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Mgr Charles-Louis Gay (1815-1892)

 | 
Séverine Blenner-Michel
, 
Emmanuel Pénicaut

Première partie. Vie et carrière de Mgr Gay

Charles Gay et Charles Gounod

Yves Bruley

Texte intégral

  • 1 Archives familiales de Mgr Gay, Saint-Paul (Haute-Vienne), désormais Arch. fam. Gay : lettre de Cha (...)

1« Tous les jours je prie pour lui1. » Ce n’est pas Mgr Gay qui s’exprime ainsi, mais Charles Gounod, dans une lettre du 8 février 1892 où il évoque leurs deux vies parallèles, peu après que la disparition du prélat a mis fin à l’amitié de toute une vie.

  • 2 C’est l’idée que j’ai présentée dans ma synthèse biographique : Bruley Yves, Charles Gounod, Paris, (...)
  • 3 Les pages qu’on va lire n’auraient pu être écrites sans la consultation des lettres échangées entre (...)

2 A priori, Charles Gay et Charles Gounod ont eu des destins opposés. Compositeur et musicien de talent dans sa jeunesse, le premier a renoncé à la création musicale pour se donner tout entier au sacerdoce ; le second, quant à lui, a renoncé au sacerdoce pour se donner tout entier à la création musicale. Et pourtant, l’amitié des deux hommes, née dans l’enfance, ne s’interrompit qu’avec la mort. Il faut tenter de comprendre pourquoi. Tourmenté mais toujours sincère, nourri d’une vie intérieure intense mais sans cesse ébranlé par le doute, Charles Gounod a su trouver dans son ami un confident, un interlocuteur spirituel à la fois solide, constant et irremplaçable. En outre, l’auteur de Faust et de Mireille a eu, presque tout au long de sa vie, une vision apologétique de son œuvre musicale, qu’elle fût lyrique ou proprement religieuse2. Il sera donc intéressant de chercher si les deux amis avaient une vision commune de la musique et si le prélat musicien a exercé une influence sur l’œuvre du compositeur catholique, au-delà de leurs échanges sur les sujets religieux ou personnels dont témoigne leur correspondance3.

La rencontre

3Charles Gounod, né le 17 juin 1818 à Paris, très tôt orphelin d’un père dessinateur, est élevé par sa mère, professeur de piano. Il a onze ans lorsqu’au lycée Saint-Louis, il fait la connaissance de Charles Gay, de trois ans son aîné. Tous deux font partie du chœur de la chapelle du lycée. Gounod a raconté dans ses mémoires leur première rencontre à la rentrée scolaire de 1829, puis leurs retrouvailles qu’il faut dater de la fin février ou de mars 1835.

  • 4 Cet opéra, qui fit la gloire de Fromental Halévy, fut créé à l’Opéra de Paris le 23 février 1835.
  • 5 Gounod Charles, Mémoires d’un artiste, édition établie et présentée par Claude Glayman, Paris, Calm (...)

« Charles Gay, qui avait alors quatorze ans, avait de grandes aptitudes musicales, et chantait, dans les chœurs, la partie de second dessus. Il était en outre un des élèves les plus brillants du collège. Il termina ses études et je restai trois ans environ sans le revoir. Je le retrouvai au foyer de l’Opéra, un soir où l’on jouait La Juive4. Je le reconnus et j’allai droit à lui.
 – Comment ! me dit-il, c’est toi ! Et qu’est-ce que tu deviens ?
 – Mais je m’occupe de composition.
 – Vraiment ? dit-il. Moi aussi. Et avec qui travailles-tu ?
 – Avec Reicha.
 – Tiens ! Moi aussi. Oh ! Mais c’est charmant ; il faudra nous revoir. C’est ainsi que se renoua une amitié qui avait commencé au collège et qui est restée l’une des plus chères affections de ma vie5. »

  • 6 Ibid., p. 76.
  • 7 L’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale de France est daté de juin 1835 (BNF, dép. Musiqu (...)
  • 8 La partition imprimée conservée dans les archives familiales de Charles Gay porte la mention « prin (...)

4Ces retrouvailles sont d’autant plus importantes qu’elles surviennent à un moment crucial de la jeunesse de Gounod, car elles suivent de peu – quelques semaines tout au plus – le début de ses études musicales. Le jeune homme était alors en classe de « rhétorique-nouveaux » (c’est-à-dire en première) mais avait fait part de sa volonté d’étudier la musique. Pour tenter de l’en dissuader, le proviseur du lycée, M. Poirson, le convoqua et le mit à l’épreuve en lui demandant de composer une romance en deux heures à peine. Mélomane et homme d’esprit, le proviseur lui donna un texte adapté à la circonstance, les strophes extraites du livret de Joseph de Méhul : « À peine au sortir de l’enfance. » Le résultat fut tel que le digne M. Poirson, vaincu et les larmes aux yeux, embrassa le jeune homme en lui disant : « Va, mon enfant, fais de la musique6 ! » C’est alors que Mme Gounod, liée d’amitié avec la femme d’Anton Reicha, put inscrire son fils parmi les élèves de ce compositeur tchèque, alors célèbre à Paris pour la rigueur de son enseignement. Né à Prague en 1770, Antonín Rejcha avait fréquenté Beethoven à Bonn puis Joseph Haydn à Vienne, avant de s’installer à Paris en 1808, et de s’y imposer comme professeur de contrepoint au Conservatoire de Paris. Pédagogue exceptionnel, il compta parmi ses élèves Berlioz et Liszt, mais aussi César Franck, Gounod et donc Charles Gay en 1835. C’est l’époque où le futur évêque compose, sur un même thème religieux, une scène lyrique pour basse et piano intitulée Christ aux oliviers !7, et une pièce pour piano seul, Au Christ agonisant8, dont la première partie a quelque peu inspiré à Gounod sa célèbre mélodie Le Soir (1840), sur le poème de Lamartine.

  • 9 Gounod Charles, Mémoires d’un artiste, op. cit., p. 130.

« J’étais en admiration, écrit Gounod, devant cet ami en qui je reconnaissais une organisation d’élite et des facultés bien supérieures aux miennes. Ses compositions me semblaient révéler un homme de génie, et j’enviais l’avenir auquel il me paraissait appelé. J’allais souvent passer la soirée chez lui, où l’on faisait beaucoup de musique. Sa sœur était excellente pianiste, et j’entendais là (outre ses propres compositions qu’on y essayait entre invités intimes) des trios de Mozart et de Beethoven9. »

5Jusqu’alors, Gay est donc un modèle pour Gounod, le plus jeune imaginant avec envie la gloire future de son ami compositeur. Tout à coup, leurs chemins paraissent devoir se séparer. Gounod raconte dans ses Mémoires :

  • 10 Ibid.

« Un jour, je reçus de mon ami, qui était à la campagne, un mot par lequel il me priait de venir le voir, me disant qu’il avait à me faire part d’une nouvelle qui m’intéresserait. Je crus qu’il s’agissait d’un mariage. Lorsque j’arrivai chez lui, il m’annonça qu’il voulait se faire prêtre. Je m’expliquai alors le sens des in-folio et autres gros livres dont, depuis quelques temps déjà, j’avais remarqué que sa table était chargée. J’étais trop jeune pour comprendre un tel revirement, et je le plaignais d’une préférence qui lui faisait sacrifier un si bel avenir pour un sort qui me paraissait si peu digne d’envie10. »

6La jeunesse de Gounod n’est pas seule cause de son désappointement : à ce moment, il vit sans ferveur religieuse et même sans pratique. Élevé dans la religion catholique, il n’en a reçu qu’une empreinte superficielle, celle des enfants d’une bourgeoisie parisienne où l’influence de Voltaire résiste encore à celle de Chateaubriand. Sa mère n’est guère attachée à la religion ; c’est son fils qui l’y ramènera plus tard. Bientôt, pourtant, l’admiration de Charles pour son aîné va se déplacer du champ musical au champ religieux – ou pour mieux dire, elle va s’étendre de l’un à l’autre, puisque Charles Gay encouragera son ami à puiser son inspiration musicale dans des convictions religieuses.

7L’abandon de la musique par Charles Gay n’a pas rompu les liens entre les deux jeunes hommes, que la Providence s’apprête à réunir. « Tous les chemins mènent à Rome » : jamais le dicton n’a paru plus vrai qu’au moment où Gounod se rend dans la Ville éternelle comme pensionnaire de la Villa Médicis, alors que Gay s’y trouve comme séminariste depuis trois mois à peine.

