À quoi rêvent-elles ?
La part des femmes dans la vie sociale des nouveaux ensembles urbains. Années 1960–1970
p. 35-46
Texte intégral
Sans être expert en psychologie, on peut admettre que le propre de l’homme est de conquérir, de gérer, de protéger. Il est positif et vise le résultat. La femme, par contre, est amour, sensibilité, épanouissement. Elle a le sens de la famille et le désir de créer du bonheur. Voilà pourquoi je suis persuadée que les femmes ont un rôle important à jouer dans l’urbanisme. Ne serait-ce qu’à titre de complément indispensable ou de catalyseur.
Cécile Tarditi, adjointe au maire de Valenciennes, H, Revue de l’Union nationale des HLM, n° 43, juill.-août 1979
1La ville de Montréal a lancé récemment un programme de recherches intitulé « Femmes et ville » dont le slogan est : « Pour une ville à la mesure des femmes1. » Si le Canada semble une fois encore à la pointe du traitement des questions urbaines à dominante sociale, il est vrai qu’en France également, la question du genre s’est imposée progressivement au cours des années 1990 dans les problématiques sociales liées à la Ville.
2Il s’agit en vérité d’une longue évolution dont il convient de retracer la genèse depuis la création des nouveaux ensembles urbains au cours des années 1950-1960.
3Au cours de cette période, s’affirme la nécessité de développer, parallèlement à la construction, les conditions d’une vie sociale à part entière. De ce point de vue, les pouvoirs publics font de la famille l’unité de vie par excellence. Dans ce cadre, il revient à la mère d’organiser, de veiller au développement harmonieux de sa famille. Il faut attendre généralement le début des années 1970 pour que l’identité propre aux femmes se détache de celle de la « famille », cellule de base utilisée autant par les chercheurs en sciences sociales comme Paul Henri Chombart de Lauwe que par les techniciens du ministère de la Construction puis de l’Equipement. Assurément, la construction de villes nouvelles au sens littéral du terme a comporté une part d’utopie pour ses concepteurs. Notre propos s’intéressera donc à la place réservée aux femmes dans les expérimentations sociales qui y ont été mises en œuvre ainsi qu’à l’impact réel qu’elles ont eu pour le devenir social de ces femmes dans la Cité.
4Pour traiter de cette évolution, trois parties doivent permettre de mettre en perspective le sujet. Tout d’abord, il sera question de l’installation de ces femmes dans les nouveaux ensembles urbains. Peuvent-elles être notamment considérées de ce point de vue comme des pionnières d’un genre nouveau ? Ensuite, nous nous interrogerons sur les mesures prises pour développer la vie sociale dans les nouveaux quartiers, et plus spécifiquement en direction des femmes. Enfin, nous mettrons l’accent sur la transition qui s’opère, selon nous, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, entre une vision sociale large, familiale pourrait-on dire, et une vision plus centrée sur les spécificités de chaque individu, à commencer par celles des femmes.
DES PIONNIÈRES D’UN GENRE NOUVEAU ?
5Le manque de logements dû à la vétusté du parc existant, aux destructions de la guerre, et surtout à la vague démographique sans précédent que connaît la France à partir de 1943, exige des pouvoirs publics un effort de construction sans aucune mesure jusqu’alors. Le seuil de 300 000 logements à construire chaque année durant plus de deux décennies est ainsi fixé dès 1953. S’il s’agit d’un bouleversement économique et architectural de premier ordre, dont les conséquences sociales vont également être très importantes, pour ne pas dire essentielles. En effet, comment faire cohabiter des populations d’origines diverses sur un espace restreint, le choix majoritaire du collectif imposant des normes réduites de construction ? Comment développer une vie sociale à part entière dans ces conditions si particulières ?
6D’un point de vue général, les grands ensembles sont majoritairement peuplés de populations jeunes. Une étude basée sur le recensement de 1962 montre que la moitié des habitants des grands ensembles est constituée par les moins de vingt ans (en particulier des enfants en bas âge) et l’autre, par la tranche d’âge des 25-45 ans. Le modèle des jeunes mères de famille va ainsi devenir emblématique des nouveaux ensembles d’habitation qui se construisent.
