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L'humanitaire ou le management des dévouements

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Annie Collovald
, 
Marie-Hélène Lechien
, 
Sabine Rozier
, 
et al.

5. Pour une sociologie des carrières morales des dévouements militants

Annie Collovald

Volltext

  • 1 Weber (M.), Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 206-209. Je remercie Cl. Ga (...)

1L’enquête présentée ici sur les actions de « solidarité internationale » en faveur du Tiers-Monde relève de la sociologie des mobilisations et des « nouvelles formes d’engagement public » mais, on l’a vu, elle la déborde de toute part. On ne peut comprendre le militantisme par le militantisme : tel a été, en effet, le point de vue adopté. Il est un parti pris méthodologique dans le sens fort du terme : parti pris sur la posture de l’enquêteur, le regard qu’il porte sur les phénomènes examinés, les hypothèses qu’il formule et sur le souci intellectuel qui l’anime. Il s’est moins agi d’épurer les concepts et d’en chercher des illustrations dans la réalité sociale que d’accepter celle-ci pour ce qu’elle est, incertaine, ambivalente, de consentir à voir que les notions utilisées sont partie prenante de cette réalité et qu’à ce titre, comme y insistait Weber1, elles sont toujours « obscures » tant elles sont traversées d’enjeux et de luttes sociales. Si l’objectif a été de faire progresser la connaissance des formes contemporaines d’engagement, c’est tout autant dans le programme d’enquête qu’il a été placé que dans la compréhension, sans cesse contrôlée et recommencée par la confrontation entre les idées de départ et la réalité observée, de ce qui organise, impulse, transforme les activités sociales.

  • 2 Sur cette question, voir Collovald (A.) et Gaïti (B.), « Des causes qui parlent… », Politix, 16, 1 (...)

2Comme le rappelait Marc Bloch, « le gibier c’est l’homme » et non les modélisations ou les théories générales ou particulières de l’action sociale. Or, à trop regarder le militantisme ou les mobilisations, on risque d’oublier l’ensemble des « réalités multiples » qui font exister les acteurs sociaux tels qu’ils sont et tels qu’ils aspirent à être et ainsi tout ce qui les anime, les motive et donc les « engage » avant, pendant et à l’occasion de leur engagement public. On risque d’oublier surtout que militer ce n’est pas seulement agir avec d’autres pour changer ou améliorer le monde, c’est aussi se dévouer aux autres et que là interviennent des préoccupations sociales et politiques qui dépassent celles favorisant la constitution de mouvements collectifs. Il y a, dans les analyses actuelles du militantisme, comme une étrange « boîte noire » qui recouvre cet aspect central des actions collectives. Ce faisant, tend à disparaître toute investigation sur le travail historique et collectif de construction des « causes » au service desquelles se mettent des individus2, sur le travail là encore collectif d’« enrôlement » dans cette cause qui les amène à la trouver à ce point intéressante qu’ils lui offrent en retour leur temps, leurs espoirs et parfois leur vie. C’est précisément ce que l’on a souhaité étudier.

  • 3 Les citations sont puisées dans les travaux de J. Ion. On se reportera principalement aux analyses (...)

3D’abord parce qu’aussi bien l’« humanitaire » que l’« expertise » ont acquis une légitimité telle dans le monde social et intellectuel que cette cause particulière et ce mode d’intervention spécifique ont désormais l’évidence des choses qui vont de soi et surtout qui vont sans dire, laissant dans l’ombre tout le système d’incitations ayant conduit à les montrer comme tels et à se reconnaître en eux. Faire l’histoire des catégories dans lesquelles l’humanitaire et l’expertise ont été posées et pensées est apparu comme le seul moyen de faire ressurgir ces incitations et, avec elles, ce qui a pu incliner certains acteurs sociaux à les accepter pour cadres de leur inclination active envers les autres. Ensuite, parce qu’une telle étude autorisait une autre posture de recherche et une stratégie d’enquête proche de celle de l’artisan bricoleur faisant feu de tout bois et s’appuyant sur les acquis de toutes les sciences sociales qu’ils viennent de la science politique (sociologie politique, politiques publiques) et de la sociologie (sociologie du travail et des professions, sociologie de la socialisation, sociologie des organisations…) ou d’autres disciplines (histoire, ethnologie). Enfin, parce que le changement d’échelle dans l’analyse permettait de changer de régime explicatif sur les conditions du renouvellement du militantisme en avançant d’autres hypothèses et en renversant certaines des perspectives tenues qui reposent sur des certitudes n’ayant parfois pour elles que la force de présupposés largement partagés. Ainsi en est-il du militant « distancié » qui serait apparu à la faveur d’une transformation des sociabilités militantes et des pratiques relationnelles modifiant à leur tour les « rapports entre individus et groupements » : tendant à remplacer la figure ancienne et déclinante du militant « total » car « totalement » dévoué à l’organisation qui l’a fait au point de lui sacrifier sa « vie privée », il échapperait aux appartenances primaires, aux rôles sociaux intériorisés et au « nous » collectif, protégerait sa vie privée dans ses engagements publics, mobiliserait ses compétences personnelles, créerait ses propres réseaux et, motivé par un souci d’efficacité, fonctionnerait au « contrat » à durée limitée avec le groupement auquel il décide d’appartenir, en y entrant ou le quittant à volonté3. Les principaux résultats de notre enquête n’ont pas validé ces conclusions. Il est vite apparu en effet qu’elles abritaient non seulement une vision du militantisme mais aussi un schème de pensée plus normatifs que descriptifs qui dépassaient le cas de leur auteur pour se retrouver à l’œuvre dans d’autres univers sociaux (notamment politiques) que l’univers savant. On en a une indication dans le fait que les termes utilisés pour formaliser le « militantisme distancié » sont les mêmes que ceux qu’emploient les militants pour décrire leur engagement et que ceux que mobilisent certains dirigeants syndicaux ou politiques pour s’opposer à leurs concurrents les plus immédiats. Une telle évasion hors du cadre scientifique qui vient ratifier les catégories sollicitées par les acteurs impliqués laissait à penser, en retour, que ce militant n’avait de « distancié » non pas, comme on aurait pu sociologiquement s’y attendre, une « distance au rôle » mais la distance, arbitrairement créée, avec un passé montré comme contre exemplaire. Au cœur des explications avancées : l’individualisation croissante ou le processus d’individuation réputés être remarquablement à l’œuvre dans les nouveaux engagements publics.

Le processus d’individuation : vrai problème, fausse explication

  • 4 Voir Muxel (A.), « Jeunes des années quatre-vingt-dix : à la recherche d’une politique “sans étiqu (...)
  • 5 Sur tous ces points, voir Ion (J.), La fin des militants ?, op. cit.

4Donné pour explicatif des changements survenus dans les rapports au politique et au collectif des acteurs sociaux, ce processus s’exprimerait dans les critiques de la « langue de bois », la préférence pour l’action directe et une visée d’expertise et d’efficacité, la répulsion pour l’opacité des prises de décision, pour les lenteurs bureaucratiques et leur formalisme juridique, la prédilection pour la défense, même symbolique, de certaines valeurs (la tolérance par exemple), etc. Il serait repérable dans les discours de jeunes sur la politique et l’engagement4, dans les aspirations sociales et professionnelles de nombre de salariés, dans les comportements électoraux (avec l’apparition d’un nouvel électeur « rationnel »), dans les pratiques militantes qui ne seraient plus le lieu d’un investissement « total » déterminé par des liens communautaires mais l’expression d’un engagement restreint « affranchi » des solidarités sociales antérieures et porté par un choix réfléchi pour des causes permettant aux individus de réaliser au mieux leur plus grande autonomie. Il s’incarnerait surtout dans et par le refus de toute délégation de responsabilité à des autorités hiérarchiques5, présenté comme le mode de fonctionnement essentiel des organisations traditionnelles (auquel échapperaient les nouvelles formes de militantisme) et un étouffoir aux aspirations d’autonomie individuelle de leurs membres. Entre dans cette conception du processus d’individuation un certain nombre de simplifications qui empêchent de discerner ce qui est exactement à l’œuvre dans les redéfinitions en cours des pratiques militantes. Les usages du concept tout comme les critères retenus pour en valider l’existence font ici, en effet, problème pour plusieurs raisons ; les principales sans doute sont, paradoxalement, leur cohérence explicative et leur « excès d’intelligibilité » qui, portant à confondre « les choses de la logique avec la logique des choses », rendent énigmatique l’enrôlement dans le militantisme aussi bien dans ses conditions sociales et politiques de possibilité que dans ce que trouvent en lui ceux qui s’y investissent.

  • 6 Terrail (J.-P.), Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, Paris, PUF, 1990.
  • 7 Schwartz (O.), Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990. Également (...)
  • 8 Hassenteufel (P.), « Pratiques représentatives et construction identitaire : une approche des coor (...)
  • 9 Voir Bévort (A.), « La CFDT, la désyndicalisation et la tradition syndicale française », in Chazel (...)

5Nul doute que des modifications aient affecté, depuis quelques décennies, les sociabilités, privées et publiques, des individus. Nombre de travaux étudiant les cultures populaires, par exemple, soulignent combien les groupes ouvriers ont connu des transformations dans leurs rapports entre le « je » et le « nous », liées à une évolution de leurs modes de vie (désinvestissement des lieux habituels de la classe ouvrière, travail et politique, et investissement de « nouveaux » lieux, consommation et école) dans lesquelles certains auteurs ont vu la « fin d’une culture de l’exclusion6 » ou le « désenclavement de l’existence ouvrière7 ». Nul doute encore qu’il y ait aujourd’hui montée du phénomène associatif sur des objectifs circonscrits, éclosion de causes plus individualisées et intimisées, apparition de revendications plus nombreuses au nom d’identités professionnelles « limitées8 », accroissement des difficultés pour les grandes structures collectives à mobiliser, retenir voire éviter une érosion de leurs effectifs et à articuler projet de transformation sociale et préoccupations privées des salariés9. Le « processus d’individuation » pourrait bien désigner ainsi un problème social et politique complexe. Cependant, ses multiples usages lui confèrent l’aspect d’un concept « fourre-tout » et prêt à l’emploi créditant certes les analyses d’une certaine scientificité sociologique mais délivrant des profits de connaissance d’autant plus discutables ici que s’entrecroisent constats enregistrés et jugements normatifs dans un lien tel que rien ne certifie que les derniers n’informent pas les premiers conduisant dès lors l’enquête à ne retrouver que ce que ses « postulats » y ont précédemment mis. Rien n’est moins sûr, en effet, que les revendications d’une singularité personnelle qui s’affichent publiquement soient seulement à comprendre comme des critiques des procédures de délégation et seulement à rapporter sous le terme englobant et générique de « processus d’individuation ». Rien n’est moins sûr également que la délégation ait été à ce point évidente dans le passé et qu’elle soit, en outre, la seule entrave que connaissent les acteurs sociaux à leur « autonomie » individuelle.

Retour d’anciennes analyses et disqualification récurrente du populaire

  • 10 « Nouvelles lectures du monde ouvrier : de la classe aux personnes », Genèses, 6, 1991. On reprend (...)
  • 11 Voir chapitre 1.
  • 12 Voir les textes rassemblés dans Perrineau (P.), L’engagement politique, op. cit.
  • 13 Elias (N.), La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
  • 14 On reprend ici les analyses de J. Ion qui note : « Ce qui est neuf ici, c’est aussi la nature des (...)
  • 15 Et si dans le présent continue encore à exister la manière « ancienne » de s’engager (celle de la (...)
  • 16 On peut déjà remarquer que tous les mots employés sont à la fois en vogue et piégés tant leur conn (...)

6Comme le signale Florence Weber10, un tel processus, en évoquant un progrès vers la « modernité », dote d’une valeur historiquement positive ces manifestations individuelles. En ce sens, il contient par lui-même ses propres conclusions et invite à regarder en miroir le militantisme passé comme une étape à juste raison dépassée et son état présent, marqué par le reflux des entreprises collectives, comme hautement plus préférable. Il semble d’ailleurs que ce soit justement cette connotation laudative qui soit l’enjeu des argumentations avancées aussi bien dans celles des représentants de la CFDT et de leurs proches qui cherchent à distinguer les soucis d’autonomie exprimés de l’« individualisme » censé renvoyer à l’égoïsme11 que dans les analyses savantes où sont discutées les différences, jugées importantes, entre « personnalisation », « individualisme », « autonomie », « indépendance12 ». Flou lexical reflétant la polysémie des postures observées : il est résolu dans et par une comparaison entre formes d’engagement se dénouant au détriment de l’ancienne servant en tous points de contre-exemple et de faire-valoir à la plus récente. L’évolution temporelle s’apparente alors à un véritable saut qualitatif faisant passer de l’ombre à la lumière au prix cependant, si l’on suit les analyses de Norbert Elias traitant de la genèse de l’« homme moderne13 », de faire perdre au processus sa profonde ambivalence, sa différence de significations suivant les fractions sociales qu’il touche et surtout son inscription dans la longue durée et non dans le temps court de quelques années (on ne sait d’ailleurs pas toujours très bien la situation exacte du passé qui fait référence : 10 ans ?, 15 ans ?, 20 ans ?, un siècle ?). Tout indique, dans les usages actuels, une forme de routinisation de la notion au profit d’un diagnostic sur le changement social et d’un pronostic sur sa direction future. Se focalisant sur les différences entre hier et aujourd’hui et ignorant les continuités, les points de ressemblance voire les invariants entre des engagements distants historiquement, cette posture légitime des attitudes présentes jugées « inédites » contre celles supposées qualifier le passé et joue sur des oppositions tranchées entre engagement « total » ancien et engagement actuel « distancié », univers fermé sur ses liens communautaires et univers ouvert aux relations sociales, anonymat et personnalisation, langue de bois et volonté de transparence, rapport de forces et idéalisme pragmatique14, atome anonyme et acteur en mouvement, qui ne laissent pas d’étonner15 comme façon de procéder, type d’explication apportée et vision de la réalité sociale véhiculée16.

  • 17 Sur l’importation de Weber en France, voir Pollak (M.), Max Weber en France. L’itinéraire d’une œu (...)
  • 18 Voir Touraine (A.), La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978.
  • 19 Voir Reynaud (E.), « Le militantisme moral », in Mendras (H.) dir., La sagesse et le désordre, Par (...)
  • 20 Bidou (C.), Les aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, PUF, 19 (...)
  • 21 Sur tous ces points voir l’introduction éclairante de la thèse de M.-H. Lechien, Pratiques humanis (...)
  • 22 J. Ion récuse ainsi, pour qualifier le « militant distancié », le terme de « militant moral » qu’i (...)

7À lire les démonstrations et les conclusions sur les nouvelles formes de militantisme, l’impression est tenace que ce champ/contrechamp procédant par plans quelque peu panoramiques (on passe de la IIIe République, sans précision de dates, à la situation actuelle) manifeste le retour, sous une forme renouvelée, des analyses anciennes sur les « nouveaux mouvements sociaux », dont nombre de leurs auteurs étaient et sont encore proches de la CFDT. Leur enjeu était double, intellectuel et politique. D’une part tenter de déclasser le marxisme qui, dans les années 1960-1970, dominait dans les sciences sociales, stratégie qui en rencontrait d’autres, éparses, portées par le souci de redonner leur place aux individualités historiques (résurrection d’un Tocqueville « individualiste méthodologique » avant l’heure, importation et traduction par l’intermédiaire de Raymond Aron d’un Weber, débarrassé de son économisme au profit de sa sociologie de l’histoire, les deux auteurs étant joués contre le durkheimisme et le marxisme jugés trop insistants sur les déterminations collectives qu’elles soient holistes ou de classes17). D’autre part, trouver un mouvement social capable de prendre la relève du mouvement ouvrier18 en le recherchant dans d’autres catégories sociales (OS, immigrés, femmes) que celles défendues par la CGT ou le PCF et dans des enjeux non politiques mais « culturels » et « inédits » (régionalisme, féminisme, mouvements antinucléaires, luttes contre les institutions « totales » – prison, armée, hôpital psychiatrique). Le « militant moral19 » naissait dans le prolongement de ces tentatives de disqualification des formes traditionnelles (et ouvrières) d’engagement, se fixant sous les traits de membres des classes moyennes en ascension et éduqués : « aventuriers du quotidien20 », s’investissant dans des associations plutôt que dans des partis politiques ou des syndicats, leurs engagements étaient plus restreints, « plus faciles à donner ou à reprendre », fondé sur un accord « parcellaire » qui remplaçait « la démarche globale d’adhésion », obéissait à la quête d’une efficacité et travaillait les valeurs et les représentations21. Le militant « distancié » lui emprunte, sans le dire, la plupart de ses caractéristiques, la « morale » et la caractérisation sociale en moins22, ce qui en permet la généralisation.

  • 23 Par exemple est évoqué le « militant » comme « figure modélisée » de l’engagement en déclin et non (...)
  • 24 Un « mouvement social » est un mouvement placé au cœur des contradictions sociales. Pour parvenir (...)
  • 25 Ainsi avant de donner la définition pour le moins particulière du « militant » citée plus haut, J. (...)
  • 26 Voir l’introduction et le chapitre 1, « L’engagement militant », in Ion (J.), La fin des militants (...)

8Dans le portrait contre exemplaire qui est dressé du militantisme ancien, c’est bien une interprétation du monde populaire et de ses rapports au politique qui est sous-jacente ; mais elle est rendue d’autant moins perceptible que celui-ci n’est jamais nommé comme tel, qu’elle fonctionne par évidences savantes tacitement admises23 et par omissions. L’interprétation s’effectue ici en abandonnant toute prise en compte de la conflictualité sociale et politique (qui était au cœur des travaux d’Alain Touraine et de son équipe24 ou de la recherche d’Emmanuelle Reynaud) : on ne sait rien, par souci d’« objectivité », des luttes internes et externes aux organisations pour la définition de la représentation – qui a droit à parler au nom du groupe, quelles compétences doit-il posséder ? – ou pour la définition de l’action à accomplir – au nom de qui, de quoi, dirigée vers qui, contre qui ? –, luttes qui pourtant sont constitutives de la réalité du militantisme et de la légitimation sociale de ses conceptions25. Cette interprétation s’accomplit aussi « logiquement » en passant à la trappe la plupart des études sur le monde ouvrier d’hier et d’aujourd’hui, ses conditions d’existence, ses manières de comprendre la politique, de s’y situer et de s’y retrouver. Le geste ne susciterait aucune émotion particulière (juste un intérêt amusé devant ce qui est sélectionné dans la bibliographie) si, précisément, il n’invalidait pas la plausibilité sociologique de la démonstration. En effet, alors que la comparaison historique porte sur la variation des rapports à la politique et des pratiques d’engagement, les seuls critères privilégies sont les structures formelles des groupements militants (organigramme, organisation juridique, libellé officiel – « associations », « syndicats », « clubs », etc.) et les activités accomplies au sein de l’organisation et coupées du reste du monde, autorisant ainsi une réflexion générale sur l’histoire de « l’idéal associationniste de la loi de 190126 ».

  • 27 Pour une analyse de ces approches et leurs impasses, voir Collovald (A.) et Sawicki (F.), « Le pop (...)
  • 28 Dont l’une des formes élémentaires consiste à mesurer toutes les pratiques à l’aune des normes du (...)
  • 29 Sur ce point, voir Grignon (C.) et Passeron (J.-C.), Le savant et le populaire. Misérabilisme et p (...)

9Le tableau dépeint est alors tout d’une pièce, à l’égal sans doute des hommes et des femmes qui appartiennent à cet univers social. Ressemblant à une condamnation (certes euphémisée car souterraine et détournée) des formes d’intervention populaires sur la scène publique davantage qu’à une explication compréhensive27, il interdit de percevoir que ce qui était en jeu dans leurs actions collectives concernait bien une revendication d’autonomie personnelle mais sous une autre forme que celle aujourd’hui célébrée. On en voudrait pour preuve un certain nombre d’oublis qui, en plaçant en angle mort de l’analyse les problèmes de domination sociale et politique28 ou de situation concrète d’existence, évitent une précision d’importance : que les groupes populaires se sont trouvés et se trouvent encore du mauvais côté des rapports de force. Or, à ne pas en tenir compte, on se prive de comprendre les modalités de leur engagement et la signification particulière de leurs aspirations qui tiennent à l’ambivalence de leurs pratiques sociales : ni seulement dominées ni seulement autonomes mais les deux à la fois29. On se prive par là même de rendre raison du mécanisme de délégation prévalant dans leurs organisations politiques et syndicales en ne montrant pas qu’il obéissait à des stratégies et pratiques de représentation dans lesquelles se jouaient bien d’autres choses que la seule sujétion à des directives venues d’en haut.

