coblence, le baron Philippe-Adolphe de Metternich-Winneburg-Beilstein, conseiller privé de S.A.E. de Trèves et grand maréchal de sa cour, Ernest-Charles-Joseph-Antoine, baron de Breiten-Landenberg, page du duc Léopold (1707-1708) puis chambellan de Charles de Lorraine, archevêque de Trèves, Henri-François Cochem, de Bastogne, conseiller du prince François. Comme on le voit, si cette présence d’étrangers à la cour est initialement un héritage de l’exil, on ne peut s’empêcher d’y déceler la volonté du duc Léopold de se créer une clientèle qui, en cas de besoin, lui servirait d’appui pour mener sa politique. C’est pourquoi, avant de voir le rôle joué par ces étrangers, est-il utile d’évoquer la situation et l’état des affaires du duc.

Situation et « affaires » du duc Léopold

7Le retour du duc Léopold s’est fait sous les meilleurs auspices. Son mariage politique, conclu en dépit de la « répulsion [de la reine Éléonore] pour tout ce qui est français », doit lui assurer de bonnes relations avec le roi de France, sans toutefois exclure la méfiance17. La duchesse d’Orléans, sa belle-mère, avec laquelle il échange une correspondance continue de 1698 à 172218, lui apporte son soutien à Versailles. Par son intermédiaire, le duc tente même, en une occasion, de gagner Madame de Maintenon à sa cause mais cette dernière se dérobe, ne voulant pas traiter d’affaires politiques. On ne saurait oublier que Madame palatine a également un réseau allemand. C’est elle, par exemple, qui avertit son gendre de la mise en vente, en 1700, du comté de Réchicourt par son héritier, le comte Charles d’Ahlefeld, de Saxe. C’est encore elle qui a fait placer « la petite Rathamshausen » auprès de la duchesse à Lunéville, ce dont elle se repent lorsque la jeune fille d’honneur, trop spontanée, contribue à faire courir la rumeur des infidélités conjugales du duc Léopold ! Chef de sa maison, le duc entretient des liens avec les princes lorrains de la branche française dont on connaît l’influence à la cour de France19. Nous relevons encore que le prince de Vaudémont est gouverneur du Milanais, encore espagnol, que le duc entretient un solide réseau diplomatique, avec ses envoyés et ses résidents, et, enfin, qu’il dispose de l’appui de l’empereur, du roi d’Espagne et du pape.

8Le comte d’Audiffret, l’envoyé du roi en Lorraine20, porte cependant une appréciation assez sévère sur la cour de Lunéville qu’il accuse d’être mal disposée envers la France21. Mais, si l’envoyé français se préoccupe autant de l’état d’esprit de la cour de Lunéville, c’est parce que la situation a changé. En effet, après deux années paisibles, les difficultés politiques ne tardent pas à se présenter lorsque la maison de Lorraine perd deux de ses principaux appuis traditionnels : le roi d’Espagne et le pape. C’est d’abord, la succession au trône d’Espagne qui écarte l’archiduc Charles d’Autriche au profit du duc d’Anjou, ouvrant une nouvelle guerre et plaçant le duc de Lorraine dans une situation délicate à l’égard du roi de France. C’est, encore, le prince de Vaudémont qui, à Milan, se rallie à la France. C’est, enfin, l’affrontement avec le pape Clément XI au sujet du Code Léopold, de 1701 à 1710, qui provoque l’hostilité totale de Rome22. Dans ces conditions, le duc Léopold ne peut plus compter que sur l’empereur pour défendre les intérêts de sa Maison et, face à la France, il ne peut plus exister que dans l’Empire23. Pour le duc, il y a d’abord l’affaire du Montferrat, dès que se pose la question de la succession, en 1701, puis pour se faire attribuer un « équivalent », lorsque le duché est laissé au duc de Savoie, en 1708. Il s’agit encore d’obtenir des cours étrangères le traitement d’Altesse Royale que seul, encore, l’empereur lui a accordé, en 1703. De plus, pendant la guerre de Succession d’Espagne, le duc cherche à éviter que la noblesse lorraine serve dans les régiments royaux et doit pour cela obtenir des places pour ses officiers dans les armées de l’empereur. Enfin, le duc veut obtenir des bénéfices ecclésiastiques dans la Germania sacra pour ses deux frères, Charles et François24, et cherche tout particulièrement à « avoir un électorat dans la famille ». Pour cela, selon ses instructions, « il faut tascher de se faire des amis25 ».

