Des palais pour des ouvriers et des ouvrières : la route vers un éden universel
p. 99-108
Texte intégral
1En 1835F. Tristan publia son premier programme d’action pour l’affranchissement des femmes dans la ville, Nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères, dans lequel elle se situa par rapport à ses contemporains : « Notre but ici n’est pas de faire une brillante utopie, en décrivant le monde comme il devra être, sans indiquer la route qui pourra nous conduire à réaliser le beau rêve d’un Éden universel1 »
2Dans un ouvrage récent sur la correspondance politique de F. Tristan nous avons explicité les rapports tendus entre F. Tristan et les ouvriers politisés en 1843 et 18442 et certains militants socialistes. Il s’agira ici de montrer comment cette route vers l’Éden universel passe par le règlement de la question de la place des femmes dans la ville. Un traitement, intimement lié à son parcours personnel que nous rappellerons dans un premier temps, avant d’envisager son approche de la ville au travers de la science sociale en second lieu, et de mesurer, enfin, l’originalité du projet utopique de F. Tristan, à la jonction du socialisme et du féminisme.
UNE VIE MOUVEMENTÉE
3Selon Jules Puech, « au milieu de tous les penseurs et de tous les rêveurs, de tous les réformateurs, de tous les utopistes, elle se distingue cependant par l’agitation romanesque de sa vie, qui lui inspira en quelque mesure, son nouvel évangile3 », dans cette vie brève (1803-1844), l’expérience personnellement vécue de l’oppression masculine et la multiplicité de ses « pérégrinations » sont les premières sources de sa doctrine à côté de ses lectures et de sa fréquentation des milieux intellectuels.
4Tout d’abord, une vie familiale et maritale mouvementée : née en 1803 à Paris, fille de Marino Tristan y Moscoso, un officier péruvien au service du Roi d’Espagne, et d’une bourgeoise parisienne, Anne Laisney, la mort de son père en 1807 changea son destin. L’absence de preuve de mariage de ses parents rendit impossible l’accès à l’héritage et au confort de relations sociales privilégiées. Elevée par sa mère, elle se maria à 17 ans avec son premier employeur, un lithographe, André Chazal, avec lequel elle aura trois enfants, dont Aline, la mère du peintre Paul Gauguin. Après l’échec de leur mariage, elle est victime d’un double statut de paria : comme fille illégitime et comme femme séparée de son mari (le divorce ayant été à nouveau interdit après la Restauration de 1815). Entre 1825 et 1833, elle travailla comme dame de compagnie. Dépourvue de recours légal, F. Tristan cède, contre son gré, aux demandes de son mari qui avait fait valoir ses droits de père ayant toute l’autorité sur ses enfants, selon le Code Napoléon. En 1833, F. Tristan à bout de forces, sans ressources et fuyant son mari, partit au Pérou où elle séjourna pendant quelques mois chez son oncle, à Arequipa, tout en cachant le fait qu’elle était mariée. Son premier succès littéraire fut un récit de son voyage sur l’océan et à travers le désert de Islay jusqu’à Arequipa. Elle y décrivit tout ce qu’elle avait connu – des tempêtes de mer, un tremblement de terre, la guerre civile, les rencontres avec les maîtres d’esclaves, et la haute société dont était originaire la famille de son père. Son oncle refusa de lui rétrocéder les droits d’héritage mais, en tant que fille illégitime de son frère, lui accorda un revenu qui lui sera retiré après la publication en 1838 de sa critique de la société péruvienne, Les Pérégrinations d’une paria. Entre temps, son mari avait tenté de l’assassiner en 1835 en tirant sur elle, en plein jour. Après un procès sensationnel, il fut condamné aux travaux forcés.