L’autonomie par la délégation

  • 30 Traduction du concept d’«Eigen-sinn » proposé par A. Lüdtke pour penser les comportements ouvriers (...)
  • 31 Sur cette notion, voir Weber (F.), Le travail à côté, Paris, INRA/Éd. de l’EHESS, 1989 ; Pialoux ( (...)
  • 32 Voir Lüdtke (A.), « La domination au quotidien », Politix, 13, 1991, p. 74.
  • 33 Voir Hoggart (R.), La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 ; Schwartz (O.), « Sur le rapport des (...)
  • 34 Protection morale qui s’exprime dans la résistance aux titulaires de savoirs légitimes et qui mani (...)
  • 35 L’ensemble des travaux de M. Pialoux abordent d’une certaine façon cette question, voir entre autr (...)
  • 36 Par exemple, Retière (J.-N.), Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier breton (1909 (...)
  • 37 Voir Pudal (B.), Prendre parti, Paris, Presses de Sciences Po, 1989.
  • 38 Sur ce point, voir Matonti (F.), « Les intellectuels et le Parti : le cas français », in Dreyfus ( (...)

10Oubliée cette forme particulière du « sens de soi30 » ou de la « dignité personnelle31 » qui se révèle dans des activités de détournement du temps et de l’espace pour soi-même et qui « insiste sur un élément intérieur et aussi personnel que l’individualité qui permet de s’approprier, dans la pratique, des exigences « d’en haut ou de l’extérieur » et qui, en même temps, s’y soustrait32 ». Oubliée cette protection morale que constitue le « quant-à-soi » populaire fait de réalisme pratique, de scepticisme et de défiance à l’égard de toute élite sociale (même la plus indigène souvent soupçonnée de « trahir » ou de « profiter »)33 poussant davantage à l’indifférence, à l’attention à éclipse pour la politique et à la délégation retenue qu’à la remise de soi totale, à l’engagement temporaire, occasionnel ou velléitaire plutôt que permanent34. Oublié le fait que c’était d’abord cette réalité-là qu’affrontaient les militants les plus professionnalisés ou les dirigeants et avec laquelle ils devaient composer35 et qu’ainsi la remise de soi était surtout un discours ou un rêve d’institution avant d’être une expérience réelle qui ne concernait qu’une petite minorité active. Oublié encore que l’engagement « total » n’est ni une fatalité ni une attitude (ou un atavisme) propre aux classes défavorisées déterminée par leur insertion « communautaire » mais le résultat de conditions sociales et historiques spécifiques travaillées par une organisation pour fidéliser politiquement et retenir socialement ses membres36, qu’en tant qu’il engageait une fermeture des relations sociales, leur disciplinarisation et leur bureaucratisation, il constituait d’abord un des enjeux des affrontements pratiques et symboliques entre les membres du parti37. Qu’à ce titre, ce type d’organisation n’a réussi à s’imposer que là où il a rencontré des aspirations populaires préconstituées à la fois compatibles avec son projet collectif et véhiculées par les associations et syndicats ouvriers (et paysans) et que dans certaines conjonctures des intellectuels même parmi les plus grands (et donc réputés les plus autonomes) ont été captivés par lui (dans tous les sens du terme)38.

  • 39 Comme le montre très bien G. Noiriel, une des raisons de l’érosion des organisations communistes s (...)
  • 40 Sur les pratiques de lecture de femmes de catégories populaires dans lesquelles joue à plein cette (...)
  • 41 Pratiques que l’on retrouve ailleurs dans par exemple les présentations de sa vie personnelle à l’ (...)
  • 42 On peut en trouver une indication dans les procédures extrêmement sourcilleuses de sélection des c (...)

11Oublié aussi que l’anonymat n’est pas lié à un manque de relations sociales, une absence de compétences personnelles ou encore aux formes « illimitées » de l’engagement consenti ou de mobilisation du nombre mais qu’il est surtout l’un des produits d’une éthique particulière, issue des conditions de vie et exploitée par l’organisation militante39, qui, en posant en norme légitime de comportement de trouver son salut dans le collectif et non dans ses seules forces, érige le refus de toute distinction personnelle en signe d’appartenance au groupe et fait intérioriser comme plaisirs indus ou pratiques illégitimes des activités ou des présentations de soi individualisées marquées du sceau « des autres40 ». Oublié alors que cet anonymat était une représentation politique de soi jouant de l’effacement de sa personne derrière le poste occupé41, contrainte historiquement et socialement, qui ne renseigne en rien sur la manière effective dont le rôle était rempli et sur les ressources individuelles qu’il sollicitait42 (à moins de prendre pour la réalité ce qui est image endossée).

  • 43 Il faut un regard bien lointain et réducteur pour ne voir dans les revendications « matérielles » (...)
  • 44 Sur ces points, voir Offerlé (M.), « Illégitimité et légitimation du personnel ouvrier en France a (...)

12Oublié ainsi que le projet de tout militantisme ouvrier n’était pas la lutte sociale pour elle-même (ou encore pour l’obtention de biens matériels) mais grâce à elle, à la puissance du nombre et à une autoreprésentation affirmée, la défense d’une cause (lutter contre les injustices sociales, défendre les plus démunis, plaider pour la « classe ouvrière ») et la conquête d’une émancipation contre les élites installées et contre des conditions d’existence aliénant la pensée et détruisant moralement43, visées d’autant plus motivantes qu’elles transcendaient les biographies personnelles et les distances culturelles ; que grâce à ce militantisme se trouvaient créées les conditions d’une dignité retrouvée permettant de combattre efficacement la mésestime de soi et les images stigmatisantes nées de la confrontation avec les groupes sociaux dominants, d’acquérir le sentiment d’avoir des compétences à opposer aux autres (à la base de toute acquisition de compétences techniques et spécialisées) et l’autorisation sociale à les posséder réalisant, par là même, une sorte de « libération cognitive » rendant possible la prise de parole individuelle et collective dans l’espace public. Oublié enfin que les formes prises par l’engagement (remise de soi, délégation, discipline et bureaucratisation de l’organisation) constituaient la solution trouvée (ni naturelle ni choisie) pour réassurer de façon permanente, souvent au prix du retournement du stigmate, une identité valorisée, indissociablement individuelle et collective, que cette solution gérait et contrecarrait à la fois la logique dominante qui régit l’accès et le maintien dans le champ politique et qui fonctionne plutôt à l’exclusion et la relégation des sans-grade44.

  • 45 Voir Lagroye (J.), « Change and Permanence in Political Parties », Political Studies, 3, 1989. Par (...)
  • 46 Ce qui conduit à traiter les organisations comme des entités réifiées, Offerlé (M.), Les partis po (...)
  • 47 Il suffit, par exemple, de se reporter aux travaux sur le syndicalisme des années 1970 tels ceux d (...)

13Si ces omissions facilitent bien une démonstration pensée en termes d’avancée vers la modernité et de progression vers une plus grande liberté individuelle et maîtrise de son destin, c’est ainsi au prix d’une erreur de perception liée ici à la visite impatiente d’un passé plus que virtuel. Le standard historique dont on est censé s’éloigner ne possède pour consistance que celle d’une fiction rétrospective qui tire son existence non d’une réalité concrète mais des regards projetés sur elle depuis aujourd’hui : regards lointains faisant sortir des perspectives d’enquête l’analyse de la construction sociale des organisations et du travail de mobilisation et de représentation qui s’y opère, en voyant des permanences là où se jouent des changements incessants45, une cohérence là où règne l’hétérogénéité sociale et politique, une similitude entre représentants et représentés là où existent des écarts sociaux, culturels, politiques biographiquement contrôlés, la monotonie d’un fonctionnement par délégation là où s’exercent des interactions multiples, visibles ou invisibles, faites de concurrence et coopération entre les groupes et les individus qui y participent46. Par contre coup, une telle vision permet de requalifier à la hausse des comportements (refus ou impossibilité de s’investir durablement, attachement instrumental au groupe mobilisé) qui existaient dans le militantisme ouvrier mais étaient et sont au contraire discrédités47 et dissocie sous l’angle social et politique des pratiques qui, bien souvent, font communier entre eux des groupes que tout oppose par ailleurs.

La nouveauté : une ressource politique pour prétendants

  • 48 Voir par exemple M. Ostrogorski préconisant de substituer aux partis omnibus des organisations ad (...)
  • 49 Pour l’analyse d’une de ces controverses, voir Garrigou (A.), « Le secret de l’isoloir », Actes de (...)

14En évitant de situer historiquement le contexte social, politique et mental dans lequel des comportements s’inscrivent, l’explication par le processus d’individuation masque alors un double phénomène. La nouveauté est moins à rechercher dans l’effectivité de pratiques personnelles inédites d’engagement que dans les invocations dont elle est l’objet (qui elles n’ont rien de véritablement nouveau). Le succès que connaît la rhétorique de l’« autonomie personnelle » enregistre moins l’indépendance conquise par les individus qu’il n’exprime une transformation des modes de domination sociaux et politiques. Quelles sont les raisons sociales qui incitent divers interprètes et protagonistes de la vie politique à construire la « nouveauté » comme catégorie à travers laquelle percevoir les engagements accomplis ? Qu’est-ce qui se joue dans le fait de présenter comme inhabituelles les réticences à un engagement durable observées ou les aspirations à s’affirmer personnellement et comme une « novation inventive » le remplacement du militantisme politique ancien par des associations composées de bénévoles volontaires ? Les réponses se trouvent, sans doute pour partie, dans la possibilité de tenir de nouveaux discours sur la politique et ses acteurs et, grâce à eux, de faire tacitement de la comparaison avec le passé un procédé de disqualification des organisations ouvrières ou populaires encore présentes dans le jeu politique. Ne concevoir l’autonomie individuelle qu’en opposition avec la délégation à un collectif et éluder les enjeux politiques qu’elles recouvrent autorisent et valident, en effet, de nouvelles critiques à la fois intellectuelles et politiques. La principale consiste à ne poser aux anciennes organisations (dont certaines sont toujours en vie politique) que des questions portant sur leur mode de fonctionnement interne, leur degré de transparence et de démocratie et ce, sous l’angle de leur bonne « expertise » ou de la « bonne » capacité des responsables à représenter les intérêts du groupe. Or ces questions sont précisément celles qui se posent aujourd’hui dans le monde politique. Étrange destinée des controverses qui paraissent toujours devoir se rejouer à intervalles réguliers : c’étaient déjà des questions relativement semblables qui étaient opposées au tout début du siècle aux organisations ouvrières par leurs adversaires libéraux48 qui s’érigeaient contre la professionnalisation politique qu’elles impulsaient ou contre (mais c’était souvent la même inclination) l’irruption en politique d’un personnel « incompétent », peu convenu et convenable socialement qu’elles permettaient49.

  • 50 Confondant comme l’écrit P. Veyne, les rationalisations d’aujourd’hui avec les représentations con (...)
  • 51 Sur les dangers pour l’analyse d’une représentation « crisologique » du monde, voir Dobry (M.), «  (...)
  • 52 On ne peut développer ici mais juste remarquer que cette vision et cette posture d’experts en démo (...)
  • 53 Recours à des experts (même si bien sûr ce ne sont pas les mêmes) qui est généralisé à toutes les (...)
  • 54 Voir par exemple le livre de discussion collective, Association, démocratie et société civile, Par (...)

15La variation du contexte modifie cependant la forme du débat : les termes dans lesquels les organisations sont interrogées sont des termes anachroniques qu’elles n’auraient pu connaître et reconnaître50, des formules à mettre au compte de la double conjoncture intellectuelle et politique d’aujourd’hui. Les commentaires sur la « crise de la représentation politique », sous l’effet supposé des « scandales », des « affaires » ou de l’impuissance des hommes politiques établis à juguler la montée d’une extrême droite revigorée et de « populismes » menaçant la stabilité de la démocratie ou de la République, ont placé sur les agendas respectifs d’une fraction du monde politique et du monde intellectuel et scientifique, le problème de la réforme de l’univers politique et de sa reconquête d’une légitimité perdue par le retour à une « véritable démocratie ». Conjoncture « alarmiste » voire « crisologique51 » tant les dangers évoqués sont multiples, elle invite d’abord à juger avant de comprendre pour mieux montrer son « extériorité » à tous ces phénomènes de discréditation de la politique établie. Elle encourage ainsi, dès lors qu’il s’agit d’observer le jeu politique et ses acteurs individuels et collectifs, à endosser, en toute légitimité, une posture surplombante d’« experts en démocratie52 » développant une vision d’« administrateur » moral où ce qui compte est de repérer la « bonne » prise en compte des individus et de leurs opinions et la « bonne » performance manifestée par les responsables politiques. Une telle conjoncture détermine aussi les hommes politiques ou les syndicalistes à exprimer leur concurrence interne et externe dans un langage similaire (délibération interne contre procédure électorale, démocratie directe contre mandat octroyé, démocratie locale ou de proximité contre démocratie représentative) et à le concrétiser en recourant à des experts « externes » de toutes sortes53 et à des procédures de « gestion de l’opinion » – sondages et référendum internes, sollicitation accrue des adhérents et plus simplement des militants, « tourniquet » ou rotation des places, valorisation du rôle des associations censées incarner la « société civile » et intégration de celles-ci (quitte parfois à susciter la création de certaines) dans les procédures de décision54.

  • 55 Voir par exemple les travaux de P. Rosanvallon sur l’histoire intellectuelle de la démocratie. Par (...)

16Sans doute est-ce la principale modification d’avec les controverses anciennes : la volonté généralisée de se montrer « désimpliqué » non seulement du jeu politique mais aussi du politique entendu comme l’ensemble des activités sociales ayant des effets sur la politique. Manifestant les contraintes nouvelles pesant sur les postures interprétatives à adopter pour faire autorité, elle signale aussi l’élévation du seuil d’accès à la parole et l’intervention politique qui s’est produit dans le cours du temps. La revendication d’un tel désencastrement politique des discours, des analyses et des actions sociales trouve en effet ses expressions moins dans la remise en cause directe (et directement intéressée politiquement) de la démocratie que dans des tests « savants » d’autres définitions de celle-ci (« démocratie délibérative », « démocratie des compétences », « démocratie moyenne », « démocratie du public » ou « démocratie de proximité » contre « démocratie représentative55 »), moins dans la critique immédiate de la professionnalisation politique ou de la représentativité sociale que, à travers la question « neutre » des compétences techniques à mobiliser pour être habilité à intervenir dans le jeu politique, dans celle de sa réorganisation et refondation. Les enjeux se sont ainsi quelque peu déplacés : s’il s’agit bien toujours de la question de la domination politique, de qui a droit à l’action et à la parole politiques, c’est désormais d’une manière qui l’occulte, sous la forme dépolitisée et euphémisée de l’expertise à posséder, ou de qui a capacité à dire le monde social et agir sur lui et pour ne concerner que les élites politiques déjà établies et non des candidats à l’entrée sur la scène politique (autre différence notable avec les débats du début du siècle).

  • 56 Sous des formes moins inattendues et plus prévisibles qu’il ne le semble. Par exemple, J. Ion note (...)
  • 57 Voir sur ce point Gaxie (D.) et Offerlé (M.), « Les militants syndicaux et associatifs au pouvoir  (...)

17La question des nouvelles formes d’engagement est ainsi une préoccupation qui circule dans différents univers apparemment disjoints ; elle risque bien alors d’être une question faite pour la pratique politique et non pour l’analyse compréhensive et de s’évader toujours, quitte à y revenir56, du secteur scientifique pour rejoindre la sphère politique où le projet de remaniement interne de l’ordre politique est avancé par des prétendants à l’autorité politique contre les responsables en place. On comprend alors qu’elle intéresse au-delà du cercle restreint des chercheurs et au premier chef ceux qui tentent de « tout changer pour tout conserver » tant la « nouveauté » devient, conjoncturellement, une ressource politique élargie. Critiquer, même implicitement, les formes anciennes de l’engagement militant revient, en effet, à contester l’une des voies de formation d’une fraction des responsables politiques actuels (appartenant surtout à la gauche) par laquelle ont été acquis des compétences, savoirs, savoir-faire et ressources personnels et appropriées des ressources collectives constitutives de leur légitimité à représenter autrui. C’est aussi attaquer l’une des modalités d’obtention d’une autorisation sociale à participer et faire de la politique puisque ces hommes politiques anciennement militants sont issus en très large part de milieux sociaux sinon populaires du moins plus modestes que ceux des autres élus. C’est enfin décrier l’une des manières de prendre en charge les intérêts sociaux et de les porter sur le devant de la scène publique. Si ce type de formation à la carrière politique a connu un succès emblématique en 1981 lors de l’alternance à la tête de l’État tant il paraissait chasser les énarques du pouvoir et avec eux, une manière déconnectée et partiale de penser les problèmes sociaux, depuis, sa valeur symbolique et politique semble s’être fortement érodée sans doute d’abord parce qu’elle n’a jamais été totalement assurée57. Avec elle s’efface un des marqueurs pratiques visibles des camps politiques en présence qui dessinait une frontière entre droite et gauche et rendait improbables des alliances, des échanges et des déplacements entre ces deux univers. Si les modifications longues des filières d’accès aux postes de responsabilité et si le surgissement et la persistance du FN dans le jeu politique n’ont pu que participer à la recomposition des enjeux de position et de prises de position, reste qu’une vision déconsidérant les temps anciens pour mieux chanter les temps nouveaux en matière de militantisme contribue, en épousant celle des discours invoquant la fin du clivage droite-gauche, à brouiller les démarcations politiques et à accréditer des stratégies de conciliation entre des lignes idéologiques auparavant inconciliables.

Le changement du statut de la personne

18Conflit éminemment politique des légitimités par lequel s’opposent et sont opposées ressources individuelles et ressources collectives : on voit mieux combien il risque d’être une rivalité entre générations politiques, c’est-à-dire entre des hommes politiques formés dans des états différents du monde social et politique où le passage de plus en plus fréquent par l’ENA ou les grandes écoles a créé des aspirations à faire reconnaître ses titres, ses diplômes et ses compétences techniques contre ceux qui ont gagné leur position par la longue voie du « rattrapage social » et du lent gravissement des échelons au sein des organisations partisanes. On voit mieux aussi combien, à travers les « titres à parler en politique » (en son nom propre ou au nom d’un collectif), se jouent des conceptions différentes de la représentation à donner des problèmes sociaux tout aussi « militantes » l’une que l’autre mais dont la plus récente avance sous la bannière de la scientificité et de la technicité. On voit mieux encore combien ce conflit ne peut qu’appeler à intervenir tous ceux sous les regards desquels il se joue et qui, le déchiffrant à travers le prisme de leurs propres enjeux, traduisent et retraduisent cette compétition selon un schème qui engage la conception qu’ils se font d’eux-mêmes.

19Or précisément, la « rhétorique de la personne » a gagné, selon des voies et pour des raisons différentes, nombre de secteurs sociaux et d’abord ceux de la politique et du journalisme les plus capables, parce que les plus puissamment organisateurs des idéologies, de l’imposer comme catégorie légitime de compréhension du monde ; elle a d’autant plus de chances d’être acceptée qu’elle rencontre, chez des groupes sociaux élargis, des prétentions à devoir tout aux « capacités personnelles » et à se montrer « libres et indépendants » (intellectuels, journalistes, experts, énarques, autodidactes, individus et groupes en ascension sociale, personnalités politiques, etc.). La réorganisation des compétitions politiques plaçant au centre des calculs et des stratégies la représentation que donne de lui le leader de chaque parti, les usages de la biographie et l’autobiographie en politique, la multiplication des sondages de « popularité », de commentaires journalistiques faisant de la « personne » de l’homme politique le principal indicateur des idéologies défendues et des lignes d’action suivies par son organisation « individualisent » les concurrences politiques et leurs diverses analyses. Ce cadre mental qui valorise la personne et les compétences personnelles de l’homme politique au détriment de ses ressources collectives entre en résonance avec ce qui se passe dans d’autres univers sociaux : journalisme où l’accentuation du vedettariat télévisuel et la figure imposée du « grand journaliste » inclinent à la même propension ; diffusion d’une nouvelle culture psychologique au sein de différents métiers (métiers du travail social ou des professions sanitaires) jusqu’à ceux de l’entreprise où l’introduction de techniques de participation et de gestion individualisée du personnel (individualisation des revenus, des carrières et des postes) modifie dans le sens d’un allégement des lignes hiérarchiques les modes de commandement, fait des compétences professionnelles l’unique moteur apparent de la réussite et oblige les salariés à une autoévaluation constante de leur travail personnel ; idéal méritocratique de plus en plus largement partagé sous l’effet de la démocratisation de l’école, de l’exposition prolongé au système scolaire et de l’intensification de la compétition qui s’y joue.

