Le sang des patriciens : la fabrique de l’excellence nobiliaire à Rome
p. 183-193
Texte intégral
1Dans l’imaginaire collectif, la noblesse – notamment française – est assimilée au sang bleu. L’Antiquité romaine ne connaît certes pas ces nuances chromatiques, mais le sang fait partie d’un système de représentations dans lequel le thème de la noblesse de sang est particulièrement prégnant. La langue latine dispose de plusieurs termes pour caractériser le sang : sanguis désigne celui qui coule, tandis que cruor est le sang coagulé et sanies représente le sang corrompu qui s’écoule des blessures. Sanguis est donc le mot le plus adéquat pour qualifier la parenté et la descendance1, ainsi que les noms dérivés, tel consanguinitas.
2Dans le Digeste, Ulpien2 offre une définition légale de la famille et plus précisément de la gens, en prenant l’exemple de la famille patricienne des Iulii. Le juriste utilise le terme de genitus pour désigner le père. Rien d’étonnant, puisque les familles patriciennes sont souvent qualifiées de gentes, ce qui présuppose un lien véritable de sang entre les personnes de la même gens3. Nous adopterons ici une définition restrictive de la famille, celle qui est régie par les liens du sang, en excluant celle du consentement et des alliances matrimoniales.
3La présente enquête vise à cerner quelques représentations des patriciens, principalement à l’époque républicaine et julio-claudienne. Le patriciat appartient de droit à la nobilitas et constitue la noblesse par excellence. En outre, les patriciens ont voulu justifier leurs prétentions à l’exercice du pouvoir et asseoir leur légitimité, certes par la connaissance séculaire du service de l’État, mais aussi par leur sang. Dans cette optique, plusieurs théories coexistent pour expliquer l’apparition de cette élite. Selon une tradition, le patriciat daterait de l’époque royale. Romulus aurait alors choisi cent personnes parmi le peuple pour prendre place dans son conseil, le Sénat. Les hommes ainsi distingués furent appelés les patres et leurs enfants des patricii4. C’est une noblesse héréditaire, une noblesse de sang, et les familles constituèrent les gentes maiores. Puis une deuxième grande vague de création de patriciens se déroula sous le règne de Tarquin l’Ancien. En effet, cent nouveaux sénateurs furent ajoutés5 et leurs descendants constituèrent les gentes minores. Quelques créations à l’extrême fin de la royauté et au début de la République sont à signaler, comme l’ajout de la gens Claudia. L’oligarchie patricienne a ensuite progressivement défini ses contours pour plusieurs siècles, constituant une noblesse fermée, jusqu’à la création de nouveaux patriciens à l’époque de César et d’Auguste notamment. En marge de cette vision largement répandue se trouvent d’autres théories qui fixent l’origine du patriciat au début de l’époque républicaine, voire au cours du ve siècle lors de sa fermeture6.
4Quoi qu’il en soit, la République n’avait pas hérité d’une noblesse juridiquement établie, mais dotée d’une identité propre et originale. Puis un véritable discours sur le patriciat est né et il permit d’enrichir le capital symbolique de cette nobilitas.
5L’intérêt portera d’abord sur la métaphore du sang et la pureté nobiliaire qui sont au cœur des logiques patriciennes. Aborder la fabrique des patriciens à Rome, c’est aussi tenir compte de l’imaginaire romain, par le biais de la parenté et des liens du sang. Nous nous intéresserons au discours nobiliaire, puisque la parenté est avant tout le fruit d’une construction et d’un système de représentations. Les patriciens font alors le « choix du sang ». D’un point de vue politique et social, la présentation des lignages aristocratiques – a fortiori patriciens – appuyait la propagande des familles les plus puissantes. Les flatteries généalogiques jouaient aussi un rôle indéniable dans le cadre de la propagande au service d’une famille. Enfin nous insisterons sur les falsifications généalogiques, le contrôle et la lutte contre les abus, notamment grâce à l’émergence d’un savoir généalogique. Des situations extrêmes émergent, comme le rejet de certaines branches pourtant de sang patricien.