5Ses pérégrinations en Europe et en Amérique donnent un tour plus général à ces expériences douloureuses, intimement vécues, en lui faisant prendre conscience de l’universalité de l’oppression de classes et des sexes. Il est certain que, pour formuler sa critique sociale, elle tire grand profit de l’expérience internationale originale qu’elle a acquise au cours de ses voyages en Europe et en Amérique du sud. Londres, Lima, Paris, Lyon, ont constitué ses lieux d’enquête sociale. D’ailleurs, la vie des habitants ruraux ne l’intéressait guère. Les voyages qu’elle avait entrepris par nécessité, pour gagner sa vie et ensuite pour fuir son mari, lui serviront d’école de formation socialiste. Parmi ses contemporains, il y en avait peu qui avaient autant voyagé. Elle construit alors un concept d’union universelle et de mixité des sexes en ville comme idéal utopique et consacrera désormais sa vie à lutter pour les droits des femmes et de la classe ouvrière en tant qu’écrivaine et femme militante.
6Pourtant, son inspiration utopique ne vient pas uniquement de cette vie romanesque. Elle se trouve aussi dans les livres et dans la fréquentation du monde intellectuel parisien et londonien – artistes, philosophes, écrivains, poètes, femmes, ouvriers instruits – et elle confronte ses idées avec les leurs. En étudiant de très près les propos d’autres philosophes, elle entra dans le vif de notre sujet et sa contribution au débat utopique est maintenant reconnue. Elle se nourrit des projets de Robert Owen, de Fourier et des Saint-simoniens. Elle critiquait les méthodes des philanthropes et des philosophes et leur reprochait de ne pas agir. Elle était donc impatiente de voir des changements. La question de la lenteur de la réforme allait la préoccuper pendant toute sa vie de militante. Après quelques tentatives littéraires, elle préfère embrasser la cause de l’humanité entière et construire un projet social qui soit, d’après elle, pratique et applicable, tout de suite et collectivement. Son discours part de la réalité et non pas d’une utopie imaginée a priori. Elle attacha une grande importance au fait que la route vers son utopie soit réalisable par et pour les femmes en 1835 et, par et pour les ouvriers et les ouvrières, en 1843. Son Éden ne sera pas un paradis « un peu plus loin » pour reprendre le titre du roman de Vargos Llosa4. Et cette réalité qui lui sert de point de départ, c’est d’abord celle des villes qu’elle a parcourues et décrites.
POURQUOI LA VILLE COMME LIEU PRIVILÉGIÉ DE LA SCIENCE SOCIALE ? POURQUOI LE CHOIX DE LA SCIENCE SOCIALE POUR LA ROUTE VERS L’ÉDEN UNIVERSEL ?
7Pour F. Tristan, la voyageuse, chaque vue sur une ville donne un aperçu des rapports de pouvoir politique et social.
8À Lima, à l’occasion de la visite d’un couvent, « ne trouvant rien d’intéressant », elle monta sur la tour pour voir la ville à vol d’oiseau. C’est pour elle l’occasion de mesurer la différence entre les bâtiments des riches – en ce cas les églises – et ceux des pauvres :
Cette superbe cité lorsque l’œil plane sur elle, a l’aspect le plus misérable ; ses maisons, non ouvertes, font l’effet de ruines, et la terre grise dont elles sont construites a une teinte si sale si triste, qu’on les prendrait pour les huttes d’une peuplade sauvage ; tandis que les monastères, les nombreuses et gigantesques églises, construits en belle pierre, d’une élévation hardie, d’une solidité qui semble défier le temps, contrastent de manière choquante avec cette multitude de masures. On sent instinctivement que le même défaut d’harmonie doit exister dans l’organisation de ce peuple, et que l’époque arrivera où les maisons des citoyens seront plus belles et les édifices religieux moins somptueux. Mon horizon était des plus variés5…
9Un horizon qui lui permet de mettre en relation les rapports sociaux entre classes, entre femmes et hommes, et l’architecture urbaine : il en sortira, dès son retour en France, la publication de son programme d’affranchissement préalable des femmes, Nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères, et ensuite son récit de voyage outremer, Pérégrinations d’une paria.