  • 58 Selon un processus que l’on peut repérer dans les usages politiques de la biographie ou les usages (...)
  • 59 Schème binaire qui, ne prédisposant pas à l’analyse des processus sociaux et historiques concrets (...)

20Dès lors comment ne pas penser que ce n’est pas seulement la frontière entre privé et public qui s’est déplacée ou que ce n’est pas une tentative de « protéger son rôle privé » par rapport au « rôle public » qui est à l’œuvre dans les « nouvelles formes d’engagement » mais plus largement une redéfinition du statut même de la personne ? De réalité individuelle, celle-ci est devenue un signe politique par lequel les ressources individuelles (compétences, savoirs, savoir-faire) sont de plus en plus perçues et utilisées comme des ressources collectives en puissance58 de telle sorte que le « privé » (biographie, goûts personnels, loisirs, entourage familial, amitiés, voisinage, etc.) entre désormais dans la définition des rôles publics pour devenir une dimension de l’excellence statutaire du « bon » représentant politique, du « bon » militant ou du « bon » salarié professionnel. La « personnalité » est ainsi l’objet tout à la fois d’une mobilisation incessante de soi et d’un contrôle étendu, soumis à des surveillances et des contraintes croisées. Nécessitant un travail de systématisation et de mise en cohérence pour se mouler dans les formes publiques attendues, sa mise aux normes suppose des savoirs sociaux et des possibilités tactiques très inégalement répartis. L’opposition toute politique entre ressources individuelles et ressources collectives sur laquelle jouent, sans s’en expliquer, les usages de la notion de processus d’individuation participe alors à sa manière d’une stratégie plus ample qui vise à agir sur les catégories de perception de la réalité pour les modifier ; venant masquer les contraintes nouvelles qui s’exercent sur les acteurs sociaux pour accéder à l’existence publique et qui sollicitent un élargissement et une élévation de leurs compétences sociales et politiques, elle masque, en même temps qu’elle redessine, des lignes de front hiérarchiques qui excluent, relèguent ou ratifient et cooptent, selon un cens devenu flou. Une double occultation se produit qui, en forçant l’analyse à « sauter » quelques investigations, aplanit le monde social en le vidant de tous les pouvoirs sociaux et politiques qui l’ordonnent et consolide un schème interprétatif moral aux déclinaisons binaires multiples (avant/maintenant, ancien/nouveau, individuel/collectif, inédit/routinier, archaïque/moderne, structure sociale/réseaux, etc.)59.

  • 60 On ne peut trouver qu’étonnamment curieux de voir cité dans le travail de J. Ion (La fin des milit (...)
  • 61 Dans le texte d’E. Reynaud sur le « militantisme moral » par exemple était dénoncée la dépossessio (...)
  • 62 On peut ici reprendre les analyses d’E. Freidson sur la profession médicale. S’inspirant de l’« in (...)

21Occultation du fait que les ressources individuelles sont essentiellement des ressources collectives réappropriées sur un mode personnel et sont alors esquivées des interrogations sur l’ensemble des ressources dont les acteurs disposent, sur les différents lieux où ils les ont acquises, sur ce qui les incite à et les rend capables d’adopter un mode personnel de présentation de soi, sur les opportunités sociales et politiques qui leur sont offertes pour le faire jouer, sur la valeur de celui-ci dans un contexte historique et politique précis, bref des interrogations qui obligent à quitter l’individu pour étudier tous les « autres » (individus et institutions) avec lesquels il est en relation d’interdépendance. Occultation encore, on l’a vu, sur ce qui est au principe de cette opposition actuelle (la concurrence entre prétendants et établis pour la domination politique) et surtout de ce qui se joue à l’occasion de leur concurrence « fermée » : la réduction de la représentation politique soit à la simple délégation (critiquée) soit à la seule compétence technique (valorisée). Se trouvent mises entre parenthèses, comme si cela allait de soi, ses deux autres facettes, celles qui renvoient à la prise en charge et à la mise en forme des intérêts sociaux, à l’identification aux autres et des autres et qui relèvent, si l’on suit Weber, de la double éthique du professionnel de la politique, éthique de conviction et éthique de responsabilité inséparables l’une de l’autre et indissociablement liées entre elles pour le faire vivre « pour » et « de » la politique. Si le déplacement des enjeux, repéré précédemment dans les controverses contemporaines, tend ainsi à effacer les concurrences politiques qui impulsent une telle redéfinition de la représentation politique, il instaure également une clôture des points de vue sur l’action politique faisant de celle-ci un problème « technique » de compétences : autonomisée radicalement des autres activités sociales, elle est, une fois ôtée son inscription dans le monde social, rendue indépendante des enjeux sociaux qui l’animent60. Représenter les autres devient la ratification des performances et savoirs personnels détenus et non une habilitation sociale et politique à parler en leur nom. Si s’opère ainsi sur le mode étiologique du « cela va sans dire » une relégitimation vigoureuse du rôle de l’expertise, elle s’accomplit à la fois dans et grâce à la mise à l’écart des « autres » au service desquels l’action sociale ou le militantisme s’accomplit61, dans et grâce à l’évacuation des luttes entre groupes concurrents pour l’accession à la parole politique légitime62 : en quelque sorte en faisant oublier qu’elle s’inscrit dans un travail collectif et diversifié de délégitimation des modes politiques d’action et de mobilisation sociales.

22Sont, dès lors, rendues impertinentes des enquêtes sur la construction publique des causes défendues (à la fois chez les experts où elles sont présentées comme allant de soi et chez les militants où elles sont oubliées), sur les « motivations » qui inspirent ceux qui s’engagent ou ne s’engagent pas (comme sur celles de ceux qui les critiquent), de ce contre quoi et pour quoi ils se mobilisent ensemble ou refusent de le faire. Or, on l’a vu, ce sont précisément des questions que soulève tout engagement politique en général et l’engagement humanitaire plus particulièrement. Il y a plus : en se désintéressant des significations dont les militants investissent leurs actions en direction des autres et ainsi des modes sur lesquels ils vivent et pensent leurs dévouements, c’est tout le système de preuves avancées pour attester l’existence d’un « militant distancié » qui se trouve ébranlé puisqu’est évacuée toute analyse des conditions de genèse et de durabilité des nouvelles pratiques militantes.

L’engagement « distancié » ou les reconversions militantes oubliées

  • 63 Selon les catégories de C. Grignon et J.-C. Passeron in Le savant et le populaire, op. cit.
  • 64 Sur cette question des modes de constitution des « opinions », voir Gaxie (D.), Le cens caché, Par (...)
  • 65 On peut rappeler à la suite d’A. Hirschman que le mécontentement (ou la voice) n’est pas synonyme (...)

23L’analyse dont le modèle de l’engagement distancié est la conclusion, déjà infidèle à l’« histoire réelle », autorise, grâce au jeu de miroir inversé qui lui sert de fil conducteur, à alterner les regards portés sur les situations passées et présentes, à passer de l’une à l’autre du « misérabilisme » au « populisme63 » et, ce faisant, à généraliser, sur la base de l’apparente identité de leur formulation, l’aspect positif des revendications actuelles d’autonomie personnelle à tous les groupes sociaux. C’est le second inconvénient majeur du processus d’individuation tel qu’il est ici employé car rien ne permet d’affirmer par avance que tous prêtent le même sens à l’« autonomie », que les modalités de constitution de ces opinions sur soi et sur le collectif soient identiques64, que celles-ci recouvrent la même réalité pratique ou encore que le refus de s’engager dans les structures syndicales ou politiques existantes soit la conséquence d’un mécontentement à l’égard des procédures de remise de soi65. En ne distinguant les militants et les engagements qu’ils empruntent que sous le seul angle de la plus ou moins forte délégation d’autorité, disparaît la prise en compte des rapports différenciés à l’engagement, au militantisme, au politique et à la cause défendue comme si l’activité experte ne pouvait appeler qu’une même et unique motivation à l’expertise ou l’humanitaire qu’un rapport humaniste au monde.

Une indifférence aux différences

  • 66 Passeron (J.-C.), Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Pa (...)
  • 67 Les études portant sur les biographies et leurs usages montrent cette possible plasticité, sous co (...)

24Il y a comme une étrange absence d’investigation sociologique sur ce que ces discours et attitudes veulent dire et sur ce dont ils témoignent concrètement aussi bien au regard des investissements passés que de la situation présente et à venir de ceux qui les tiennent. C’est, ici, tout le processus de construction biographique, à la fois objectif et subjectif, dans lequel intervient l’implication militante qui se trouve effacé. En effet, s’il est vrai comme le disait Marc Bloch que « tout témoin a besoin d’un état civil », la recommandation paraît ici prise au pied de la lettre. Les précisions fournies sur les acteurs sociaux observés relèvent de ces indicateurs omnibus de la sociologie « normale » proches de ceux retenus dans les CV administratifs – âge, sexe, statut professionnel – ne livrant que des informations parfois « trompeuses », toujours minimales sur leurs pratiques sociales et le sens de soi et des autres qui les organise. « Trompeuses » non parce qu’elles mentiraient mais parce qu’elles contiennent, si l’on se reporte aux réflexions de Jean-Claude Passeron sur les formes de raisonnement naturel66, l’erreur méthodologique de l’empirisme sociologique. Rien n’assure avant un examen des interrelations dans lesquelles ils sont pris que ces attributs sociaux soient les plus pertinents, c’est-à-dire dotés d’une efficacité explicative des comportements adoptés (et pas tout simplement le fait d’être un militant doté d’un long passé politique). Ensuite, comme toutes les caractéristiques sociales, ces attributs sont largement ambivalents ; d’une part leur valeur se « fixe » et varie conjoncturellement suivant le système de relations concurrentielles dans lequel ils s’insèrent et d’autre part leur « objectivité » apparente peut masquer d’autres modalités sociales plus implicites de formation des attitudes publiques (pente et célérité des trajectoires sociales). Enfin, constitutifs de l’identité sociale des individus, ils peuvent être différemment « joués » par chacun d’entre eux en fonction de stratégies de représentation de soi plus ou moins contrôlées et possibles qui viennent les atténuer, réajuster, réinterpréter ou réhabiliter67 (ce qui est, soit dit en passant, une des dimensions du métier politique et syndical à laquelle le chercheur est d’emblée confronté dans l’exercice de son propre travail).

  • 68 J. Ion justifie son approche « formaliste » par laquelle il s’agit de « s’intéresser non pas aux o (...)
  • 69 Sur cette notion, voir Schwartz (O.), « L’empirisme irréductible », postface à Anderson (N.), Le H (...)
  • 70 Pour une illustration de cette auto-analyse, voir Mauger (G.), « Enquêter en milieu populaire », G (...)
  • 71 Sur cette nécessité de trouver la bonne distance au risque sinon de ne rien voir, Ginzburg (C.), À (...)
  • 72 Mills (C. W.), L’imagination sociologique, Paris, Maspero, 1967. Sur l’inventivité dont doit faire (...)

25Ces considérations ne sont pas une invitation à rechercher les « vraies » caractéristiques sociales des individus mais, ici, à déchiffrer, avant de les prendre pour des explications, leur crédit scientifique et politique à la fois pour les acteurs concernés et pour les autres, que ce soient ceux avec lesquels ils sont en interactions quotidiennes ou ceux qu’ils rencontrent plus épisodiquement (mais de plus en plus fréquemment ?) : les sociologues ou tous les enquêteurs du monde social. Autre façon de dire que si l’une des premières tâches incombant au chercheur est d’opérer une « neutralité axiologique » au principe de son « objectivité », celle-ci ne se réalise pas dans le choix d’indicateurs supposés plus « objectifs » que d’autres ou dans et par la neutralisation des « dérapages » possibles de l’enquête68. Ce n’est qu’en incluant dans celle-ci les conditions de son effectuation, en s’affrontant à tous « ces accumulateurs symboliques69 » que sont les quiproquos, méprises, ambiguïtés, malaises nés des mots employés ou des questions posées que le chercheur réussit à se contraindre à la réflexivité sur soi, à l’explicitation de son point de vue et à la déprise des idées reçues (notamment de la politique) dont il n’est pas épargné à l’instar de tous les autres acteurs sociaux70 : en clair à trouver la bonne distance par rapport aux acteurs et aux phénomènes étudiés71. Ce n’est que de cette façon aussi qu’il peut exercer cette « imagination sociologique » que revendiquait Mills72 contre tous les tenants d’une science sociale formatée sur le modèle des sciences naturelles et qui permet de contourner la faiblesse des renseignements contenus dans de tels attributs sociaux sur les pratiques sociales effectives en les trouvant dans les rapports (tendus, réticents, harmonieux) des enquêtés à l’enquêteur et dans les façons d’être et de se comporter des enquêtés.

  • 73 Rappelons que la notion de « déclassement » ne concerne pas seulement le « déclassement par le bas (...)
  • 74 Sur les difficultés d’une relation d’entretien mettant en face-à-face des enquêtés et des enquêteu (...)
  • 75 Sur ce point, Snow (D.) et Machalek (R.), « The Sociology of Conversion », Annual Review of Sociol (...)

26Les informations délivrées par ces quelques critères biographiques sont, en outre, minimales puisqu’elles sont silencieuses sur les transformations liées aux trajectoires sociales et à leurs modalités (pas seulement en ascension ou en déclin mais aussi rapides, lentes, heurtées) et aux formes de déclassement73 affectant chaque individu qui constituent la trame des expériences vécues dont la succession et la répétition cristallisent avec plus ou moins de durabilité des dispositions mentales à l’égard de soi comme à l’égard du monde : rien sur les différences d’insertion sociale et professionnelle, d’occupation d’emplois (stables, intérimaires, précaires), de possibilités de carrière et de formation scolaire qui, en dessinant pourtant des rapports à soi, aux autres, à l’avenir (possible, probable) et des espérances de salut social dissemblables, forgent des rapports au politique plus ou moins distendus et des inclinations à s’engager plus ou moins pressantes. Il est bien évident que toutes les enquêtes (et tous les enquêtés) ne permettent pas de recueillir de tels matériaux74. Est-ce à dire pour autant qu’ils ne sont d’aucune utilité sociologique pour comprendre les pratiques d’engagements ou encore qu’ils ne peuvent être découverts ailleurs, moins dans les réponses données que dans les façons de dire, moins dans les actions observées que dans les manières de faire et sous la forme de traces, d’actes et de gestes qui laissent percevoir une relation particulière aux autres, à l’avenir, aux autorités établies ou aux plus démunis dessinant une hiérarchie intérieure de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas ? En délaissant ces sources diffuses de renseignement sur ce qui organise différemment les rapports au monde des militants et sur la signification que prend leur engagement dans leur itinéraire biographique, se trouve fermé l’accès à ce que sont le procès de conversion et le groupe de convertis à la cause professée75. Or précisément, les processus de reconversion ont tout d’un impensé des analyses sur les nouvelles manières de s’engager tant celles-ci semblent animées par des gens sans histoires conformant naturellement leurs pratiques à leurs discours et déambulant dans un monde social débarrassé de ses différences et de ses hiérarchies.

Une projection universalisante

  • 76 Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
  • 77 Grignon (C.), « Automobile et ethnocentrisme de classe », Critiques sociales, 1, mai 1991. Voir le (...)
  • 78 Voir entre autres Œuvrard (F.), « Démocratisation ou élimination différée ? », Actes de la recherc (...)
  • 79 Verret (M.), La culture ouvrière, Saint-Sébastien-sur-Loire, ACT Éditions, 1988.
  • 80 Sur ce point, voir Willis (P.), « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences social (...)
  • 81 Beaud (S.), « Scolarisation et insertion professionnelle des enfants d’ouvriers de Sochaux-Montbél (...)

27Le recours à la notion de processus d’individuation tend à construire, en effet, un miroir déformant des pratiques sociales qui recèle une sorte de projection universalisante d’un modèle d’engagement et d’un idéal de soi propres aux fractions intellectuelles et en ascension des classes moyennes, construits à la fois contre les plus hauts et les plus bas socialement76. Les explications des nouvelles attitudes en termes d’augmentation du niveau scolaire et d’accès généralisé aux biens de consommation culturelle qui laissent à penser qu’il n’existe aujourd’hui qu’une immense classe moyenne (et, dès lors, que la classe ouvrière a quasiment disparu et que la grande bourgeoisie est évanescente) en sont le signe. Devenues des évidences de sens commun qui tirent leur réalisme de tendances générales effectives, elles omettent simplement de voir que le développement de la « consommation de masse » ne se « traduit pas inévitablement par l’homogénéisation des modes de vie et l’effacement des différences entre classes77 ». Elles négligent également soit le déplacement des critères d’excellence sociale et culturelle (non plus avoir le bac ou le DEUG mais obtenir ces diplômes dans des établissements prestigieux) soit les effets différenciés de la démocratisation scolaire78. Comme le rappelle Michel Verret, les ouvriers sont toujours moins scolarisés que les autres : « moins longtemps, moins vite, moins bien79 ». Ou encore comme le montre Stéphane Beaud, le passage prolongé par l’école des enfants d’ouvriers produit certes des aspirations d’accomplissement individuel et de mobilité sociale mais, vouées sans cesse à être démenties et faisant perdre cette culture « anti-école » au principe de dispositions contestataires80, elles ouvrent sur un sentiment de déréliction prédisposant à toutes les manipulations, notamment celles des patrons d’usines, et peu à l’activisme syndical ou politique81.

  • 82 Pour une illustration des rapports entre décalage entre les titres et les postes et le ressentimen (...)
  • 83 Sur ce point et sous des angles différents, voir Pinçon (M.), Désarrois ouvriers, Paris, L’Harmatt (...)

28Si ces études rappellent la nécessité de penser relationnellement les acteurs individuels et collectifs, d’estimer un processus général en le rapportant aux situations concrètes « locales », elles révèlent aussi qu’il existe des coûts d’entrée dans des pratiques ayant acquis une forte légitimité et qu’un des effets des discours universalisants est, en les masquant, de conduire à une relégation d’autant plus forte qu’elle est plus douce et moins explicitée. Elles indiquent encore que les dispositions à l’engagement ne dépendent pas directement des appartenances sociales. Elles trouvent leur impulsion dans la rencontre entre des dynamiques de trajectoires sociales qui destinent plus ou moins à se dévouer et des opportunités, socialement et politiquement construites, offertes aux aspirations, projets ou idéaux préconstitués pour se réaliser. C’est d’une telle rencontre, plus ou moins possible et probable, que surgissent adaptation, décalage ou désajustement entre les « titres et les postes82 » ou entre les espérances et la réalité dessinant des situations de porte-à-faux ou de félicité sociale qui inclinent, en fonction des conjonctures, à l’engagement et l’activisme résolu ou à l’indifférence, au silence, au découragement et la démobilisation. Ainsi d’autres travaux, cités mais peu sollicités, soulignent combien les transformations des relations professionnelles, la précarisation croissante des conditions de vie chez certaines fractions sociales produisent un « individualisme négatif » non pas synonyme d’égoïsme ou de refuge dans des « niches » mais de désaffiliation sociale, perte des points de repère et déni de la réalité peu propice au militantisme durable et à toute forme de participation civique ou à des collectifs83 et plus porté à des conduites désorientées soit de repli sur soi soit d’engagement instable ou erratique.