9Le duc Léopold se tourne naturellement vers l’empereur qui, rappelons-le, est Léopold I^er, son oncle maternel, puis Joseph I^er (1704-1711) et Charles VI, ses cousins germains. Il s’efforce de toujours faire plaisir à l’empereur et de ne rien lui refuser. La guerre lui donne l’occasion de montrer de quel côté il penche, malgré la neutralité qu’il revendique : des officiers lorrains servent dans l’armée autrichienne, contre la France et contre les rebelles de Hongrie soutenus par Louis XIV. Il y a ceux qui sont restés au service de l’empereur, comme le prince Joseph († 1705), le prince Charles-François de Lorraine-Commercy († 1702), le prince Charles-Thomas de Vaudémont († 1704), Claude-Florimond de Mercy, Charles-Florimond du Han de Martigny, Jean-Henry du Hautoy, Pierre de Viard, Louis Bannerot d’Herbéviller, Adam de Gondrecourt, Joseph-Albert de Sainte-Croix, Pierre-Nicolas Fournier de Seichamps, Charles de Tige… Mais le duc y envoie Étienne de Stainville, François de Ficquelmont et Jean-Claude des Armoises, officiers de sa garde, François-Gaspard de Bouzey, l’un de ses pages, Nicolas de Miscault, prévôt des maréchaux, ou Joseph-Sigisbert Magnien de Magnienville, fils du contrôleur de l’hôtel ducal… La mort au combat du prince Joseph et des deux princes de la branche française constitue pour le duc une nouvelle dette de l’empereur envers la maison de Lorraine, au même titre que les victoires du duc Charles V.

10En raison de l’affaire du Code, le duc Léopold n’obtient rien du pape Clément XI de 1702 à 1710. Pourtant, il a besoin de brefs d’éligibilité aux bénéfices pour ses frères. Si Charles est déjà évêque d’Olmütz et d’Osnabrück, les tentatives pour gagner Münster et Trèves sont vouées à l’échec. De même, François, déjà coadjuteur de l’abbaye de Stavelot depuis 1701, ne rencontre aucun succès – mais ce n’est pas uniquement en raison de l’hostilité de Rome – dans ses recherches pour obtenir canonicats, coadjutoreries ou épiscopats à Augsbourg, Fulda, Hildesheim, Cologne, Liège, Münster, Eichstätt, Mayence, Spire, Passau ou Bâle26. De même, le Saint-Père ne répond pas à la demande du duc Léopold qui le prie d’être le parrain du prince Léopold-Clément, né en 1707. Enfin, le pape refuse d’accorder des bulles à la princesse Charlotte-Élisabeth-Gabrielle (1700-1711), fille aînée, élue abbesse de Remiremont en 1703. Seule la modification du Code entraîne plus tard la réconciliation avec Rome et permet d’obtenir un bref d’éligibilité pour le prince Charles à Trèves, le 15 juin 1710, de faire baptiser le prince Léopold-Clément, le 4 juin 1711, et de recevoir les bulles pour Remiremont, en 1711, un bref d’éligibilité pour le prince François à Olmütz, en 1711, et des bulles pour l’accession de ce dernier à l’abbatiat de Senones, le 30 août 1712. Dans toutes ces circonstances, les étrangers de l’entourage du duc vont lui être particulièrement utiles.

Les affaires extraordinaires de S.A.R. confiées aux serviteurs étrangers

11Pendant toutes ces années difficiles, la diplomatie ducale est loin d’être inactive. Mais il semble que le duc Léopold ne confie à ses envoyés officiels que les grandes affaires purement diplomatiques et en partie publiques, comme, par exemple, la question de la neutralité ou le suivi des négociations de paix. Pour les affaires touchant à ses intérêts personnels et à ceux de sa maison, il préfère se servir de fidèles, envoyés sans qualité officielle, qui peuvent se déplacer plus librement, avoir des contacts moins formels et plus confidentiels, munis de « commissions secrètes » rédigées de sa main27. Il ne trouve d’ailleurs dans sa noblesse que peu de personnes capables à ses yeux de bien se comporter dans des cours étrangères, comme il l’écrit lui-même dans un mémoire28. Mais le duc ne peut de toute façon confier ses affaires personnelles aux membres de sa haute noblesse qui sont néanmoins ses sujets et à l’égard desquels il doit conserver de la hauteur. Il fait donc particulièrement appel aux étrangers de sa cour et à sa clientèle, notamment à ceux qui parlent allemand ou italien, à ceux qui, comme il le dit de Forstner, sont « propres à être employés dans des commissions particulières dans l’Empire ». C’est le cas des Spada, Litta, Lunati, Gesner, Cochem, Henckelmann, Forstner, Frassinetti, Zeni, Tastungen ou Ferraris.