7Le caractère juvénile de ces populations leur confère en effet un rôle très important en matière de socialisation. Celui-ci est d’autant plus affirmé que beaucoup de ces femmes, faute d’une qualification professionnelle qui soit suffisante pour exercer une activité salariée, vont se retrouver, au sens littéral du terme, « assignées à résidence » toute la journée. A Sarcelles par exemple, 61 % des femmes sondées ne travaillent pas. Quant à celles qui ont un emploi, dans l’ensemble, leur mobilité est assez forte : la plupart d’entre elles ne parviennent pas à trouver une activité salariée sur le site du grand ensemble. Elles sont 79 % à devoir se rendre quotidiennement à Paris2. Il s’agit d’une contrainte qui aura d’importantes répercussions sur la vie sociale.
8En ce qui concerne les femmes qui ne travaillent pas, elles doivent pouvoir bénéficier assez rapidement de structures susceptibles de les guider dans le développement de leurs nouvelles responsabilités familiales. Le but assigné aux jeunes mères de famille est simple : reconstituer dans leur nouveau cadre de vie une vie familiale capable de servir de base à l’épanouissement de nouvelles formes de vie sociale. Selon l’Union des secrétariats sociaux réunis en congrès sur le thème « Urbanisme et vie sociale », la maison est d’abord le cadre d’une forme de vie sociale : la vie familiale3. Il va sans dire que cette affirmation dépasse de très loin les cercles du catholicisme social. Même si cela ne correspond pas à leurs aspirations personnelles, les femmes doivent participer à la vie de leurs nouveaux quartiers, elles sont d’ailleurs généralement le premier élément de la famille à participer à la fréquentation du voisinage4.
9La SCIC, filiale de construction de la Caisse des Dépôts et Consignations et principal bailleur dans la plupart des nouveaux grands ensembles de la région parisienne, crée dès 1955 l’ALFA, Association pour le Logement Familial, afin de disposer d’un outil d’animation. La principale innovation consiste à mettre en place dans chaque nouvel ensemble, au même titre que l’école ou le centre commercial, un équipement à vocation sociale qui prend d’ailleurs généralement le nom de centre social. De par leur disponibilité, réelle ou supposée, les femmes sont appelées à le fréquenter régulièrement. Pour cela, des programmes quotidiens leur sont proposés. Dans la majeure partie des cas, ces animations rendent compte d’une vision réduite de la femme : celle de la ménagère. Les activités reposent sur un triptyque qui a pour but de faire des femmes, des maîtresses du foyer accomplies : ménage-couture-cuisine5. Il existe généralement deux types de centres sociaux : d’une part, le centre à vocation médico-sociale qui offre toute une série de services comme la permanence sociale, la consultation de nourrissons, ou bien encore la halte-garderie et l’enseignement ménager, et d’autre part, le centre socioculturel de facture plus récente, qui offre toute une gamme d’activités basées pour l’essentiel sur les loisirs. Bien souvent, il s’agit néanmoins de loisirs pratiques permettant à la femme moins un épanouissement personnel que des occupations mises au service de sa famille.
10En revanche, bien peu, pour ne pas dire aucun, de ces programmes ne proposent par exemple des formations permettant aux femmes d’envisager une insertion professionnelle. Dans ce cas, comment être étonné du faible taux de fréquentation de ces centres sociaux par les habitantes ? Si les intentions affichées au départ étaient louables, la manière d’organiser les choses s’est très vite révélée insuffisante et surtout en décalage avec les véritables aspirations des femmes. Les associations à vocation exclusivement féminine sont excessivement rares, pour ne pas dire inexistantes au sein des nouveaux ensembles urbains. Les buts affichés par la structure sociale de la Caisse des Dépôts sont, de ce point de vue, extrêmement clairs. Pour l’ALFA, il convient de tirer de la substance même des nouveaux quartiers les ferments d’une nouvelle vie sociale : « A des étrangers devaient succéder des voisins partageant les peines et les joies des uns et des autres, comme aux activités et préoccupations socioculturelles des petits groupes devaient se juxtaposer l’action d’associations et d’organismes plus charpentés. En un mot, il fallait donner une âme à ces cités nouvelles6. » La dimension collective est donc l’échelle retenue pour les projets à engager. En revanche, on ne trouve guère de référence, même de manière implicite, à la recherche d’une construction identitaire propre aux femmes et en rapport au cadre urbain qui est le leur. Encore en 1974, alors que les revendications féministes se développent un peu partout en France, la directrice générale de l’ALFA ne fait explicitement référence aux femmes qu’une seule fois, lorsqu’il s’agit de mentionner la pratique de l’enseignement ménager dans les centres sociaux gérés par son association. En réalité, si au début des années 1970, le décalage entre certaines conceptions de développement de la vie sociale et l’évolution de la société française est devenu patent, c’est en réalité dès le début de l’installation de ces femmes dans les grands ensembles que s’est exprimé leur mal être par rapport à un environnement urbain qui ne prend pas en compte leurs propres aspirations.