Engagement distancié ou engagements déstabilisés ?

  • 84 La fin des militants ?, op. cit., p. 81, « Un engagement symbolisé par le post-it, détachable et m (...)
  • 85 À lire J. Ion, il y a une sorte d’égalité démocratique devant ce qu’il entend par « engagement dis (...)
  • 86 Symbolisant par excellence la modernité et l’engagement distancié, voir La fin des militants ?, op (...)
  • 87 Par exemple, transformations des relations à plaisanterie en propos racistes, jeunes diplômés dévo (...)
  • 88 « Modernisation du travail » qui s’accompagne d’une réorganisation des formes d’exercice du pouvoi (...)

29Le risque est alors grand, en ne s’interrogeant pas sur les différentes logiques pratiques qui conduisent à emprunter des attitudes formellement identiques, de placer sous un signe hautement valorisé des comportements qui renvoient à des situations de vie objectivement dégradées et subjectivement vécues comme telles et de prendre pour un « engagement distancié » (c’est-à-dire selon J. Ion, « moins un rôle social incorporé qu’une attitude qui peut être aussi bien endossée que quittée84 ») ce qui peut être d’abord une difficulté à s’engager continûment ou à inscrire dans le temps long ses investissements85. Contresens lié à l’idée sous-jacente d’un militantisme par « contrat » (par « association » et non par « adhésion » selon les mots utilisés) conclu et résiliable à volonté, sans coût d’entrée et de sortie si ce n’est la mobilisation de compétences techniques, il efface cette inversion possible des signes et conduit à une double myopie intellectuelle et politique. D’une part il porte au mutisme sur tout ce qui peut inciter concrètement des individus à quitter leur organisation, à faire défection ou à préférer un nouveau mode d’action militant ou un engagement associatif86 à un engagement syndical (a fortiori quand le syndicat fait des rapports de force et de la revendication ses mots d’ordre) : usure du militant, démoralisation devant les sanctions à répétition dont il peut être l’objet (vexations, humiliations, relégation dans les postes de travail les plus durs, licenciement économique voire pénalisation juridique des actions de protestation), déception devant des comportements de salariés devenus incompréhensibles ou inacceptables à leurs yeux (démobilisation générale, racisme, méfiance accrue à l’égard de tout « embrigadement » ou toute « récupération politicienne »)87, sentiment d’inutilité devant un syndicalisme dont la réussite institutionnelle réserve à quelques-uns la capacité à représenter les autres et éloigne les compétences à faire valoir de celles nécessaires à la production d’une action collective. Ces phénomènes, aussi différentes soient leurs raisons, tendent à déstabiliser le militantisme établi : en épuisant le sentiment des militants d’avoir encore leur place en son sein et un rôle à y jouer et en altérant leur conviction qu’il est une cause qui vaut la peine, ils désinvestissent le militantisme de la croyance qu’une action en direction des autres est encore possible. D’autre part, sont méconnus les divers métiers du militant qui n’entrent pas dans la vision « administrative » du militantisme véhiculée par l’idée de la primauté de l’efficacité : non pas celui qui tient aux compétences techniques, à la constitution de dossier, la mobilisation de réseaux, la possession d’un carnet d’adresses dont on peut dire qu’il désigne le travail du cadre dynamique et du chargé de relations publiques, mais ceux qui sont liés au face-à-face avec les autres, qu’il s’agisse de ceux qu’on aide, des collègues de travail, des pairs militants ou de ceux à qui l’on s’oppose. Là ce qui importe bien souvent ce sont le comportement « exemplaire » aux yeux d’autrui se jouant sur bien d’autres scènes que le lieu de travail, l’acuité de la perception des situations vécues et des groupes d’interconnaissance, les capacités à gérer les désillusions et les déboires, à remonter le moral ou à « braver » les petits chefs ou les responsables du personnel, à prendre en charge des malaises sociaux et des indignations sociales plus ou moins diffus et verbalisés nés des conditions de travail88, les savoirs de convivialité et de gestion des équipes, toutes compétences infiniment diverses et indissociablement sociales et politiques qui s’acquièrent dans l’ancienneté des pratiques de sociabilité, de la culture d’atelier ou de bureau et du service militant. Or, pour adjacentes ou « à côté » qu’elles soient de l’« expertise managériale », ces compétences ne sont pas secondaires comme ressources « locales » d’entraînement, de séduction, d’attraction et de fidélisation, bref de mobilisation et d’entretien de tout groupement (même celui réputé reposé sur l’expertise ou le bénévolat). Manquant ainsi les multiples formes concrètes de déstabilisation du travail militant, la vision contractuelle de l’engagement manque du même coup tous les savoirs et savoir-faire qui sont nécessaires aux militants pour se faire reconnaître et accepter par les autres.

  • 89 Que manifeste l’analyse du recrutement social et politique du personnel politique et gouvernementa (...)
  • 90 Voir les analyses de S. Beaux et de M. Pialoux in Retour sur la condition ouvrière, op. cit. Voir (...)
  • 91 Cette facette est d’autant plus occultée que le « militant ancien » est montré comme « pathologiqu (...)

30Dès lors, ce miroir déformant fait plus que de constituer en normes légitimes de rapport aux autres les conduites spécifiques aux fractions sociales éduquées et en ascension : exprimant l’incompréhension morale des groupes « cultivés » devant ce qui a été la réussite politique d’habitus populaires dépourvus de culture scolaire dûment sanctionnée, il enregistre, sous forme prédictive et prescriptive, l’élévation du seuil d’accès à l’action ou la parole politiques qui s’effectue dans l’univers politique89 et dans le monde du travail. S’il s’inscrit par là même dans la dynamique de monopolisation de la définition de la « bonne » manière d’aider les autres et de prendre en charge leurs problèmes qui s’opère au profit de ces fractions sociales se voulant expertes des préoccupations des plus démunis, c’est qu’il en adopte le point de vue : celui qui pose l’altruisme bénéfique comme une aide pour les plus vulnérables et non comme une lutte contre toutes les injustices qui s’exercent en leur défaveur. Il rend, ce faisant, insensible à ce qui se joue dans les conduites des militants à l’égard de ceux qu’ils défendent et qui entre dans le sentiment d’être investi d’une obligation à agir en faveur d’autrui : réassurance de « victoires morales » (même minuscules) contre la pression de l’encadrement d’entreprise, protection de soi contre l’emprise de l’entreprise en permettant la sauvegarde de plaisirs à côté sur les lieux de travail90. Il rend imperceptible combien ces conduites, exposant tout particulièrement au regard des autres, composent autant une expérience qu’une épreuve sociale obligeant à un travail réflexif incessant d’ajustement de « soi à soi » et de « soi à la cause ». Constituant une des facettes du métier politique91, elles sollicitent des compétences non seulement individuelles mais aussi collectives à l’introspection et la relecture de soi dispensées par l’organisation militante actuelle et progressivement inculquées par les diverses appartenances antérieures. Enfin, en adoptant une définition de la « conscience morale » à l’œuvre dans les engagements envers les plus simples (celle des groupes éduqués et en ascension), ce miroir déformant rend aussi invisible l’ensemble des parcours moraux auxquels ont dû s’astreindre nombre de militants pour servir et continuer à servir la cause qu’ils se sont donnée et qui ont été impulsés par les transformations ayant affecté les diverses politiques qui façonnent à la fois les socialisations d’une vie et les contextes dans lesquels elle se déroule.

  • 92 Sur ces phénomènes de reclassement qui conduisent du « gauchisme » au « libéralisme », voir Mauger (...)

31On a déjà évoqué les politiques scolaires, de l’emploi et de gestion sociale du chômage, les politiques patronales sous leur aspect salarial ou de retour à l’autoritarisme et au taylorisme, mais il faudrait également invoquer les stratégies propres au jeu politique : alignement de nombre d’organisations de gauche sur un néolibéralisme habillant jusqu’aux années 1980 plutôt les idéologies de droite, licitation, volontaire ou involontaire, d’une extrême droite conquérante électoralement et de ses thèmes de prédilection (insécurité, immigration), toutes ces conduites qui ont perturbé nombre d’anciennes fidélités, suscité des méfiances vis-à-vis des organisations politiques instituées, des refus de soutien public et des attitudes de retrait pour ne pas donner prise au soupçon de récupération. Ou invoquer encore les politiques intellectuelles auxquelles participent les écrits sociologiques sur la crise du syndicalisme ou les éloges sur l’inédite efficacité des nouveaux modes d’action dépolitisés (évanouissement des grands espoirs messianiques placés dans la classe ouvrière, rapatriement sur des enjeux proprement intellectuels pour certains ou mêlant à ces derniers le conseil aux hommes d’État pour d’autres, reclassement dans d’autres secteurs sociaux que la politique active ouvrant souvent sur des repentirs proches du reniement vis-à-vis des engagements passés et hautement proclamés par ceux restés en proximité avec le monde médiatique, ou pour ceux qui en sont plus éloignés au maintien discret d’une fidélité à ses idéaux de jeunesse92). Toutes ces politiques « sectorielles », par leur enchevêtrement et leur conjonction contingente, font fortement fluctuer à la baisse les croyances dans la valeur du militantisme « ancien » et peuvent inciter à nombre de réévaluations morales du parcours antérieur comme des projets d’avenir : pour les vieux militants, à relire, de façon déconcertée voire désabusée, leur implication antérieure ou à éprouver une forme d’inhibition tactique les empêchant de se retrouver pleinement dans la redéfinition des actions militantes en cours ; pour les plus jeunes salariés (et certains de ces vieux militants), à ne plus consentir à un engagement dont le coût symbolique, moral et professionnel, est devenu soudainement extrêmement élevé et à placer ailleurs, dans leur vie professionnelle ou privée, leur recherche de salut social ; pour d’autres encore à trouver dans les « nouveaux » engagements le moyen de requalifier leurs pratiques anciennes en composant avec les nouvelles nécessités (d’efficacité ou d’expertise) sans forcément y adhérer. Oublier de tels parcours moraux, c’est oublier non seulement les fortes variations possibles du sentiment d’obligation envers autrui mais aussi les recompositions qui l’affectent autour de loyautés jusqu’alors improbables. En conduisant à penser, de façon erronée, que c’est d’abord dans la définition officielle de la cause défendue que les militants se retrouvent entièrement, que c’est en elle que résident leurs motivations, on ne comprend plus justement à quoi ils « adhèrent » exactement lorsqu’ils acceptent de militer.

Reclassement, déplacement ou conversion des dévouements ?

  • 93 Voir Gaxie (D.), « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de scien (...)

32Faire l’impasse sur les diverses causes de mobilisation ou de démobilisation des militants empêche de déceler ce que la nouvelle offre de dévouement à autrui représente concrètement pour eux, les intérêts à agir dont elle résulte, les satisfactions retirées des dévouements qu’elle appelle et aussi la somme de travail « de soi sur soi » qu’elle exige pour se retrouver en accord avec son projet d’action collective puis tout au long de son accomplissement. En centrant uniquement le regard sur un militantisme coupé du reste du monde, se trouvent masquées toutes les autres offres de loyauté, à l’égard de soi et à l’égard des autres, et d’engagement « illimité » ou « restreint » avec lesquelles il entre en résonance ou en concurrence. C’est alors tout le système d’incitations ou d’« intéressement » à se mettre au service des autres, tissé par les interrelations entre gratifications matérielles, symboliques, morales délivrées par les actions militantes93 et espoirs, anticipations et réalisations de soi escomptées de ces actions qui demeure inexploré.

  • 94 Voir Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 9. Voir aussi Villette (M.), L’ho (...)
  • 95 Ou comme quête d’une autorisation sociale à être un intellectuel qu’aucune institution même l’écol (...)
  • 96 Sur ce point, voir Le Goff (J.-P.), Le mythe de l’entreprise, Paris, La Découverte, 1992.
  • 97 Jusqu’au sport qui emprunte de telles techniques au militantisme. Voir le numéro de Politix sur «  (...)

33Pourtant, comment ne pas prendre en compte dans l’analyse pour en mesurer les effets sur les dévouements consentis, les différents usages du militantisme, même les plus troublants et les moins avoués, comme celui qui voit les tendances récentes du management introduire dans le fonctionnement des relations professionnelles des « techniques de mobilisation et de motivation souvent empruntées au militantisme voire aux sectes transformant des cadres en véritables militants de l’entreprise et cherchant à produire un rapport à la firme qui fasse vivre le salariat comme une forme d’engagement total au service d’une cause94 »? Ou comme celui que suscitent l’école et sa croyance réitérée et inculquée dans la valeur de la réussite scolaire et dans la protection garantie par le diplôme contre l’insécurité salariale95, métamorphosant là encore parents, enfants et candidats à un poste de travail en véritables « militants » du mérite personnel et adeptes fascinés de la mobilité sociale par la profession à un moment où, dans l’entreprise, le mythe de la réussite par les seules compétences professionnelles est fortement instrumentalisé96 (au prix de quelques désillusions une fois confrontés à la réalité du marché de l’emploi et à certains de ses rites souterrains : cooptation ou ségrégation sociales, rentabilité socialement différentielle d’un titre scolaire selon les fréquentations et les connaissances, etc.)97 ? Une telle valorisation du diplôme et de la mobilité sociale de plus en plus fortement intériorisée, en brisant la résistance aux effets de l’ascension sociale et de la professionnalisation politique ou syndicale qui permettait à des acteurs issus de catégories sociales modestes de revendiquer avec quelques chances de succès le statut de porte-parole des plus simples, risque en effet de réorienter les loyautés d’abord vers soi-même puis envers les autres et donc de motiver autrement les engagements.

34Comment ne pas s’apercevoir alors que ces modifications des rapports à l’entreprise et à l’école transforment le statut même du militantisme expert en faisant varier à la baisse les coûts de conversion de la carrière professionnelle vers le dévouement aux autres et de celui-ci vers la carrière professionnelle tout en en haussant les conditions d’accès ? Pour ceux qui sont socialement proches d’une telle définition du militantisme, ce ne sont pas simplement les compétences professionnelles qui peuvent voyager d’un univers à l’autre, c’est l’ensemble des ressources militantes acquises à l’occasion des engagements qui peuvent être réimportées dans la profession et réciproquement réemployées dans un militantisme expert. Militantisme expert et carrière professionnelle viennent ainsi se placer dans le prolongement l’un de l’autre de telle sorte que les passages de l’un à l’autre en deviennent facilités et n’entraînent pas, lors de leur effectuation, de rupture majeure dans les dispositions des salariés devenus militants ou de reconversion brutale (ce qui est sans doute une des transformations majeures que connaît l’univers militant par rapport à sa situation passée où la coupure était davantage marquée). Même l’humanitaire peut se trouver en ligne continue avec les pratiques d’entreprise et ainsi permettre de renouer avec des dispositions chrétiennes et politiques précédemment acquises lors des engagements passés sans avoir l’obligation de profondément les bouleverser : ce qui est précisément, on l’a vu, le cas à EDF. S’est joué ici, certes de façon inattendue, un aplanissement des différences entre militantisme et vocation managériale de la firme ainsi que l’a montré le chapitre 3 qui met en filiation cette dernière avec des dévouements politiques de jeunesse pour des causes « humanitaires » alors posées comme favorables à tous les démunis du Tiers-Monde. Non seulement la culture politique précédemment acquise est ainsi préservée dans des engagements « experts » qui pourtant semblent l’ignorer mais également les intérêts à agir pour des fins humanitaires viennent s’emboîter étroitement dans des intérêts de réussite professionnelle au point parfois d’en devenir indissociables. Et c’est, sans doute, ce maillage singulier entre des compétences et des ressources auparavant séparées qui rend envisageable, à des salariés aux dispositions militantes différenciées, de s’adonner à une même nouvelle pratique d’engagement sans avoir le sentiment de dévier par rapport à ce qu’ils ont été et ce qu’ils aspirent à être.

  • 98 Pour un autre exemple, voir l’article tout à fait intéressant de O. Roueff, « Bohème radicale, rad (...)
  • 99 Ceci nous conduit à émettre une réserve envers l’analyse de J. Siméant (« Entrer, rester en humani (...)

35C’est dire qu’en ne revenant pas sur les interrelations concrètes entre profession, entreprise, militantisme politique, militantisme expert et humanitaire, on se prive à la fois de rendre raison des dévouements déployés (de leurs motivations dissemblables, irréductibles à la seule définition officielle de l’activité comme des significations qu’ils recouvrent) et de saisir ce qui en constitue l’enjeu pour ceux qui les consentent98. On se prive de voir que le principal intérêt que trouvent des individus dans un nouveau mode d’action militant risque bien d’être la croyance, diversement élaborée, intériorisée et investie, qu’une action en direction des autres est (re) devenue possible. Il se peut même que cette croyance soit d’autant plus « réenchantante » qu’en orientant les dévouements vers les autres lointains, à l’instar de l’humanitaire ou de la « solidarité internationale », elle fonctionne comme protection morale contre les désillusions ou déceptions que suscitent les contacts trop rapprochés avec les autres aidés et/ou contre le sentiment de sacrifier sa vie professionnelle à un militantisme « lointain » ; qu’elle « engage » avec d’autant plus de succès qu’elle est, pour des raisons différentes, très largement partagée sur les différentes scènes où se joue le salut social, et qu’en fonction des situations particulières que les militants traversent et des routines dans lesquelles ils sont enfermés, elle s’apparente à un mécanisme de « défrustration » sociale, professionnelle, éthique et politique. Percevoir cela, c’est percevoir que la déstabilisation ou la réorganisation précédente de toutes les voies de salut possibles est une des conditions de la motivation nouvelle au militantisme dont l’engouement est lié au découragement des espérances antérieures. Tout comme seule l’étude des états passés permet de rendre compte des états présents, seule une analyse qui ne sépare pas le nouveau militantisme des autres engagements de soi et voit en lui le lieu de leur réactivation et de leur coordination reste attentive à l’ensemble des réalités multiples qui font exister les individus tels qu’ils sont et aspirent à être. Elle permet d’avancer des explications concrètes au renouveau de l’engagement. C’est par exemple, le chapitre 2 l’a montré, le sentiment de réussir enfin à « retotaliser » la personne et ses divers savoir-faire qui contribue à enthousiasmer les militants pour l’« humanitaire expert » (et non l’expertise ou l’humanitaire en eux-mêmes). Ou encore comme l’a mis en évidence le chapitre 3, nul besoin de découvrir des dispositions spécifiques ou « extraordinaires » au nouvel engagement consenti puisqu’elles ne sont que d’anciennes dispositions politiques « recyclées99 » grâce à la convertibilité des ressources facilitant la transition entre monde entrepreuneurial et univers de l’humanitaire expert. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas des coûts à la reconversion accomplie puis à la continuation de l’action collective : c’est admettre que les coûts se situent dans le recyclage des manières d’être anciennes. Ici, on y a précédemment insisté, la restauration du sentiment d’utilité que la plupart pensaient aboli contraint les militants de l’humanitaire expert non à changer de dispositions mais à changer de conception du monde et des rapports noués avec les autres aidés. C’est une reconversion idéologique qui est attendue de leur part ; c’est avec elle qu’ils vont devoir composer tout au long de leurs diverses occupations, c’est elle ainsi qui constitue la trame empirique de la trajectoire que vont prendre leurs dévouements. Dernier point sur lequel font l’impasse les usages de la notion d’individuation et pour cause : c’est tout le régime explicatif tenu qui est par là même révisé et, avec lui, ce qu’une sociologie du militantisme doit s’efforcer de redécouvrir et d’examiner.

Restituer les trajectoires morales des dévouements

36La société des individus : ce titre d’un ouvrage de N. Elias, souvent invoqué pour attester de la plausibilité scientifique du processus d’individuation, est à comprendre dans le sens d’une réciprocité entre les deux « acteurs » cités. Si bien sûr ce sont des individus qui composent la société, c’est parce qu’aussi et surtout la société les fait être tels qu’ils sont. Or par un étrange déni de paternité, seul est retenu le premier terme de l’échange (les individus), le plus évident : le plus problématique aussi dès qu’il est séparé de son pendant nécessaire. Il laisse croire en effet que les manières personnelles de penser le monde, de se penser, penser les autres et les relations à autrui ou simplement de vivre et survivre en ce monde s’effectuent hors de tout groupe et en opposition avec une dimension collective. Phénomène qui serait d’autant plus vrai aujourd’hui qu’hier, il instruit un traitement différentiel des insertions sociales des militants passés et présents qui, raisonnant implicitement en termes d’inégal accès à la figure novatrice du « militant distancié », accorde aux plus jeunes (c’est-à-dire aussi aux moins insérés socialement et politiquement) les vertus de la rénovation du militantisme actuel. Or, au regard des acquis en sciences sociales sur les formes de sociabilité et de socialisation, de ce à quoi elles obligent les individus comme des rationalités dans lesquelles elles enserrent leurs actions, d’importantes réserves peuvent être émises.