10En 1840, dans son récit sur Londres, ville qu’elle avait visitée à plusieurs reprises entre 1835 et 1840, elle est loin de s’émerveiller devant cette cité prospère :
Quelle immense ville que Londres ! Comme cette grandeur, hors de toute proportion avec la superficie et la population des îles Britanniques rappelle immédiatement à l’esprit et l’oppression de l’Inde et la superficie commerciale de l’Angleterre ! Mais les richesses provenant des succès de la force et de la ruse sont de nature éphémère : elles ne sauraient durer sans renverser les lois universelles qui veulent que, le jour venu, l’esclave rompe ses fers, que les peuples asservis secouent le joug et que les lumières utiles à l’homme se répandent afin que l’ignorance soit affranchie6.
11Londres lui sert d’exemple pour dénoncer une situation qui dépasse les limites de la capitale anglaise : « L’horrible oppression que l’aristocratie anglaise fait peser sur les peuples des îles Britanniques sur les laboureurs et les ouvriers qui créent toutes les richesses, offre une haute leçon que les travailleurs de la terre entière doivent avoir constamment présente à la pensée7. » Propos qui lui ont valu d’être accusée d’anglophobie…
12Selon Bédarida, « F. Tristan a éprouvé avec intensité le double effet de fascination et de répulsion qu’exercent les grandes métropoles. Puissance de l’homme et écrasement de l’individu : l’impression est partagée par tous les autres observateurs – de Léon Faucher à Engels. » Elle évalue l’interaction du politique et du social dont la ville représente, en quelque sorte, le terrain de bataille. Sans une voix politique, le peuple, les prolétaires, les ouvriers n’auront jamais accès aux lieux de sociabilité de la ville. Mais après avoir étudié Londres, elle met plutôt ses espoirs dans la science sociale :
C’est de l’ordre social, la base de l’édifice, que vous devez vous occuper, et non pas de la politique qui n’est qu’un pouvoir factice, existant aujourd’hui, renversé demain […]. Jusqu’à présent, la politique a été une science égoïste dont les gouvernements se sont plus ou moins habilement servis pour exploiter les peuples, tandis que la science sociale embrasse dans leur entier les intérêts de l’humanité. Gouverner au nom de la sociabilité c’est gouverner en vue du bonheur commun ; c’est songer à la fois aux intérêts de chacun et de tous.
13C’est sur le terrain du social qu’on peut s’opposer aux misères des villes où « une poignée de privilégiés peut pressurer, torturer et affamer une nation de vingt-six millions d’hommes ». Elle a étudié les programmes de ses contemporains : le système de réforme de Robert Owen envers ses employés de l’usine de New Lanark l’avait beaucoup intéressée car elle voyait là des mesures pratiques pour l’amélioration des conditions de vie des ouvriers, ainsi de l’école à partir de deux ans. Mais, en 1840, Tristan déclara dans son édition de Promenades dans Londres, qu’elle n’était « ni Saint-simonienne, ni fouriériste, ni owénienne ». Elle se dit « tout entière orientée vers les tâches concrètes, sans parvenir à se passionner pour des batailles doctrinales, qui lui paraissent secondaires, abstraites, voire byzantines8 ». L’enquête de terrain suscite chez elle le désir de changer le monde et l’attention à la situation faite aux femmes donne à son projet un tour original : l’organisation de la mixité des sexes.
ENTRE FÉMINISME ET SOCIALISME : UNE PENSÉE ORIGINALE
14Le dix-neuvième siècle voit naître une critique de la société urbaine, de la pauvreté et de la misère qui, sans être nouvelle, prenait un tour plus aigu à l’aube de l’industrialisation. Dans la première partie du siècle émerge une nouvelle vision pour l’avenir, étroitement liée à l’organisation du travail, à laquelle E Tristan apporte sa contribution, son utopie, consciente de l’abîme entre le rêve et la réalité. En voulant tracer la route à prendre, elle voulait attirer les femmes et le prolétariat vers un avenir meilleur et sa novation consiste dans la façon qu’elle a de s’adresser à la fois aux ouvrières9 et aux ouvriers. Contrairement à certains de ses contemporains (Cabet dans son Icarie par exemple), E Tristan voulait faire sortir les femmes de leur foyer et parla de la ville en termes d’une oppression spécifiquement féminine. Son éveil au féminisme se situe dans le cadre d’une critique sévère de la ville, comme espace de pouvoir. Elle voit l’aliénation des femmes et leur isolement.