« MADAME BOVARY DANS LES HLM »
11Ce titre d’un article paru dans Libération en 1963, troisième volet d’une série intitulée « Vivre sa vie dans les grands ensembles ? » témoigne de la prise en compte croissante des problèmes ressentis par les femmes dans les grands ensembles, par les médias. Pour un certain nombre d’entre eux, la « maladie » des grands ensembles concerne au premier chef les femmes dans la mesure où une majorité d’entre elles évolue toute la journée dans ces grands ensembles. Selon un journaliste venu enquêter sur le terrain, les femmes sont en effet les premières victimes des nouvelles formes d’urbanisation expérimentées alors en France :
Privées de rue-spectacle, des rapports sociaux, de boutique, enfermées dans des logements uniformes […] souffrant de la sonorité excessive des murs, coupées de leurs relations traditionnelles, astreintes à vivre dans une cellule familiale éclatée […] rivées au foyer et aux enfants par l’absence totale de crèches et de jardins d’enfants, les femmes des grands ensembles ont de quoi se plaindre7.
12Dès l’arrivée des premiers habitants, les signes de difficultés à s’adapter sont donc nombreux. En cela, la « médiatisation » de Sarcelles aide à mieux saisir le désarroi de certaines jeunes femmes face à un nouvel urbanisme. Le terme même de Sarcellite renvoyant au discours sur les pathologies urbaines est forgé alors même que la ville nouvelle est loin d’être achevée. Dans la majorité des cas, ce sont les femmes qui sont présentées comme souffrant de la maladie. L’une des principales manifestations réside dans la langueur. Éloignées de leurs quartiers d’origine, les nouvelles résidentes ne semblent pas en mesure de vouloir s’adapter à leur nouveau cadre de vie. Paraissant indifférentes à leur environnement, elles ne dégagent en réalité aucune volonté de s’investir dans la vie sociale de leur quartier. De ce point de vue, le reporter de l’Aurore en visite dans le nouveau grand ensemble est formel : « La sarcellite existe. Cette affectation qui est un état dépressif particulier aux habitants des grands ensembles, atteint surtout quelques jeunes femmes en mal d’oisiveté8. » Plus que la solitude, c’est en quelque sorte le « décrochage » social de ces femmes qui retient l’attention des observateurs. Selon les témoignages d’un grand nombre d’entre eux, au début, il ne s’agit que de langueur, de vague à l’âme, mais très rapidement, ces sentiments se transforment en une véritable « haine » envers les autres habitants. Certaines passent effectivement de l’indifférence au rejet de leur nouveau cadre de vie. Une Sarcelloise confie à un reporter du journal Libération: «Je suis bien logée, mais dès que je sors de chez moi, j’ai le cafard. Cette ville uniforme m’effraie comme un camp de concentration. » Ce témoignage, qui date de 1960, met déjà en perspective la réelle problématique de la nouvelle urbanisation : non pas l’adaptation au logement en tant que tel, mais plutôt l’adaptation à ce nouveau type d’habitat collectif avec les contraintes sociales qui lui sont propres. De la réalité aux représentations fantasmagoriques, le pas est vite franchi par certains écrivains. Dans Les petits enfants du siècle, Christiane Rochefort décrit une scène où les femmes ne subissent plus leur cadre de vie mais en font un véritable moyen de conquête sexuelle : « Les Italiens étaient à Sarcelles. Ils construisaient de nouvelles maisons […] Ils habitaient là pour la durée des travaux, dans des baraquements. Le jour, quand les maris étaient partis, ils montaient chez les femmes, qui les appelaient par les fenêtres. En tout cas, c’est ce qu’on disait9. »