La conversion

  • 11 Lettre de Charles Gay à sa mère, 19 octobre 1839, Correspondance de Mgr Gay, Paris, H. Oudin, 1899, (...)
  • 12 Condé Gérard, Charles Gounod, op. cit., p. 549.

8Après un second prix obtenu en 1837, Gounod obtient le premier grand prix de Rome en 1839 : sa carrière est lancée, la Villa Médicis l’attend. Pour s’occuper avant son départ vers l’Italie, le lauréat compose une messe pour l’église Saint-Eustache à Paris, messe créée le 4 novembre 1839. Charles Gay est instruit de cette commande et, depuis Rome, recommande à sa mère : « Ne manquez pas d’aller à la messe de Ch. Gounod et d’abord aux répétitions ; vous me direz le succès qu’elle aura eu11. » La partition, analysée par Gérard Condé, révèle déjà certains caractères de la musique sacrée de Gounod : influence du plain-chant, souci de servir le texte liturgique12. Mais sa messe de 1839 n’est pas un acte de foi. À ce moment, Gounod est alors tout à son apprentissage de la musique lyrique et à sa découverte du premier Faust, que sa mère vient de lui offrir dans la traduction de Nerval, et qui ne le quittera plus.

9Le séjour romain de janvier 1840 à mars 1842 est décisif dans la vie du jeune compositeur. C’est la rencontre avec l’Urbs, la Rome antique et la Rome catholique, l’admiration pour Raphaël et Michel-Ange, le choc de la polyphonie palestrinienne ; c’est aussi la fréquentation de personnalités religieuses et d’artistes croyants, mais surtout les retrouvailles romaines avec Charles Gay, venu se préparer au sacerdoce dans la capitale pontificale.

  • 13 Lettre de Charles Gay à sa mère, 7 décembre 1839, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. I, p. 59.
  • 14 Lettre de Charles Gay à sa mère, 25 février 1849, ibid., t. I, p. 78.

10« J’attends avec joie Ch. Gounod, écrit le séminariste à sa propre mère le 7 décembre 1839. Ce me sera une très douce et très utile compagnie. Dis à sa mère que Charles et moi aurons bien soin l’un de l’autre13. » Arrivé à Rome le 27 janvier, le musicien souffre de la solitude. « Le pauvre Charles est triste de ce qu’il a laissé et triste de ce qu’il trouve à l’Académie, écrit Gay le 25 février. Je l’ai mis en relation avec l’abbé Gerbet14. » Ancien disciple de Lamennais, Gerbet est proche de Lacordaire.

  • 15 Voir notamment Saint Martin Isabelle, Art chrétien-Art sacré, Regards du catholicisme sur l’art, Fr (...)

11La fréquentation d’ecclésiastiques français complète ainsi la petite société que fréquente Gounod à la Villa Médicis, autour du directeur, Monsieur Ingres, et des autres artistes, société qui pâtit à Rome d’une solide réputation de mécréance15. Mais la question de la foi dans l’art est l’un des grands sujets du moment : en 1839, Montalembert a publié un essai qui a fait du bruit, Du vandalisme et du catholicisme dans l’art, œuvre éloquente appelant les artistes à « marcher sur les traces des grands artistes chrétiens », et spécialement les peintres à renouer avec Fra Angelico, le Pérugin et le Raphaël de la première manière, l’Ombrien. À Rome, les quelques artistes croyants ont alors un modèle : Overbeck, le peintre allemand converti au catholicisme et installé depuis 1809 à Rome, où son atelier – un ancien couvent – se visite comme un sanctuaire. Gounod et Gay l’ont sûrement rencontré. C’est l’année même où Overbeck peint son chef-d’œuvre, Le Triomphe de la religion dans les arts. On ne saurait être plus explicite. Overbeck avait jadis créé une confrérie d’artistes, les Lukasbruder, première structure des peintres qu’on allait appeler à Rome les « Nazaréens ». En 1839, Lacordaire, qui séjourne à Rome où il prend l’habit dominicain le 5 avril et où il fera ses vœux l’année suivante, tente de créer à son tour une fraternité d’artistes chrétiens : la confrérie de Saint-Jean-l’Évangéliste. Il s’agit de proposer aux artistes chrétiens une sorte de tiers-ordre et de nourrir la spiritualité des artistes qui souhaitent vouer leur talent au renouveau de l’art religieux. Autour de Lacordaire, plusieurs jeunes peintres dont un futur dominicain, Jean-Baptiste Besson. Mais aussi Charles Gay.

12Sous son influence, Charles Gounod décide de renouer avec la pratique religieuse et reçoit la communion pour la première fois depuis longtemps, le 25 mars 1840, pour la fête de l’Annonciation. Il y entraîne même un autre compositeur de la Villa Médicis, son ami Georges Bousquet. Dans une lettre écrite un an plus tard, Gay raconte ainsi l’événement qui consacrait la conversion de Gounod :

  • 16 Le Gesù, église de la maison-mère de la Compagnie de Jésus.
  • 17 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 16 mars [1841].

« Te souvient-il cher ami, de cette touchante, de cette divine cérémonie qui se passa entre Dieu, les anges et nous, l’année dernière ; en cette petite chapelle qui est dédiée à la sainte Mère de Dieu, dans l’Église de Jésus16. Te souvient-il que François de La Bouillerie et moi nous servions la messe ensemble au pieux, au saint P. de Villefort ; et que toi et Bousquet vous étiez agenouillés dans la chapelle : puis, que lui pour la première fois de sa vie, et toi pour la première fois depuis ton enfance vous eûtes l’honneur et la joie céleste de recevoir en vous notre bien aimé Seigneur J.-C. ; puis, qu’à la sacristie, tous heureux, et le cœur rempli, nous nous embrassâmes de tout notre cœur, et que toi, cher Charles, le visage tout baigné de larmes, tu me disais du fond de ton âme : Oh ! tu ne m’avais pas trompé17 ! »

  • 18 Cité par Lassus Saint-Geniès Jacques et Jean (de), Gounod et son temps, Paris, Lussaud, 1965, p. 33
  • 19 Ibid.
  • 20 Ibid.

13Moins passionné que Charles, Georges Bousquet ne tarde pas à écrire, dans une lettre : « Gounod, avec son caractère faible, très exalté et ouvert à toutes les influences [s’est] laissé prendre dans les liens de la religion. » Sans doute, ajoute-t-il, « il changera[it] la musique pour le froc18 ». Urbain Gounod, le frère du musicien, s’agace lui aussi de tant de religion : « Tes lettres ressemblent plutôt à une homélie, à un sermon en chaire qu’à toute autre chose. Tu sembles complètement absorbé, dompté par l’influence de ton ami Gay. Ce n’est nullement ta mission de convertir les autres19. » Pris dans son élan mystique et musical à la fois, Gounod conçoit le projet d’une « symphonie de la Passion », avec chœur, comme la 9e de Beethoven. Il y aurait quatre parties évoquant la vie du Christ, sa mort et sa résurrection. Il écrit à sa mère : « Demande à Dieu de m’inspirer […] pour peindre tant de scènes qui doivent faire verser tant de larmes20. » Lacordaire et Gay lui ont proposé de rejoindre la confrérie de Saint-Jean, qu’ils sont en train de lancer. De là à imaginer Gounod en prêtre, il y a qu’un pas. Toujours vigilante, Victoire Gounod répond à son fils cette lettre l’invitant au discernement :

  • 21 Ibid.

« Je sais que Monsieur Lacordère [sic] est un homme de grand talent et de grande instruction. Mais je dois te manifester mes craintes sur l’influence qu’il cherche à exercer sur les jeunes gens dont il prend la direction. […] À moins que tu n’aies décidé dans ta tête et dans ton cœur de te faire dominicain (ce que je ne crois guère propre à ta nature passionnée), tiens-toi sur tes gardes et déclare-toi bien franchement artiste qui a des sentiments religieux, mais non religieux qui veut se réserver d’être artiste21. »

14Effet de l’autorité maternelle ou réflexion personnelle ? finalement, Charles n’entre pas dans la confrérie, qui fait long feu après le décès prématuré de l’un, le départ de Rome d’un autre, et surtout le retour à Paris de Lacordaire lui-même, dès 1841. Mais il en restera dans l’esprit de Gounod plusieurs principes fondamentaux : l’idée d’être « un artiste qui a des sentiments chrétiens » ; l’idée de produire des œuvres qui sont un moyen de sanctification (« une oraison au point de départ, une apologétique à l’arrivée », disait-on chez les Nazaréens) ; l’idée enfin de s’inspirer des vieux maîtres de la Renaissance – Palestrina étant à la musique ce que Raphaël est à la peinture.