12Sylvestre de Spada, chambellan et premier écuyer de la duchesse, gentilhomme romain, est issu d’une illustre famille d’Arezzo qui compte de nombreux cardinaux, notamment Fabrizio (1643-1717) et Horace-Philippe (1659-1724) avec lesquels le duc entretient quelques échanges épistolaires29. En décembre 1704 et janvier 1705, ce noble fait partie de la délégation menée par le marquis de Lenoncourt pour les négociations à Rome au sujet du Code. Mais c’est surtout Gaspard, frère de Sylvestre, nommé résident du duc à Rome, qui, en 1707 et 1708, est chargé de suivre cette affaire, ainsi que des questions diverses comme l’affaire de Münster en faveur du prince Charles, le baptême du prince royal, la coadjutorerie de Stürzelbronn pour l’abbé Mahuet, la béatification de Pierre Fourier, la libre administration in spiritualibus de l’abbaye de Stavelot par le prince François, l’obtention de bulles pour Remiremont30. Son frère Gaspard étant décédé en 1708, Sylvestre de Spada est envoyé par le duc en mission à Rome en 1710 puis, à nouveau, de février à octobre 1721. Autre Italien, le marquis Alexandre de Litta, chambellan du duc, est un neveu du marquis François de Grimaldi, prince de Lixheim. Il est de même envoyé à Rome en 1710, sur instructions du duc31, pour traiter du baptême du prince royal et obtenir des brefs d’éligibilité aux bénéfices pour les princes Charles et François. Il est par la suite envoyé à Rome à plusieurs reprises, jusqu’en 172232.

13Le marquis Ferdinand de Lunati, chambellan et colonel de la garde suisse, est envoyé à Vienne en 1701, à Osnabrück puis en Hollande, en mai et juin 1705. En 1709, selon les instructions du duc33, il doit se rendre à Milan, « sous prétexte d’aller vaquer à ses affaires particulières » puis, aller à Barcelone, « de son propre chef », rencontrer le roi Charles III – le futur empereur Charles VI, alors prétendant au trône espagnol contre le duc d’Anjou – pour demander une « indemnité pour le Montferrat » et obtenir du roi qu’il donne des ordres à ses ministres pour soutenir les intérêts du duc auprès des alliés. Lunati est encore envoyé à Vienne en 171034. Probablement proche parent du marquis, un abbé de Lunati, résident de Lorraine à Milan dès 1708, est nommé chambellan ducal en 1711. Il décède à Milan en juillet 172535.

14Chargé de veiller aux intérêts du prince François-Antoine, Jean-Jacques de Gesner, maître d’hôtel du duc et introducteur des ambassadeurs, est envoyé à Stavelot en 1705 puis à Bâle, afin de « voir ce qui concerne l’élection à cet évêché », du 1^er au 12 juillet36. De même, Henri-François de Cochem est envoyé à Stavelot, en 170637, puis à Liège, en 1710, pour voir les possibilités d’élection à l’évêché38. L’abbé Gaspard Henckelmann, chanoine de la primatiale, conseiller-secrétaire de la chambre puis secrétaire d’État de S.A.R. de Lorraine à Stavelot39, se rend successivement pour le duc à la cour d’Osnabrück, en 170540, à la diète de Ratisbonne pour veiller aux intérêts du duc, en 1706, 1707 et 170941, puis à Vienne, en 1714, « pour nous gagner deux ou trois chanoines d’Eichstätt42 ».

15Wolfgang-Jacques Forstner de Breitenfels, autrichien, est « employé pour les affaires extraordinaires de S.A.R. ». Il est envoyé auprès des électeurs, en 1706, pour la succession du Montferrat, puis en Flandre, près du prince Eugène et de Malborough, en mai 170943, à Berlin, en avril 1709, au sujet d’un équivalent pour le Montferrat – on évoque la Franche-Comté – et le traitement d’Altesse Royale. Il se rend encore à Vienne, en 1710, en Angleterre, en 171044, toujours au sujet du traité de paix et d’un équivalent pour le Montferrat, puis à La Haye, dans différentes cours d’Allemagne, en 1709, 171045 et 1711 – Hanovre, Leipzig, Berlin, Francfort, Coblence, Osnabrück46 – et, enfin, près des hauts alliés, en 171247 « à l’approche de la conclusion de la paix ».