15En 1835, ce qui la frappe en priorité, c’est la situation des étrangères :
Pour peindre un tableau fidèle de toutes les souffrances auxquelles est en butte la femme seule et étrangère, nous croyons devoir commencer par la représenter dans une de ces grandes et populeuses capitales, centres de civilisation ; et Paris nous fournira plus de matière qu’il n’en faudrait pour glacer le sang dans les veines de toutes les personnes qui ont reçu de la nature la faculté de comprendre le malheur d’une position pénible10.
16Aussi, la liberté de mouvement en ville, de la femme voyageuse est au cœur de sa première réforme de société, tout en reconnaissant les différences de classes parmi les femmes : « nous devons […] les diviser en plusieurs classes afin de pouvoir mieux étudier leur position respective toujours malheureuse11 » car « nous voulons des améliorations progressives, et c’est dans ces vues que nous envisageons seulement une partie de l’humanité12 ». Elle veut se concentrer sur l’aspect pratique de la transformation des rapports de force entre hommes et femmes dans la ville. Les femmes seules étaient privées d’accès à la culture et aux lieux de sociabilité sans le soutien d’un homme. Leur contribution à la culture, à l’économie, aux mœurs, à la santé, serait une amélioration vers un état parfait de la civilisation. Elle propose la solution de la formation d’une société d’entraide mutuelle aux femmes, qui leur fournirait tout ce qui leur manque, accès aux lieux de sociabilité culturels, accès aux contacts dans le commerce et accès aux emplois et surtout accès à un soutien moral pour les femmes en détresse. Elle réclame la mixité des sexes au nom de l’émancipation du sexe traditionnellement exclu. Le premier article des statuts de sa société propose : « Cette société se composera également d’hommes et de femmes13. »
17Dans son plan d’action, l’Union ouvrière, elle englobe les deux sexes, mis sur un même plan, par l’organisation d’une seule classe entière, femmes et hommes compris : « Le but de la société devant être le bonheur commun de l’homme et de la femme, l’Union Ouvrière garantit à l’homme et à la femme la jouissance de leurs droits d’ouvriers et d’ouvrières. Ces droits sont : l’égalité à l’admission dans les Palais de l’Union Ouvrière, soit comme enfants, blessés ou vieillards14. » Elle envisage un palais mixte comme un espace privilégié pour ces nécessiteux, qui serait comme un pivot d’action de l’union ouvrière. D’abord les ouvriers se réunissent. Ensuite ils font la collecte d’une somme importante qui financerait le salaire d’un défenseur et la construction des palais. Le défenseur des ouvriers serait chargé de réclamer la construction de ces palais par le gouvernement. Si F. Tristan donne peu de précisions, si sa proposition de palais pour les ouvriers et les ouvrières n’a jamais vu le jour, c’est parce que la construction des palais ne se ferait qu’après les premières étapes de mobilisation de la classe ouvrière. Aussi, après avoir écrit cette proposition de réforme en 1843, elle développa sa propagande politique parmi les ouvriers des villes de province et mourut, en quelque sorte, en chemin : en novembre 1844, à Bordeaux, comme une femme voyageuse, étrangère à la ville, mais accueillie par le couple des Saint-simoniens Lemonnier, et entourée de ses amis.