La métaphore du sang et la pureté de la noblesse patricienne
6Les familles patriciennes, comme toutes les familles, appartiennent à une même communauté de sang. L’originalité du patriciat tient au caractère héréditaire de la noblesse et la volonté farouche pour certains de maintenir un sang pur. D’ailleurs la pureté du sang était censée rappeler l’ancienneté même de cette noblesse. C’est en outre un lieu commun d’affirmer que les expressions liées au sang dans la Rome antique sont pléthoriques et ne sont pas l’apanage unique du patriciat7.
La famille romaine à l’épreuve du sang : le problème de la transmission
7Le sang des nobles peut être doté de qualificatifs, tel l’altus sanguis, le « sang altier » de Marcella. En effet Jérôme8 utilise cette épithète laudative pour marquer la noblesse de naissance. Un être est en outre la conjugaison du sang d’un père et d’une mère, comme le rappelle Cicéron9 : paternus maternusque sanguis. Il existe donc à Rome une filiation complémentaire en ligne maternelle, dont la métaphore du sang (sanguis) traduit l’existence10. La noblesse patricienne, y compris fictive, ne déroge pas à cette norme et la double transmission paternelle et maternelle est soulignée. Le patricien Ser. Sulpicius Galba (le futur empereur Galba) exposait ainsi avec fierté aux visiteurs son stemma dans l’atrium et prétendait descendre du côté paternel de Jupiter et du côté maternel de Pasiphaé, la femme de Minos11.
8Dans un de ses poèmes d’exil, Ovide s’adresse au patricien M. Aurelius Cotta Maximus (cos. 20 apr. J.-C.), un éminent amicus de Tibère :
« Ajoute que ton cœur est toujours plein de bonté et que tes mœurs sont le témoignage de ta haute noblesse : ni Volésus, dont descend la famille de ton père, ne les désavouerait, ni Numa, ton ancêtre maternel, ne les refuserait pour siennes, et ils s’applaudiraient d’être alliés au nom familial de Cotta, dont, sans toi, la maison allait disparaître. Digne héritier de cette suite d’aïeux, songe qu’il est conforme à de tels principes de secourir un ami à bout de forces12. »
9Le poète insiste sur la double ascendance prestigieuse de Cotta, puis sur son adoption par un membre de la gens Aurelia (une famille plébéienne, peut-être élevée au patriciat à l’époque augustéenne). Cette adoption a d’ailleurs assuré la continuité familiale.
10A contrario, le sang noble peut être tourné en dérision. Juvénal raille par exemple la noblesse, notamment celle de Rubellius Blandus, dont la mère appartenait à la domus Augusta13. Sans identification attestée, il pourrait tout aussi bien s’agir d’une figure rhétorique. Quoi qu’il en soit Blandus pouvait s’enorgueillir d’une double ascendance renommée, puisque son père était un Drusus et sa mère Julia faisait partie de la famille julio-claudienne. Signalons le recours au verbe fulgere qui signifie « éclairer », « briller ». Le sang noble brille alors dans les veines de Rubellius et devient un marqueur nobiliaire.
11Rien d’exceptionnel, les familles de la noblesse romaine sont bien unies par le sang et la parenté biologique emprunte largement au champ lexical du sang. Qu’en est-il des affins ? Naturellement les stratégies matrimoniales permettaient de mêler le sang de deux familles et certains auteurs vont plus loin, en revendiquant une communauté de sang qui inclut aussi les parents par alliance. Lorsque Velleius Paterculus mentionne les liens de parenté du patricien César, il écrit : « Étroitement uni par les liens du sang à C. Marius, cum fuisset C. Mario sanguine coniunctissimus14. » Velleius n’a bien évidemment ni fait d’erreur, ni méconnu la situation familiale qui faisait de Marius le mari de la tante de César. Au-delà de l’aspect strictement biologique, il existe une symbolique du sang où les relations affectives familiales prennent place. Les sentiments peuvent être aussi forts que les liens du sang. Cependant les stratégies matrimoniales pouvaient représenter un risque pour les patriciens.