  • 22 Lettre de Charles Gay à sa sœur, 11 mars 1840, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. I, p. 81.

15Mais Charles Gay a-t-il vraiment voulu détourner Charles Gounod de sa vocation d’artiste pour l’attirer vers le sacerdoce, comme le soupçonne alors sa famille ? Il ne semble pas. Gay a d’abord voulu aider un ami à trouver sa place dans une ville qui le déconcertait. Voyant l’état spirituel du jeune homme, alors en pleine effervescence romantique, il a certainement usé de son ascendant pour le convertir. Mais il ne veut pas en faire un prêtre, seulement un artiste croyant, et ne franchit donc pas les limites que la mère du musicien a voulu tracer autour de l’âme tourmentée de son fils. Tous les documents dont nous disposons vont dans ce sens. Le 11 mars 1840, le séminariste écrit à sa sœur : « Charles Gounod va bien, mais il souffre de sa solitude. Il est vrai qu’il a compris que la force et la consolation ne se trouvent pas en deux endroits ; et son âme se tourne d’elle-même vers le vrai soleil ! Combien j’en bénis Dieu ! Ce sera certainement un grand artiste22. »

16Charles Gay quitte Rome le 29 avril 1840. Le 18 octobre suivant, il écrit à Gounod une lettre spirituelle où il l’incite à la piété :

  • 23 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 18 octobre [1840].

« Cette piété qui rend fort, qui rend digne, qui rend homme ; et je t’ajouterai dans toute la sincère conviction de mon âme qui rend artiste parce qu’elle maintient notre intelligence dans la sphère des vraies inspirations et qu’elle conserve notre âme dans une sainte et douce familiarité avec celui qui est la lumière la beauté et la vie par essence. […] C’est de [Dieu] que viennent les dons et c’est par lui qu’ils se conservent. Il bénira ta prière, il bénira tes efforts, il fécondera tes travaux23. »

  • 24 Ibid.
  • 25 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 16 mars [1841].

17Il termine la lettre en lui souhaitant « la fécondité dans les œuvres, puis la gloire du ciel à la fin de tout et, si le bon Dieu le permet, la gloire même en ce monde : non la gloire menteuse et tapageuse que le monde donne à ses serviteurs ; mais cette bonne et noble gloire des grands artistes qui travaillent pour Dieu et leurs frères et s’occupent principalement des hommes24 ». Le 16 mars 1841, Gay écrit encore à Gounod : « Je sais tes travaux ; allons, cher enfant, bon courage : Dieu te bénira et fécondera ton intelligence25. » Et le 4 janvier 1842 :

  • 26 Ibid., lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 4 janvier 1842.

« J’ai une confiance immense, j’ai une certitude réelle si j’ose le dire, que Dieu te conduira comme par la main pourvu que tu ne retires pas la tienne de la sienne. Ton âme est capable de recevoir l’inspiration : Dieu l’a faite ainsi. Maintenant c’est à toi de la tenir ouverte toujours par la pureté intérieure et de la dilater chaque jour davantage par la prière. Je te parle là un langage qui ferait hausser les épaules au grand nombre de tes confrères mais je sais que tu peux l’entendre et que les paroles de la vie trouvent de l’écho en toi26. »

  • 27 Ibid., lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 18 octobre [1840].

18Ainsi Charles Gay n’a pas voulu inciter Charles Gounod à l’imiter, il n’a pas cherché à faire de son ami un autre lui-même. Tout au contraire, Gay voit Gounod comme celui qu’il a décidé de ne pas être en quittant la musique pour le sacerdoce, celui qui accomplira à sa place ce que lui-même a choisi de ne pas accomplir. Il voit même en lui un modèle possible d’artiste chrétien exerçant une influence bénéfique dans ce petit monde des arts où l’athéisme règne souvent en maître. Ne lui écrit-il pas, dans sa lettre d’octobre 1840 : « Donne-moi des nouvelles de l’Académie : l’esprit en est-il meilleur ? As-tu fait à Dieu q. q. conquête [sic] par tes bons exemples où tout au moins t’es-tu fait à toi un terrain bien libre27 ? »

L’hésitation

19Depuis son retour à Paris, Charles Gay est devenu très proche de la famille Gounod. Non content d’avoir converti le fils, il convertit la mère. Dans sa lettre du 16 mars 1841, il donne ainsi des nouvelles à Charles :

  • 28 Ibid., lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 16 mars [1841].

« Et maintenant tu sais que ta prière est montée jusqu’à Dieu et qu’elle est redescendue sur ta mère en rosée de grâces et de bénédictions ; tu sais que ce pain des anges est devenu son pain quotidien, qu’elle a établi sa demeure dans le cœur même de Dieu […]. Oh ! Oui, mon bon Charles, le bon Dieu t’a exaucé et au-delà peut-être de ce que tu pouvais même demander. Car ta mère est non seulement une chrétienne à l’heure qu’il est ; mais elle est édifiante et forte et généreuse comme une sainte. Nous parlons d’elle souvent comme d’une merveille de la grâce, et comme d’un des plus insignes exemples de la toute puissante miséricorde de Dieu28. »

20À son retour à Paris, le 25 mai 1843, après une année de périple en Allemagne, Gounod rejoint sa mère, qui habite désormais au 29 bis, rue Vaneau, dans le même immeuble que Charles Gay, encore séminariste (il sera ordonné en 1845), et que l’abbé Dumarsais. Ce prêtre, jadis aumônier de Charles Gay et de Charles Gounod au lycée Saint-Louis, désormais curé de l’église des Missions étrangères, rue du Bac, a proposé à Gounod de devenir maître de chapelle de cette paroisse, ce qu’il a accepté. Depuis leur séjour à Rome, Charles Gay et Charles Gounod ont réfléchi ensemble sur la musique sacrée dont le catholicisme de leur temps leur paraît avoir besoin. Dans une lettre du 4 janvier 1842, le séminariste résume leur pensée commune :

  • 29 Ibid., lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 4 janvier 1842.

« Je suis bien de ton avis sur le style de la chapelle papale, sur le plain-chant et sur la route qu’il faut suivre pour réaliser une forme vraiment religieuse avec la puissance des développements modernes, mais sans leur luxure. Il me semble que tu es dans le meilleur, dans le seul vrai sentiment29. »

  • 30 Le compositeur Claude Terrasse, qui tenait alors l’orgue du collège Saint-Elme, et qui paraît avoir (...)

21Dans ses nouvelles fonctions, Gounod tente de mettre en pratique ce credo, malgré la pauvreté des moyens musicaux de l’église des Missions étrangères. En 1844, Gounod compose, à la demande de Charles Gay, une première messe brève en La bémol à trois voix avec orgue. Cette partition, qui n’était plus connue que par une copie très partielle conservée à Yale, a été retrouvée en 2012 chez un particulier qui l’avait reçue d’un dominicain du collège Saint-Elme d’Arcachon, où Charles Gay l’avait jadis déposée30. En 1845, c’est encore pour son ami, prêtre depuis peu, que le musicien compose sa messe no 2 en Ut majeur à trois voix d’hommes et orgue, partition que le compositeur signe « Abbé Ch. Gounod ». La concomitance entre l’ordination sacerdotale de l’un et la vocation désormais affichée de l’autre n’est sûrement pas une coïncidence. Elle s’inscrit dans l’évolution de Charles Gounod depuis son séjour romain, à l’issue duquel il a renoncé à un projet matrimonial esquissé avant son départ. Depuis son retour à Paris, le maître de chapelle s’est consacré exclusivement à la musique sacrée, il a composé des messes, des saluts, des cantiques, des motets pour son église. Charles fréquente les ecclésiastiques en vue dans le Paris de l’époque, celui du catholicisme libéral et encore ultramontain, et suit les conférences du père Lacordaire, alors au sommet de son éloquence. Son ami Gaston de Ségur, connu à Rome où il était alors jeune diplomate, entre au séminaire en octobre 1843. Charles Gay et Charles Gounod ne se contentent pas d’habiter le même immeuble, ils passent leurs vacances ensemble, à Trouville. Pendant l’été 1845, un protestant venu écouter Gounod chanter la messe à l’église de Trouville, entendit par la même occasion le sermon de Charles Gay et abjura le protestantisme huit jours plus tard. Cet épisode a-t-il impressionné Gounod au point de le décider à choisir le sacerdoce à son tour ? Nous ne savons ni quand ni comment cette intention prend forme, ni quel fut le rôle exact de Charles Gay, dont on a vu qu’il n’avait pas cherché jusqu’à présent à la susciter.

