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Minorités, identités régionales et nationales en guerre

 | 
Sylvain Gregori
, 
Jean-Paul Pellegrinetti

Introduction

Sylvain Gregori et Jean-Paul Pellegrinetti

Texte intégral

  • 1  Cf. Agulhon M., La République de 1880 à nos jours, Paris, Hachette, 1990 ; Chanet J.-F., Vers l’ar (...)
  • 2  Cf. Anderson B., L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris (...)
  • 3  Lire notamment Rousseau F., La guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, P (...)
  • 4  Il convient néanmoins de citer la magnifique étude de Maurin J., Armée, guerre, société : soldats (...)

1En 1914, la guerre entraîne des millions d’hommes vers des horizons nouveaux dont beaucoup ne reviendront pas. Composées en majorité de simples citoyens ayant endossé l’uniforme1, des armées s’affrontent au nom de nations au sein desquelles résonnent et s’entremêlent différents modèles de patriotisme, de nationalisme et d’identités régionales et sociales2. Si depuis quelques années, la recherche historique, aussi bien nationale qu’internationale, s’intéresse de plus en plus aux témoignages précieux de ces hommes ordinaires ballotés par le flux et le reflux d’événements qui les dépassent3, l’attention sur les « groupes » régionaux ou nationaux minoritaires, compris comme des entités conscientes d’elles-mêmes, construisant et véhiculant des identités socioculturelles et des expressions patriotiques singulières au sein de leur nation d’appartenance, demeure une clé de lecture aujourd’hui relativement peu étudiée4. De fait, il apparaît important de mieux connaître ces groupes, dans leur double dimension sociale et politique, de comprendre leur vision de la guerre, leurs rapports à la nation, au nationalisme et à leurs identités plurielles, parfois concurrentes.

  • 5  Cf. Le roy Ladurie E., Histoire de France des régions : la périphérie française des origines à nos (...)

2Dans un cadre très large, il s’agit d’éclairer les articulations structurant leur(s) identité(s) régionale(s) et/ou nationale(s), au sein de l’entité nationale étatique5. De nombreuses questions s’imposent. D’abord, ces groupes forment-ils des entités sociales homogènes, au sens de repérables et d’objectivables par le sociohistorien ? Comment les individus composant ces groupes sont-ils saisis par la guerre ? Leurs groupes s’en retrouvent-ils renforcés ou divisés ?

  • 6  Chanet J.-F., L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.

3Dès lors, qu’en est-il des Corses mobilisés dans l’armée française ou encore de la participation des Alsaciens-Mosellans à l’effort de guerre allemand ? Dans un registre similaire, comment se comportent les Italiens du Trentin, les Tchèques, les Slovaques, etc., au sein de l’empire austro-hongrois en guerre ? Cette réflexion sur les identités et les minorités en guerre, doit permettre de mesurer sur une large échelle si le conflit a été le grand moment de cristallisation du sentiment national ou bien seulement une étape supplémentaire du renforcement des États-nations. Ainsi, qu’en est-il d’une France aux identités régionales encore vivaces malgré la laborieuse mais relativement efficace affirmation de l’État6 ? De l’Italie, dont le processus national est loin d’être achevé en 1914 ? Ou encore des Québécois au Canada ? Comment l’Autriche-Hongrie a-t-elle géré ses minorités à l’arrière et sur le front ? Enfin, dans les empires coloniaux, quelles sont les répercussions de la participation à l’effort de guerre national – celui de la métropole – sur les constructions identitaires des colons et des colonisés ; portent-elles en germe la construction nationale d’États post-coloniaux ?

  • 7  Rousseau F., La Grande Guerre en tant qu’expériences sociales, Paris, Ellipses, 2006.

4D’une manière générale, l’intérêt de cette problématique réside dans la compréhension de ce que produisent les expériences de guerre des groupes porteurs d’une identité régionale et/ou nationale différente de celle des États qui les mobilisent. En effet, participent-elles finalement au renforcement de la construction nationale de l’entité étatique ou, au contraire, sont-elles le lit de (nouvelles) résistances ? Dès lors, s’expriment-elles par différentes échelles de solidarité, allant de la cohésion du groupe primaire de combat (renforcé au début de la guerre par le recrutement régional) aux solidarités régionale et nationale ? Par ailleurs, ces solidarités interagissent-elles avec les solidarités de classe ou de condition ? L’analyse des constructions et interactions identitaires complexes propres aux diverses minorités engagées dans la Grande Guerre recèle de nombreuses pistes pour la compréhension de ces frontières intra-étatiques peu visibles, redessinées dans la diversité sociale et le brassage national des tranchées7.

5L’échelle nationale, à travers le rapport centre-périphérie, permet une première approche à partir d’axes distincts. En effet, sous les angles différents et complémentaires d’une histoire à la fois sociale, politique et culturelle, elle autorise l’étude des processus de définition et d’autodéfinition des groupes identitaires (minorités nationales, identités régionales, etc.) dans le double cadre de la nation en guerre.

  • 8  Le colloque, labélisé par la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, fut organisé pa (...)
  • 9  Cf. Prost A., Les anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la Fon (...)