Le risque de l’exogamie et la peur de l’impureté du sang
12L’endogamie agnatique ou cognatique offrait un certain nombre d’avantages aux patriciens. D’ailleurs la tradition et la mémoire collective ont conservé un épisode de la vie politique romaine qui se déroula en 445 av. J.-C. Cet événement est caractéristique d’une des représentations les plus répandues dans l’imaginaire collectif : celle de la pureté du sang des patriciens au début de la République, même si c’est plus un mythe qu’une réalité. En effet, lorsque les patriciens sont attaqués et que leurs privilèges sont sur la sellette, la crispation identitaire passe par la construction d’un discours politique autour de la pureté du sang.
13Tite-Live s’en fait largement l’écho à travers un débat durant lequel le tribun de la plèbe Gaius Canuleius proposait de rendre possible les mariages entre les patriciens et les plébéiens. Les patriciens étaient alors scandalisés par cette atteinte à la pureté de leur sang, d’autant plus que la prohibition de ces mariages avait été un des apports des décemvirs. La position patricienne est clairement rappelée par Tite-Live et l’autorisation de ces mariages reviendrait à souiller la pureté de leur sang :
« Dès le début de l’année, un projet de loi sur les mariages entre patriciens et plébéiens fut déposé par Gaius Canuleius, tribun de la plèbe, et les patriciens trouvaient que ce projet souillait leur sang (contaminari sanguinem) et bouleversait le statut de leurs familles15. »
14L’expression contaminari sanguinem fait partie du domaine médical et renvoie à l’idée de contamination sanguine, comme un virus qui s’insinuerait dans le corps sain et pur des patriciens. Puis l’argumentaire des patriciens change de registre et investit le domaine religieux avec les auspices. Selon la tradition, les patres des origines formaient un groupe privilégié, car ils avaient la capacité de gérer les auspices, comme autrefois les rois. De facto c’est l’équilibre même de Rome qui aurait été en jeu16. Les auspicia étaient bien liés au sang au début de l’époque républicaine.
15Le discours patricien a ici une portée plus universelle, puisque c’est l’ensemble de la société romaine qui pâtirait de ces mariages mixtes. Celui qui naît ne saurait plus à quel sang il appartient et à quels sacra. L’exagération est à son comble, lorsque semble apparaître une sorte de monstre, un « sang mêlé », moitié patricien moitié plébéien. La pureté du sang est alors érigée en marqueur essentiel de l’identité patricienne. La réponse du tribun de la plèbe Canuleius devant l’assemblée du peuple est cinglante17. Il raille ces patriciens qui font du sang pur un critère absolu de noblesse, alors qu’ils sont pour la plupart originaires d’Albe ou de Sabine. La lutte patricienne fut finalement vaine, puisque les mariages mixtes furent rétablis. Certes il serait faux et réducteur de dire que l’idéologie patricienne se résume à la pureté du sang, mais la mémoire collective a conservé le souvenir d’épisodes où le sang pur était bien un marqueur nobiliaire.
16Le thème de la perte de la pureté du sang des patriciens est aussi une arme rhétorique à la fin de la République. P. Clodius Pulcher, tribun de la plèbe en 58 av. J.-C., s’était rendu célèbre par son passage à la plèbe pour briguer le poste influent de tribun. Le plus grand ennemi politique de Clodius est sans aucun doute Cicéron qui ne manque pas de fustiger les écarts de conduite du tribun. Dans un de ses discours18, Clodius est assimilé à une maladie qui souille la gens Claudia : contaminis gentibus.
17Au-delà de l’intérêt identitaire, de l’exaltation des liens du sang et du maintien de la pureté, la parenté est avant tout une construction. Les patriciens font alors « le choix du sang ».