22Quoiqu’il en soit, en février 1846, plusieurs journaux publient cette nouvelle : « M. Gounod, compositeur, ancien grand prix de Rome, vient d’entrer dans les ordres. » En réalité, il n’est pas « entré dans les ordres », mais depuis quelque temps, il écrit ses lettres en plaçant une croix en haut de la feuille et signe même « Abbé Ch. Gounod ». En 1846, il compose un salut pour quatre voix d’hommes. Sur la page de titre de sa partition, on peut lire : « Musique de l’abbé Ch. Gounod, maître de chapelle de l’église des Missions étrangères. »

23En effet, Charles occupe toujours ses fonctions à la tribune de la petite église et mène de front un « double travail musical et théologique ». À l’automne 1847, une nouvelle étape est franchie lorsqu’il obtient de l’archevêque de Paris l’autorisation d’habiter au couvent des Carmes et de suivre, en externe, les cours du séminaire de Saint-Sulpice. En novembre, il s’installe aux Carmes, porte la soutane et prévoit de passer trois ans d’étude et de retraite pour se préparer au sacerdoce. Gounod parle succinctement de cet épisode dans ses mémoires :

  • 31 Gounod Charles, Mémoires…, op. cit., p. 131.

« Vers la troisième année de mes fonctions de maître de chapelle, je me sentis une velléité d’adopter la vie ecclésiastique. À mes occupations musicales j’avais ajouté quelques études de philosophie et de théologie, et je suivis même pendant tout un hiver, sous l’habit ecclésiastique, les cours de théologie du séminaire de Saint-Sulpice31. »

  • 32 Ibid., p. 132.

24La « velléité » ne dure qu’une poignée de mois. En mars 1848, peu après la révolution, Gounod quitte le séminaire. « Je m’étais étrangement mépris sur ma propre nature et sur ma vraie vocation, explique-t-il dans ses mémoires. Je sentis, au bout de quelque temps, qu’il me serait impossible de vivre sans mon art, et, quittant l’habit pour lequel je n’étais pas fait, je rentrai dans le monde32. » Double abandon car il renonce en même temps à ses fonctions de maître de chapelle, alors que rien ne l’y obligeait :

  • 33 Ibid.

« J’avais rempli, pendant quatre ans et demi, des fonctions qui, tout en étant très utiles et très profitables à mes études musicales, avaient néanmoins l’inconvénient de me laisser végéter, au point de vue de ma carrière et de mon avenir, dans une situation sans issue. Pour un compositeur il n’y a guère qu’une route à suivre pour se faire un nom, c’est le théâtre33. »

25Pour autant, cette réorientation complète de sa carrière se fait sans nulle rupture avec l’Église, ni avec la foi, ni avec l’abbé Gay. L’ami d’enfance sera toujours là dans les moments heureux ou malheureux de la carrière de celui qui allait devenir, péniblement mais sûrement, l’un des compositeurs les plus célèbres de France et d’Europe.

Les tribulations

  • 34 Cité par Condé Gérard, Charles Gounod, op. cit., p. 85.

26Il n’est donc pas étonnant de retrouver l’abbé Gay au mariage de Charles Gounod et d’Anna Zimmermann, le 31 mai 1852 en l’église d’Auteuil, où il prononce un discours qui s’achève en métaphores musicales : « Comme deux lyres d’avance accordées, livrez vos âmes à ce divin esprit que l’Église appelle le doigt de la droite de Dieu, et que de ces deux âmes saintement unies, divinement touchées s’élève un même cantique d’amour reconnaissant et de joie religieuse, prélude des cantiques qu’on chante dans les cieux34. » Nulle surprise encore à retrouver le prêtre, en 1856, parrain du premier fils du couple, Jean. Une part de leur correspondance concernera, plus tard, l’éducation de l’enfant. Plus instructif est le rôle joué par Charles Gay dans les tribulations religieuses de Gounod, dont la foi, jusqu’alors solide, se trouve ébranlée à plusieurs reprises au cours des années soixante. Ces crises, souvent liées à des moments de dépression dont Gounod est la proie, ont donné lieu à des échanges de lettres des plus intéressantes, en 1863 et 1864.

27Où en est la carrière de Gounod ? Ses deux premiers opéras, Sapho en 1851 et La Nonne sanglante en 1854, ont moins servi sa gloire que ses recueils de mélodies, ses deux symphonies et surtout sa Messe de sainte Cécile, jouée partout depuis sa création en 1855. En 1858, Le médecin malgré lui offre à Gounod un premier succès sur la scène, en attendant Faust, créé en 1859, qui suscite d’abord l’étonnement du public parisien, avant de connaître une gloire européenne exceptionnelle. Gounod a enfin conquis la place qu’il espérait. Mais encore faut-il s’y maintenir. Or La reine de Saba, opéra créé en 1862, est un échec cuisant. Au même moment, le compositeur perd la foi lors d’une probable liaison. La crise conjugale se termine par une réconciliation difficile avec Anna, et Gounod retrouve la foi, le 16 janvier 1863 exactement, jour du cinquième anniversaire de la mort de sa mère. Le soir même, il écrit une lettre émouvante à Charles Gay :

  • 35 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Paris, 16 février 1863.

« C’est aujourd’hui l’anniversaire d’un jour triste pour moi entre tous ; il y a cinq ans à pareille heure je venais de perdre ma mère bien-aimée. Mais il a plu au Bon Dieu, dont j’écris le saint nom avec un bonheur inexprimable, de faire pour moi de ce triste jour un jour bien heureux ; si heureux que je ne puis l’achever sans te jeter dans le cœur la douce nouvelle de cette joie. Ce matin, j’ai retrouvé en Lui cette mère qui m’avait quitté pour aller à Lui, et dont j’étais séparé puisque j’étais hors de Lui. Ah ! Mon ami ! J’aurais voulu avoir à Lui offrir ce matin l’âme d’un Augustin35 ! »

28Ce saint Augustin redivivus, qui avait cessé de pratiquer, renoue alors avec la communion. Les mois qui suivent sont féconds pour Charles, qui compose Mireille en Provence au printemps, et aussi pour sa femme, qui donne naissance à leur second enfant, Jeanne, le 9 septembre 1863. Charles Gay le félicite dans une lettre du 15 septembre où il évoque la foi du musicien :

  • 36 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 15 septembre [1863].

« Tu es redevenu chrétien tout à fait, tu es un sacrement plus digne et plus efficace de cette paternité d’en haut d’où dérivent toutes les autres. Cher ami mon cœur tressaille de joie toutes les fois que je repense à ce bienheureux retour. Fasse la miséricorde de Dieu que rien ne trouble jamais plus désormais cette union36… »

29Hélas, l’embellie est de courte durée : le mois de septembre n’est pas achevé que le compositeur plonge dans un état de tristesse intense, dépression due peut-être aux suspicions et à la jalousie de sa femme. L’automne et l’hiver suivant sont occupés par la difficile création et par l’échec de Mireille, opéra auquel Gounod avait donné tant d’énergie et de conviction.

  • 37 Voir Richard Nathalie, La Vie de Jésus, de Renan. La fabrique d’un best-seller, Rennes, PUR, coll. (...)
  • 38 Cité par Condé Gérard, Charles Gounod, op. cit., p. 129.

