M^gr Gay, Thérèse de l’Enfant-Jésus et l’Histoire d’une âme (1888-1924)

1Plusieurs communications on fait état d’un lien évident entre la doctrine de M^gr Gay et celle de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, nous donnant notamment des textes convaincants de M^gr Gay proches de la doctrine de Thérèse1. La difficulté de juger de la légitimité d’un tel rapprochement provient de ce que, d’un côté, on revisite avec fruit la spiritualité de M^gr Gay à partir de ses ouvrages et de sa correspondance sans disposer encore d’une synthèse susceptible de servir de repère et, de l’autre, on trouve, sur la carmélite de Lisieux, un trop-plein d’études à finalités plus pastorales qu’historiques, qui reprennent, souvent sans le savoir, ce que l’Histoire d’une âme a mis sous pavillon thérésien, à commencer par la notion d’enfance spirituelle si bien que, comme l’abbé Combes l’avait pressenti en parlant des papes2, autre est la Thérèse de l’Histoire d’une âme, autre est celle de ses écrits voire de ses grands manuscrits dont l’étude n’a commencé véritablement qu’à partir de 1956-1957, voire de 19923.

2Il est pourtant possible d’avancer sur ce terrain de manière pragmatique pour apporter des éléments de réponse à partir du dossier thérésien. On connaît par ailleurs les influences reçues par Thérèse dans ses premières années, soit avant son entrée au carmel avec le rôle décisif de l’ancien jésuite Arminjon, soit dans les premières années de sa vie religieuse, par la lecture de Jean de la Croix. Il ne faut pas oublier non plus l’influence de la Visitation et notamment des grandes figures de la dévotion au Sacré-Cœur, comme Marguerite-Marie Alacoque et le Père La Colombière, auxquelles Thérèse se réfère explicitement pour légitimer le rôle qu’elle entend jouer, dans les derniers mois de sa vie, auprès de son « petit frère », l’abbé Bellière, futur missionnaire en Afrique. Le dossier historique de la canonisation des parents de Thérèse permet aussi de regarder de plus près les médiations familiales4.

3Thérèse a-t-elle aussi été influencée par M^gr Gay ? Il convient de reprendre cette enquête à nouveaux frais et d’abord de savoir la connaissance que les sœurs de son carmel pouvaient avoir de notre auteur. Celui-ci est d’abord l’homme des carmels, comme l’a bien montré Antoinette Guise-Castelnuovo. Mais celui de Lisieux n’est pas de ceux que fréquente M^gr Gay, même si Lisieux a été fondé par Poitiers. Gay n’a pas prêché au carmel de Thérèse. Mais il n’en est pas moins connu des carmélites par trois canaux différents. D’abord, par le plus évident, celui de ses ouvrages de spiritualité. La modeste bibliothèque de Lisieux a l’originalité d’être disposée en deux parties, un avant-chœur, composé d’usuels, et la bibliothèque proprement dite. L’avant-chœur compte soixante-quinze titres, pour s’en tenir aux ouvrages publiés avant 1899, la bibliothèque proprement dite environ 180. Au total, 250 titres dont sept ouvrages antérieurs à la Révolution. Mais par les rééditions d’ouvrages anciens, l’influence des auteurs de la Réforme catholique, avant tout du carmel réformé et de la Compagnie de Jésus, équilibre la production contemporaine. Parmi celle-ci, on relève les œuvres de M^gr Pie5, mais non toutefois la vie de la grande carmélite de Poitiers, xavérine de Maistre6, et surtout deux ouvrages de M^gr Gay : son best-seller, De la vie et des vertus chrétiennes considérées dans l’état religieux, dans l’édition première de 18747, et encore la première édition d’un recueil plus tardif, ses Instructions en forme de retraite à l’usage des âmes consacrées à Dieu et des personnes pieuses8. Toutefois ces deux ouvrages ne sont pas disponibles dans l’avant-chœur qui regroupe des titres plus accessibles, plus demandés aussi ; et Gay est moins présent que les deux autres spirituels du siècle, Faber et Ségur9.