13Le sentiment de solitude, voire d’abandon s’observe en effet chez de nombreuses femmes : une fois les maris partis au travail et les enfants à l’école, les femmes non actives restent seules dans leur quartier, privées pour la plupart de leurs anciennes relations. Quant aux nouvelles, elles sont difficiles à développer étant donné le type d’habitat. L’essentiel des témoignages va dans le même sens : après quelques semaines, quelques mois passés à parer au plus pressé concernant l’installation du nouveau logement, les femmes se mettent à « explorer » plus en détail leur nouvel environnement. Très souvent, la curiosité laisse place au désenchantement. Les déambulations se limitent généralement aux courses dans le nouveau centre commercial qui jouxte les immeubles ou à la sortie des écoles. Peut-on, dans ce cas, parler de développement de vie sociale ? Les mêmes difficultés, généralement aggravées, se posent aussi aux femmes qui travaillent. L’éloignement des lieux de travail leur impose des cadences journalières qui les éloignent, pour ne pas dire les écartent, de toute participation à la vie sociale de leur nouveau lieu de résidence. Si les grands ensembles ne peuvent être retenus comme étant responsables de ces contraintes journalières, il est vrai que leur localisation même accroît les difficultés des femmes. Comment, dans ces conditions, concilier le développement urbain et l’épanouissement des habitants tant sur le plan personnel que collectif ? Comment réaliser de « véritables cités fraternelles10 » ?
14Cette volonté de nouvelles conquêtes sociales collectives va toutefois s’affirmer au cours de la seconde moitié des années 1960. Les petites filles du baby-boom sont devenues pour la plupart des adolescentes, voire des jeunes femmes pour certaines d’entre elles. Elles aspirent désormais à être reconnues pour ce qu’elles sont et non pour les fonctions sociales qu’on avait assignées à leurs mères.
15De ce point de vue, il convient de citer le reportage du Nouvel Observateur consacré à celles que le journal appelle les « Étoiles filantes ». Sous ce titre énigmatique, se cache en fait une réalité nettement plus prosaïque : celle de la prostitution féminine dans les grands ensembles. Selon une enquête menée dans certains grands ensembles de la région parisienne, cette pratique est devenue courante. Dans l’un d’entre eux, sur 2 000 familles, une ménagère sur deux, mères de familles comprises, pratique « en amateur le plus vieux métier du monde ».
16La raison de ce commerce charnel est financière : comme le confort moderne coûte cher et que le salaire masculin ne suffit pas à y pourvoir, les femmes ont recours à d’autres sources de revenus. Il ne s’agit donc nullement de prendre du plaisir avec un autre homme que le sien, mais de faire, d’une certaine manière, des heures supplémentaires afin de pouvoir boucler le budget familial mensuel11.
17Cette enquête, qui servira de base au film de Jean-Luc Godard Deux ou trois choses que je sais d’elle a un écho national immédiat. A la suite de nombreuses réactions de lecteurs, le journal organise une table ronde autour de la question suivante : « Prostitution dans les grands ensembles ? » Tous les participants confirment les charges financières croissantes qui pèsent sur les familles habitant dans les grands ensembles.
18Certains témoignages de femmes laissent néanmoins entendre qu’il ne s’agit pas seulement de survie mais bien de pouvoir s’offrir des choses pour elles-mêmes. L’une d’entre elles explique que cette rentrée d’argent supplémentaire lui permet d’aller chez le coiffeur une fois par semaine et de s’habiller comme elle le désire. La réussite maternelle et la gestion du budget familial ne sont plus les seuls critères à compter. Des revendications propres aux aspirations des femmes se révèlent donc au grand jour. Et cela, même si une vision utilitaire de ces formes de prostitution demeure. Ainsi, pour l’éducateur invité à participer à cette table ronde, « il y a seulement des gens malheureux, tellement malheureux qu’ils finissent par faire n’importe quoi pour s’en sortir. Il n’y a pas de scandale des étoiles filantes. Il y a simplement un scandale de la pauvreté12 ». Même avis pour la responsable de la CGT pour qui ce reportage est « une insulte aux qualités de courage, d’honnêteté, de moralité qui sont celles de millions de travailleuses et de ménagères et de leurs époux ».