30À ces circonstances difficiles vient s’ajouter la lecture de la Vie de Jésus de Renan37. L’essai controversé paraît en juin 1863, et Gounod l’a lu à sa parution – peut-être connaissait-il personnellement l’auteur, marié à la nièce d’Ary Scheffer, grand ami du compositeur. Nous connaissons les conséquences de cette lecture sur l’esprit de Gounod par des lettres échangées avec Charles Gay en mai 1864. Gounod avait envisagé de se rendre à Poitiers fin avril ou début mai. Empêché, pour le bonheur des historiens, il compense son absence par un échange de lettres dont certaines sont conservées. fin avril, Gounod écrit à Gay au sujet de l’authenticité des évangiles et la nature divine du Christ. Il affirme aussi que « la sainteté ne réside pas dans ce qu’on croit, mais uniquement dans ce qu’on fait38 », peut-être pour rassurer son ami sur l’absence de conséquence morale de sa nouvelle perte de foi. Le 1er mai, Charles Gay lui répond longuement :

  • 39 Ibid.

« Tu as bu à la coupe de ce temps, tu as lu les livres et peut-être entendu les discours des sophistes. Tu ne savais pas assez la chose chrétienne pour résister à de telles influences […]. Tu l’as admirée, la chose chrétienne, tu l’as aimée, passionnément aimée, mais tu ne l’as jamais étudiée bien à fond, tu n’en as pas la science39. »

  • 40 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Paris, 7 mai 1864.

31Le 7 mai 1864, Gounod prend longuement la plume au sujet de « l’état de [son] esprit en matière de foi catholique ». Cette lettre, profonde mais pas toujours limpide, est sans doute l’un des documents les plus intéressants sur ses tribulations spirituelles et intellectuelles40.

32Gounod commence par distinguer les crises religieuses qu’il a connues précédemment de celle qu’il connaît alors : celles-là, avoue-t-il à demi-mot, étaient dues aux soubresauts de sa vie sentimentale, et si elles l’avaient éloigné de la pratique, elles ne l’avaient pas fait rompre avec la religion elle-même : « La Religion demeurait la Base de ma croyance et par conséquent le Juge de ma vie. […] Toutes les fois que j’ai renoué ma vie à ce lieu de Religion, je l’ai fait avec le renoncement total à ce qui m’en avait séparé. » Mais « aujourd’hui la question entre la Religion Catholique et mon individu se présente dans des termes tout différents ». Et Gounod raconte « de quelle manière s’est opéré ce changement » :

« C’est à la campagne, il y a bientôt un an : ma vie était la plus tranquille et la plus régulière du monde : la paix morale était à son comble ; mon art occupait et remplissait la vie de mon esprit comme la famille remplissait la vie de mon cœur et la Religion celle que mon âme regardait comme un devoir de lui consacrer. C’est précisément alors que me tomba entre les mains le livre de Renan, la Vie de Jésus. […] D’abord : la disposition dans laquelle j’ai lu ce livre ressemblait beaucoup à celle de saint Pierre tirant son épée pour couper l’oreille à Malchus : il me semblait que j’avais devant moi un homme qui voulait tuer mon maître. Je me suis donc armé de prière, d’Évangile, de notes, d’encre et de papier et je me suis mis à consigner tout ce qu’il y avait à mes yeux d’erreurs de faits, de raisonnements spécieux, d’explications arbitraires trahissant parfois la faiblesse de la critique de l’auteur. J’ai fait ce travail jusqu’au bout avec conscience, et, de ce livre que je n’ai lu qu’une fois, presque tout est tombé sauf une chose que je vais te dire… »

33Gounod explique alors longuement sa pensée sur les rapports de la conscience humaine avec la foi, la première se substituant dans son esprit à la seconde. Faisant l’impasse sur le péché originel et sur la Révélation, il oppose à une religion « secours offert par notre imagination à nos espérances les plus solides » mais qui impose la soumission à la « fable », une vision optimiste et progressiste de l’homme, apte à développer en lui la reconnaissance du Bien et du Mal et à « embrasser […] la Loi une et universelle » par sa propre volonté. Pourquoi se soumettre aveuglément à une religion pleine d’obscurité si l’homme peut atteindre le vrai et le bien par sa propre conscience ?

« Oui, la Conscience ! L’inexpugnable, l’inentamable conscience ! Là est le Soleil. […] Moi, je crois que l’œuvre infatigable de la Conscience c’est de dégager, dans la foi, le pur d’avec l’alliage : c’est de dissiper les nuages allégoriques et les vapeurs légendaires qui altèrent le pur rayon de la vérité. »

34Gounod évoque en ces termes cette sorte de « chemin de Damas » inversé :

« Pourquoi, lorsque cette irrésistible voix naturelle s’est mise enfin à éclater et à briser les étreintes sous lesquelles on l’étouffait, pourquoi ai-je senti une délivrance telle qu’il ne me souvient pas d’avoir jamais éprouvé dans ma vie une telle dilatation de tout mon être, une véritable béatitude telle que j’aurais voulu mourir dans cet instant-là ou que, du moins, si la mort m’avait pris alors, elle m’aurait emporté au sein de la plus complète et de la plus parfaite tranquillité ! »

35Cela ne l’empêche pas de conclure :

« Mon très cher et très aimé ami, je sais que tout cela va te faire compassion ! Mais que veux-tu ? Je te parle comme en confession : ce sentiment ne sera pas nouveau pour toi, et j’espère que je n’y perdrai rien de ta chère amitié. »

36Nous n’avons pas la réponse de Gay, mais nous avons la réplique de Gounod le 13 mai, par laquelle il redit au prêtre son amitié indéfectible et proteste de sa sincérité comme de son écoute :

  • 41 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Paris, 13 mai 1864.

« [Tes] affirmations, je leur ouvre toutes les portes de mon être, et elles n’y entrent pas ! Pourquoi ??? […] Je suis d’une docilité absolue à ce qui se passe en moi : d’où que me vienne la lumière, je la prendrai, et je lui demanderai avant tout si elle me donne la Paix : car il ne convient pas de porter dans un temple un démenti quel qu’il soit, ou du cœur ou de l’esprit. Adieu, mon très cher et très bon ami ; je t’aime et t’aimerai toujours du profond de mon cœur que Dieu voit et qu’il aime j’espère41. »

  • 42 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Saint-Cloud, 2 juillet 1864.

37Une nouvelle lettre, le 2 juillet, lui permet de disserter à nouveau sur le théisme « qui proclame et adore l’Existence de Dieu non seulement cause première, absolue, nécessaire, immanente et distincte de toutes les causes possibles de l’univers, mais but suprême de l’âme aussi bien que de l’entendement42 ».

38Dans les trois années qui suivent, nous ne disposons pas de correspondance entre Gounod et Gay, sans que l’on puisse en déduire un éloignement volontaire. C’est une période très chaotique pour Charles Gounod, qui entame successivement plusieurs projets lyriques, sans aboutir. finalement, il se concentre sur la composition de Roméo et Juliette, qui triomphe en 1867 lors de l’Exposition universelle de Paris. Étrangement, ce succès immense et immédiat coïncide avec une sorte d’effondrement intérieur chez Gounod. Ébranlé par une brève liaison, il entre dans une nouvelle période dépressive qui le rend incapable d’écrire de la musique pendant de longs mois. Pris de doute sur son aptitude à composer de nouveau pour la scène, il paraît se tourner vers un projet d’oratorio. Sur la recommandation de Charles Gay, il écrit le 25 février 1868 à Anatole de Ségur, fils de la comtesse et poète catholique à ses heures, au sujet d’un poème sur sainte Cécile, martyre romaine et patronne des musiciens.

Le pèlerinage

  • 43 Lettre de Charles Gay à sa sœur, 8 avril 1868, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. II, p. 65. D (...)

39En effet, au début de l’année 1868, Gounod semble revenir à la foi. Selon le témoignage de Georges Bizet, son jeune disciple, le maître va non seulement entendre la messe et y communier, mais il commente volontiers dans sa conversation les œuvres de saint Augustin. Surtout, nous avons cet extrait d’une lettre de Charles Gay à sa sœur, écrite à Rome le 8 avril 1868 : « Dieu vient de me donner une grande joie par le retour de mon pauvre Charles ; j’avais justement dit la messe pour lui, ces jours-ci, dans la chapelle où, il y a 28 ans, je l’avais amené communier après un long écart43. »

40Mais l’année est encore difficile, la santé mauvaise, l’inspiration précaire. Le 15 octobre, Gounod confie ses troubles à Charles Gay :

  • 44 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Morainville, 15 octobre 1868.