18Son projet était-il irréalisable ? F. Tristan invente une utopie spécifique mais à petite échelle : elle ne propose pas d’affranchir l’humanité en enfermant les femmes dans une communauté à part. Elle est sûre de sa réussite par rapport aux autres projets utopiques et ouvriers pour l’amélioration des conditions de vie : les communautés, les phalanstères et l’Icarie s’intéressent peu ou pas aux femmes ouvrières, aux femmes indépendantes. Dans les études récentes, on rappelle la voie qu’ont tracée Saint-simoniens ou fouriéristes vers la libération de la femme des contraintes domestiques, de l’autorité patriarcale, des contraintes du mariage, et du fardeau de la maternité mais la question du travail des femmes dans les usines est peu soulevée à cette époque, aube de l’industrialisation. C’est entre 1850 et 1866, que Jules Simon et Daubié ont sorti leurs études de l’ouvrière. Bien avant cette période, F. Tristan condamne, d’un ton très sévère, les conditions de travail des ouvriers et des ouvrières et le chômage. Elle se prononce en faveur des droits sociaux car les conditions insalubres de logement et l’ignorance étaient les pires ennemis des ouvriers. Si la réorganisation de l’espace social dans la ville au bénéfice des ouvriers était une idée courante pendant les années 1840, la nouveauté de F. Tristan a été de se préoccuper de l’inclusion de la femme ouvrière dans un plan de mobilisation et de politisation du prolétariat, comme l’atteste la fin de sa dédicace aux ouvriers dans Promenades dans Londres: « Travailleurs et vous travailleuses, qui jusqu’ici n’avez encore compté pour rien dans les sociétés humaines, je vous serre cordialement la main. Je m’unis à vous pour la tâche commune ; je vis en vous par l’amour, et suis votre sœur en l’humanité15. »
19De longue date reconnue comme une femme d’exception, F. Tristan occupe, selon G. D. H. Cole, une place unique dans l’histoire du socialisme utopique16. Elle avait le don de saisir les éléments clés de ses contemporains et de les développer à sa façon. Ses descriptions de villes lui valent d’être considérée comme une femme écrivain de grande qualité. Ses observations sur « l’état actuel » des villes sont reconnues comme pertinentes dans les études historiques et sociologiques du dix-neuvième siècle17. Mais c’est la double conscience de l’oppression sociale des femmes et de celle du prolétariat, qui fait son originalité parmi les socialistes de la Monarchie de juillet. Selon Talbot, « La contribution de F. Tristan dans sa vie et dans son oeuvre était de remplir la lacune entre les préceptes spirituels du socialisme utopique et le mouvement des ouvriers. C’était son féminisme qui a servi de pont18. » Dans le passé, on l’ignora parce que femme socialiste, en dehors du cercle des initiés, à cause de sa classe et de son sexe, le handicap supplémentaire étant sa disparition peu de temps après être arrivée sur scène. Bien que ce fut en tant que femme socialiste qu’elle proposa son plan d’expérimentation pour l’avenir, elle ne réussit pas à se faire accepter à Paris par les ouvriers socialistes, qui voyaient en elle l’écrivaine avant la socialiste, mais put faire entendre son projet dans les villes de province quand elle s’y rendit. La voie qu’elle proposait pour la réalisation de son utopie où figurent les ouvrières à côté des ouvriers, a été mal comprise et la place fondamentale qu’elle accordait aux femmes dans son projet a été souvent occultée. En témoigne cette interprétation de son projet, faite en 1844 :
Madame F. Tristan parcourt la France pour propager une idée éminemment utile à la classe ouvrière. […] Pour sortir de cette impuissance, pour guérir des plaies saignantes, pour conjurer les orages d’une nouvelle révolution à côté de laquelle celle de 93 ne serait qu’une idylle, que doivent faire les ouvriers ? Ils sont au nombre de 5 à 6 millions. Il faut qu’ils se réunissent dans une même pensée, qu’ils se cotisent et qu’ils versent 2 fr. par an dans une caisse commune. Cette liste civile des classes laborieuses servira à fonder des palais où seront admis les invalides de l’industrie et où l’on donnera l’éducation professionnelle19.
20Les femmes ne sont pas même mentionnées !