19Cette enquête du Nouvel Observateur qui, par ailleurs, contribuera au cours des années 1970 à faire reconnaître la propre existence des femmes dans la société française comme par exemple en 1971 avec le manifeste des « 343 salopes » marque donc une nouvelle tendance : celle qui consiste à donner aux femmes une véritable place dans la définition d’une nouvelle urbanité.
L’IDENTITÉ URBAINE DES FEMMES ENFIN RECONNUE ?
20La circulaire prise par Olivier Guichard en 1973 interdisant la poursuite des constructions de type ZUP ne met pas un terme définitif en revanche aux problèmes de la vie sociale dans ce type d’habitat. La même année, a lieu à Dourdan un colloque qui marque le début de ce qui sera appelé le programme « Habitat et vie sociale », premier modèle du genre concernant la volonté des pouvoirs publics de mêler étroitement renouvellement urbain et développement social au sein des grands ensembles considérés comme sinistrés.
21Simultanément, les manifestations d’opposition à l’ordre urbain se multiplient dans le sillage de mai 1968. Dans des quartiers d’habitat ancien comme dans certaines villes nouvelles, des citoyens entreprennent de contester certaines décisions prises par des élus ou des aménageurs. Dans quelques associations locales de type « Atelier populaire d’urbanisme » comme celle de l’Aima Gare à Roubaix, on assiste à la création de groupes thématiques dont certains sont centrés sur les problèmes des femmes dans l’habitat. Si les questions liées au type de logement sont évidemment au cœur des débats, le statut même de la femme, et en particulier sa possible émancipation au sein de la Ville, sont en effet de plus en plus abordés. Plusieurs d’entre eux affirment en particulier que si les femmes sont les principales utilisatrices du logement, elles subissent généralement un habitat trop souvent conçu par des hommes. En cela, une réflexion féminine sur la ville contribue certes à nourrir la réflexion sur le devenir des femmes au sein des espaces urbains mais aussi à trouver des solutions utiles à l’ensemble de la communauté. Pour cela, il est donc nécessaire que les femmes puissent être associées aux prises de décision concernant la construction ou la réhabilitation des logements sociaux. L’évolution de la pensée féministe au cours des années 1970, en particulier sous l’angle aliénation-désaliénation, trouve donc dans la problématique urbaine une traduction concrète. A la ménagère succède la citadine consciente de ses droits et des possibilités que lui offre son inscription dans un type d’urbanité qu’il reste encore à construire.
22La montée en puissance des mouvements féministes au début des années 1970 contribue ainsi à définir une identité urbaine propre aux femmes. Dans un article intitulé « Structures urbaines et réclusion urbaine », deux d’entre elles, qui se définissent comme des « utilisatrices de la ville », entendent montrer en quoi la structure spatiale des villes reflète la division des sexes ainsi que la domination masculine. Désirant donner une lecture féminine des thèses de la sociologie marxiste impulsées en particulier par Henri Lefebvre, il s’agit surtout selon elles de montrer en quoi la question urbaine telle qu’elle se pose alors en France représente en elle-même « une illustration très pertinente de la situation faite aux femmes13 ». Si le logement est bien l’espace traditionnellement dédié aux femmes, c’est en effet toute la ville qui leur est, de fait, interdite. Pas plus qu’elles ne choisissent leur place au sein de la société, les femmes ne choisissent leur espace de vie. Il y a bien de ce point de vue une discrimination par le genre : aux hommes la ville, aux femmes le logement qui agit de plus en plus comme une clôture par rapport au monde extérieur. Quant au manque d’équipements collectifs, il s’explique selon elles par la volonté des hommes, évitant par là même de multiplier « les infrastructures de décharge pour les femmes ». En vérité, concluent-elles, aucun espace de la ville n’appartient en propre aux femmes. Ces dernières sont « prises dans les limites d’un ordre social qui les exclut et les dévalorise ». Il convient donc, non pas de s’approprier les espaces urbains en vue du pouvoir pour le pouvoir, mais plutôt de contribuer à détruire les hiérarchies qui exploitent, excluent, dévalorisent les femmes.