« J’ai toujours des sortes d’angoisses et d’agonies nerveuses qui me sont infiniment pénibles et cruelles : il me semble que les approches de la mort doivent avoir quelque chose qui ressemble à cela. […] Hélas ! Je l’ai [Dieu] mis trop souvent en croix pour ne pas trouver miséricordieux qu’il se contente de m’y mettre à son tour44. »

41Sa situation conjugale lui paraissant intenable, il s’interroge sur une possible séparation et consulte Charles Gay ainsi qu’un autre ecclésiastique, Mgr Gaston de Ségur. Prélat devenu aveugle, confesseur du tout-Paris, ami de Gounod depuis leur rencontre à Rome en 1840, il lui répond de laisser passer du temps, et d’aller à Rome se ressourcer. Ainsi en est-il décidé. Peu avant son départ, un entretien avec sa femme lui laisse entrevoir une possible réconciliation conjugale, ce qui lui redonne espoir.

42Ce séjour à Rome atteint pleinement son but. Il consacre le retour de Gounod dans le giron de l’Église romaine tout en lui procurant une guérison artistique, puisque l’inspiration lui revient en même temps que la foi. Gounod reprend vie au contact de la Ville éternelle, alors à l’apogée du règne de Pie IX. Saisissant retournement pour celui que la lecture de Renan, cinq ans plus tôt, avait si profondément troublé ! Guéri par la foi, Gounod est en quelque sorte l’anti-Madame Gervaisais des frères Goncourt, personnage fictif placé à Rome exactement au même moment et dont la maladie, dans l’esprit des auteurs, est une figure de la religion catholique romaine.

  • 45 Lettre de Charles Gay à l’abbé Perdrau, 26 décembre 1868, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. I (...)

43Parti de Paris le 5 décembre, Gounod arrive à Rome le 12. Il est logé par le directeur de la Villa Médicis, son ami peintre Hébert, dans une chambre avec vue sur la coupole de Saint-Pierre. Il se trouve que Charles Gay, comme en 1840, séjourne à Rome lorsque son ami y arrive. « Je vois souvent mon cher Gounod, écrit l’abbé Gay à l’abbé Perdrau : sa santé est meilleure et son âme est toute bonne, partant tout heureuse45. » Le compositeur de Faust sert la messe de son ami le jour de Noël, et recommence le 2 janvier 1869 à la basilique Sainte-Cécile, où Gounod cherche l’inspiration pour son oratorio. Gay est enthousiasmé par le premier morceau composé, que Gounod lui joue, et il écrit à sa mère cette sorte de credo musical :

  • 46 Lettre de Charles Gay à sa mère, Rome, 27 décembre 1868, ibid., t. II, p. 86.

« C’est magnifique. […] Cette très savante contexture ne sert plus qu’à accentuer davantage l’expression et à mieux accuser la pensée principale. On a l’impression d’une musique très simple, très limpide… l’oreille ne fait que la transmettre à l’âme, laquelle en demeure émue, recueillie et élevée. Je suis heureux, à plusieurs titres, de cette entreprise et de ce premier succès. Outre le bien manifeste que l’occupation habituelle d’un sujet tout chrétien doit faire à l’âme de Charles, une telle œuvre ajoutera beaucoup à ses titres de musicien46. »

  • 47 Cité par Büsser Henri, Gounod, Lyon, Eise, 1961, p. 71.
  • 48 Lettre de Charles Gay à sa sœur, Rome, janvier 1869, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. II, p. (...)

44Signe d’un retour de la foi et de l’inspiration, Gounod abandonne quelques jours plus tard le projet sur sainte Cécile pour se consacrer à un oratorio beaucoup plus ambitieux sur « la rédemption ». Pour la première fois, il écrit lui-même le livret. Il faut dire que le projet a un fort caractère autobiographique, puisque « ce poème, expliquera-t-il à l’un de ses amis, part de la douleur et des larmes pour arriver à la pleine lumière et à la joie47 ». Le but est de présenter en musique la doctrine chrétienne sur la rédemption et le salut du monde. Ce sera une trilogie, en seize morceaux. Dès janvier, il expose ses premières ébauches de poésie et de musique à Charles Gay, qui en est « parfaitement content. Il y a là tout le cadre d’un chef-d’œuvre48… ». Si l’œuvre ne sera achevée qu’en 1882, la structure générale en est fixée dès janvier et février 1869, à Rome.

45Lorsqu’il rentre à Paris pour l’entrée de Faust au répertoire de l’Opéra de Paris, Gounod paraît avoir recouvré suffisamment de sérénité créative pour envisager un nouvel opéra, Polyeucte d’après Corneille. Sujet romain et religieux s’il en est, sur la christianisation du monde, complémentaire de La Rédemption, celui-ci étant plus symbolique et théologique, celui-là plus historique et dramatique. Polyeucte, que Gounod considérait comme « le couronnement de sa vie » au point d’y consacrer l’essentiel de son temps en 1869, ne sera achevé qu’en 1878, et n’aura guère de succès.

46La vie de Gounod aura connu entre-temps de nouvelles péripéties : bouleversé par la guerre de 1870, le compositeur s’installe à Londres où il tombe sous l’influence d’une Anglaise, Georgina Weldon, qui retiendra le compositeur loin de sa patrie et de sa famille jusqu’en juin 1874. C’est alors que Gounod, âgé de 56 ans, entre enfin dans une période de maturité et d’équilibre, mais aussi de foi relativement apaisée, période dans laquelle l’amitié qui le lie à Charles Gay a toute sa place.

La sagesse

47Quelques jours à peine après le retour en France de Gounod, Gay envoie à son ami ses deux volumes, tout juste parus, intitulés De la vie et des vertus chrétiennes considérées dans l’état religieux. Le compositeur les lit puis écrit une longue lettre enthousiaste à l’auteur, qui s’achève par ces lignes émouvantes du repenti :

  • 49 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 20 juillet 1874.

« Prie pour que cela me profite. Prie pour qu’après avoir été si souvent un dépositaire infidèle, je ne vive plus et ne meure pas sans me régénérer et sans être pour mon prochain un sujet de bon exemple et d’édification après avoir été tant de fois une cause de tristesse aux saints et d’achoppement à mon prochain ou à moi-même. Prie pour que j’apprenne à ne rien donner aux autres qui ne viennent de Dieu, puisque tout ce qui vient d’ailleurs que de Lui n’est que la mort et ne peut donner que la mort49. »

48Et dans une nouvelle lettre du 5 août, Gounod accepte les modalités d’une ultime réconciliation conjugale pour laquelle Gay a servi de truchement entre le compositeur et sa femme :

  • 50 Ibid., lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 5 août 1874. La citation vient du Ps 39, 8, et est r (...)

« Puissent l’ordre et la paix rentrer dans ma vie sinon sous la forme d’un bonheur naturel, au moins sous celle du devoir rempli […]. Je ne sens plus le poids de ce mot que la douleur arrachait à ta tendresse pour moi dans une de tes lettres. “Il me semble que je ne te connais plus !” Hélas ! C’était parce que tu me connaissais trop que tu ne me reconnaissais pas ! Maintenant me revoici ! Tunc dixi : Ecce venio ! ut faciam, Deus voluntatem tuam50 ! »

49La tonalité est donnée de toute la correspondance qu’échangeront désormais les deux hommes. Beaucoup de foi et de piété – beaucoup de latin aussi – dans toutes celles de Gounod qui ont été conservées. En octobre 1877, alors que le pape vient de le nommer évêque, Charles Gay écrit à son ami pour lui annoncer lui-même cet « événement si grave qui va changer [sa] vie » :

  • 51 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, Poitiers, 16 octobre 1877

« Bien des fois depuis plusieurs années, il en avait été question et j’avais été forcé, par suite, d’y penser devant Dieu. Ma conscience s’était formée là, et j’étais absolument décidé à refuser quelque siège que ce fût, qui pourrait m’être offert. Je sentais n’être pas apte au gouvernement d’un diocèse et que telle n’était pas sur moi la volonté divine. Mais voici qu’en juillet mon évêque s’ouvrit à moi du projet qu’il avait d’obtenir que je fusse promu à l’épiscopat avec un titre in partibus, lequel étant compatible avec une continuation (?) de résidence à Poitiers, me permettrait de lui venir en aide dans ses œuvres d’évêque et néanmoins de conserver avec mon ministère, tout le loisir nécessaire à mes travaux écrits. Cette proposition me trouvait sans défense […]. Bref avec l’agrément fort gracieux du pouvoir (duquel je reste d’ailleurs, et Dieu merci plus indépendant qu’aucun autre, puisque je ne lui demande et qu’il ne me donne et ne me donnera jamais rien), le Pape m’a nommé évêque le 6 octobre, annonçant que le bref de nomination serait expédié sous peu de jours. Ce bref me dira le titre de mon Église. J’ai demandé (mais sans grand espoir) un titre de Palestine51… »

50Nous avons la réponse de Charles Gounod :

  • 52 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Saint-Cloud, 19 octobre 1877.