La construction de la parenté : le « choix du sang »
18Les liens du sang sont certes essentiels, mais insuffisants. Il faut effectivement bien avoir à l’esprit que la dimension sociale prime. À Rome, le père avait ainsi le choix de reconnaître son enfant afin qu’il puisse intégrer la famille. De même les contours de la famille patricienne sont le fruit d’une sélection visible dans les stemmata ou les imagines arborés dans l’atrium de la domus. Seuls les ancêtres dignes d’être représentés y figurent. La construction de la famille patricienne peut être appréciée ici grâce à trois éléments, comme l’adoption, l’imaginaire de la parenté avec la constitution de généalogies fictives et le « premier sang » de chaque famille patricienne, le princeps gentis.
L’adoption : le « mélange des sangs »
19L’adoption est attestée au sein du patriciat. En effet il ne faut pas perdre de vue que cette classe sociale fermée doit recourir à cette pratique pour éviter l’effondrement démographique ou pallier un manque de fécondité. Cette pratique sociale visait d’abord à pérenniser les grands lignages et les adoptions pouvaient soit être internes au patriciat soit impliquer des plébéiens. Toutefois l’adoption n’ôte pas le capital symbolique acquis par l’ancienne appartenance à sa famille biologique, même si légalement il n’appartient plus à cette dernière.
20M. Aurelius Cotta Maximus Messallinus (cos. 20 apr. J.-C.) s’appelait initialement Valerius Messalla Maximus et faisait partie de la famille patricienne des Valerii. Fils cadet de Messalla Corvinus (cos. 31 av. J.-C.), il est ensuite adopté par un membre de la gens Aurelia. Ovide19 rappelle les liens du sang qui unissaient les deux frères : Cotta Maximus et son frère aîné M. Valerius Messalla Messallinus (cos. 3 av. J.-C.) : Diligat et semper socius te sanguinis illo, / Quo pius affectu Castora frater amat. L’adoption n’a pas rompu la symbolique du sang qui a perduré en dehors de tout cadre légal.
21A contrario l’adoption d’un plébéien par un patricien pouvait poser problème, car l’adopté devenait automatiquement un patricien. Il existait alors un risque de dévaluer la dignité patricienne et de rendre le sang impur. Certaines gentes patriciennes avaient d’ailleurs fait le choix d’assurer une véritable continuité de sang, comme les Claudii jusqu’à l’époque de Claude20. Toutefois il faut se garder de tout jugement hâtif, puisqu’à la fin de la République, l’adoption d’un plébéien par un patricien ne constituait plus un scandale en soi. Dans le De legibus, Cicéron fait ainsi dire à Atticus que le cours d’eau qui irrigue Arpinum (le Fibrène) :
« Se précipite immédiatement dans le Liris, et là tout comme s’il pénétrait dans une famille patricienne, il abandonne son nom plus obscur et rend beaucoup plus fraîches les eaux du Liris21. »
22La métaphore de la confluence décrit l’apport de sang neuf dans une famille patricienne. Ce type de famille est donc toujours en chantier, en construction et en recherche d’une identité spécifique qui lui permettra de se distinguer d’une autre famille noble. On assiste alors à une surenchère des généalogies fictives. L’excellence du sang doit alors servir les prétentions à l’exercice du pouvoir.
Les généalogies fictives
23Les généalogies fictives sont topiques des élites dès l’époque médio-républicaine et s’inscrivent dans différents registres. L’ébauche d’une typologie permet de distinguer les ancêtres d’époque républicaine, ceux d’époque royale, les rois eux-mêmes, mais aussi des héros, voire des dieux. Les gentes ont forgé des récits qui rappelaient leur ancienneté sur le territoire romain, grâce à la création d’ancêtres, plus illustres les uns que les autres. Ce n’est pas une pure spéculation généalogique, mais plutôt une stratégie identitaire, car, comme le rappelle le Digeste, les membres d’une gens se définissent par le rattachement à un même ancêtre22, le princeps gentis.