4Mais Gay est aussi à Lisieux l’homme du Carmel traditionnel. Le carmel de Lisieux ne paraît guère impliqué dans le conflit entre tenants, minoritaires, du rapprochement avec Rome et les Carmes et ceux, majoritaires, du statu quo qui consiste à laisser les carmélites sous la dépendance des ordinaires. Le carmel de Lisieux est sous la responsabilité d’un supérieur ecclésiastique, nommé par l’évêque, mais sa prieure, Marie de Gonzague, connaît bien celle de Meaux, qui prône activement le rapprochement avec les Carmes et passe par elle en 1899-1900, pour toucher les carmes romains et, par leur intermédiaire, pour faire approuver l’Histoire d’une âme par Léon XIII10. Lisieux en tout cas dispose de deux ouvrages que les carmélites lisent et relisent avec attention où apparaît discrètement le nom de M^gr Gay : la Règle primitive et constitutions des religieuses de l’ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel selon la réformation de sainte Thérèse pour les monastères de son ordre en France, ouvrage édité en 1865 qui perpétue la tradition bérullienne et qui est publié à Poitiers avec l’aval de M^gr Gay11, et le Papier des actions et régularités tiré de celui que nos mères espagnoles ont apporté en France, du cérémonial de l’ordre et des enseignements de nos premières mères et fondatrices des monastères de France, qui est publié toujours à Poitiers en 1885, précédé cette fois d’une lettre de M^gr Gay12. Gay, pour Lisieux aussi, est donc bien présent par les ouvrages de référence du carmel, auxquels il donne une sorte de certification, celle de l’homme du Carmel traditionnel.

5Mais le nom de M^gr Gay est encore connu des carmélites par un troisième canal, grâce aux circulaires mortuaires qui s’échangent entre tous les carmels français au décès de toute religieuse, et que Thérèse a entendues durant dans la décennie 1888 à 1897. M^gr Gay y apparaît comme le guide d’une vocation, le supérieur d’une communauté, l’auteur spirituel où une carmélite a puisé une nourriture substantielle. Je me contenterai ici de donner en exemple deux notices de religieuses du carmel de Niort qui doivent leur vocation à M^gr Gay, fondateur aussi de ce carmel. Voici d’abord sœur Marie de la Trinité, décédée à 65 ans, le 20 décembre 189013. Elle vient d’une famille noble de Poitiers. Elle entre tard au carmel après le décès de sa mère qu’elle a accompagnée dans ses dernières années et veillée dans ses derniers jours. Suivie par M^gr Pie, elle demande à M^gr Gay « de la diriger dans sa retraite d’élection » :

« Notre chère sœur connaissait et vénérait M^gr Gay, dont elle goûtait les enseignements élevés, mais elle n’avait point osé jusque-là lui confier son âme. Elle la lui ouvrit avec une parfaite simplicité, lui disant que maintes fois elle avait pensé au Carmel, vers lequel en ce moment un attrait comme irrésistible l’entraînait, malgré tout ce qu’elle y entrevoyait d’âpres sacrifices. […] L’évêque d’Anthédon, directeur éclairé et Supérieur de trois monastères du Carmel dont il savait à fond et la règle et l’esprit, ayant tout examiné à la double lumière de l’oraison et de l’expérience, n’hésita pas à déclarer à notre chère sœur que Dieu l’avait choisie, dans son amoureuse bonté, pour se sanctifier sous l’habit des filles de sainte Thérèse. Cette question capitale résolue, une autre se posait : le besoin de solitude et de détachement était si fort chez Alphonsine, qu’elle voulait briser d’un seul coup avec toutes ses habitudes et toutes ses relations, et pour cela, n’entrer ni à Poitiers ni à Paris. Notre vénéré Père et supérieur lui indiqua notre carmel. Elle vint […] demander en toute humilité si nous pouvions accorder une petite place à une personne d’âge si avancé et de si peu de valeur, mais désireuse de réparer le temps perdu et d’apprendre à aimer Dieu grandement. »

6Voici encore Élisabeth de Jésus, décédée à 36 ans, le 3 août 1893 à Niort14. Même milieu dont on ne craint pas de dire combien il conduit naturellement à la pratique de la vertu : « Elle tenait de sa naissance, avec la noblesse du sang, celle de tous les sentiments élevés et délicats. » Même intervention de M^gr Gay dans le choix de vie, bien que de manière différente de la précédente :