16Lorenzo Frassinetti, natif de Gênes, mène une vie aventureuse, gagnant sa vie comme joueur de paume, puis s’installe à Lyon où il épouse Mademoiselle de Bussy, le 30 janvier 1699. Passé au service du duc Léopold, il est envoyé à Mantoue en 1706. Ses instructions écrites du 28 mars48 lui prescrivent de rester près du duc, Charles III Ferdinand de Gonzague-Nevers, sans rien lui demander de particulier, sinon de rappeler l’existence du duc de Lorraine. On le trouve encore à Vienne, du 28 avril 1708 au 19 avril 170949, sans connaître vraiment sa mission. Deux années plus tard, alors qu’il se trouve à Paris, il est arrêté comme espion et embastillé, le 28 juin 1711. Trouvé pendu à la fenêtre de sa chambre, dans la nuit du 5 au 6 août, il est inhumé dans le jardin de la prison. Sa veuve, à qui on a caché « la funeste aventure », reste à Lunéville auprès de la duchesse, avant de la suivre à Commercy50.

17Grand prélat au sens politique affiné, familier de la cour de Vienne, intime de l’empereur, le prince Charles est un solide appui pour son frère dans l’Empire. Il n’est donc pas étonnant que le duc Léopold utilise les services de l’entourage de ce dernier. C’est d’abord Antoine de Zeni, un Vénitien, secrétaire intime du prince Charles, que le duc nomme son résident à Osnabrück et qui informe régulièrement le ministre Joseph Le Bègue des affaires d’Allemagne. En 1705, après l’avènement de l’empereur Joseph I^er, le duc l’envoie à Vienne pour « sonder le terrain51 ».

18Le baron Jean-Conrad-Philippe de Tastungen, chambellan de l’empereur Léopold, conseiller impérial et vice-gouverneur du Haut-Palatinat, est le grand maître de la cour d’Osnabrück. Chargé des affaires ecclésiastiques, il prévient le duc, le 21 juin 1709, que le pape a refusé les brefs d’éligibilité, ayant mis delata sur la requête52. Envoyé à Rome l’année suivante, il convainc le duc que son frère Charles n’obtiendra pas de bref d’éligibilité pour Trèves sans modification du Code Léopold53. En septembre 1712, il est choisi par le duc pour résider à Coblence en qualité de son envoyé, avec rang de ministre, car il a donné « des preuves convaincantes de son attachement et de sa fidélité pour les interests communs de nostre Maison54 ». Il est alors premier ministre et grand maître de l’hôtel de Son Altesse électorale.

19Louis de Ferraris, issu d’une famille piémontaise, est attaché au prince Charles dès 1705 et met à profit ses séjours à Vienne pour défendre les intérêts de la maison de Lorraine et renseigner le duc Léopold55. Déjà chambellan impérial depuis 1710, il devient grand chambellan et conseiller de Charles de Lorraine lorsque celui-ci devient électeur de Trèves. En 1711, il obtient de l’empereur une lettre de recommandation pour le pape en vue de conserver encore pendant plusieurs années l’évêché d’Olmütz au prince Charles. Le duc le charge encore d’accompagner le prince François à Vienne, en 1714, « ayant donné des preuves de son zèle pour le service de nostre Maison et en même temps de son expérience dans les affaires qui ont esté confiées à sa prudence56 ». Après la mort du prince Charles, il se fixe à la cour de Lunéville.