La société des individus ?

  • 100 Cette aptitude des membres des catégories sociales dominantes à dissimuler la remise de soi derriè (...)
  • 101 Mais ils peuvent aussi être dociles, dans certaines conjonctures, à la même éthique que les membre (...)

37On peut d’abord rappeler rapidement que même les plus démunis possèdent aussi des relations sociales (ou un capital social) tissées par les liens familiaux, amicaux, de voisinage, associatifs et de métier et que loin de les enfermer dans des déterminismes communautaires ou des dispositions ataviques à faire nombre et à s’y complaire, ce sont elles qui leur permettent justement de faire leur place, de se constituer des marges de jeu ou des capacités de résistances à la domination (même fragiles, même provisoires, même vouées à « agrémenter une descente aux enfers » selon les mots de Paul Willis). Inversement on peut aussi suggérer que ceux qui prétendent devoir tout à eux-mêmes (autre façon de s’estimer « affranchi » de toutes contraintes sociales) risquent bien d’être plus enfermés dans des dispositions sociales et dépendants de ressources collectives qu’ils ne veulent bien l’admettre mais qu’ils savent mieux que d’autres se les approprier personnellement soit en en faisant disparaître l’origine soit en les légitimant avec plus d’aisance100. Qu’ils sont eux aussi beaucoup plus dociles et assujettis que ce qu’ils acceptent de dire ou de croire : dociles à une autre éthique qui pose en norme légitime de comportement de se vivre et se montrer d’abord comme une individualité distincte des autres (avec une conscience et une hauteur de vues irréductibles à tout autre et dans un langage qui répugne à user de mots grossiers comme « rapports de force », « classes sociales », « intérêts » qui les feraient trop apercevoir leur commune ressemblance avec les autres); assujettis à d’autres autorités que celles des collectifs, autorité du savoir universel et désintéressé101, autorité intellectuelle, autorité politique surtout quand elles se donnent à voir sous le visage de « grandes personnalités ».

  • 102 Voir Neveu (E.), Une société de communication ?, Paris, Montchrestien, 1994. La plupart des acteur (...)
  • 103 Sur ces points de manière différente, voir Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Pr (...)

38On peut encore faire remarquer que chaque individu détient une pluralité d’identités (pas simplement ouvrier ou cadre mais aussi fils, père, époux, frère, habitant, voisin, ami, collègue, électeur, croyant ou non, membre d’un parti, d’un club, etc.) dont l’ampleur varie en fonction de la multipositionnalité sociale ; que l’une des tâches de l’investigation sociologique est d’en reconstituer, chez tous les acteurs sociaux jusqu’à ceux qui paraissent en être le plus dépourvus, l’éventail et la variation dans le temps et selon les lieux d’implication non pour eux-mêmes mais pour comprendre, à travers la diversité de ces identités et leur éventuelle contradiction, entrée en tensions ou congruence, les différentes manières d’appartenir au monde et de s’y situer, les destinations possibles et probables, les inclinations plus ou moins intériorisées à s’engager. Sous cet angle il est étonnant de constater l’absence d’information sur le moment dans la trajectoire sociale où intervient l’engagement, sur les ressources politiques possédées (ancienneté dans le militantisme, orientation de celui-ci, etc.) mais cela va de pair avec le point de vue « détaché politiquement » d’une montée vers l’individualité et l’autonomie. On peut enfin signaler, et de façon plus insistante car la notion est utilisée pour attester le caractère inédit des nouveaux modes d’engagement, que les réseaux ne se créent pas (à moins de confondre une notion faite pour l’interprétation avec la réalité et sacrifier ainsi au mythe de la communication et à son emprise sur le discours politique102) mais que, marquant les formes prises par les liens sociaux, ils sont investis, sollicités, endossés, activés ou remodelés et étendus, qu’en leur sein les individus ne représentent pas qu’eux-mêmes mais des groupes en interconnexions croisées, qu’ils sont par là même constitutifs des transactions s’opérant non seulement entre individus mais aussi, à partir d’eux, entre des secteurs sociaux apparemment disjoints et qu’ils fondent ainsi des collusions ou des complicités par-delà les frontières des appartenances d’autant plus stables que les échanges vont de soi103 en s’inscrivant dans la durée.

  • 104 Pour un exemple de mise en œuvre du point de vue eliasien sur la question de la protection sociale (...)
  • 105 Il faudrait s’arrêter plus longuement sur la vogue actuelle chez nombre d’intellectuels spécialist (...)
  • 106 Thomas (W. I.) et Znaniecki (F.), The Polish Peasant in Europe and America (1918-1921), New York, (...)
  • 107 On s’éloigne ici, quelque peu, du programme d’enquête formalisé par O. Fillieule, in « Proposition (...)

39On pourrait avancer alors, avec à peu près les mêmes indicateurs que ceux retenus pour confirmer l’individuation grandissante des relations sociales mais contre cette conclusion, qu’il y a perte d’autonomie croissante des individus, que ceux-ci se trouvent de plus en plus emprisonnés dans des contraintes collectives, que leur destin leur échappe sans cesse avec une effroyable constance et l’on découvrirait bien sans chercher très loin des groupes sociaux où cette situation s’avère cruellement à l’œuvre. Ce serait pourtant la même erreur de perception qui agirait ici, même si elle ne véhicule pas les mêmes attendus (et les mêmes attentes) et n’emporte pas les mêmes effets sociaux et politiques. C’est précisément parce qu’augmentent les interdépendances collectives et leur force de contrainte que les individus se vivent et se pensent comme de plus en plus autonomes dans des formes et selon des rythmes et une intensité variables socialement104. Si l’on remet Elias en accord avec Elias (celui de La société des individus avec celui qu’il n’a cessé d’être, l’historien sociologue de La dynamique de l’Occident, du Processus de civilisation, La société de cour ou La logique de l’exclusion), c’est sans doute par souci de rendre à l’auteur la complexité de la pensée qui lui revient de droit105 mais surtout parce que si l’on s’en inspire, il oblige, en changeant le sens des questionnements et des explications, à engager une tout autre conception de la rationalité des lignes d’action individuelle et collective suivies ou mieux encore de leur causalité. La stratégie d’enquête se réoriente alors pour voir dans les manières personnelles et « expertes » de vivre l’activisme militant non pas un préalable à l’engagement mais une de ses conséquences. De la même façon que l’identité « polonaise » des émigrants de Pologne ne préexistait pas à leur insertion dans la société américaine des années 1920 comme l’ont montré les premiers interactionnistes de l’École de Chicago106, les dispositions à l’expertise et à l’humanitaire ne préexistent pas à l’engagement dans des actions de « solidarité internationale » : c’est ce militantisme qui, selon un processus apparemment étrange, crée, chez les militants, les raisons pratiques, morales et symboliques justifiant son existence. Encore faut-il pour le comprendre non seulement réinsérer les individus dans l’ensemble des interactions qui confèrent réalité à leur existence sociale mais aussi observer ce qui se passe et s’opère concrètement du fait même de ces interactions107.

Une sociologie du désintérêt désintéressante

  • 108 Il est peut-être intéressant de rappeler que, comme l’écrit P. Lehingue, « dès la fin des années 5 (...)
  • 109 Grunberg (G.), « L’instabilité du comportement électoral », in Gaxie (D.) dir., Explication du vot (...)
  • 110 Ion (J.), La fin des militants ?, op. cit. ; Barthélemy (M.), Associations : un nouvel âge de la p (...)

40Il semble bien que le portrait du militant « distancié » en état d’apesanteur sociale soit le résultat du transfert dans l’analyse des nouvelles formes de militantisme de l’électeur « volatile » découvert dans les nouveaux comportements électoraux permettant de remettre au goût de la conjoncture intellectuelle et politique, en en transformant l’apparence pour mieux s’en distinguer, la figure précédente du « militant moral ». Plus d’une parenté les unit dans leurs présupposés : orientation au et par choix autonome, sens unique de la responsabilité, déprise de la « camisole de force » des déterminants sociaux108. Le caractère stratégique conféré à l’électeur « responsive » est retraduit sous les traits de la performance du militant « distancié » utilisant essentiellement et au mieux de la fin visée ses compétences techniques. Les critiques que ce drôle de citoyen qu’était l’électeur « mobile » avait soulevées jusque dans la communauté des politistes à laquelle appartenaient ses « découvreurs109 » et l’inscription du militant dans le territoire de l’action politique (et non des préférences électorales) ont sans doute aidé à cette reformulation. Mais c’est surtout son intégration dans le modèle associationniste qui lui fait perdre définitivement toute motivation par « intérêts » (réduits d’ailleurs aux seuls intérêts matériels pour mieux être récusés) puisque l’engagement dans des associations ne serait plus le signe d’une « adhésion » ou d’un « devoir être moral » mais un acte volontaire et libre de « bénévoles » se mettant au service d’un modèle « mixte d’idéal républicain110 ». Outre que les connotations du stratège hantent toujours à la manière du passager clandestin l’image du militant performant, l’essentiel nécessaire à la validation du processus d’individuation est conservé : la déréalisation à la fois des acteurs sociaux et de leur analyse.

  • 111 Sur ce point, voir Desrosières (A.), La politique des grands nombres. Histoire de la raison statis (...)
  • 112 Comme le montre par exemple N. Heinich in Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge (...)
  • 113 Giddens (A.), La constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration, Paris, PU (...)

41Il ne fait aucun doute, et cela est à juste titre relevé, que soit en cours une évolution des appartenances sociales rendant moins immédiatement visibles et plus floues les identités sociales et les relations d’interconnaissance sous l’effet conjugué (ce qui n’est pas signalé) de l’apparition de multiples activités de classement, sociales, politiques, administratives venant troubler les dénominations anciennes : usage d’indicateurs multivariés pour construire les PCS à la différence des CSP111, préférence accrue pour des identités indéterminées jugées moins stigmatisantes, abandon par les organisations politiques de leurs anciennes références classistes mais aussi, on l’a vu, rhétorique de la personne dans des univers aussi différents que la politique, le journalisme, l’entreprise, l’école. Aucun doute non plus, que pour les mêmes raisons ajoutées à d’autres (diversification de l’offre politique avec l’apparition de nouveaux entrants – Verts, FN ou sur le plan syndical multiplication de structures autonomes concurrentes des grandes confédérations – et de nouveaux enjeux), les appartenances sociales aient perdu de leur force d’emprise sur l’orientation des comportements sociaux. Mais conclure à leur incapacité explicative (soit par défaut de prédictivité soit par refus d’en tenir compte) relève d’une représentation des sciences sociales comme sciences naturelles et d’une prescription davantage que d’une explication compréhensive, démentie d’ailleurs dans les travaux sur le vote, le militantisme ou l’action collective. Une telle posture scientifique ne peut que rendre aveugle à ce à quoi l’analyse doit « s’engager ». Elle fait perdre de vue, par exemple, que prendre en compte ces « usages du flou » dans l’étude des conditions de mobilisation mettrait en évidence112 leur capacité à rassembler et à lier, parfois dans le plus grand malentendu, des hommes et des femmes que par ailleurs tout oppose, ce que l’on a montré à propos de la « solidarité internationale ». Elle place surtout hors-cadre d’investigation la dimension structurelle, à la fois « contraignante et habilitante » selon les mots d’Anthony Giddens113, des interactions et des rapports sociaux qui confère à la réalité sociale son ambivalence et ses zones d’incertitude.

  • 114 Évaluations que l’on retrouve dans les analyses du FN et des populismes menées en sociologie élect (...)

42Sous couvert de mieux prendre en compte les individus, s’opère une plus grande abstraction sociale qui dépeuple le monde de toute individualité. Fonctionnant par universaux (l’« électeur », le « militant », le « bénévole »), l’analyse inattentive à la dimension structurelle des rapports sociaux ne définit ces entités génériques que par leur seul rapport à l’institution (le vote, le militantisme, l’association). L’abolition des multiples dimensions de l’existence sociale des individus, en faisant ignorer que ces activités sont des pratiques sociales, historiquement et collectivement inculquées plutôt que des choix ou des décisions, pousse à adopter ainsi plus ou moins explicitement le point de vue de l’institution observée et à émettre des évaluations menées à partir du résultat : puisque la cause est noble, elle ne peut qu’appeler des êtres « élevés » et dignes en tout point et inversement si la cause est ignoble elle ne peut qu’attirer des mécontents, des déclassés par le bas, ressentimentaux et « autoritaires114 »; puisque l’association répond à un acte volontaire et libre, il ne peut y avoir d’intérêts « prosaïques » qui le déterminent et de satisfactions retirées autres que celle de participer au « bien public ». Une telle posture savante, moralement sécurisante, tend du même geste à séparer et faire exister indépendamment l’un de l’autre l’individu et l’institution et renonce à voir le processus lors duquel et par lequel les propriétés de leur identité respective s’actualisent et les font devenir, par changements réciproques, ce qu’ils sont. C’est ainsi toute l’élaboration pratique de leurs identités qui est évacuée par l’oubli de l’analyse des transactions qui lient ces deux « acteurs » ensemble et par lesquelles s’échangent ressources, compétences, visions du monde et images de soi et des autres et se scandent leur transformation conjointe. Plus encore, en extrayant l’individu de la situation dans et par laquelle il devient militant pour ne repérer que des formes disjointes historiquement et socialement de militantisme, un triple phénomène est dissimulé. D’une part l’inégale répartition des capacités à se mettre dans les « formes » ou dans les « règles » militantes qui définissent la norme du militantisme dans lequel les individus s’engagent. D’autre part les différents investissements que recouvre en pratique une même activité militante lui conférant un mode d’existence pluriel et non pas unique. Il n’y a pas « un » militantisme (« distancié », « total », « humanitaire », « expert ») mais des militantismes qui coexistent simultanément dans une relation de compétition coopérative. Enfin, les multiples rôles sociaux assignés par les différentes relations aux autres auxquelles oblige l’activité militante et qui se cachent derrière le rôle ou l’identité officielle que confère au militant la cause défendue ou l’organisation d’appartenance : relations avec l’état-major de l’organisation, relations avec le public extérieur, relations de face-à-face avec les autres aidés où, à chaque fois, sont sollicitées des ressources étrangères à l’univers strictement militant et qui ouvrent sur des phénomènes de concurrence pour la définition de l’excellence militante. Ces différents rôles, tous les militants (ou les bénévoles) ne sont pas forcément préparés à les assumer. Si tend à se dessiner entre eux une division du travail qui hiérarchise les autorités, la compétition pour la définition de leur bonne répartition n’est jamais éteinte. Le déroulement même de l’engagement qui fait surgir de nouvelles tâches à accomplir peut venir la perturber et bousculer les légitimités les plus confirmées. C’est dire combien la mobilisation continuée des dévouements suppose de la part des militants un travail constant d’ajustement à la cause et d’ajustement de soi à la cause et le réaménagement incessant de leurs compétences. En négligeant ainsi tout le répertoire des ressources investies (qui ne se borne pas aux seules ressources « techniques ») et sa variation selon les acteurs et selon les moments de l’activité, c’est le processus concret d’alignement sur les normes du militantisme emprunté, en même temps que le travail de redéfinition de celles-ci qui demeure inexploré.

  • 115 Sur l’histoire sociale comme énigme, voir Ginzburg (C.), Mythes, emblèmes et traces. Morphologie e (...)

43Le plus problématique alors, dans la déréalisation de l’analyse proposée, est moins l’affirmation de la défaite d’une sociologie (celle usant de la métaphore économique) à comprendre le monde, que l’évacuation réitérée, même après substitution d’un déterminisme individuel à un déterminisme social aussi contestables l’un que l’autre, de tout étonnement chez le chercheur devant le déroulement du monde puisque les énigmes que celui-ci adresse aussi bien aux interprètes qu’aux acteurs impliqués, sont résolues avant même que l’histoire ne commence115.

Les configurations de l’action avant les individus en action

  • 116 Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, op. cit., p. 79-95.

44Après l’électeur stratège, le militant performant ? Tout comme l’on pouvait reprocher au premier non pas de suivre ses intérêts mais de savoir trop bien ce que sont exactement ses intérêts et où ils se situent, on peut reprocher au second non pas de viser une fin précise et de mobiliser pour l’atteindre ses compétences professionnelles mais de savoir parfaitement ce qu’est l’efficacité et de ne la trouver que dans l’adéquation entre compétences techniques et projet ciblé. C’est là, comme le montre Michel Dobry116, verser dans l’« illusion héroïque » qui pousse à voir toutes les conséquences de l’action nécessairement inclues dans les « décisions » prises ou le projet affiché. Représentation schématique largement partagée, elle n’en fonctionne pas moins selon le cercle vertueux de l’imputation, expliquant la légitimité par la légitimité, la conscience morale par le désintéressement, ici la performance par la compétence, la compétence par les savoirs techniques et autorisant, grâce à cela, à changer de raisonnement en fonction des contextes temporels ou des groupes sociaux séparés selon un arbitrage souverain a priori.

  • 117 Sur le « charisme situationnel », voir Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, op. cit. Pour (...)
  • 118 C’est ainsi rappeler, après Durkheim, que tout n’est pas contractuel dans un contrat à moins bien (...)
  • 119 Sur ce problème de représentation politique, voir Suaud (C.), « Le mythe de la base », Actes de la (...)

45Des travaux ont montré que les mécanismes de la consécration sociale ou politique n’obéissaient pas à ce bel ordonnancement de la raison naturelle tant ils reposaient sur un travail collectif de mobilisation et d’interprétation aux rebonds imprévisibles : qu’un acteur politique pouvait réussir non pas parce qu’il avait été le meilleur mais parce que ses concurrents avaient échoué ou parce que, perçu par ses soutiens éventuels comme un homme « sans qualité » susceptible d’être « tenu » et manipulé à volonté, c’était leur ralliement même autour de lui qui lui conférait, de manière imprévue, une force qui les dépassait ; que l’élection au « grand homme » ne se joue pas simplement dans l’obtention d’un poste éminent mais qu’elle arrive toujours après coup dans et par les commentaires qui sont faits de sa conquête ; que le charisme ne relève pas des vertus extraordinaires réputées possédées par le « héros » mais des représentations de ceux qui l’entourent et, mieux encore, de la situation pratique que structurent les relations d’interdépendance117. S’ils cherchaient à retracer le déroulement concret de l’histoire en train de se faire, ces travaux entendaient aussi, après et avec d’autres sociologues ou historiens du politique, (re) convertir les regards et les obliger à examiner d’abord la configuration sociale et politique avant les « personnes », d’abord des causalités qui se construisent dans le cours même des interactions et sans que rien n’en prédise l’aboutissement plutôt qu’une causalité « toute faite » venant masquer les hasards, les tâtonnements, les calculs et leurs erreurs qui constituent la dynamique historique de la vie sociale et politique. Ils s’attachaient ainsi à souligner que la logique temporelle ou historique était surtout une logique situationnelle, que c’était à partir des situations et de leur succession que l’on pouvait comprendre les conduites individuelles et leur enchaînement diachronique ; que s’il y avait des « origines » aux actions accomplies, elles se trouvaient aussi bien dans le contexte de relations qui leur était antérieur que dans les actions elles-mêmes et dans le cours même de leur exécution. Dans le cas des engagements publics, une telle conversion des perspectives conduit à sortir de cet autre enfermement magique qui consiste à expliquer le militantisme par lui-même pour rechercher ses raisons d’existence et ses modalités d’effectuation dans les transactions collectives qui l’unissent lui et ses militants à d’autres institutions, secteurs ou acteurs sociaux. Transactions : le terme est important puisqu’il conduit à observer les échanges qui s’opèrent dans et grâce aux interactions et, ainsi, à prendre ensemble, pour comprendre les dévouements consentis, structure de l’offre militante, espace des voies de salut possibles et attentes préconstituées118 qui sont habituellement séparés. Une telle analyse peut ouvrir sur des conclusions apparemment paradoxales ainsi que l’a montré cette enquête sur l’humanitaire expert : il peut exister des offres sans attentes autres que celles dont ses représentants l’investissent119 ; il peut y avoir des dévouements qui précèdent l’existence des bénéficiaires de leur sollicitude. Elles permettent cependant de retrouver, grâce à la prise en compte du contexte précis dans lequel prennent existence et forme les pratiques militantes observées, la situation concrète singulière qu’affrontent et vivent les militants d’une cause particulière. À ne pas tenir compte des configurations et à ne pas les situer historiquement, c’est non seulement la particularité du militantisme analysé qui échappe aux regards mais aussi les problèmes pratiques que doivent surmonter les militants pour accomplir et continuer leur engagement.