24La dimension mythologique est propice à l’élaboration de maiores fameux et divins, comme la gens Iulia, qui prétendait descendre de Vénus et d’Énée. Lorsque Velleius Paterculus23 mentionne les ancêtres mythiques et prestigieux de César, il utilise le terme de genus. Par conséquent le lien réel du sang est affirmé. En outre, certains ancêtres s’inscrivent dans le temps historique, même très lointain, avec l’époque royale. Ainsi les Marcii se targuaient-ils d’être du même sang que le roi Ancus Marcius.
25L’étude des généalogies fictives et de l’ancêtre commun de chaque gens a laissé apparaître le caractère déterminant de la fabrique de la mémoire gentilice et d’un savoir rationalisé.
Les liens du sang : entre abus et rationalisation savante
26La tradition sur les gentes n’est ni un récit intégralement authentique, ni une reconstruction objective. Il s’agit plutôt d’une construction idéologique, dans laquelle le passé et les liens du sang sont instrumentalisés, notamment pour légitimer les prétentions nobiliaires. Elle revisite aussi le passé, en l’arrangeant jusqu’aux créations pures et simples. Les patriciens forgent alors leur identité et leur propre réseau de sang. Or la tentation est grande de se créer des maiores exemplaires, voire de travestir la réalité historique. Au-delà de ces arrangements avec l’Histoire, il est possible d’avoir affaire à des falsifications criantes.
Falsifications généalogiques et éviction des personnes jugées indignes du sang patricien
27Cicéron critique ouvertement les relectures de l’histoire familiale, y compris la revendication indue d’un genus patricien, à la faveur d’une homonymie par exemple :
« Comme si moi, par exemple, je me disais issu de Manius Tullius, qui était patricien et qui fut consul avec Servius Sulpicius dix ans après l’expulsion des rois24. »
28L’usurpation de maiores est encore plus courante à l’époque impériale. Par exemple la dernière branche en ligne directe des Valerii s’éteint à la fin de l’époque julio-claudienne. Pourtant certains voulurent se rattacher à l’antique sang des Valerii à la faveur d’une homonymie, comme le père de L. Valerius Poplicola Balbinus Maximus (cos. 253) qui fit porter à ce dernier le cognomen Poplicola pour accréditer la thèse de l’ascendance prestigieuse et celle de la continuité du sang. Leurs prétentions remonteraient ainsi jusqu’à l’illustre Valerius Publicola, consul l’année de la fondation de la République en 509 av. J.-C.
29La généalogie fictive de cette famille est encore décelable au ve siècle, lorsque Rutilius Namatianus rappelle l’ascendance de Valerius Messalla Avienus, et l’érige en descendant de Publicola25 ; tandis que Sidoine Apollinaire26 signale que Gennadius Avienus (cos. 490) affirmait compter parmi ses ascendants Corvinus. Le cognomen de Corvinus laisse plutôt penser qu’il s’agit de Messalla Corvinus (cos. 31 av. J.-C.), plutôt que l’ultime descendant, son homonyme méconnu qui géra le consulat en 58.
30Les grandes familles patriciennes pratiquent le tri, d’abord naturel à cause de la disparition biologique de certaines branches familiales, mais pas seulement, puisqu’il peut être pratiqué sciemment dans cette gens. Ainsi M. Valerius Messalla Corvinus (cos. 31 av. J.-C.) était-il indigné par les prétentions des Valerii Laeuini. En effet, il refusait d’incorporer la lignée des Laeuini dans son arbre généalogique, à travers la conservation du portrait d’un Laevinus parmi ses imagines27. L’intransigeance sur la pureté de sa famille est patente. La branche des Valerii Laeuini était pourtant de sang patricien, ayant compté plusieurs consulaires et personnages fameux. Cependant, à la fin de la République, elle ne méritait plus de figurer dans l’atrium des Valerii Messallae qui étaient devenus les seuls dépositaires de la mémoire gentilice. Même s’il est difficile de connaître les griefs retenus, la mention de Pline l’Ancien peut être reliée à un vers d’Horace : Contra Laeuinum, Valerii genus28.