Reconnaissance ducale et intégration des étrangers

20Fidèles au duc, mettant tout leur talent et leur zèle au service de ses intérêts, ces étrangers trouvent leur récompense à la cour et s’intègrent à la société lorraine. C’est d’abord le comte de Carlingford dont on a déjà cité l’étonnant cumul de fonctions. Acquéreur de la baronnie de Tantonville, il la laisse en héritage à son neveu Théobald, gentilhomme de la chambre. Un autre de ses neveux, Charles de Throckmorton, chambellan et écuyer du duc, devient baron d’Aulnois et Vertuzey, dans le Barrois. Charles-François Sauter qui, entre-temps, a été créé baron de Menferth par l’empereur, reçoit du duc les seigneuries de Grosbliederstroff, Bliederstroff et Augenmacher, en 1715. Le comte Sylvestre de Spada, que d’Audiffret dit « favori du prince », est chambellan du duc et chevalier d’honneur de la duchesse. De plus, le 2 mai 1716, sa terre de Gerbeuville et les villages environnants sont érigés en marquisat. La faveur ducale s’étend à ses enfants qui font des mariages dans la noblesse lorraine et, parmi ses filles, Yolande et Charlotte sont filles d’honneur de la duchesse, Gabrielle, abbesse d’Épinal et Madeleine, chanoinesse d’Épinal57. Le marquis Ferdinand de Lunati, autre favori et intime du duc Léopold, chambellan, capitaine aux gardes et colonel de la garde suisse, épouse Jeanne-Thérèse de Roquefeuille de Puydebar, fille d’honneur de la duchesse. Elle lui apporte la terre de Frouard que le duc érige en marquisat le 13 janvier 1713. Lorsqu’il décède, en 1732, il laisse à sa fille Marie-Anne-Louise, unique héritière, le marquisat de Frouard, la seigneurie de Clévant, un hôtel à Nancy et un hôtel à Lunéville.

21À son retour de Vienne avec le prince François, Louis de Ferraris épouse, quant à lui, la comtesse Anne-Thérèse de Fontette, fille d’honneur de la duchesse. Comme celle-ci est la cousine germaine de Madame de Lunati, le mariage est célébré à Frouard, le 5 février 1715, en présence des princes Charles et François de Lorraine et du chevalier de Saint-Georges, le roi Jacques III Stuart. Puis Ferraris se fixe définitivement en Lorraine où il acquiert des seigneuries et des terres dans les prévôtés de Briey et de Conflans. Vers 1717, il fait construire à Nancy le splendide hôtel dont les plans sont attribués à Germain Boffrand58. D’autres étrangers nouent également des alliances dans la noblesse lorraine. Le comte Georges de Grunne épouse en 1699 Françoise-Christophorine de Lambertye, chanoinesse de Remiremont ; il est créé chambellan en 1711. Eugène de Rouerke, major du régiment des gardes, devient en 1709 le troisième mari de Catherine-Diane de Beauvau, veuve du marquis Charles de Bassompierre puis de Charles-François de Stainville ; la terre de Couvonges de sa femme est érigée en comté le 15 avril 1727. Le baron Jean-Conrad de Tastungen, résident du duc à Coblence, épouse en 1712 Charlotte-Catherine-Émilie de Choiseul d’Isches, fille d’honneur de la duchesse. Charlotte-Élisabeth de Ligniville, fille d’honneur de la duchesse, est mariée en 1713 au comte Jean-Jacques de Taxis, chambellan du duc et seigneur de Landaville, ainsi que sa sœur Claire-Sybille, en 1714, au marquis Charles d’Aldegatti, également chambellan. Il faut mentionner enfin les nombreux serviteurs de rang plus modeste, venus d’Allemagne et d’Europe centrale, qui prennent femme dans la bourgeoisie de Nancy ou dans le personnel féminin de la cour. Le duc ne se montre pas moins généreux à leur égard en leur attribuant gratifications, pensions et petites charges.

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23Même si la présence d’étrangers à la cour de Lunéville n’est pas une exception parmi les cours européennes du début du dix-huitième siècle, elle révèle cependant plusieurs caractéristiques du règne du duc Léopold. Tout d’abord, on constate qu’elle est un héritage de l’exil de la dynastie lorraine et du séjour de Charles V à Innsbruck. On observe encore qu’elle reflète la situation des duchés, non seulement – comme on se limite souvent à la considérer – sur un axe politique est-ouest, entre Vienne et Paris, mais dans un espace géopolitique naturel plus vaste s’étendant notamment à l’Allemagne et à l’Italie. Ces étrangers zélés et influents, tout dévoués au duc Léopold et à sa Maison, contribuent pour une grande part à la réalisation d’une politique familiale active et ambitieuse qui, notamment en raison de l’hostilité de la France, ne peut trouver d’ouvertures que dans l’Empire. Après la mort de ses deux derniers frères, en 1715, ce sont ses enfants, et tout particulièrement François-Etienne, qui bénéficieront de l’influence du réseau étranger mis en place par le duc Léopold.