« À son retour en Poitou, elle avait retrouvé le guide de sa petite enfance, M^gr Gay, et lui avait réservé la mission de confiance d’éclairer définitivement sa voie. Pour le saint évêque d’Anthédon, la question n’était pas d’examiner la vocation qui n’était pas douteuse, mais de voir si la chère enfant se consacrerait à l’enseignement, pour lequel elle avait de merveilleuses aptitudes et une mesure d’attrait, ou si elle embrasserait la vie purement contemplative. Ses Mères de l’Assomption étaient prêtes à lui ouvrir leurs portes : le directeur et la pénitente ne l’ignoraient pas ; mais elle voulait être toute à Dieu et sentait que les travaux intellectuels, en la captivant plus que de raison, ne laisseraient peut-être pas au divin Maître la place qu’elle voulait jalousement lui garder dans son cœur. La solitude, le silence, la contemplation, la vie cachée, le Carmel enfin fixa son choix. La vaillante mère qui avait récemment conduit elle-même un de ses fils, âgé seulement de 17 ans, au noviciat de la Compagnie de Jésus, vint présenter son Élisabeth à la Mère Prieure. »

7Et maintenant Thérèse. Las ! L’enquête tourne court. La jeune carmélite a pu certes entendre l’une de ses novices, Marie de la Trinité, raconter qu’elle avait croisé dans sa jeunesse M^gr Gay, puisqu’elle avait été confirmée par lui à Paris en 188515. Elle a sans doute entendu une carmélite qui la tenait pour son amie, Thérèse de Saint-Augustin, évoquer devant elle une parole de M^gr Gay sur la possibilité de poursuivre au ciel les amitiés de la terre, comme l’intéressée le rapporte dans un mémoire sur Thérèse rédigé après la mort de son amie :

« À propos de l’union de nos âmes, je lui montrais un passage des Vertus chrétiennes de Monseigneur Gay : “Au Ciel, en pleine gloire, là où tout est ordre, harmonie, fixité, sainteté, parce que Dieu y est toute chose, mais Dieu auteur de la nature aussi bien que de la grâce, il arrivera que ceux qu’on aura aimés ici-bas à des titres particuliers de nature et de grâce, on les aimera encore incomparablement plus qu’ici de tous les amours spéciaux réunis et ces sortes d’amour on ne les ressentira point pour d’autres, fussent-ils saints comme des séraphins et beaux comme des archanges. Les causes saintes de dilection ne cesseront point d’exister dans l’âme des bienheureux.” Je ne puis exprimer l’expression de bonheur répandue sur ses traits. “Oh ! que c’est beau”, me disait-elle, et son âme se plongeait avec ravissement dans la perspective que pendant l’éternité notre affection mutuelle ne cesserait d’exister avec un caractère spécial16. »

8Cet échange a probablement eu lieu dans les derniers mois de la vie de Thérèse, durant lesquels son Ciel était durablement enténébré. Mais le sentiment éprouvé par Thérèse de Saint-Augustin repose sur une véritable mystification : en effet, dans son dernier manuscrit, Thérèse explique longuement comment elle avait fait croire à cette sœur pour laquelle elle ressentait peu de sympathie qu’elle lui était toute affectionnée en lui offrant à toute rencontre son fameux sourire17. Mais en dehors de ces témoignages extérieurs ponctuels, Thérèse ne fait allusion à M^gr Gay ni dans ses trois grands manuscrits, ni dans sa copieuse correspondance, ni même dans les épanchements recueillis par Mère Agnès dans les derniers mois de sa vie et fortement arrangés par elle18. Et M^gr Gay est absent aussi des ouvrages dont on sait, avec une forte probabilité, que Thérèse les avait lus à un moment de sa vie, voire les pratiquait encore avec assiduité jusqu’à sa mort. M^gr Gay ne faisait donc pas partie des sources auxquelles Thérèse s’est abreuvée de manière plus spécifique, ce qui ne veut pas dire qu’elle l’ignorait, mais elle le connaissait, comme d’autres carmélites, sans lui accorder un intérêt particulier.