31La fabrique familiale s’est effectuée au sein même de la stirps, puisque Corvinus était un antiquaire. Nul doute qu’il sut influencer et « labelliser » ceux qui étaient dignes du sang des Valerii. Ce n’est qu’à la fin de la République que tend d’ailleurs à se fixer l’histoire officielle de la gens, grâce au développement du savoir généalogique.
La fièvre généalogique du dernier siècle de la République
32Le dernier siècle de la République est marqué par la mise en place d’un véritable savoir généalogique ; une construction savante des liens du sang qui connut un grand succès au sein des classes dirigeantes. Atticus, l’ami de Cicéron, témoignait un vif intérêt pour la généalogie29. Son ouvrage était une quête de l’origine des lignages (familiarum originem) depuis la souche (a stirpe). Les récits des origines familiales, notamment ceux qui impliquent des maiores troyens, étaient en vogue à la fin de la République, comme le De familiis Troianis de Varron.
33La lutte contre les falsifications généalogiques est aussi prégnante chez les Valerii, comme l’illustre le De familiis de M. Valerius Messalla Rufus (cos. 53 av. J.-C.), motivé par l’indignation :
« Une raison semblable provoqua, de la part de Messalla l’ancien, la publication de ces fameux livres qu’il a composés Sur les familles : car, traversant l’atrium de Scipion Pomponianus, il avait cru que les Salvittones – tel était, en effet, leur surnom – accolaient, à la faveur d’une adoption testamentaire, leur nom à celui des Scipions et cela à la honte des Africains30. »
34Les Scipions sont des patriciens et la memoria a gardé le souvenir de la mort de Scipion Émilien, en 129, sans héritier, ce qui mettait fin à la branche des Africani. Par ailleurs il faut se montrer digne de ses ancêtres, afin de pouvoir les exposer dans l’atrium. Or P. Cornelius Scipio Salvitto (cos. 35) ne semble pas avoir particulièrement brillé par ses talents31 et avait besoin de fabriquer une histoire glorieuse. Salvitto aurait ainsi commandité une enquête généalogique à Atticus32. Par conséquent, l’ouvrage de Messalla Rufus serait une réaction à celui d’Atticus. Datable des années 30/20, le De familiis de Messalla a probablement eu une diffusion très limitée, sans réussir à convaincre de la falsification généalogique des Salvittones. Face à ce type d’abus, Messalla Rufus avait pourtant désiré rétablir la « vérité généalogique » et son ouvrage était le symbole d’une crispation identitaire des gentes maiores.
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35Si la noblesse romaine se définit par le service de la res publica, les patriciens forment un groupe bien particulier équivalent à une noblesse de sang. L’identité patricienne s’est d’abord construite au début de l’époque républicaine en exaltant la pureté gentilice. Les représentations patriciennes mettent alors en scène et exaltent ce sang « exceptionnel » qui était censé légitimer leurs prétentions à exercer le pouvoir et à conserver les auspicia. Le sang des patriciens est aussi le résultat d’un imaginaire largement répandu dans la mémoire collective, à travers les généalogies fictives. En effet la parenté n’est pas seulement biologique à Rome et la construction de la parenté n’est jamais terminée. C’est pourquoi des savoirs généalogiques se développèrent considérablement à la fin de la République, afin de rationaliser et fixer l’histoire gentilice. Grâce à leur capital symbolique, les nobles ont créé leur vérité familiale. C’est pourquoi la mémoire généalogique et la parenté sont le fruit d’une fabrique à la fois historique, sociale, politique, mais aussi fictive.
36L’idéologie du sang est certes essentielle pour la nobilitas, mais elle n’est pas une fin en soi. La qualité de nobilis est effectivement indissociable d’autres valeurs, tels la uirtus et l’honos. Être noble, c’est aussi une manière d’être et il faut par exemple faire preuve de uirtus pour ne pas déshonorer la mémoire des ancêtres. C’est alors une contrainte pour les descendants qui doivent être à la hauteur de leurs ancêtres, voire les surpasser. Enfin le patrimoine lié au sang ne s’applique par seulement à la noblesse ou à la famille en général, puisque cela concerne l’ensemble du peuple romain. Suétone rappelait qu’Auguste était prudent face à l’octroi massif de la citoyenneté ou à l’égard des affranchissements, de peur de voir disparaître la pureté du sang romain33.