21Longtemps méprisés par la génération suivante qui les tenait pour responsables de la défaite des révolutions de 1848, les socialistes français de la Monarchie de juillet ont été relégués dans l’ombre par les marxistes qui s’autoproclamaient « scientifiques » et qui dénonçaient l’œuvre de leurs prédécesseurs comme inutile et utopique. F. Tristan a été englobée dans ce discrédit mais aussi, pour avoir formulé une version de l’union internationale d’ouvriers avant celle de Marx, dans le discrédit des thèses marxistes à la fin du XXe siècle, la polémique sur l’organisation de la classe ouvrière ayant perdu de son actualité aujourd’hui. Ces derniers temps, le regain d’intérêt pour l’utopie a redonné de l’actualité à l’œuvre de F. Tristan parmi les penseurs socialistes bien que, dans cette prise de conscience de l’importance du mouvement utopique pour le féminisme, on ait tendance à se concentrer sur le thème de la place de la femme au sein de la famille20.
22Françoise Thébaud rappelle le lien étroit entre l’histoire des femmes et l’histoire ouvrière en France. Elle souligne la question du rapport entre les femmes et l’histoire, au niveau des interventions particulières sur la scène politique comme c’est le cas pour F. Tristan : « L’histoire des femmes devrait affirmer sans cesse sa problématique qui est la recherche obstinée d’une relation à l’autre sexe et à l’histoire globale, non pas l’édification précise d’un geste solitaire […]. La réévaluation de cette dimension sexuelle de l’histoire ne devrait-elle pas changer quelque chose à sa compréhension globale21. » L’approche sexuée du phénomène urbain que délivre F. Tristan ne reste pas un geste solitaire mais son utopie de palais pour nécessiteux des deux sexes, le programme de l’Union ouvrière de 1843 et sa réception, nous donnent un aperçu de son impact sur l’histoire globale, et de sa dimension sexuée à la naissance du mouvement social autour du droit au travail.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Cole G. D. H., History of Socialist Thought. Vol. 1. The Forerunners 1789-1850, London, Macmillan, 1953.
Cross M. F., The Letters in F Tristan’s Politics, Basingstoke, Houndmills, Palgave, 2004.
Puech J.-L, La Vie et l’œuvre de F. Tristan, Paris, Marcel Rivière, 1925.
Thébaud F, « Écrire l’histoire des femmes en France : parcours historiographi-ques, débats méthodologiques et rapports avec les institutions », dans G. bock et A. Cova (dir.), Écrire l’histoire des femmes en Europe du sud xixe-xxe siècles, Oeiras, Celta, 2003, p. 97-115.
Tristan F, Nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères (1835), édition présentée et commentée par D. Cuche, p. 56.
Tristan F., Pérégrinations d’une paria (1838), préface, notes et dossier par S. Michaud, Actes Sud, Badel, 2004.
Tristan F, Promenades dans Londres ou l’aristocratie et les prolétaires anglais (1842), Paris, Maspero, 1978, Édition établie et commentée par F. Bédarida (réimpression, 2004).
Tristan F, Union ouvrière (1843), une édition de D. Armogathe et J. Grandjonc, Paris, Éd. des femmes, 1986.
Notes de bas de page
1 . F. Tristan, Nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères, (1835), édition présentée et commentée par D. Cuche, p. 56.
2 . Voir M. F. Cross, The Letters in F. Tristan’s Politics, Basingstoke, Houndmills, Palgrave, 2004, p. 164-84.
3 .J.-L. Puech, La Vie et l’œuvre de F. Tristan, Paris, Marcel Rivière, 1925, p. 1.
4 . Voir le récit de Vargos LLOSA qui compare très maladroitement le projet de Tristan avec celui de son petit-fils Paul Gauguin, Le paradis un peu plus loin, Paris, Gallimard, 2003.
5 . F. Tristan, Pérégrinations d’une paria, (1838), préface, notes et dossier par S. Michaud, Actes Sud, Babel, 2004, p. 583.
6 . F. Tristan, Promenades dans Londres ou l’aristocratie et les prolétaires anglais, (1842) Paris, Maspero, 1978, Édition établie et commentée par F. Bédarida, p. 65 – 6 (réimpression, 2004).