9L’enquête toutefois n’est pas close, car Thérèse survit à Thérèse. Par l’Histoire d’une âme, publiée en 1898, un an après la mort de la jeune carmélite, réédité presque chaque année jusqu’à 1955. Par ses procès aussi, celui de l’Ordinaire (1910-1911) et celui, apostolique (1915-1917), qui s’en suivit. Par l’aboutissement de 1923 et de 1925, béatification et canonisation. Et c’est plus précisément dans cette histoire que le nom de M^gr Gay se trouve cité, dans trois circonstances différentes qu’il convient maintenant d’examiner avec quelque attention. Premier moment, essentiel, la nouvelle édition de 1907 de l’Histoire d’une âme. En dehors des onze premiers chapitres – le cœur de l’ouvrage –, qui correspondent aux manuscrits autobiographiques de Thérèse, quelque peu gonflés d’apports inédits, l’ouvrage est largement transformé par l’adjonction d’un recueil de miracles intitulé Pluie de roses et par de discrets mais nombreux remaniements. Et parmi ceux-ci, au premier chef, la nouvelle manière de qualifier la doctrine thérésienne. En 1898 Mère Agnès définissait sobrement19 la voie spirituelle de sa sœur, en citant une de ses dernières paroles, où elle parlait de celle-ci comme « le chemin de la confiance et du total abandon ». La formulation se précise en 1907 : sa petite voie se définit comme « la voie de l’enfance spirituelle, le chemin de la confiance et du total abandon20 ». Et l’enfance spirituelle figure autrement dans la nouvelle édition. En effet, chacun des douze chapitres est maintenant introduit, sur une page largement illustrée, par une scène de la vie de Thérèse pour les sept premiers chapitres qui la conduisent de ses premières années jusqu’à sa profession. Mais pour les chapitres suivants, l’illustration est composée de scènes évangéliques se rapportant à sa doctrine, qualifiée de « voie d’enfance spirituelle » en haut des premières pages de chacun des chapitres. Enfin, comme en point d’orgue, le douzième chapitre, consacré aux derniers jours de Thérèse et à sa mort, s’ouvre par une pleine page illustrée, toujours dédiée à la « voie d’enfance spirituelle » : on y célèbre le triomphe de Thérèse dans le ciel. Or le sens de cette apothéose est fourni par trois textes brefs d’Isaïe, de Pie Ix21… et de M^gr Gay, qui tient ces courts propos : « L’abandon total est la cime de l’Amour et le dernier sommet de cette cime c’est l’esprit d’enfance22. »

10Il faut attendre la seconde édition de l’Histoire d’une âme de 1911, parue en août, alors que le procès ordinaire de Thérèse se termine, pour comprendre le sens de cette brève incursion de M^gr Gay. En 1907, Mère Agnès avait entièrement remanié la préface de l’Histoire d’une âme et avait notamment fait une large place à un très élogieux commentaire de François Veuillot23. En 1911, année où la demande devient chaque jour plus forte, Mère Agnès se risque à faire parler deux témoins qui n’avaient jamais connu Thérèse, mais dont les écrits, selon elle, consonnaient particulièrement avec la thématique de l’enfance spirituelle, le Père Gratry24 et surtout M^gr Gay, auquel la prieure emprunte un large extrait de son compendium sur l’Abandon à Dieu25, introduit par cette justification surprenante : « La physionomie de la jeune carmélite a été admirablement dépeinte par M^gr Gay, et on dirait vraiment que [Thérèse] posait devant lui quand il écrivit ces pages lumineuses sur l’Abandon » :

« Dirai-je le dernier mot de ce bienheureux et sublime état ? C’est la vie des enfants de Dieu, c’est la sainte enfance spirituelle. Oh ! que cela est parfait ! plus parfait que l’amour des souffrances, car rien n’immole tant l’homme que d’être sincèrement et paisiblement petit. L’esprit d’enfance tue l’orgueil bien plus sûrement que l’esprit de pénitence. […] L’âpre rocher du Calvaire offre encore quelque pâture à l’amour-propre ; à la crèche, tout le vieil homme meurt forcément d’inanition. Or, pressez ce béni mystère de la crèche, pressez ce fruit de la sainte enfance, vous n’en ferez jamais sortir que l’abandon. Un enfant se livre sans défense et s’abandonne sans résistance ! Que sait-il ? Que peut-il ? Que prétend-il savoir et pouvoir ? C’est un être dont on est absolument maître. Aussi avec quelles précautions on le traite et quelles caresses on lui fait26. »