46À trop regarder l’organisation juridiquement définie (le parti, le syndicat, l’association), on ne voit plus ni l’ensemble des acteurs individuels et collectifs qui contribuent à porter à la reconnaissance publique les idées, les idéaux, les croyances et les intérêts défendus ni la nécessité, imposée par leur diversité, de consolider la cause en entretenant leur mobilisation par l’élargissement des modes de socialisation au schème d’interprétation du monde et d’action sur le monde porté par l’entreprise militante. Dès lors, bien sûr, les écoles du parti ou du syndicat ne délivrent plus les mêmes enseignements qu’auparavant comme le signale Jacques Ion. Peut-on dire pour autant qu’il n’existe plus de formation à la cause, alors que se multiplient les conseils et les techniques dispensés par l’organisation (pour faire un tract, une affiche, répondre à des adversaires, connaître les thèmes à privilégier) et que les modalités de son apprentissage se sont diversifiées : plus uniquement les stages mais les colloques, les revues, les journaux voire les émissions télévisées ou les articles de la presse généraliste ; plus uniquement les militants entre eux mais les rencontres fréquentes avec des journalistes, des intellectuels, des experts, nationaux et internationaux ? Peut-on dire également que l’emprise non pas de l’organisation mais des enjeux qui l’animent a disparu quand, même si les réunions se sont écourtées, elles se sont aussi multipliées dans l’organisation elle-même et dans l’espace privé, professionnel et familial des militants, sous la forme de « colloques singuliers » (conversations téléphoniques ou de café, contacts internet, augmentation des post-it rappelant à l’ordre des tâches, fréquentations entre amis ou collègues de travail devenus des militants quand ce ne sont pas les repas de famille qui deviennent des lieux militants tant les conjoints et les enfants participent aussi à l’engagement consenti) ? C’est cet ensemble de pratiques de sociabilité et de socialisation qui est à restituer avant de conclure à une restriction des investissements militants même lorsqu’ils se déploient sur des projets ciblés.

  • 120 Sur ce point, voir Lagroye (J.), Société et politique : Chaban-Delmas à Bordeaux, Bordeaux, Pedone (...)
  • 121 Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, op. cit.
  • 122 Voir, par exemple, Péchu (C.), « Les générations militantes de Droit au logement », Revue français (...)

47Inversement, à trop regarder les individus, on ne voit plus le capital collectif du groupe qu’ils forment par leur rassemblement dont chacun est inégalement doté mais qui, ensemble, constitue un capital social, culturel, éthique, politique permettant la réappropriation des règles d’un jeu politique complexifié et l’acquisition de capacités discursives et réflexives apte à faire de leurs détenteurs les analystes de leur propre engagement directement concurrents des autres interprètes de la vie politique. Ce ne sont pas simplement les multipositionnalités individuelles visibles qui comptent : de même qu’il existe des multipositionnalités « invisibles », celles qui s’opèrent par procuration notamment par l’entremise d’intermédiaires situés dans différents secteurs sociaux et qui sont constitutives d’un leadership politique120, de même est-ce la multipositionnalité collective, celle du groupe mobilisé, qui participe à la consolidation de sa puissance sur les autres121 et à la diffusion de ses idées et de ses idéaux. Existant indépendamment des membres du groupement, ce capital collectif façonne une marque distinctive qui produit ses propres effets : effets d’entraînement et de sélection non seulement sur les aspirants militants122 mais aussi sur des observateurs, des interprètes, des acteurs institutionnels qui se trouvent « choisis » et « appelés » par un tel groupement pour lequel ils se sentent en « affinité élective » sans qu’ils le sachent toujours explicitement, effets ainsi de reconnaissance venant élargir la « contestellation des appartenances » tout comme les manières d’y appartenir. Dès lors, si le travail d’homogénéisation des ralliements à la cause se complique tant les façons de l’incarner et de la plaider sont diverses, reste qu’il ne s’en effectue pas seulement dans les discours et pratiques de mobilisation politique lancés par les états-majors, mais qu’il emprunte des voies moins repérables immédiatement, moins formalisées et moins verbalisées. Parce que la sélection (et l’auto-sélection) se réalise toujours pour une part préalablement à l’entrée dans le militantisme, ce qui « accorde » ensemble les militants vient souvent d’un même recrutement social, du passage par les mêmes écoles, les mêmes clubs de loisirs, l’appartenance aux mêmes relations familiales, amicales ou professionnelles. Parce qu’une fois lancée, la cause défendue, à travers le crédit collectif que lui confèrent ses divers représentants, crée de nouveaux modes d’interconnaissance, le travail de conciliation dépend de la position sociale et de l’autonomie du secteur d’appartenance professionnelle de ceux qui s’y dévouent et passe par des voies qui conviennent d’autant mieux à la situation relationnelle nouvellement formée qu’elles sont celles qui en ont permis l’émergence et la promotion : contacts informels, relations officieuses (clubs, think tanks, etc.) et/ou liaisons politiques officielles. L’analyse des configurations dans lesquelles sont pris les militants montre ainsi que les relations « traditionnelles » sont loin d’avoir perdu leur force d’incitation à l’action, ce n’est qu’une fois les militants engagés, qu’elles se recomposent et que se scellent de nouvelles relations qui très souvent se « traditionnalisent » en devenant des liens d’amitié, de famille et de travail. En quelque sorte, redécouvrir les situations d’interdépendance concurrentielle affrontées met en évidence l’historicité des engagements consentis. À travers eux, c’est l’historicité des dévouements et des manières de se dévouer aux autres qui ressurgit.

Historiciser les investissements politiques

  • 123 Voir Schudson (M.) et King (E.), « Le mythe de la popularité de Reagan », Politix, 37, 1997.
  • 124 Voir Offerlé (M.), « Descendre dans la rue : de la “journée” à la “manif” », in Favre (P.) dir., L (...)

48Historiciser les dévouements militants revient à reconstituer les temporalités des configurations politiques qui, seules, permettent une comparaison entre hier et aujourd’hui pour en montrer les invariants et les différences. Une illustration témoigne de l’aveuglement auquel conduit un tel oubli. La constitution de dossier, la mobilisation de réseaux, la possession d’un carnet d’adresses ne sont pas un choix librement décidé en raison par des individualités porteuses de nouvelles sociabilités. Elles composent les nouvelles ressources imposées par les fortes contraintes qu’exercent les médias sur la reconnaissance et la notoriété des mobilisations sociales : contraintes de visibilité (où jouer de l’inédit et du spectaculaire permet de faire la différence dans la concurrence et de se singulariser aux yeux de commentateurs attentifs à se saisir de toute forme de « nouveauté ») ; contraintes de nouer des contacts fréquents avec les journalistes et d’anticiper leurs attentes (en formatant des mises en scènes susceptibles de les attirer, en réaménageant l’ordre des rituels politiques pour répondre à leurs propres exigences professionnelles); contrainte de négociation constante avec ces nouveaux « entrepreneurs » de représentations123. Loin de n’être que les ressources emblématiques du militantisme « distancié », elles sont intégrées, certes différemment, par toutes les composantes du militantisme, depuis Act up jusqu’à la CGT et le PCF et manifestent une réorientation des activités politiques vers le monde médiatique venant modifier les hiérarchies, les légitimités et sans doute les sensibilités. Une telle réorganisation du sens du jeu politique indique une recomposition et une complexification des liens d’interdépendance entre les secteurs sociaux participant à la définition des « valeurs » politiques. Gain d’autonomie sectorielle du journalisme à l’égard du monde politique et modification conjoncturelle de l’échange politique : c’est ce nouvel état de la configuration politique et non les volontés individuelles qui explique le recours accru à des ressources extérieures (notamment médiatiques) à l’organisation militante elle-même. Pour qu’une cause soit entendue, elle doit, en effet, désormais faire défiler les protestations non seulement dans la rue (et en ce sens, le nombre n’est pas obsolète) mais aussi dans divers lieux qui vont des « unes » de la presse écrite et des journaux télévisés aux articles savants des analystes, colloques d’experts, meetings de partis ou de syndicats, huis clos des cabinets ministériels et des débats entre responsables de l’État124. La diversification des endroits à occuper pour gagner une existence publique signale, en outre, l’accroissement des ressources politiques à mobiliser et des investissements à consentir dans l’activité politique pour espérer compter et l’emporter. C’est dire combien, même bénévoles, les dévouements se sont professionnalisés et intensifiés à mesure que l’activité politique se complexifiait et exigeait une concentration des efforts déployés sur un engagement accaparant tous les instants de la vie des militants.

  • 125 Il faudrait également tenir compte de la position occupée par l’organisation politique dans l’espa (...)

49De même, l’appui privilégié sur les « personnes » pour assurer la mobilisation continue de l’entreprise militante renvoie davantage à un effet de position qu’à une décision (de se libérer de toutes les pesanteurs et tutelles hiérarchiques). Qu’il soit le fait d’organisations de taille réduite, centrées sur des objectifs limités et circonscrits dans le temps ne doit pas cacher cette autre caractéristique qui tient à leur aspect « naissant » : nouvellement introduites dans un jeu politique devenu fortement concurrentiel sous l’effet de la multiplication d’entreprises semblables même si elles prennent en charge des enjeux différents, ces petites structures militantes ont à faire leur place en politique et ne peuvent compter, comme les grandes organisations depuis longtemps constituées, sur des dispositifs collectifs standardisés et des répertoires d’actions historiquement éprouvés (et l’on pourrait faire ici un parallèle avec la situation des premières organisations ouvrières de la fin du XIXe siècle). En ce sens, les individus sont les seules « ressources » dont elles disposent et la « remise de soi » est d’autant moins en vigueur en leur sein qu’elle n’est guère possible : attirant à elles le plus souvent un personnel doté en capital culturel et/ou politique et peu enclin à la médiation, elles ne peuvent non plus dispenser les incitations collectives (en termes de postes ou de revenus) nécessaires à la formation de la délégation. Manquer les temporalités des configurations politiques revient ainsi à manquer les temporalités propres aux organisations qui les structurent125, et partant, celles des investissements consentis par les militants.

  • 126 Goffman (E.), « La carrière morale du malade mental », Asiles. Études sur la condition sociale des (...)

50Reconstituer l’histoire des investissements politiques oblige encore à suivre la variation des configurations dans le cours du temps et à ne pas accepter pour acquis que la même situation relationnelle prévaut tout au long de l’engagement, que sont toujours sollicités les mêmes savoirs et savoir-faire et que les ressources mobilisées conservent toujours la même valeur. En quoi maîtriser la constitution d’un dossier est une ressource permettant d’affronter les rapports directs avec les populations locales sur le terrain ? En quoi la croyance retrouvée dans le militantisme permet-elle de militer en toute félicité dans les activités successivement imposées ? Ce qui prépare à agir en direction des autres peut bien ne pas être ce qui permet la continuation de l’action puisque des épreuves à surmonter pour que l’engagement persiste risquent de surgir du cours même de la réalisation des actions militantes. C’est ce qui a été montré à propos de la mission effectuée à l’étranger lors de laquelle le contact avec les populations locales est source de désarroi plus qu’une occasion de rencontre heureuse pour les militants de l’humanitaire expert. Rappeler que ce moment de rapprochement, bien que fort limité dans le temps, éprouve leur engagement en suscitant des insatisfactions là où était attendu le plaisir d’aider, en créant des incompréhensions pratiques là où étaient rêvées des retrouvailles authentiques impose à l’analyse une forme particulière de vigilance. C’est l’obliger à décomposer en séquences d’action l’engagement consenti en faisant appel au concept de « carrière » pour mieux rendre compte de son déroulement et pour restituer surtout les « carrières morales » des dévouements des militants. Solliciter la notion empruntée à Erving Goffman126 permet de concilier les partis pris sociologiques développés jusqu’ici. Elle invite, en effet, à mettre en évidence les configurations successives des relations dans lesquelles les militants sont impliqués, à souligner les contraintes structurelles mouvantes qui pèsent sur leurs marges de jeu et leurs capacités d’adaptation et, ainsi, à suivre la dynamique des transformations tout à la fois objectives et subjectives des individus pour l’observer, étape après étape, tout au long du cheminement qu’accomplissent des salariés pour devenir militants d’une cause spécifique puis pour exercer les diverses activités militantes qui leur échoient.

  • 127 Tackett (T.), Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, (...)
  • 128 On emprunte les termes de « travail sur la trajectoire des dévouements » à A. Strauss qui désigne (...)
  • 129 Voir Elias (N.), Mozart. Sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991.
  • 130 Sur la notion de « calculs moraux », voir Lechien (M.-H.), Pratiques humanistes, op. cit.

51Comment des salariés deviennent-ils militants, comment ces militants deviennent-ils et restent-ils des adeptes d’un « humanitaire expert » ? Interrogations simples qui rejoignent, à leur façon, celles que pose Timothy Tackett à propos des députés de 1789 se métamorphosant en quelques mois en ce qu’ils n’étaient pas, des révolutionnaires127 : elles conduisent à examiner ce qui se passe dans le cours même des différentes mobilisations (avant et pendant l’engagement) pour repérer, sous l’évolution apparemment linéaire qu’empruntent les dévouements, le « travail sur leur trajectoire » qui s’accomplit parfois au prix de bifurcations et de brisures imperceptibles de prime abord et qui fait intervenir d’autres acteurs que les seuls militants128. En contraignant l’analyse à se déprendre d’une logique de l’imputation rétrospective, elles font plus particulièrement réapparaître les attentes de conduite successivement formalisées qui s’imposent aux militants et avec lesquelles ils doivent composer. Avoir à créer et recréer les « autres » auxquels ils destinent leur aide : c’est, on l’a vu, le propre du militantisme humanitaire. C’est lui qui forme le « drame » des pratiques militantes, c’est-à-dire le problème concret que les militants doivent s’attacher à résoudre et le ressort de leur comportement futur129 qui n’épargne ni ce qu’ils s’engagent à faire ni les représentations qu’ils portent sur les autres et sur eux-mêmes ni, au bout du compte, leur identité (ce qu’a mis en évidence le chapitre 4). Son analyse suppose de prendre au sérieux les significations qu’attachent les militants à leur engagement, les estimations grâce auxquelles ils se réapproprient les opportunités et répertoires d’action offerts pour aider les autres : en clair les « calculs moraux130 » qui animent leurs investissements. Eux aussi ont une histoire, eux aussi font l’histoire des dévouements consentis.

Les « calculs moraux » des militants

  • 131 Sur ce point, voir Oberschall (A.), Social Movement. Ideologies, Interests and Identities, New Bru (...)

52Revenir sur ce qui se passe à l’occasion de la constitution d’interactions sociales éclaire sur ce que sont ces « calculs moraux ». Les « relations sociales » ne sont pas formées de simples « contacts personnels » résumés par un carnet d’adresses et délivrant naturellement un « capital social ». Loin que les individus puissent « mobiliser » les relations sociales à merci et à volonté, c’est l’inverse qui se produit : ce sont les relations sociales qui mobilisent les individus en leur faisant partager des schèmes de perception, des croyances, des valeurs et des idéologies de groupe131 qui les motivent et les engagent avant même qu’ils ne s’engagent officiellement puis tout au long de leur implication active.

  • 132 Goffman (E.), Les moments et leurs hommes, textes recueillis par Yves Winkin, Paris, Seuil/Minuit, (...)
  • 133 Ce qui signifie, soit dit en passant, que cela suppose la participation active à un certain nombre (...)
  • 134 Briquet (J.-L.), La tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin, 1997 (...)
  • 135 Bailey (F.-G.), Les règles du jeu politique. Étude anthropologique, Paris, PUF, 1971. Voir aussi M (...)
  • 136 Voir sur ces points F. Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste, op. cit., p. 23. L’auteur montre, (...)

53Les relations sociales ne sont pas en effet innocentes sur les individus. Elles constituent ces « moments » qui façonnent les « hommes » pour reprendre les mots d’E. Goffman132. Si l’on suit Jean-Louis Briquet systématisant les travaux des anthropologues anglo-saxons, leur consolidation réalisée dans et par des échanges concrets faits de services rendus et de souvenirs partagés133, crée non seulement des formes de coopération entre des acteurs pouvant être éloignés socialement (par leur place sociale comme par leur secteur d’appartenance) mais aussi des sentiments (amitié, fidélité), montrant ainsi que les individus n’agissent jamais seuls, jamais par décision solitaire et pas uniquement par « intention », « cynisme », « intérêts matériels », « raison instrumentale », « éthique de responsabilité » (peu importe ici le vocabulaire employé) mais toujours aussi avec « émotions », « honneur », « conviction », « sens moral » sans lesquels l’échange ne pourrait pas justement être vécu comme un échange et exister comme tel134. Elles créent encore, à côté des règles officielles et juridiques, des règles pragmatiques (règles du jeu officieuses et tacites, règles d’appartenance se marquant dans des rappels à l’ordre informels, des sanctions positives ou négatives diffuses) au principe d’une « sagesse pratique » familiarisant avec ce qu’il convient de faire ou non, d’être ou non, et dont la transgression vaut plus sûrement exclusion que la violation des règles formelles135. C’est par elle que prennent forme et sens des codes de signification partagés et des intérêts communs, particuliers et généraux qui, s’ils offrent un certain nombre de ressources, les contraignent dans des « faisceaux d’obligations » : obligations de réciprocité, obligations cognitives aussi qui portent ceux qui sont impliqués dans de telles relations à anticiper constamment les retombées de leur action sur les autres136.

  • 137 Sur cette question, Goffman (E.), Strategic Interaction, Oxford, Basil Blaxwell, 1970.
  • 138 Quel serait ce moment inaugural qui déclencherait l’engagement ? L’acte formel d’adhésion à un gro (...)

54Ces interactions stratégiques137 où les « décisions », les calculs et les représentations que se font les acteurs de la situation sont interdépendants les uns des autres invitent par là même à voir que lorsqu’on agit, on n’agit jamais uniquement pour son propre compte, qu’un engagement individuel est toujours un engagement collectif qui s’ignore, qu’entrent dans l’action sociale non seulement les expériences passées mais aussi les opérations sur l’avenir, ou encore que pour qu’il y ait « passage à l’acte militant », il faut des conditions de pensée qui ne tiennent jamais simplement aux « intérêts » individuels (intérêts matériels, professionnels moraux, symboliques) mais toujours aussi aux intérêts des autres et de la structure collective des alliances nouées : l’entrée dans le militantisme ne peut plus ainsi être située sociologiquement au seul moment formel de l’engagement actif138 mais s’échelonne dans le temps long de l’enchaînement des inscriptions sociales et dans le temps à venir des prévisions et des réalisations escomptées. Prendre en compte les « calculs moraux » qui impulsent les conduites sociales et politiques des individus permet justement d’intégrer dans l’analyse de ce qui les détermine à agir non seulement les calculs conscients mais aussi tout ce qui ne peut se calculer consciemment et qui résulte de l’inculcation progressive de normes et de valeurs issues des expériences successivement vécues et constitutives du sens pratique de chaque individu. Ils permettent de saisir les limites qui encadrent les manières de penser et d’envisager ce qui est à faire ou non, d’être ou non.