6Le présent volume rassemble les actes du colloque interdisciplinaire et international « Minorités, identités régionales et nationales en guerre 1914-1918 » qui s’est déroulé sous l’égide du Musée de la Corse à Corte les 19 et 20 juin 2014 dans le cadre des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale8. Les contributions qui suivent mettent en lumière de multiples problématiques. Elles permettent, en effet, de mesurer comment s’articulent identités régionales et identités nationales dans les processus de mise en guerre de l’État (« mobilisation » des corps et des esprits, expression patriotique, etc.) mais aussi d’évaluer la manière et les formes dont ces identités plurielles résistent l’une à l’autre, se transforment au contact de l’une et de l’autre, se fondent l’une dans l’autre, dans le contexte des brassages dans les tranchées, les hôpitaux, les hivernages, les chantiers, les usines, ou lors des permissions (pratiques, expressions, etc.). Car si ces différentes identités renforcent la ténacité des combattants, les articles du présent ouvrage interrogent par ailleurs sur les circonstances et la manière dont le conflit a joué un rôle dans l’apparition ou la structuration d’un sentiment de rejet du sentiment national entre 1914 et 1918 et dans l’immédiat après-guerre9. L’une des questions centrales, nous le verrons, permet de réfléchir sur le rôle joué par la Grande Guerre en faveur d’un essor de nationalités jusque-là étouffées ou plutôt sur celui d’un repli sur les « petites patries ».

7Si les actes du colloque portent essentiellement sur une vision « par le bas » du conflit, discuter l’essor ou le repli identitaire revient à évoquer la construction et la postérité politiques de ces identités prises dans la guerre. Cela a imposé les contributeurs à rechercher quels modes d’administration les États en guerre ont développé vis-à-vis de leurs minorités mais aussi quelles stratégies identitaires de légitimation de la guerre et de l’État en guerre ils ont employé.

8Les contributions qui suivent permettent une approche des politiques étatiques, des élites sociopolitiques locales ou encore des médias régionaux qui ont cherché, à l’arrière comme au front, à développer le sentiment national et niveler ou reléguer l’expression d’identités différentes. Cela étant, des discours aux pratiques, quelle fut l’efficacité réelle de ces procédés ? Enfin, comment les États en conflit ont-ils tenté de jouer sur les identités régionales ou les minorités des nations rivales afin d’affaiblir leurs ennemis ?

  • 10  Cf. Rousseau F. (dir.), Guerre, paix et sociétés, 1911-1947, Neuilly, Atlande, 2004 et Prost A., W(...)

9À partir d’une approche comparée, internationale et interdisciplinaire de la Grande Guerre, les présentes études posent les premiers jalons d’une réflexion sur un sujet dont les questionnements soulevés précédemment attestent de sa richesse mais également de sa force constituée par les nombreuses sources mobilisées. Parmi ces dernières, les écrits de ces « hommes au feu » en représentent notamment une masse documentaire de témoignages exceptionnels qui, situés au croisement entre histoires individuelles et histoires collectives, autorisent une lecture et une compréhension « par le bas » de la Grande Guerre de ces millions d’anonymes, souvent simples combattants10, mobilisés pour certains dès les premiers jours du mois d’août 1914.

Notes

1  Cf. Agulhon M., La République de 1880 à nos jours, Paris, Hachette, 1990 ; Chanet J.-F., Vers l’armée nouvelle. République conservatrice et réforme militaire, 1871-1879, Rennes, Presses universitaires de rennes, 2006 ; Roynette O., « Bons pour le service. » L’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000.

2  Cf. Anderson B., L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2002 ; Hobsbawm É., Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992 ; Charle C., La Crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne (1900-1940), Paris, Le Seuil, 2001.

3  Lire notamment Rousseau F., La guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Le Seuil, 1999, rééd. 2003 ; Bouloc F., Cazals r. et Loez A. (dir.), Identités troublées. 1914-1918 : Les appartenances sociales et nationales à l’épreuve de la guerre, Toulouse, Privat, 2011 ; Cazals r., Loez A., Dans les tranchées de 14-18, Pau, Cairn, 2008 ; Cochet F., Survivre au front. 1914-1918, Les Poilus entre contrainte et consentement, Soteca, 14-18 Éd., 2005 et Panayi P., Minorities in Wartime. National and Racial Groupings in Europe, North America and Australia during the Two World Wars, Oxford, Berg, 1993.

4  Il convient néanmoins de citer la magnifique étude de Maurin J., Armée, guerre, société : soldats languedociens (1899-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982 ainsi que Bourlet M., Lagadec Y., Le Gall e. (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, et Pellegrinetti J.-P., Gregori S. (dir.), Les Corses et la Grande Guerre, Ajaccio, Albiana, 2014.

5  Cf. Le roy Ladurie E., Histoire de France des régions : la périphérie française des origines à nos jours, Paris, Le Seuil, 2001 ; Noiriel G., État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2005 ; Thiesse A.-M., La Création des identités nationales. Europe, xixe-xxe siècle, Paris, Le Seuil, 1999 et Weil P., Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Gallimard, 2004.

6  Chanet J.-F., L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.

7  Rousseau F., La Grande Guerre en tant qu’expériences sociales, Paris, Ellipses, 2006.

8  Le colloque, labélisé par la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, fut organisé par le Musée régional d’Anthropologie de la Corse à Corte en partenariat avec le Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC) de l’Université de Nice Sophia-Antipolis, le Centre de recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales (CRISES) de l’université de Montpellier III, le Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918 (CRID 14-18) et le Laboratoire Lieux, Identités, Espaces et Activités (UMR CNRS 6240 LISA) de l’université de Corse-Pasquale Paoli. L’idée d’une réflexion sur les identités et les minorités durant la Grande Guerre est née au Chemin des Dames lors d’une discussion avec Michel Litalien durant le colloque international « Les identités sociales et nationales en guerre », organisé par le CRID 14-18 à Laon et à Craonne au mois de novembre 2010.

9  Cf. Prost A., Les anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.

10  Cf. Rousseau F. (dir.), Guerre, paix et sociétés, 1911-1947, Neuilly, Atlande, 2004 et Prost A., Winter J., Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Le Seuil, 2004.

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