11Et Mère Agnès de conclure la citation par un autre commentaire de son cru : « C’est jusque-là que sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus s’était donnée ; aussi connut-elle la suavité des caresses divines, et sur le Cœur du Maître, dans ses doux battements, elle comprit le secret du Roi, qui est l’amour27. »

12On est en droit de se demander les raisons de l’irruption de M^gr Gay dans le dossier de Thérèse alors que le procès ordinaire se terminait et qu’aucune carmélite, Mère Agnès la première, n’avait fait quelque allusion à M^gr Gay dans ses dépositions. Remord tardif ? Incitation de Céline, la sœur la plus proche de Thérèse, la fougueuse sœur Geneviève, ou de quelques filles de Thérèse alors actives au carmel, affectionnant M^gr Gay ? En tout cas Céline s’était visiblement convertie à M^gr Gay, comme elle s’en explique dans une lettre à sa sœur Léonie [Martin], visitandine à Caen, du 20 novembre 1911, à peine postérieure à l’édition d’août 1911. Cette lettre a le mérite d’apporter quelque lumière sur la liaison entre la doctrine de M^gr Gay et la « petite voie » thérésienne :

« Prie pour moi, car les désirs de m’en aller [au Ciel] me sont devenus une vraie tentation, je les chasse comme de mauvaises pensées. Pourtant je suis bien abandonnée ou plutôt je m’efforce d’y être. Hier je trouvais cette pensée de M^gr Gay qui m’a fait du bien et que je te livre comme bouquet spirituel : « Il y a pour ainsi dire les trois Cieux de l’Amour. Il y a l’amour pur et simple qui aime Dieu par-dessus toutes choses et le prochain pour Dieu, c’est le premier ciel. Au-dessus il y a l’amour qui souffre et qui aime souffrir, c’est le second degré. Plus haut enfin il y a l’amour qui n’aime, qui ne veut absolument rien que le plaisir du Bien-Aimé pour souffrir ou pour jouir, pour vivre ou pour mourir, pour être quelque chose ou pour n’être rien. C’est le “Ciel des Cieux”. » Ma petite sœur chérie, ne reconnais-tu pas là la “petite voie” de Thérèse ? Oui, être complètement livré au bon plaisir de Dieu est la vraie et seule perfection, c’est celle-là que je voudrais, obtiens-la moi, ma Léonie, je demanderai la même grâce pour toi, car à vrai dire il n’y a que cela d’enviable28. »

13Céline y reprenait le texte déjà cité dans l’Histoire d’une âme de 1911, mais dans une version plus complète et en explicitant mieux la proximité entre la voie de Thérèse et le troisième Ciel de M^gr Gay. On peut en déduire aussi que c’est elle qui a poussé à faire ce rapprochement.

14Textes importants mais aussi fugaces. La préface de 1911, bancale dans sa composition et hasardeuse dans ses emprunts, ne résista pas au remaniement de l’Histoire d’une âme de 1914, où le carmel se vit obligé de révéler ce qui avait été dit longuement au procès, et fut purement et simplement supprimée ; les onze premiers chapitres où Thérèse disait uniment je étaient en réalité composés de trois manuscrits auxquels on entendait rendre leur autonomie. Mais M^gr Gay n’était pas tout à fait oublié. Compensation ou hasard des publications, la bibliothèque du carmel de Lisieux acquit alors de lui la septième édition de ses copieux Entretiens sur les Mystères du Saint Rosaire, paru trente ans plus tôt29. Mais surtout dans cette même édition, en identifiant les trois manuscrits qui ont permis de fabriquer les onze premiers chapitres, Mère Agnès faisait connaître intégralement la lettre d’introduction du manuscrit B où les lecteurs peuvent lire, de Thérèse elle-même ce point essentiel de sa doctrine : « Jésus se plaît à me montrer l’unique chemin qui conduit à cette fournaise divine : ce chemin, c’est l’abandon du petit enfant qui s’endort sans crainte dans les bras de son père30. » C’est la première fois, dans l’Histoire d’une âme, que la doctrine thérésienne, tirée de ses écrits, connue dès 1898 par la séquence de l’ascenseur du manuscrit C31 est ainsi qualifiée, et de la bouche même de Thérèse, par un texte qui, en réalité, a été écrit en mai-juin 189732.