23L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 est l’occasion pour la nouvelle majorité politique de définir les contours d’une nouvelle politique urbaine. Sans remettre en cause totalement les actions conduites sous l’égide du groupe interministériel « Habitat et vie sociale », le cabinet du Premier ministre entend promouvoir une nouvelle politique plus en phase avec les attentes des populations sur le plan social, à commencer par ceux qui vivent dans les grands ensembles. Le développement social des quartiers dégradés, ou en voie de l’être, ne pourra se faire, selon les experts, qu’à la condition que chacun de ces habitants puisse réellement se reconnaître dans les programmes engagés.
24Dans le cadre des premiers programmes dits « Développement social des quartiers » dont l’architecture générale a été confiée au député maire de Grenoble, Hubert Dubedout, la place des femmes est pour la première fois clairement mentionnée. Dans le cadre des premières expérimentations, il s’agit de lutter contre les inégalités sociales qui touchent les femmes ainsi que contre les diverses manifestations de violence qu’elles subissent directement. La lutte contre la ségrégation est aussi un axe fort qui a été retenu par les membres de la commission nationale présidée par Dubedout. Si le constat établi ne diffère pas sensiblement de celui qui avait déjà été fait quelques vingt années plus tôt, à savoir que les femmes sont les premières victimes de l’isolement dans les grands ensembles du fait de leur présence quasi constante sur place, en revanche, les propositions retenues prennent cette fois véritablement en compte l’identité propre aux femmes et à leurs demandes sociales. Désormais, les femmes ne sont plus vues avant tout comme des ménagères accomplies, ou en passe de l’être, mais plutôt comme des vecteurs incontournables de l’équilibre social que les pouvoirs publics souhaitent obtenir dans les quartiers en difficulté. Sur ce point précis, la note adressée par le ministère des Droits de la Femme aux déléguées régionales des 16 DSQ est très claire :
Les femmes sont un levier potentiel indispensable à la dynamique du changement et les acteurs essentiels à la mutation de ces quartiers. Sans leur participation active à la prise en charge progressive des problèmes de la cité, les actions entreprises risquent en effet d’être vouées à l’échec. Ne pas maintenir les femmes dans un état « d’assistées » dont la collectivité supporte les charges, mais au contraire susciter et appuyer toute forme d’initiative émanant d’elles est un garant de réussite14.
25Pour mettre en œuvre ces nouvelles orientations ministérielles, les déléguées régionales aux droits des femmes se voient proposer plusieurs types d’actions. Tout d’abord, il doit s’agir de susciter la création d’associations ainsi que de favoriser la vie de celles déjà existantes dans les domaines propres aux femmes tels que la contraception, l’aide à la prise en charge collective des enfants ou bien encore dans le domaine de l’aide sociale apportée aux femmes d’origine étrangère notamment par le biais de cours d’alphabétisation. L’un des enjeux forts de ces programmes doit également concerner la création de lieux de rencontre qui leur sont propres, que ce soit autour de l’école et des enfants, ou par le biais d’un local ou même de ce qui est présenté comme des « maisons de femmes » dans lesquelles les associations agissant en leur faveur pourraient trouver leur place.
26Signe de l’évolution des pouvoirs publics à l’égard des femmes dans la société française, une large part de ces programmes est consacrée au volet « professionnalisation ». Des stages de mise à niveau doivent être organisés. De même, des stages de préformation et de formation professionnelle doivent être ouverts dans les quartiers dits sensibles. Enfin, étant donné les violences qu’y subissent, parfois quotidiennement, certaines femmes, il a été prévu de réserver des appartements aux femmes en difficultés afin de leur offrir un hébergement de dépannage pour un temps limité.