7 . Dédicace : Aux classes ouvrières, Promenades dans Londres, p. 47.
8 . Promenades dans Londres, note de F. Bédarida, p. 317.
9 . Voir « L’ouvrière ! Mot impie, sordide… » Women Workers in the Discourse of French Political Fconomy, 1840–1860, dans J. Scott, Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988, p. 139–163, traduit par M. Mittner « L’ouvrière mot impie et sordide… » Le discours de l’économie politique française sur les ouvrières 1840–1860, dans Actes de la Recherche en Sciences sociales, juin 1990, p. 2–15.
10 . Nécessité, p. 57.
11 . Nécessité, p. 59.
12 . Nécessité, p. 56.
13 . Nécessité, p. 73.
14 . F. Tristan, Union ouvrière, (1843) Une édition de D. Armogathe et J. Grandjonc, Paris, Éd. des femmes, 1986, p. 213.
15 . Promenades dans Londres, p. 55.
16 . G. D. H. Cole, History of Socialist Thought. Vol. 1. The Forerunners 1789-1850, London, Macmillan, 1953, Ch. XVII, p. 183–188. Sa thèse : « F. Tristan est la seule femme qui ait apporté une contribution originale au mouvement socialiste. »
17 . Son dernier ouvrage publié après sa mort, Le Tour de France était sous-titré : « État actuel de la classe ouvrière, sous l’aspect moral, intellectuel et matériel », Paris, Maspéro, 1980. Parmi les historiens qui citent les ouvrages de Tristan, voir A. Lees, Cities Perceived. Urban Society in European and American Thought, 1820-1940, Manchester, Manchester University Press, 1985, p. 61-62 ; A. Gérard et al., Villes et sociétés urbaines au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1992, p. 104–106, 189-191 ; voir aussi M. cross, « L’itinéraire d’une femme engagée dans la cité, F. Tristan. Un exemple à éviter ? », dans A. Corbin, J. lalouette, M. RIot-sarcey, Femmes dans la Cité 1815-71, Créaphis, 1997, où nous montrons les mentions de genre dans la Cité et où nous suggérons qu’en tant que révolutionnaire elle découvrit la marginalité au cours de son tour de France, ce qu’elle n’avait connu ni au Pérou ni en Angleterre, en tant que jolie française étrangère.»
18 . « Tristan’s particular contribution, in her life and her writings, was to bridge the chasm between the spiritually charged precepts of utopian socialism and the organized workers’ movement. Her feminism mediated that connections. » M. talbot, « An Emancipated Voice : F. Tristan and Utopian Allegory », Feminist Studies, vol. 17 (2) summer 1991, p. 219-239, p. 221-222.
19 . Commentaire de Marcou, le 9 septembre 1844, Fonds Puech, Castres.
20 . Voir C. Cohen-Safir, Cartographie du féminin dans l’utopie. De l’Europe à l’Amérique, Paris, L’Harmattan, 2000 ; M. Riot-Sarcey (dir.), L’Utopie en Questions, Saint Denis, Presses universitaires de Saint Denis, 2001. Voir aussi un ouvrage moins récent mais qui consacre plusieurs chapitres aux socialistes du dix-neuvième siècle : J. servier, Histoire de l’Utopie, Paris, Gallimard, 1967, nouvelle édition 1991.
21 . F. Thébaud, « Écrire l’histoire des femmes en France : parcours historiographiques, débats méthodologiques et rapports avec les institutions », dans G. Bock et A. Cova (dir.), Ecrire l’histoire des femmes en Europe du sud xixe-xxe siècles, Oeiras, Celta, 2003, p. 97-115, p. 101.
Auteur
University of Newcastle
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser et faire la géographie sociale
Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
Raymonde Séchet et Vincent Veschambre (dir.)
2006
Les Aït Ayad
La circulation migratoire des Marocains entre la France, l'Espagne et l'Italie
Chadia Arab
2009
Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010