Notes de bas de page
1 Pour une approche terminologique du sang, P. Moreau, « Sangs romains. Taxinomie du sang dans la Rome ancienne », dans F. Prost, J. Wilgaux (éd.), Penser et représenter le corps dans l’Antiquité, Rennes, PUR, 2006, p. 319-332.
2 Digeste, 50, 16, 195, 4 (Ulpianus, lib. 46 ad edictum).
3 Isidore de Séville, Étymologies, 9, 2, 1.
4 Cicéron, La République, 2, 8 ; Tite-Live, 1, 8, 7 ; Denys d’Halicarnasse, 3, 41.
5 Cicéron, La République, 2, 35 ; Tite-Live, 1, 35, 6 ; Denys d’Halicarnasse, 3, 41.
6 Cette théorie généralement admise présente l’intérêt de proposer une explication à la présence de noms plébéiens dans les fastes consulaires des premières décennies de la République.
7 Cicéron, De l’invention, 2, 161. Toutefois il ne faut pas tout réduire à l’idéologie du sang dans le domaine de la parenté, car il existe d’autres champs lexicaux féconds, tel celui des arbres. Cf. M. Bretin-Chabrol, L’arbre et la lignée. Métaphores végétales de la filiation et de l’alliance en latin classique, Grenoble, Jérôme Millon, 2012, p. 274-290.
8 Jérôme, Lettres, 127, 1.
9 Cicéron, Pour Sextus Roscius d’Amérie, 66.
10 Outre l’article de Philippe Moreau déjà cité, plusieurs études furent consacrées à la métaphore du sang dans les liens de parenté à Rome. Mentionnons notamment l’étude de G. Guastella, « La rete del sangue : simbologia delle relazioni e modelli dell’identità nella cultura romana », MD, 15, 1985, p. 49-123 et dans une moindre mesure l’article de F. Mencacci, « Sanguis/cruor. Designazioni linguistiche e classificazione antropologica del sangue nella cultura romana », MD, 17, 1986, p. 25-91.
11 Suétone, Galba, 2.
12 Ovide, Pontiques, 3, 2, 103-110 (trad. J. André, CUF) : Adde quod est animus semper tibi mitis et altae/ Indicium more nobilitatis habent/ Quos Volesus patrii cognoscat nominis auctor, /Quos Numa maternus non neget esse suos/ Adiectique probent genetiua ad nomina Cottae, /Si tu non esses, interitura domus./Digne uir hac serie, lasso succurrere amico/ Conueniens istis moribus esse puta.
13 Juvénal, 8, 39-42 (trad. P. de Labriolle et F. Villeneuve, CUF) : Tecum mihi sermo, Rubelli/ Blande. Tumes alto Drusorum stemmate, tamquam/Feceris ipse aliquid propter quod nobilis esses, /Vt te conciperet quae sanguine fulget Iuli. « C’est à toi que je parle, Rubellius Blandus. Tu es tout gonflé de l’antique généalogie des Drusus, comme si tu avais fait toi-même quelque chose pour mériter d’être noble, pour être conçu par une femme en qui brille le sang d’Iule. »
14 Velleius Paterculus, 2, 41, 2 (trad. J. Hellegouarc’h, CUF).
15 Tite-Live, 4, 1, 1-2 (trad. G. Baillet, CUF) : Nam anni principio et de conubio patrum et plebis C. Canuleius tribunus plebis rogationem promulgauit, qua contaminari sanguinem suum patres confundique iura gentium rebantur.