« Grande, grandissime a été ma joie en apprenant que le Vicaire de la Vérité venait de faire évêque, par le titre et le pouvoir, celui que la Vérité Elle-même avait depuis long-tems fait évêque par la Science et la Vertu. Mon Charles Gay, évêque ! Je reçois cette nouvelle comme une grâce propre et personnelle, dans l’espoir où tu la reçois et la bénis toi-même, le don spécial d’une famille spirituelle à toi dans notre chère grande famille, l’Église universelle52. »

  • 53 Ibid. La citation est tirée de Lc, 8, 52.
  • 54 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Paris, 11 octobre 1882.
  • 55 « Je ne crois pas qu’il ait jamais composé rien de plus grand que le Sanctus de sa dernière messe » (...)
  • 56 « Je l’estime un chef-d’œuvre » (lettre de Charles Gay à l’abbé Perdrau, Paris, 19 avril 1884, Corr (...)
  • 57 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 20 août 1884.

51Suivent des considérations sur la foi, « cette foi qui est le Bon Sens et l’instinct vierge de la Vie », cette foi dont « on peut dire “non est mortua puella, sed dormit”, puisque cette puella, cette foi est l’enfance indiscutable, l’origine nécessaire de la vie », vie « perdue, puis rendue au Calvaire d’où elle tombe et ruisselle à chaque instant de la durée53 ». Renan est loin… Lorsqu’en 1882, Mgr Gay est en difficulté avec le successeur du cardinal Pie à Poitiers, Gounod lui écrit plaisamment : « Je viens d’apprendre la disgrâce dont tu viens d’être honoré. […] Les saints ont les épaules fortes ; cela attire les fardeaux54. » Leur correspondance témoigne de l’intérêt de Gay pour l’avancement des œuvres de Gounod, qui ne compose presque plus que pour l’église : des messes (Gay dit son admiration après avoir entendu en 1883 la Troisième messe solennelle, dite Messe de Pâques55), et les grands oratorios de la maturité dans lesquels le compositeur catholique se livre le plus. Après La Rédemption, tellement admiré par Mgr Gay56, Gounod compose Mors et Vita, grande fresque musicale sacrée créée en 1885 et construite elle aussi en triptyque : la mort (pour l’essentiel c’est un vaste Requiem) ; le jugement ; la vie éternelle – l’ensemble exprimant surtout une grande espérance dans la miséricorde divine. « Tout ce que je peux t’en dire, écrit le compositeur en août 1884, c’est que je l’ai écrit avec la même foi et le même amour pour ce dont j’y parle57. »

  • 58 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 13 décembre 1890.
  • 59 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 6 décembre 1890.

52Les deux hommes sont alors en harmonie de pensée, tant religieuse que musicale et il n’est donc pas étonnant de voir, en février 1883, Mgr Gay demander à Charles Gounod de superviser un travail sur le plain-chant – qui ne paraît pas avoir eu de suite. En 1890, c’est au tour du compositeur de solliciter le prélat, en le priant d’écrire la poésie d’une œuvre sur saint François d’Assise. Il a l’idée, le plan, mais il ne trouve pas les mots : « Tu es un de ceux qui entendent l’ineffable ; c’est pourquoi j’ai eu recours à ton entremise » écrit-il à Gay le 13 décembre 189058. Mais ce dernier décline la proposition et Gounod y pourvoira lui-même. L’œuvre est créée en mars 1891. Courte et inspirée, elle est composée « à la manière des tableaux des primitifs59 ». Comment ne pas penser alors aux quelques mois décisifs de l’hiver 1840 quand, à Rome, le jeune séminariste et le lauréat du Prix de Rome imaginaient avec Lacordaire et ses disciples ce que pouvait être un artiste chrétien, qui serait à la musique ce qu’un Overbeck était à la peinture ? D’une certaine façon, la boucle est bouclée. Mais tout ce que Gounod a fait entre ces deux extrémités de sa carrière n’est pas oublié pour autant.

  • 60 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 19 janvier 1891.

53Au même moment, Gay ayant demandé à Gounod de la musique pour le carmel de Dorat, le compositeur écrit un Cantique à sainte Thérèse pour chant et orgue en Mi majeur. En l’envoyant, il s’excuse d’avoir produit une musique « entièrement dramatique, si je puis employer ce mot pour une œuvre mystique60 ».

Conclusion

  • 61 Lahache Jacques (dom), Mgr Charles Gay. 1815-1892. Esquisse biographique, Ligugé, Abbaye Saint-Mart (...)
  • 62 « Un jour, la pensée du sacerdoce lui vient : “Oui, dit-il, je serai prêtre, mais plus tard, lorsqu (...)

54D’une certaine façon, tout est dans cette dernière phrase, qui vient conclure un demi-siècle de correspondance. Charles Gay meurt le 19 janvier 1892 et Charles Gounod le 18 octobre 1893. Le premier avait été captivé dans sa jeunesse par la musique d’opéra, mais il lui arrivait, dit-on, d’assister à une représentation le dos tourné à la scène61. Il rêvait avant tout de composer de la musique religieuse ; mais sa vocation l’en éloigna, car il était prêtre avant tout62. Au contraire, Gounod fut attiré toute sa vie par la musique sacrée, à laquelle il a beaucoup donné en cherchant à la rénover, mais après un temps d’hésitation, sa vocation l’en éloigna car il était compositeur d’opéra avant tout.

55Pour autant, même si sa musique religieuse puisait aux sources du grégorien et de la polyphonie ancienne, l’écriture musicale de ses opéras n’en était pas absente, et il n’y avait là aucune contradiction dans son esprit. Certes, Gounod voulait réformer la musique chrétienne, mais il regardait aussi au-delà des murs des églises, il rêvait de participer, à sa place, à la « rechristianisation » de la société de son temps, en réinventant un opéra catholique. C’est pourquoi il mettait tant de conviction religieuse dans ses partitions les plus personnelles (Faust, Mireille, Polyeucte). Charles Gay, qui ne s’intéressait qu’aux œuvres sacrées de son ami et aucunement à ses opéras, ne semble pas avoir partagé cette ambition, pourtant essentielle à la compréhension de l’œuvre de Gounod. Gay se contentait d’espérer de son ami une revitalisation musicale à l’usage des chrétiens eux-mêmes. Apologétique interne pour le prélat ; apologétique interne et externe pour le compositeur. Si le prêtre a eu de l’influence sur la foi du compositeur et sur sa vie privée, il n’en a guère eu sur sa musique. Leur amitié n’était pas de cet ordre. Elle était avant tout une sorte de fraternité. L’aîné s’est constamment soucié de la situation, de la santé, des états d’âme du cadet, qui a lui-même toujours considéré son aîné comme un point d’appui et un recours. Gay était la stabilité et la solidité mêmes ; mais il avait renoncé à la création. Gounod avait choisi la création, au risque d’accentuer l’instabilité douloureuse et la fragilité constante de son tempérament. Les deux hommes étaient complémentaires.

  • 63 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 2 juillet 1864.
  • 64 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Arcachon, 16 septembre 1884.

56Une totale sincérité et une totale confiance de part et d’autre formaient un ciment tellement solide que leur amitié ne fut jamais atteinte par les crises personnelles de Gounod. Au plus fort de sa période « théiste », en 1864, le musicien n’écrivait-il pas au prêtre, en souhaitant leurs retrouvailles prochaines : « Parfois il m’arrive de goûter, dans la lecture ou la méditation intérieure de quelque grande vue de l’âme ou de l’esprit, plus de délices que dans toutes les partitions du monde63. » Vingt ans plus tard, comme dans une inversion des rôles, c’est Charles Gounod qui écrit à son vieil ami : « D’ici à peu, nous serons là-haut !… Toi, du moins, sûrement ! Moi, je veux l’espérer ! Et alors, comme nous verrons béatifiquement ce que nous sentons douloureusement64 ! » Charles Gay était l’anti-Méphisto et Charles Gounod a fini par devenir l’anti-Faust.