  • 139 Lagroye (J.), Société et politique : Chaban-Delmas à Bordeaux, op. cit.
  • 140 On ne peut ici qu’être en désaccord avec E. Agrikolianski lorsqu’il évoque à propos des « droits d (...)
  • 141 Voir, par exemple, sur les phénomènes de diffusion des idéologies totalitaires via les réseaux de (...)
  • 142 D. Mc Adam par exemple montre, à propos des étudiants volontaires pour soutenir le mouvement des d (...)
  • 143 Sur la force de liens faibles, Granovetter (M. S.), « The Strengh of Weak Ties », American Journal (...)
  • 144 Voir ce que suggère E. Friedberg in Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée, Pari (...)
  • 145 Pour une présentation de la notion de « régime d’action », voir Thévenot (L.), « Le régime de fami (...)
  • 146 Bourdieu (P.), « La mort saisit le vif : les relations entre histoire réifiée et histoire incorpor (...)
  • 147 Voir Douglas (M.), Ainsi pensent les institutions, Paris, Usher, 1989.

55En effet être inscrit dans des relations sociales, ce n’est pas seulement choisir une forme juridique des relations ; comme l’ont montré chacun à leur façon Jacques Lagroye139 et Frédéric Sawicki, c’est appartenir à un « milieu » composé de différents secteurs sociaux liés entre eux de manière plus ou moins stable au cours du temps et qui ont tous contribué par leur activité à sa construction alors même qu’ils n’avaient pas pour finalité première de s’y employer. L’entrecroisement et la pluralité des espaces sociaux en interrelation ont pour effet non seulement de démultiplier les lieux où se jouent les concurrences (les calculs, les anticipations, les stratégies) et leurs chances de succès mais aussi de les faire se jouer simultanément. Là est souligné combien on ne peut comprendre ce qui se passe dans le militantisme en ne regardant que le militantisme ou ce qui s’opère dans l’attraction pour une organisation, un homme ou une forme d’engagement qu’en dressant un inventaire des motivations ou motifs personnels : toutes ces activités voient leur possibilité et leur signification dépendre de l’insertion de ceux qui les accomplissent dans des réseaux historiquement constitués et, entremêlant enjeux sociaux et enjeux politiques, n’être jamais uniquement liées au projet (ou à l’idéologie) affiché. C’est dire que les causes auxquelles se dévouent des individus sont toujours multisectorielles140, qu’elles réunissent toujours des gens « intéressés » par elles mais pour des raisons dissemblables et souvent étrangères à la « morale » officielle qu’elles professent, grâce à des réseaux de sociabilité qui fonctionnent comme des structures de validation de la croyance141 en sa vertu et dont l’emprise varie selon leur composition et la place de l’individu en leur sein. C’est dire aussi qu’il existe des interdits ou des autorisations pratiques à l’activisme ou à l’indifférence, à l’engagement dans telle sorte de groupement plutôt que dans telle autre qui ont leur origine non dans le tribunal intérieur de l’individu mais dans la combinaison des liens qui l’unissent aux autres et s’imposent à lui142 : il existe des contraintes morales au dévouement tout autant qu’à la fidélité à soi et à ce que l’on a été qui naissent des relations dans lesquelles l’insertion s’accomplit par l’entremise des enjeux spécifiques qui les organisent. Même les liens plus ténus (comme ceux unissant les membres de groupements situés différemment dans l’espace social) possèdent une force de soutien à la mobilisation en fournissant moins un support affectif que des informations, des compétences ou parfois des solutions aux problèmes affrontés143. Enfin, appartenir à une organisation revient à s’insérer dans un régime discursif et cognitif plus ou moins formalisé selon la norme en vigueur en son sein et offrant des ressources interprétatives144 pour s’approprier les événements du monde et les remettre dans l’ordre des discours. Mais c’est en tant que ce régime d’actions discursives145 constitue aussi un cadre d’expériences hérité de l’histoire sociale passée de l’organisation qui censure le pensable et le dicible sur soi et sur le monde. « Le mort saisit [toujours] le vif146 », même de façon détournée, même là où l’on n’imaginait pas qu’il puisse étendre son emprise (le sens de soi et des autres, l’intimité de la conscience réflexive, les passions privées) : ce ne sont plus simplement des rôles sociaux qui sont incorporés par les individus. Les individus sont aussi habités, sans forcément le savoir, par l’histoire sociale passée de toutes les institutions qui ont forgé et forgent encore le monde social, l’État, l’école, l’entreprise, les groupements politiques. Et si le monde va ainsi, c’est parce qu’ainsi le monde « tient147 ».

Dilemmes pratiques et travail d’ajustement à la cause

  • 148 Thévenot (L.), « L’action qui convient », Les formes de l’action, Paris, Raisons pratiques, 1, 199 (...)

56Reste alors à se demander comment les actions accomplies sont des actions qui « conviennent148 » à la fois à la cause proclamée et aux militants qui lui consacrent leur énergie. Là encore les « calculs moraux » des militants sont à l’œuvre notamment face aux nouvelles épreuves que leurs dévouements rencontrent dans le cours même de leur mobilisation. Se posant sous la forme de dilemmes pratiques, ce sont ces épreuves qu’il s’agit de mettre au jour pour comprendre les conditions de durabilité des efforts déployés.

  • 149 Pour une autre forme de technicisation de l’indignation qui, elle, ne la fait pas oublier, Patouil (...)
  • 150 Sur le travail d’interprétation et de reformulation que suppose toute cause, Felstiner (W.), Abel (...)
  • 151 Comme le note L. Boltanski : « Le discours de mobilisation politique […] peut exercer un effet d’u (...)
  • 152 Comme l’écrit P. Berger, « La conscience sociologique se meut à l’intérieur d’un cadre de référenc (...)

57Le « drame » de ces salariés devenus militants d’un « humanitaire expert », ce n’est pas qu’ils aient à changer de dispositions pour se dévouer aux autres, on l’a vu la plupart sont d’anciens militants ; c’est qu’ils aient, et ce n’est pas rien, à changer d’idéologie, c’est-à-dire de système de justifications des conduites tenues et de représentations de soi et des autres pour entrer dans l’univers mental spécifique de l’expertise humanitaire. Il s’ouvre sur un premier dilemme. Eux qui ont été des militants chrétiens passés par le tiers-mondisme et les organisations de gauche ou d’extrême gauche doivent apprendre à se défaire de toutes considérations politiques ou religieuses pour penser les autres et l’aide à leur apporter. Ils doivent s’initier à limiter leurs enjeux, refuser de placer l’injustice à la source de leurs dévouements et techniciser leur indignation149 au point de la faire oublier dans des actions sérialisées et ponctuelles. S’ils doivent ainsi acquérir la « théorie de leurs pratiques » en rendant perceptible, et d’abord à leurs propres yeux, la réalité « technique » des difficultés qu’ils se destinent à résoudre par la mobilisation de leurs compétences professionnelles, ils ont aussi à reformuler les griefs des populations locales en « demande d’aide au développement150 ». Leur inscription dans le champ humanitaire tout comme la position spécifique qu’ils y occupent, plus en retrait des attentions médiatiques, les aident. La revendication d’efficacité dont ils font leur marque collective les y incite d’ailleurs fortement. Elle conduit les militants des clubs CODEV à adopter une logique d’expertise empruntée au modèle managérial de l’entreprise et de l’État « modernisateur ». C’est que, en tant qu’OSI, ils sont directement placés dans l’orbite des pouvoirs publics pour lesquels le « développement » est un enjeu d’État et que, en tant qu’organisation appartenant à EDF, ils sont étroitement associés à ses préoccupations de mécénat public et de formation des cadres. Le discours de mobilisation politique propre à ce type de militantisme et énoncé par la direction syndicale CFDT ou par le CODEV national leur délivre encore des ressources argumentatives pour produire une telle identité commune151. Cependant leur autonomie qui les fait exister comme des petites entreprises artisanales indépendantes freine ce travail d’articulation possible entre le « sommet et la base » et les laisse en prises avec eux-mêmes. De la même façon, endosser la norme de leur nouveau militantisme, entrecroisant dévouements et modèle managérial de l’efficacité, suppose de leur part des ressources cognitives et un travail de réglage de soi et des actions en direction des autres accordant ce qu’ils ont été avec ce qu’ils doivent désormais être152 dont tous n’ont pas forcément la maîtrise. On conçoit que cela n’aille pas sans susciter des tensions et des contradictions à la fois au sein du groupement militant rassemblant des individus dissemblables sous bien des rapports et au sein des militants eux-mêmes.

  • 153 Voir le documentaire « Nioro-du-Sahel, une ville sous tension », réalisé par Christian Lallier en (...)

58Difficile, exigeant, cet exercice pratique de « qualibrage » de soi, s’il encourage les investissements avant le départ, se trouve précisément mis à mal lors de l’expatriation. Alors même que la mission joue un rôle clef dans la construction du groupe militant notamment en assurant et renforçant sa cohésion, elle se révèle aussi source de fragilisation inattendue. C’est que la conception managériale de l’efficacité adoptée produit ses propres limites cognitives. D’une part, en exigeant la mise en suspens de toute considération politique et confessionnelle, elle a détourné l’attention des militants de ces aspects de la vie des populations locales visées pour leur faire préférer connaître leurs manques en termes de technologies ; d’autre part, elle a orienté leurs énergies dans des pratiques de contrôle de l’action avant ou après coup et non dans celles de l’interaction avec les autres aidés. La confrontation avec les « autres lointains » réalise, alors, là où les militants ne l’attendaient pas, une sorte de rappel à la réalité du monde social et politique (lorsqu’ils s’aperçoivent que leur « technique » est un enjeu politique et d’honneur social pour les populations locales, que pour accomplir leurs installations électriques, ils doivent non seulement constamment négocier avec les diverses autorités locales mais aussi se plier à des choix d’emplacements et des rythmes de travail qui ne sont pas ceux qu’ils avaient prévus selon leur rationalité d’experts, etc.) qui fait ressurgir le « refoulé » de leurs propres dévouements et souvent sous une forme extrêmement violente pour eux : quand ils se voient traiter de « nouveaux colons » ou de « touristes153 » eux qui dépensent sans compter leur temps, leur argent et leurs efforts de loyauté.

59Second dilemme pratique : cette rencontre impensée les oblige à improviser en situation et dans le feu de l’échange des solutions pour sauver la face (aux yeux des autres aidés, de leurs coéquipiers et de soi-même) et poursuivre malgré tout la mission projetée. Elle impulse en outre non seulement des concurrences incontrôlées entre membres de l’équipe portant sur la définition de la bonne relation à instaurer avec les autres aidés et bousculant les autorités précédemment établies mais aussi des formes de désarroi d’autant plus douloureuses et démoralisantes qu’elles n’ont pas été anticipées. Le paradoxe est double.

  • 154 On ne peut, ici, que se séparer des conclusions de J. Siméant qui ne repère des « ruptures biograp (...)

60Ce sont les plus politiques, ceux qui disposent de ressources collectives précédemment accumulées lors de leurs multiples engagements antérieurs, qui sont les plus à même de maîtriser et d’endosser l’idéologie de l’expertise humanitaire plaçant la singularité des personnes et des compétences à la source des dévouements. En quelque sorte, c’est la culture politique précédemment acquise et préservée lors de leur entrée dans ce nouveau militantisme qui facilite la réforme de leur pensée et sa mise aux normes de l’humanitaire expert en permettant des discours sur soi relisant l’itinéraire passé à travers le prisme de ce qu’ils sont devenus et des discours sur les autres construisant une « commune humanité » en évitant les références à toutes les contingences sociales et politiques. Mais ce sont également ceux-là, les mieux armés idéologiquement, qui sont aussi les moins susceptibles de supporter le « retour du réel » survenant lors de leurs contacts avec les populations locales, qui vient réveiller ce qu’ils se sont efforcés de ne plus penser et éveiller des images d’eux-mêmes dont ils se voulaient immunisés154. Leurs réactions sont à la mesure de ce en quoi ils ont espéré lorsqu’ils ont reconnu l’offre d’expertise humanitaire comme une offre à ce point intéressante pour eux qu’ils ont accepté de lui consacrer leurs dévouements. Ces anciens militants ont trouvé en elle principalement la réactivation d’une croyance en la possibilité d’agir à nouveau en faveur des plus démunis, avec un engouement d’autant plus vigoureux qu’elle les a réarmés moralement : en restaurant un sentiment d’utilité que la plupart ne trouvaient plus ni dans le militantisme institutionnalisé propre à EDF ni dans la routine de leur occupation professionnelle, en ressuscitant le plaisir d’agir pour les autres sans avoir à user leur énergie à lutter contre les autres. La force des croyances ne s’évalue jamais à leur adéquation avec la réalité : la contradiction vivement ressentie sur le terrain et subjectivement difficilement supportée les pousse, au retour, non pas à changer de systèmes de justifications mais, au contraire, à relancer les actions d’expertise humanitaire qu’ils escomptent (et ils travaillent à le faire) cette fois mieux affûtées et plus efficaces. C’est que le travail nécessaire pour surmonter la déstabilisation et réadhérer aux convictions de leurs espérances trouve, une fois revenus en France, nombre d’appuis et de renforts : à la solidarité de l’équipe militante elle-même, s’ajoutent des dispositions individuelles et collectives à la réflexivité (ou à la « révision de soi ») apprises lors de leurs passages prolongés dans des mouvements politiques chrétiens qui leur offrent d’utiles technologies de gestion des désarrois moraux et de protection contre la démobilisation du groupe. Mais c’est en les fermant sur l’entre soi militant et en écartant, une fois encore, ceux à qui ils destinent leur sollicitude.

  • 155 D’une certaine façon se généraliserait à l’ensemble du militantisme actuel ce qui a été une des pr (...)

61On touche ici au plus troublant de l’histoire de la carrière morale des dévouements humanitaires. Ceux-ci ne peuvent « convenir » que pour autant qu’ils dénient sans cesse l’« humanité » (c’est-à-dire l’existence sociale et politique concrète) des autres lointains ou des étrangers proches au service desquels ils se placent. C’est dans et grâce à ce déni qu’ils peuvent se déployer avec la force de conviction nécessaire pour que soient assumés les coûts moraux (en temps, en efforts, en travail sur soi) qu’ils ne manquent pas de susciter. Est-ce vrai seulement pour le militantisme humanitaire ou celui-ci ne livre-t-il pas la « vérité » de toutes les causes actuelles même les mieux arrimées aux groupes qu’elles défendent : qu’il n’y a de dévouements possibles que dans et par la mise à distance de ceux auxquels on se dévoue, sans cesse renvoyés au statut d’« étrangers » à leur propre destinée ? Là se situerait peut-être la nouveauté sans cesse invoquée et proclamée du militantisme d’aujourd’hui. L’écart social et politique progressivement creusé depuis plusieurs années entre ceux qui portent les causes et ceux dont il est dit qu’ils en bénéficient créerait un rapport fortement distendu aux autres que les loyautés militantes s’emploient à la fois de protéger et d’éviter. Un tel « altruisme » ne serait pas alors l’expression de l’avènement réussi d’un « militantisme par conscience » ou d’un militantisme « distancié » car contractuel ; il serait plus sûrement l’indice de la quête morale à la satisfaction de plus en plus improbable qui anime ceux qui se sont éloignés des plus vulnérables alors même qu’ils s’en espèrent proches et travaillent à s’en approcher155 : rechercher la reconnaissance par les plus démunis des efforts déployés en leur faveur quand tout s’organise pour les faire disparaître de la scène publique, eux, leurs aspirations et leurs anciens porte-parole les plus établis.

Anmerkungen

1 Weber (M.), Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 206-209. Je remercie Cl. Gauthier et F. Matonti pour leur lecture vigilante d’une première version de ce texte.

2 Sur cette question, voir Collovald (A.) et Gaïti (B.), « Des causes qui parlent… », Politix, 16, 1991.

3 Les citations sont puisées dans les travaux de J. Ion. On se reportera principalement aux analyses de cet auteur parce qu’elles systématisent le mieux les points de vue développés par d’autres chercheurs sur les nouvelles formes d’engagement politique et sur le processus d’individuation qui les sous-tendrait, Ion (J.), La fin des militants ?, Paris, Éd. de l’Atelier, 1997 ; « L’évolution des formes de l’engagement public », in Perrineau (P.) dir., L’engagement politique. Déclin ou mutation ?, op. cit.; « Le modèle associatif entre l’idéal démocratique et la nostalgie des corps intermédiaires », Revue de l’économie sociale, avril 1988 ; « Interventions sociales, engagements bénévoles et mobilisation des expériences personnelles », in Ion (J.) et Peroni (M.) dir., Engagement public et exposition de la personne, Paris, Éd. de l’Aube, 1997.

4 Voir Muxel (A.), « Jeunes des années quatre-vingt-dix : à la recherche d’une politique “sans étiquette” », in Perrineau (P.) dir., L’engagement politique, op. cit.

5 Sur tous ces points, voir Ion (J.), La fin des militants ?, op. cit.

6 Terrail (J.-P.), Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, Paris, PUF, 1990.

7 Schwartz (O.), Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990. Également Retière (J.-N.) et Schwartz (O.), « Où en est la classe ouvrière ? », Problèmes politiques et sociaux, 727, 1994.

8 Hassenteufel (P.), « Pratiques représentatives et construction identitaire : une approche des coordinations », Revue française de science politique, 1, 1991.

9 Voir Bévort (A.), « La CFDT, la désyndicalisation et la tradition syndicale française », in Chazel (F.) dir., Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993.

10 « Nouvelles lectures du monde ouvrier : de la classe aux personnes », Genèses, 6, 1991. On reprend ici la plupart des remarques éclairantes de l’auteur concernant la critique de l’usage du processus d’individuation.

11 Voir chapitre 1.

12 Voir les textes rassemblés dans Perrineau (P.), L’engagement politique, op. cit.

13 Elias (N.), La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.

14 On reprend ici les analyses de J. Ion qui note : « Ce qui est neuf ici, c’est aussi la nature des objectifs visés par l’action en public : le souci de résultats l’emporte sur la volonté de la victoire. On retrouve ici une tendance forte […] ce que nous appelons l’idéalisme pragmatique, c’est-à-dire le maintien simultané des objectifs à long terme et la recherche concrète d’une efficacité sur le court ou moyen terme. Plutôt que l’expression de la puissance : l’action directe, même si elle est symbolique par rapport à l’ampleur du problème considéré. Plutôt que la référence explicite obligée aux clivages politiques, le rappel des principes et des valeurs fondant l’action […]. Dans un tel jeu où le nombre ne fait plus forcément la force, les compétences techniques s’affirment comme qualité spécifique : savoir négocier, disposer d’un carnet d’adresses, pouvoir mobiliser des réseaux, monter des dossiers s’avèrent comme un ensemble de ressources indispensables à la bonne efficacité du groupement » (La fin des militants ?, op. cit., p. 75).

15 Et si dans le présent continue encore à exister la manière « ancienne » de s’engager (celle de la remise de soi totale), c’est sous la forme de persistance archaïque ou de « niches » qui ont, presque naturellement, pour particularités de rassembler tous ceux qui ne peuvent et ne savent faire face au changement : « militants âgés que le nouveau fonctionnement a laissés en marge », « sections ou groupes locaux – par exemple de partis politiques – qui subsistent à l’intérieur de groupements plus larges perpétuant de façon quasiment isolée des modalités d’inscription devenues globalement obsolètes », « niches qui apparaissent comme le refuge de personnes – jeunes ou âgées – souvent isolées, en difficulté d’insertion, et plus globalement, en mal d’identité », voir Ion (J.), La fin des militants ?, op. cit., p. 60-61.

16 On peut déjà remarquer que tous les mots employés sont à la fois en vogue et piégés tant leur connotation actuellement laudative ou péjorative l’emporte sur la signification exacte de la réalité à laquelle ils renvoient. On peut encore noter que cette façon plus que balancée de saisir les évolutions politiques historiques est devenue une manière commune de penser chez nombre d’intellectuels et de savants (même historiens) dès qu’ils s’intéressent à la vie politique. Songeons à l’opposition entre « nationalisme ouvert » (donc généreux, tolérant) et « nationalisme fermé » (donc xénophobe, replié sur des égoïsmes nationaux voire raciaux), « communauté » (et donc communautarisme, danger pour les valeurs républicaines) et « société » (égalité, démocratie)… Par exemple, Winock (M.), Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil, 1982.