27La question des relations sociales a été au cœur des débats concernant les grands ensembles. Ces derniers ont été très tôt considérés comme des structures urbaines closes imposant un certain type de développement social. De ce point de vue, il paraît évident qu’en privilégiant le modèle familial (les célibataires sont pratiquement absents des politiques de peuplement des grands ensembles), les pouvoirs publics ont privé la plupart des locataires femmes d’une partie de leurs propres désirs d’épanouissement personnel. Les politiques sociales mises en place dans les nouveaux ensembles urbains ont eu pour premier but d’accompagner la femme dans son rôle de mère. Il conviendrait donc de s’interroger sur la part réservée aux utopies féministes dans les processus de réalisation des villes nouvelles au cours des Trente Glorieuses afin de mesurer l’écart entre la ville rêvée, porteuse de modernité et d’épanouissement, et les réalisations effectives. Quant au développement des relations sociales, il n’est guère possible dans la mesure où les affinités propres se font essentiellement par le biais du travail et non par l’origine résidentielle. Cela explique en grande partie la raison pour laquelle, une majorité de femmes des nouveaux ensembles urbains ne travaillant pas dans les années 1960, les relations de voisinage sont restées très restreintes. Au rêve d’une vie meilleure a très vite succédé un sentiment de frustration mêlé de résignation. Les femmes se trouvent en effet dans une situation paradoxale : l’absence de vie sociale dans les grands ensembles suscite très tôt chez elles l’envie de travailler afin de pouvoir s’évader du quotidien mais leur statut de mère de famille les en empêche généralement. Il faut attendre la décennie suivante pour que les femmes échappent à ce que certains enquêteurs ont qualifié de « mort lente, imperceptible, mais inéluctable15 ». Dès lors, s’insérant dans une réflexion plus globale sur les contraintes urbaines, les femmes parviennent, au cours des années 1970, à s’émanciper de leur tutelle familiale pour apparaître en tant que telles. En 1981, un rapport du Plan Construction pose la question de savoir si l’on peut parler désormais d’identité résidentielle des femmes16.
28Vingt cinq ans plus tard, peut-on vraiment répondre par l’affirmative ?
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Enjeu C, Savé J., « Structures urbaines et réclusion urbaine », Les Temps modernes, avril-mai 1974, n° 333-334.
Rochefort C, Les petits enfants du siècle, Paris, réédition Le livre de poche, 1990.
Vinnenet C, « Les étoiles filantes », Le Nouvel Observateur n° 71, 1966.
Vinnenet C, « Les étoiles filantes », Le Nouvel Observateur n° 77, 1966.
Notes de bas de page
1 . ville.montreal.qc.ca.
2 . Enquête réalisée par Jean Duquesne et reproduite dans son ouvrage Vivre à Sarcelles, Paris, Cujas, 1966, p. 83.
3 . La Croix, 21 mars 1956.
4 . Une enquête conduite par Ph. Chombart de Lauwe donne la répartition suivante concernant l’importance dans la vie collective des divers membres d’une famille : 33 % pour la mère ; 27% pour les enfants de moins de 15 ans et seulement 25 % pour le père. Famille et habitation, t. II, Un essai d’observation expérimentale, CNRS, Paris, 1960.
5 . Le centre social de Sarcelles proposait ainsi des cycles réguliers de formation intitulés : « Les bonnes recettes de Tante Marie ou comment préparer vous-même votre repas du soir. »
6 . ALFA, Plaquette de présentation, 1970, service de documentation de la Caisse des Dépôts et Consignations.
7 . Libération, 26 novembre 1963.
8 . Cité par J. Duquesne, op. cit., p. 100.
9 . C. Rochefort, Les petits enfants du siècle, Paris, réédition Le livre de poche, 1990, p. 99.
10 . « Pour des cités plus humaines », Compte rendu du Congrès régional du Nord, UFCS, mars 1960.
11 .C. Vinnenet, « Les étoiles filantes », Le Nouvel Observateur, n° 71,
12 . Idem, n° 77, 4-10 mai 1966.
13 . Enjeu Cl., J. Savé, « Structures urbaines et réclusion urbaine », Les Temps modernes, avril-mai 1974, n° 333-334.
14 . « Note de politique générale du ministère des droits de la femme sur les îlots sensibles », 8 février 1982, copie dans les archives municipales de Grande-Synthe.
15 . Société d’études et de recherches en sciences sociales, Enquête sur les grands ensembles de l’Essonne pour la préfecture de la région parisienne, 1971-1972.
16 . Plan Construction-Femmes et habitat. Bilan de la consultation de recherche. Janvier 1981.
Auteur
Université Lille iii
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