16 Tite-Live, 4, 2, 5-6 (trad. G. Baillet modifiée, CUF) : Quas quantasque res C. Canuleium adgressum ! Conluuionem gentium, perturbationem auspiciorum publicorum priuatorumque adferre, ne quid sinceri, ne quid incontaminati sit, ut discrimine omni sublato nec se quisquam nec suos nouerit. Quam enim aliam uim conubia promiscua habere nisi ut ferarum prope ritu uolgentur concubitus plebis patrumque ? Vt qui natus sit ignoret, cuius sanguinis, quorum sacrorum sit ; dimidius patrum sit, dimidius plebis, ne secum quidem ipse concors. « Quelles entreprises audacieuses, sans mesure, forme un C. Canuleius ! Fusion des familles, bouleversement des auspices publics et privés, si bien qu’il n’y ait plus rien de franc, rien de pur ; que toute distinction sociale soit abolie et qu’on ne reconnaisse plus ni les siens ni soi-même. À quoi tendent, en effet, ces mariages mixtes ? À vulgariser des sortes d’accouplements, comme chez les bêtes, entre nobles et plébéiens. De sorte que celui qui en naîtra ne saura plus à quel sang, à quel culte il appartient ; moitié noble, moitié plébéien, il ne sera pas même d’accord avec lui-même. »
17 Tite-Live, 4, 4, 6-7.
18 Cicéron, Sur sa maison, 13, 35.
19 Ovide, Tristes, 4, 5, 29-30 (trad. J. André, CUF) : « Puisse aussi celui qui est né du même sang que toi te chérir toujours de cette affection qu’un tendre frère porte à Castor ! »
20 Tacite, Annales, 12, 25.
21 Cicéron, Traité des lois, 2, 6 (trad. G. de Plinval, CUF) : tatim praecipitat in Lirem, et quasi in familiam patriciam uenerit, amittit nomen obscurius, Liremque multo gelidiorem fecit.
22 Digeste, 50, 16, 195, 4 (Ulpianus, lib. 46 ad edictum).
23 Velleius Paterculus, 2, 41, 1 (trad. J. Hellegouarc’h, CUF) : Hic nobilissima Iuliorum genitus familia est, quod inter omnes antiquissimos constabat, ab Anchise ac Venere deducens genus. « Né dans la très noble famille des Iulii et descendant, suivant l’opinion unanime des écrivains les plus anciens, d’Anchise et de Vénus. »
24 Cicéron, Brutus, 62 (trad. J. Martha, CUF) : ut si ego me a M’. Tullio esse dicerem, qui patricius cum Ser. Sulpicio consul anno X post exactos reges fuit.
25 Rutilius Namatianus, Sur son retour, 1, 268-272.
26 Sidoine Apollinaire, Correspondance, 1, 9, 4.
27 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 8 (trad. J.-M. Croisille, CUF) : Exstat Messalae oratoris indignatio, quae prohibuit inseri genti suae Laeuinorum alienam imaginem. « On conserve un discours plein d’indignation de Messalla l’orateur où il interdisait d’introduire parmi les membres de sa famille le portrait d’un étranger appartenant à celle des Laevini. »
28 Horace, Satires, 1, 6, 12.
29 Cornelius Nepos, Atticus, 18, 1-4. T. Pomponius Atticus a rédigé un De familiis comportant quelques grandes familles : les Æmilii Pauli, Claudii Marcelli, Cornelii Scipiones, Fabii Maximi et les Iunii.
30 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 8, (trad. J.-M. Croisille, CUF) : Similis causa Messalae seni expressit uolumina illa quae de familiis condidit, cum Scipionis Pomponiani transisset atrium uidisset que adoptione testamentaria Saluittones – hoc enim fuerat cognomen – Africanorum dedecori inrepentes Scipionum nomini.
31 Suétone, Jules César, 59, 2.
32 Cornelius Nepos, Atticus, 18, 3-4. La commande d’un tel ouvrage pourrait dater de 45 av. J.-C. Par conséquent, si Messalla a vu les imagines dans l’atrium à la fin des années 30 ou dans les années 20, la falsification généalogique faisait déjà pleinement partie de l’histoire familiale.
33 Suétone, Auguste, 40, 5.
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