Notes

1 Archives familiales de Mgr Gay, Saint-Paul (Haute-Vienne), désormais Arch. fam. Gay : lettre de Charles Gounod, 8 février 1892, pour l’envoi d’une petite note relatant les souvenirs d’enfance et la rencontre avec Charles Gay en 1829.

2 C’est l’idée que j’ai présentée dans ma synthèse biographique : Bruley Yves, Charles Gounod, Paris, Bleu nuit éditeur, coll. « horizons », 2015. Sur la vie et l’œuvre du compositeur, la référence reste la somme de Gérard Condé, Charles Gounod, Paris, Fayard, 2009.

3 Les pages qu’on va lire n’auraient pu être écrites sans la consultation des lettres échangées entre les deux hommes : d’une part celles de Gounod à Gay conservées par la famille de ce dernier à Saint-Paul (Haute-Vienne) – voir plus bas, les sources de la vie de Mgr Gay, p. 213 ; je remercie Mme Séverine Blenner-Michel et M. Emmanuel Pénicaut de m’avoir permis d’accéder à cette source d’un remarquable intérêt pour un biographe de Charles Gounod –, d’autre part celles de Gay à Gounod consultables dans le fonds Gounod à la médiathèque Hector Berlioz du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP).

4 Cet opéra, qui fit la gloire de Fromental Halévy, fut créé à l’Opéra de Paris le 23 février 1835.

5 Gounod Charles, Mémoires d’un artiste, édition établie et présentée par Claude Glayman, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 129-130. La première édition des Mémoires est de 1896.

6 Ibid., p. 76.

7 L’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale de France est daté de juin 1835 (BNF, dép. Musique, VM7-59029). Une copie se trouve aux Arch. dép. Dordogne, 127 J 48.

8 La partition imprimée conservée dans les archives familiales de Charles Gay porte la mention « printemps-été 1835 ».

9 Gounod Charles, Mémoires d’un artiste, op. cit., p. 130.

10 Ibid.

11 Lettre de Charles Gay à sa mère, 19 octobre 1839, Correspondance de Mgr Gay, Paris, H. Oudin, 1899, t. I, p. 45.

12 Condé Gérard, Charles Gounod, op. cit., p. 549.

13 Lettre de Charles Gay à sa mère, 7 décembre 1839, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. I, p. 59.

14 Lettre de Charles Gay à sa mère, 25 février 1849, ibid., t. I, p. 78.

15 Voir notamment Saint Martin Isabelle, Art chrétien-Art sacré, Regards du catholicisme sur l’art, France, xixe-xxe siècle, Rennes, PUR, coll. « Art et société », 2014, p. 19-70.

16 Le Gesù, église de la maison-mère de la Compagnie de Jésus.

17 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 16 mars [1841].

18 Cité par Lassus Saint-Geniès Jacques et Jean (de), Gounod et son temps, Paris, Lussaud, 1965, p. 33.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Lettre de Charles Gay à sa sœur, 11 mars 1840, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. I, p. 81.

23 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 18 octobre [1840].

24 Ibid.

25 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 16 mars [1841].

26 Ibid., lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 4 janvier 1842.

27 Ibid., lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 18 octobre [1840].

28 Ibid., lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 16 mars [1841].

29 Ibid., lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 4 janvier 1842.

30 Le compositeur Claude Terrasse, qui tenait alors l’orgue du collège Saint-Elme, et qui paraît avoir possédé un moment le manuscrit de cette Messe brève no 1, en a donné une interprétation à Arcachon, en présence du vieux Gounod, en novembre 1892. À cette occasion, un chroniqueur anonyme a raconté dans un article de L’Univers musical (no 9, 28 janvier 1893) l’origine de cette œuvre oubliée : « C’était en 1844, M. l’abbé Charles Gay réunissait alors à Paris des jeunes gens. […] Il demanda donc un jour à son ami intime Charles Gounod de composer une messe pour ses chers jeunes gens » (cité par G. Condé, op. cit., p. 588). Gérard Condé a établi l’historique des manuscrits dans le Bulletin de la Société historique et archéologique d’Arcachon et du Pays de Buch, no 160, 2e trimestre 2014, p. 104-109. L’original de la main de Gounod, visible en ligne [http://shaa.fr/file/gounodmesse1.pdf], mentionne le don qu’il en fit à Gay.

31 Gounod Charles, Mémoires…, op. cit., p. 131.

32 Ibid., p. 132.

33 Ibid.

34 Cité par Condé Gérard, Charles Gounod, op. cit., p. 85.

35 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Paris, 16 février 1863.

36 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, 15 septembre [1863].

37 Voir Richard Nathalie, La Vie de Jésus, de Renan. La fabrique d’un best-seller, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2015.

38 Cité par Condé Gérard, Charles Gounod, op. cit., p. 129.

39 Ibid.

40 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Paris, 7 mai 1864.

41 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Paris, 13 mai 1864.

42 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Saint-Cloud, 2 juillet 1864.

43 Lettre de Charles Gay à sa sœur, 8 avril 1868, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. II, p. 65. Dans une lettre précédente, datée du 12 mars, Gay dit avoir prié pour Gounod dans l’église Sainte-Cécile à Rome.

44 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Morainville, 15 octobre 1868.

45 Lettre de Charles Gay à l’abbé Perdrau, 26 décembre 1868, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. II, p. 83. L’abbé Perdrau était curé de Saint-Étienne-du-Mont et auteur spirituel comme lui.

46 Lettre de Charles Gay à sa mère, Rome, 27 décembre 1868, ibid., t. II, p. 86.

47 Cité par Büsser Henri, Gounod, Lyon, Eise, 1961, p. 71.

48 Lettre de Charles Gay à sa sœur, Rome, janvier 1869, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. II, p. 88.

49 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 20 juillet 1874.

50 Ibid., lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 5 août 1874. La citation vient du Ps 39, 8, et est reprise, mise dans la bouche du Christ, dans Hébr 10, 7.

51 CNSMDP, Fonds Jean-Pierre Gounod, lettre de Charles Gay à Charles Gounod, Poitiers, 16 octobre 1877.

52 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Saint-Cloud, 19 octobre 1877.

53 Ibid. La citation est tirée de Lc, 8, 52.

54 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Paris, 11 octobre 1882.

55 « Je ne crois pas qu’il ait jamais composé rien de plus grand que le Sanctus de sa dernière messe » (lettre de Charles Gay à son neveu, Paris, 21 mai 1883, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. II, p. 388).

56 « Je l’estime un chef-d’œuvre » (lettre de Charles Gay à l’abbé Perdrau, Paris, 19 avril 1884, Correspondance de Mgr Gay, op. cit., t. II, p. 407).

57 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 20 août 1884.

58 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 13 décembre 1890.

59 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 6 décembre 1890.

60 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 19 janvier 1891.

61 Lahache Jacques (dom), Mgr Charles Gay. 1815-1892. Esquisse biographique, Ligugé, Abbaye Saint-Martin de Ligugé, 1992, p. 6.

62 « Un jour, la pensée du sacerdoce lui vient : “Oui, dit-il, je serai prêtre, mais plus tard, lorsque j’aurai composé de la musique religieuse.” Dans une lettre de 1875, il écrira : “Je croyais que le sacerdoce serait un couronnement à ma vie d’artiste” » (ibid.).

63 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, 2 juillet 1864.

64 Arch. fam. Gay, lettre de Charles Gounod à Charles Gay, Arcachon, 16 septembre 1884.

Auteur

Maître de conférences de l’École pratique des hautes études (Section des sciences historiques et philologiques) – université de recherches PSL (Paris Sciences Lettres), enseigne l’histoire des relations internationales au  xixe siècle et s’intéresse aussi à l’histoire de la musique dans ses rapports avec l’histoire politique et religieuse du xixe siècle. Il a publié en 2015 une biographie de Charles Gounod (Paris, Bleu Nuit éditeur).

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