15Absent du procès ordinaire, M^gr Gay fait une discrète apparition dans le procès apostolique où il est cité par deux témoins de choix, Mère Agnès et le Père Roulland, l’un des deux frères missionnaires de Thérèse. Roulland, interrogé en avril 1917 sur l’héroïcité des vertus de sa sœur spirituelle, fournit une réponse quelque peu alambiquée concernant l’offrande à l’Amour miséricordieux33, où il évoque maladroitement M^gr Gay, en s’aidant du texte déjà cité en 1911 :

« C’est précisément parce qu’elle ne perd jamais de vue cet amour pur que sa vertu me semble héroïque. Beaucoup de prêtres et de religieux donnent à l’amour des souffrances la palme sur tout le reste : c’est une manière d’entendre la perfection. L’abandon et la confiance parfaite qui acceptent indifféremment “la mort ou la vie” en est une autre. Monseigneur Gay appelle cette voie “le ciel des cieux34” et c’est, à son avis, le plus haut degré de la sainteté35. »

16Le nouveau procès entendait surtout en savoir plus sur les vertus de Thérèse. Mère Agnès, dans sa déposition rapporte un mince épisode de sa vie conventuelle qu’elle présente comme illustrative de sa petite voie, occasion de placer l’allusion à M^gr Gay, rapportée en 1911 et supprimée en 1914 :

« Dieu qui la voulait maintenir dans cette voie de simplicité si grande, lui montra, dans une circonstance, qu’il ne fallait pas en sortir. À une époque de sa vie religieuse, elle aurait voulu imiter les macérations de quelques saints. Mais il lui arriva d’être malade pour avoir porté seulement quelques heures une petite croix de fer, et pendant le repos qu’elle dut prendre ensuite, le bon Dieu lui fit comprendre que, si elle avait été malade pour avoir fait le petit excès d’enfoncer trop cette croix durant si peu de temps, c’était signe que là n’était pas sa voie, ni celle des “petites âmes” qui devaient marcher à sa suite dans la même voie d’enfance où rien ne sort de l’ordinaire. Elle se trouvait alors, sans le savoir, dans cet “état parfait” que décrit ainsi M^gr Gay : “La sainte enfance spirituelle est un état plus parfait que l’amour des souffrances, car rien n’immole tant l’homme que d’être sincèrement et paisiblement petit. L’esprit d’enfance tue l’orgueil bien plus sûrement que l’esprit de pénitence”36. »

17Cette discrète réapparition de M^gr Gay s’inscrit dans un changement d’approche de la doctrine de Thérèse. Débarrassés du risque que faisait peser, au procès ordinaire, le contexte de la crise moderniste et la possible accusation de semi-quiétisme, les deux témoins qui évoquent M^gr Gay identifient l’enfance spirituelle à la doctrine de l’abandon, pour laquelle M^gr Gay reste la référence la plus appréciée. Le procès apostolique terminé, la procédure se poursuit allègrement à Rome et s’achève dans l’apothéose de la béatification, le 29 avril 1923. Curieusement, Mère Agnès, dans la nouvelle édition de l’Histoire d’une âme qui suivit la béatification ne parut pas pleinement satisfaite de la compréhension de la doctrine de sa sœur37 : « Serait-il encore nécessaire de prouver que cette doctrine n’est point innovée, qu’elle n’est point une conception puérile de la piété chrétienne, mais qu’elle s’appuie, au contraire, sur la parole irréfutable du Sauveur, et la ligne de conduite tracée par lui38 ? » Après avoir montré que telle a été l’attitude de Marie à Nazareth39, et que Thérèse ne fit que la suivre40, Mère Agnès entend encore remettre en perspective la doctrine thérésienne, approuvées par Pie x et surtout par Benoît xv :

De fait, c’était déjà la doctrine de saint François de Sales, qui se plaisait à répéter : “Dieu veut que nous soyons comme de petits enfants.” Parmi les auteurs mystiques contemporains, M^gr Gay insiste dans le même sens. “L’abandon total, écrit-il, est la cime de l’amour, et le dernier sommet de cette cime, c’est l’esprit d’enfance.” Embrassant ensuite d’un regard les évolutions morales et les besoins de notre époque, il continue : “Cette grâce de l’enfance spirituelle travaille beaucoup d’âmes, et je ne serais pas surpris que Dieu en préparât dans l’Église une nouvelle floraison. Il n’y a pas un vice de notre temps dont elle ne soit la contradiction, et partant, il n’y a pas un de nos maux dont elle ne soit le remède”41. »

18Au fil des éditions postérieures de l’Histoire d’une âme, Mère Agnès ne put s’empêcher de faire grossir sa préface : le P. Lacordaire prit bientôt place entre François de Sales et M^gr Gay42, mais celui-ci demeura la principale caution thérésienne jusqu’à ce qu’une nouvelle parole pontificale, celle du futur Pie xii, rende inutile les propos d’un spirituel qui commençait à ne plus avoir sa place dans le paysage du milieu du xx^e siècle43.

19Cette enquête sur la postérité thérésienne, à travers les vicissitudes de l’Histoire d’une âme, laisse apparaître un usage tardif et instrumental de M^gr Gay, qui coïncide parfaitement avec la volonté de Mère Agnès, manifestée en 1907, de qualifier la petite voie thérésienne comme celle de l’enfance spirituelle. L’apparition discrète de M^gr Gay dans la nouvelle configuration de 1907 peut même conduire à poser autrement le questionnement initial sur la proximité entre M^gr Gay et Thérèse. Ne serait-ce pas l’« esprit d’enfance » prôné par M^gr Gay que le carmel a entendu prendre à son compte pour mieux identifier la doctrine thérésienne et plus encore pour mieux montrer son orthodoxie ? Toutefois la ténacité à évoquer son nom, et longtemps lui seul, dans les années qui suivent, en 1911 dans l’Histoire d’une âme, puis en 1915-1917 au procès apostolique, et encore44 après la béatification de 1923 dans l’Histoire d’une âme, montre que le recours à M^gr Gay n’est pas que conjoncturel. Mais il convient de s’interroger : M^gr Gay devient-il une caution durable parce que les carmélites sont persuadées de la proximité entre les deux doctrines ou seulement parce que l’évêque d’Anthédon apparaît comme le plus sûr garant de la notion d’enfance spirituelle que Mère Agnès a choisie en 1907 pour identifier la doctrine de Thérèse ?

20Mais pourquoi Gay ? Parce qu’il était le spirituel des carmels ? Parce que l’ultramontain Gay pouvait être bien en vue sous Pie X ? Parce que l’approche de Gay était plus pédagogique dans ses gradations spirituelles prises en compte que les traditionnelles voies formalisées par Thérèse d’Avila ? Parce que, plus encore, il y avait urgence à ne pas confondre la petite voie de Thérèse avec la Voie, vigoureusement mise en cause, de la visitandine Marie de Sales Chappuis45, et donc que le recours au label « enfance spirituelle » neutralisait toute confusion dommageable ?

21Toutefois ce rapprochement, voulu par le carmel et véhiculé par les éditions de l’Histoire d’une âme, mérite d’être élargi en regardant hors de Lisieux. Je m’en tiendrai à deux moments différents apportant deux résultats opposés : 1898-1899 et 1919. D’abord la réception immédiate de Thérèse, au lendemain de la parution de l’Histoire d’une âme, par les prieures des carmels et par les clercs et plus encore les religieux dont les lettres serviront à préfacer l’histoire d’une âme en 1898 puis en 1899. Tous se prêtent spontanément au jeu des références empruntées à l’histoire de la spiritualité. Les noms de Thérèse d’Avila ou de François d’Assise viennent spontanément sous plusieurs plumes pour tenter de situer cette nouveauté qu’ils découvrent, d’autres évoquent des mystiques médiévales ou Marguerite-Marie, mais aucun ne fait allusion à M^gr Gay, non plus d’ailleurs qu’à quelque auteur du xix^e siècle. Thérèse est immédiatement comparée aux grand(e) s spirituel (le) s de la tradition. Et la lecture des premiers thérésiens des années suivantes ne modifie aucunement ce constat d’absence.

22Il en va différemment de l’ouvrage, vite célèbre, que dom Lehodey, père abbé de la Trappe de Bricquebec, publie en 1919, Le saint abandon. L’ouvrage est le fruit d’une évidente expérience spirituelle mais s’enracine aussi dans la volonté de revenir à une tradition qui écarte les excès et se place sous le patronage des deux docteurs de l’Église récemment reconnus, François de Sales et Alphonse de Liguori. Il n’est donc pas surprenant qu’au jeu des références, ces deux-là arrivent nettement au premier rang, François de Sales [115] plus que Liguori [49], auxquels il convient d’ajouter le Caussade [43] de l’Abandon à la divine providence, ouvrage révélé au milieu du xix^e siècle. Mais si l’on regarde de plus près les autres auteurs les plus cités, on trouve, à côté de références alors classiques (Thérèse d’Avila [19], Bossuet [15], Jeanne de Chantal [9], Alphonse Rodriguez [8]), quelques surprises. Les seuls autres auteurs de l’époque moderne sont les jésuites Saint-Jure [14] et Le Gaudier46[8] ainsi que le dominicain Piny [5], mis en valeur plus tard par Bremond47. La surprise provient de la place faite aux auteurs du xix^e siècle, Gay [16], et la fondatrice d’une nouvelle congrégation du diocèse de Coutances, Marie-Madeleine Postel [8]. Mais surtout Lehodey fait appel à des auteurs très contemporains, des femmes avant tout, révélées entre 1898 à 1913, Sœur Gertrude-Marie [19], de la congrégation angevine de Saint-Charles, Gemma Galgani [6], mystique italienne laïque de l’entourage des Passionistes… et Thérèse de l’Enfant-Jésus [19]. Pour nous en tenir à notre propos, on notera que, des deux auteurs spirituels du xix^e siècle, seul M^gr Gay est mis vraiment en avant – sans doute à cause de l’importance de l’abandon dans sa doctrine – et il se place en bon rang, au même niveau que Thérèse de l’Enfant-Jésus, dont j’ai montré ailleurs que Lehodey la considérait comme la plus représentative de la nouvelle vague mystique du début du siècle48. Mais il s’agissait, pour Lehodey, non d’établir une filiation entre un auteur spirituel du xix^e siècle et Thérèse, mais de fournir des repères empruntés à une tradition, ici limitée aux auteurs de la Contre-Réforme, réactualisés tant par un auteur spirituel du xix^e siècle comme M^gr Gay que par des mystiques contemporaines, dont Thérèse.

23Conclure sur le fond serait sans doute prématuré. Trois points paraissent au moins acquis. D’abord, Thérèse ainsi que les sœurs du carmel de Lisieux avaient des possibilités de connaître M^gr Gay comme homme des carmels et homme du carmel. Ensuite, Thérèse dans ses écrits et même ses paroles soit à ses novices, soit à Mère Agnès, durant les dernières semaines de sa vie, ne fit aucune allusion à M^gr Gay. Enfin, ce qui est le plus important, Gay est évoqué dans l’Histoire d’une âme en 1907 en même temps qu’apparaît la qualification de la doctrine spirituelle de Thérèse comme l’enfance spirituelle, et y demeure aussi longtemps qu’il semble utile à Mère Agnès de le faire, soit jusqu’au lendemain de la béatification. Si je penche pour un usage instrumental de M^gr Gay, il n’est pas exclu qu’une découverte du passage cité sur les trois voies spirituelles de Gay ait conduit les sœurs de Thérèse, Céline principalement, à penser qu’il s’appliquait tout à fait à Thérèse, comme l’écrivait naïvement Mère Agnès en 1911 : « On dirait vraiment que [Thérèse] posait devant lui quand il écrivit ces pages lumineuses sur l’Abandon. » Mais il faut alors entendre ce que veut dire Mère Agnès : Thérèse réalise vraiment ce que l’évêque d’Anthédon a seulement modélisé.