17 Sur l’importation de Weber en France, voir Pollak (M.), Max Weber en France. L’itinéraire d’une œuvre, Cahiers de l’IHTP, 3, juillet 1986. Ce double enjeu trouvait une expression d’ordre épistémologique dans l’invention d’une nouvelle méthode : l’intervention sociologique. Pour une présentation de ces analyses, Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1996.

18 Voir Touraine (A.), La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978.

19 Voir Reynaud (E.), « Le militantisme moral », in Mendras (H.) dir., La sagesse et le désordre, Paris, Gallimard, 1980. Il est important de préciser qu’E. Reynaud n’avançait qu’avec une extrême prudence ce qualificatif de « militantisme moral » (elle utilisait plutôt au début de son article la notion « d’entrepreneurs moraux »). L’auteur prenait soin aussi de situer professionnellement les « entrepreneurs moraux » en les trouvant chez ceux qui « exercent souvent des métiers liés aux mécanismes des contrôles sociaux : enseignants, éducateurs, infirmières, médecins » et « qui disposaient, de par leur profession, des moyens de transcrire leurs jugements de valeur en décision de portée sociale ». Ce sont les usages « scientifiques » ultérieurs qui vont reprendre le terme sans souvent s’informer sur le texte lui-même et en le détachant de toutes caractérisations sociales. Il a fait ainsi « retour » dans la science politique française via un passage par les États-Unis et les sociologues américains des mobilisations qui évoquent le « militant par conscience », celui qui n’aurait aucun intérêt direct dans l’engagement auquel il consent. Même autorisée par la science politique américaine, la notion mérite d’amples critiques sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

20 Bidou (C.), Les aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, PUF, 1984.

21 Sur tous ces points voir l’introduction éclairante de la thèse de M.-H. Lechien, Pratiques humanistes. Engagements militants et investissements professionnels, thèse de sociologie sous la dir. de G. Mauger, Paris, EHESS, 2002. L’auteur montre encore que le « militant moral » apparaît dans un contexte d’efflorescence des associations de tous ordres et de forts débats intellectuels et scientifiques sur les classes moyennes. Elle note également que pour E. Reynaud, le « militant moral » rejette la dépossession par les « experts » : le contexte politique et intellectuel ayant changé, le « militant distancié » lui va rejeter la dépossession de la délégation. On ne peut que remarquer néanmoins les multiples emprunts non explicités faits à la définition d’E. Reynaud dans la caractérisation de l’attitude du « militant distancié », hormis son attention à situer professionnellement et socialement ce type de militant.

22 J. Ion récuse ainsi, pour qualifier le « militant distancié », le terme de « militant moral » qu’il associe au militant classique, « véritable spécialiste du devoir être » (« Interventions sociales, engagements bénévoles et mobilisations personnelles », art. cité, p. 81). Il précise encore que le militantisme « distancié » n’exclut pas une « implication intense » mais que celle-ci est « mesurée », « circonstanciée » et « réversible ». Une telle association de mots aux significations contradictoires rend pour le moins difficile la compréhension de ce type de militantisme.

23 Par exemple est évoqué le « militant » comme « figure modélisée » de l’engagement en déclin et non des militants socialement et politiquement différenciés ou des pratiques sociales et politiques hétérogènes ; sont convoquées des références étymologiques des mots et non leurs usages sociaux. Il est ainsi rappelé que l’étymologie du terme « militant » comporte une « connotation militaire et religieuse » qui, valable pour le passé, ne peut concerner la figure du « nouveau militant ». (On note le même rappel dans Klandermans [B.] et Mayer [N.], « Militer à l’extrême droite », in Perrineau [P.] dir., Les croisés de la société fermée. L’Europe et des extrêmes droites, Paris, Éd. de l’Aube, 2001.) J. Ion poursuit : « Figure héroïque dont la grandeur confine à la pathologie et qui reproduit la figure du prêtre entièrement pris par son engagement » (p. 31). « Pathologie », le mot est déjà révélateur mais quand il est associé à la « religion » lorsque celle-ci dans le débat public renvoie à « fanatisme », cela devient plus qu’un jugement : une condamnation.

24 Un « mouvement social » est un mouvement placé au cœur des contradictions sociales. Pour parvenir à ce statut, une mobilisation doit être capable de définir clairement un adversaire social, de se donner une identité sous la forme d’un projet qui porte la vision d’une autre organisation sociale et non d’une simple revendication ponctuelle. Voir Touraine (A.), La voix et le regard, op. cit.

25 Ainsi avant de donner la définition pour le moins particulière du « militant » citée plus haut, J. Ion précise qu’il se refuse, par souci d’objectivité, à entrer dans les débats sur la définition du militantisme. On peut noter que cette façon de faire autorise dès lors des rapprochements « scientifiquement irréprochables » puisque faits « en toute objectivité » entre des militantismes opposés politiquement, par exemple celui du PCF et celui du FN et ainsi de continuer à disqualifier le premier par l’évocation « innocente » de l’ombre menaçante du second (voir p. 101). On retrouve cette inclination, par exemple dans les analyses électorales, où l’invocation d’un « gaucholepénisme » signale le passage d’électeurs de gauche à un vote frontiste. Voir Perrineau (P.), « La dynamique du vote Le Pen : le poids du gaucholepénisme », in Perrineau (P.) et Ysmal (C.) dir., Le vote de crise, Paris, Presses de Sciences Po, 1995. La formule a fait choc et connaît un certain succès autant par sa concision que par sa rencontre avec d’autres interprétations insistant sur le virage du « rouge » au « brun » des banlieues, alertant sur les alliances dangereuses entre les extrêmes qui rejouent le climat de crise des années 1930 et sur les problèmes posés par une immigration « non intégrée ». Cependant des études plus attentives aux situations concrètes des électeurs ou des mobilisations électorales mais moins entendues lui ont apporté de sérieux démentis. Voir Mayer (N.), Ces Français qui votent FN, Paris, Flammarion, 1999 ; Rey (H.), La peur des banlieues, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.

26 Voir l’introduction et le chapitre 1, « L’engagement militant », in Ion (J.), La fin des militants ?, op. cit.

27 Pour une analyse de ces approches et leurs impasses, voir Collovald (A.) et Sawicki (F.), « Le populaire et le politique », Politix, 13, 1991.

28 Dont l’une des formes élémentaires consiste à mesurer toutes les pratiques à l’aune des normes du groupe dominant, ce qui conduit à présenter celles des autres et notamment des plus démunis comme écart, déficit, lacune ou archaïsme. Ce qui semble précisément à l’œuvre ici.

29 Sur ce point, voir Grignon (C.) et Passeron (J.-C.), Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 1989.

30 Traduction du concept d’«Eigen-sinn » proposé par A. Lüdtke pour penser les comportements ouvriers au travail dans les années 1890 et ceux de 1920-1930 sous le nazisme. Voir Lüdtke (A.), « Le domaine réservé : affirmation de l’autonomie ouvrière et politique chez les ouvriers d’usine en Allemagne à la fin du XIXe siècle », Le mouvement social, janvier-mars 1984. Également, du même auteur, Des ouvriers dans l’Allemagne du XXe siècle : Le quotidien des dictatures, Paris, L’Harmattan, 2000.

31 Sur cette notion, voir Weber (F.), Le travail à côté, Paris, INRA/Éd. de l’EHESS, 1989 ; Pialoux (M.) et Beaud (S.), « Crise du syndicalisme, dignité ouvrière », Politix, 14, 1991.

32 Voir Lüdtke (A.), « La domination au quotidien », Politix, 13, 1991, p. 74.

33 Voir Hoggart (R.), La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 ; Schwartz (O.), « Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique », Politix, 13, 1991.

34 Protection morale qui s’exprime dans la résistance aux titulaires de savoirs légitimes et qui manifeste une volonté de préserver des formes collectives et solidaires de prise en charge des problèmes sociaux. Voir par exemple l’étude de J.-P. Castelain sur la résistance des dockers du Havre aux politiques antialcooliques (Manières de vivre, manières de boire, Paris, Imago, 1989).

35 L’ensemble des travaux de M. Pialoux abordent d’une certaine façon cette question, voir entre autres Corouge (C.) et Pialoux (M.), « Chroniques Peugeot », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, 54, 57, 58, 1984-1985 ; Pialoux (M.), « Le désarroi du délégué », in Bourdieu (P.) dir., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993 ; Beaud (S.) et Pialoux (M.), « L’esclave et le technicien, démobilisation collective et démoralisation individuelle », Autrement, 126, janvier 1992. Sous un autre angle, Perrot (M.), Jeunesse de la grève, Paris, Seuil, 1984.

36 Par exemple, Retière (J.-N.), Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier breton (1909-1990), Paris, L’Harmattan, 1994.

37 Voir Pudal (B.), Prendre parti, Paris, Presses de Sciences Po, 1989.

38 Sur ce point, voir Matonti (F.), « Les intellectuels et le Parti : le cas français », in Dreyfus (M.), Groppo (B.), Ingerflom (C.), Lew (R.), Pennetier (C.), Pudal (B.) et Wolikow (S.) dir., Le siècle des communismes, op. cit.

39 Comme le montre très bien G. Noiriel, une des raisons de l’érosion des organisations communistes se trouve dans la déstructuration de cette éthique ouvrière sous l’effet de la montée du chômage et de l’effondrement de tous les lieux où s’enracinaient les valeurs collectives du groupe et non par exemple dans le caractère obsolète de leur militantisme ou de leur idéologie, voir Immigrés et prolétaires à Longwy (1880-1980), Paris, PUF, 1984 ; Les ouvriers dans la société française, XIX e-XXe siècle, Paris, Seuil, 1986. Voir également Retière (J.-N.), « La sociabilité communautaire, sanctuaire de l’identité communiste à Lanester », Politix, 13, 1991.

40 Sur les pratiques de lecture de femmes de catégories populaires dans lesquelles joue à plein cette éthique du refus de la distinction poussant à universaliser ses goûts et non à les présenter comme marque d’originalité pour mieux les justifier, voir Thiesse (A.-M.), Le roman du quotidien, Paris, Le chemin vert, 1984 et « Des plaisirs indus. Pratiques populaires de l’écriture et de la lecture », Politix, 13, 1991. L’auteur remarque ainsi que « le conformisme populaire, souvent dénoncé comme instinct grégaire et impur, est sans doute avant tout une attitude de sauvegarde face à l’erreur décevante ou humiliante » (p. 60).

41 Pratiques que l’on retrouve ailleurs dans par exemple les présentations de sa vie personnelle à l’œuvre dans les autobiographies. Voir Poliak (C.), « Manières profanes de parler de soi », Genèses, 2002, à paraître.

42 On peut en trouver une indication dans les procédures extrêmement sourcilleuses de sélection des candidats aux fonctions occupées dans les organisations communistes où la qualité de la personne est la question centrale. Sur ce point, voir Pennetier (C.) et Pudal (B.), « Écrire son autobiographie. Les autobiographies communistes d’institution », Genèses, 23, 1996 ; « La certification scolaire communiste », Politix, 35, 1996.

43 Il faut un regard bien lointain et réducteur pour ne voir dans les revendications « matérielles » des ouvriers ou des membres des catégories populaires que des revendications matérialistes et non des enjeux éthiques. Il faut aussi un regard étrangement aveugle sur les intellectuels et les catégories sociales appartenant aux classes moyennes éduquées et en ascension pour accepter de dire qu’ils ne sont intéressés que par des questions culturelles ou identitaires et non également par des biens matériels : là aussi, les signes de richesse sont également des signes de distinction sociale, avec aujourd’hui une force d’autant plus grande que la valeur morale d’un individu se mesure pour partie à son aisance économique. Les analyses en termes de « postmatérialisme » ne sont ainsi, à l’instar de celles qui évoquent le « postpolitique » ou le « postmilitantisme », que des diagnostics et pronostics normatifs sur le changement social voués à être démentis dans les faits : le « postmatérialisme » n’aura eu qu’une durée de vie extrêmement courte et sans doute imaginaire. Les nouvelles protestations sociales sont toutes liées à la précarisation sociale et se battent contre l’insécurité économique, voir Mathieu (L.), « Les nouvelles formes de la contestation sociale », Regards sur l’actualité, 251, 1999. O. Fillieule a, lui, montré sur la base d’une vaste enquête quantitative, que, depuis les années 1980, les luttes à visée matérialiste (salaires, emplois, social) sont de très loin les plus nombreuses (Stratégies de la rue, Paris, Presses de Sciences Po, 1996).

44 Sur ces points, voir Offerlé (M.), « Illégitimité et légitimation du personnel ouvrier en France avant 1914 », Annales ESC, 4, 1984 ; Pudal (B.), Prendre parti, op. cit.

45 Voir Lagroye (J.), « Change and Permanence in Political Parties », Political Studies, 3, 1989. Par exemple, J. Ion note : « Sa singularité (au militant ancien) tient à sa position au croisement de deux ensembles, celui de la communauté et celui de la société. Il se doit d’être originaire du même milieu que ceux qu’il représente et ne peut donc être porte-parole qu’à proportion qu’il représente les caractéristiques factuelles du groupe d’appartenance. Mais simultanément il ne peut être guide que parce qu’il participe par ailleurs d’un réseau beaucoup plus large essentiellement vertical qui fait accéder le premier ensemble à un destin d’un autre rang. Si le militant perd les attributs du premier ensemble, horizontal-sociabilaire, le risque pour lui est de devenir un apparatchik, bureaucrate de la cause. Mais s’il perd contact d’avec le second, vertical-national, il est renvoyé au sort commun de ses appartenances d’origine » (« Interventions sociales, engagements bénévoles et mobilisation des expériences personnelles », art. cité, p. 81).

46 Ce qui conduit à traiter les organisations comme des entités réifiées, Offerlé (M.), Les partis politiques, Paris, PUF, 1986.

47 Il suffit, par exemple, de se reporter aux travaux sur le syndicalisme des années 1970 tels ceux de D. Mothé (Le métier de militant, Paris, Seuil, 1973). Là, pas d’attention aux formes d’adhésion (est évoquée, sur le mode de l’évidence, l’existence de militants occasionnels ou instrumentaux par rapport à l’organisation) mais insistance sur les rapports différentiels à l’idéologie qui distinguent les militants entre eux, sur les cultures politiques propres à chaque organisation syndicale et qui déterminent des « types » de militants particuliers. Dès lors on peut se demander en quoi un engagement « restreint » est véritablement un comportement inédit et non pas le résultat d’une attention nouvelle à cette sorte de comportement, liée, tout particulièrement, à la focalisation récente sur les individus au détriment des collectifs et encouragée par des partis pris d’analyse désinscrivant les comportements sociaux de toutes dimensions structurelles et politiques.

48 Voir par exemple M. Ostrogorski préconisant de substituer aux partis omnibus des organisations ad hoc censées autoriser le dépassement du formalisme partisan, c’est-à-dire aussi de l’abstraction et l’incompétence politiques ou R. Michels déplorant à travers « la loi d’airain de l’oligarchie » les effets conjugués de la bureaucratisation et de la remise de soi. Pour une analyse des critiques savantes et politiques émises contre la professionnalisation politique, voir Damamme (D.), « Professionnel de la politique, un métier peu avouable », in Offerlé (M.) dir., La profession politique, XIX e-XXe siècles, Paris, Belin, 1999.

49 Pour l’analyse d’une de ces controverses, voir Garrigou (A.), « Le secret de l’isoloir », Actes de la recherche en sciences sociales, 71/72, 1988. Plus largement, Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de Sciences Po, 1992.

50 Confondant comme l’écrit P. Veyne, les rationalisations d’aujourd’hui avec les représentations contemporaines d’hier (Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978).

51 Sur les dangers pour l’analyse d’une représentation « crisologique » du monde, voir Dobry (M.), « Brève note sur les turpitudes de la “crisologie” : que sommes-nous en droit de déduire des multiples usages du mot “crise” ? », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 7, 1991.

52 On ne peut développer ici mais juste remarquer que cette vision et cette posture d’experts en démocratie se retrouvent ailleurs dans les analyses d’autres phénomènes « critiques » (et à critiquer) comme l’extrême droite, le populisme, les « affaires », la corruption, l’insécurité, etc. Voir notre article, Collovald (A.), « Le populisme : les usages d’une catégorie incertaine », in Dobry (M.) dir., Autoritarismes et fascismes en perspectives, Lisbonne, à paraître 2002 ; voir également Briquet (J.-L.) et Garraud (Ph.), Juger la politique, Rennes, PUR, 2001.

53 Recours à des experts (même si bien sûr ce ne sont pas les mêmes) qui est généralisé à toutes les organisations et non réservé à celles qui font de l’expertise leur marque distinctive.

54 Voir par exemple le livre de discussion collective, Association, démocratie et société civile, Paris, La Découverte, 2001 (rassemblant praticiens et sociologues), ou encore les différents rapports sollicités par les ministères. J.-C. Sandrier, député du Cher a remis à C. Bartolone, ministre de la Ville, un rapport sur les « associations de la politique de la Ville » (juin 2001) où il préconise de soutenir les associations afin de « mutualiser les projets ». Celui de P. Viveret, philosophe, ancien directeur de l’Observatoire de la décision publique, aujourd’hui conseiller référendaire à la Cour des comptes, rendu au secrétaire d’État à l’Économie solidaire en 2001, dans lequel il insiste sur l’obligation de reconnaître aux associations « un rôle de producteur de richesses sociales ». On ne saurait mieux montrer combien l’humeur politique et intellectuelle du temps est à la valorisation des associations contre le militantisme « classique ».

55 Voir par exemple les travaux de P. Rosanvallon sur l’histoire intellectuelle de la démocratie. Par exemple, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000. Ou encore Perrineau (P.), « Les renouveaux de l’action publique », Vingtième siècle, 60, octobre-décembre 1998.

56 Sous des formes moins inattendues et plus prévisibles qu’il ne le semble. Par exemple, J. Ion note que « le travail de l’agent (administratif) aurait finalement pour objet de constituer autrui “en personne” et plus seulement en ayant droit anonyme des dispositifs sociaux » (« Interventions sociales, engagements bénévoles et mobilisation des expériences personnelles », art. cité, p. 79). Il rejoint ici les propos de P. Rosanvallon (et à travers lui une fraction des hommes politiques de gauche et de droite) sur la nécessité de repenser la « question sociale » en refondant intellectuellement et moralement l’État providence. Passant par la prise en compte de la notion de « risques », elle oblige à réviser la conception ancienne de l’État social fondé sur la notion des « droits acquis ». Le « nouvel État providence » remettrait également en cause « une machinerie de plus en plus opaque et de plus en plus bureaucratique qui brouille la perception des finalités et entraîne une crise de légitimité » (voir La nouvelle question sociale. Repenser l’État providence, Paris, Seuil, 1995).

57 Voir sur ce point Gaxie (D.) et Offerlé (M.), « Les militants syndicaux et associatifs au pouvoir ? Capital social collectif et carrière politique », in Birnbaum (P.) dir., Les élites socialistes au pouvoir, 1981-1985, Paris, PUF, 1985 ; Collovald (A.), « La République du militant. Recrutement et filières de la carrière politique des députés », ibid.

58 Selon un processus que l’on peut repérer dans les usages politiques de la biographie ou les usages publics de la vie privée par les hommes politiques. Sur ces points, voir Collovald (A.), Jacques Chirac et le gaullisme, op. cit.; Le Grignou (B.) et Neveu (E.), « Intimités publiques. Les dynamiques de la politique à la télévision », Revue française de science politique, 43 (6), 1993.

59 Schème binaire qui, ne prédisposant pas à l’analyse des processus sociaux et historiques concrets constitutifs de la dynamique de la vie sociale, a tendance à désincarner le monde et les êtres sociaux alors même qu’il revendique pour lui-même et contre les autres, le souci de mieux prendre en compte les individus et les « personnes ». Le problème (très largement « oublié ») est que depuis la fin du XIXe siècle s’est opérée une étatisation de la société qui a profondément modifié le statut de la « personne » notamment en la faisant exister comme catégorie bureaucratique. Sur l’étatisation de la société comme pénétration de l’État dans la société et processus de « mise en administration », voir le numéro de Genèses, 28, 1997. Noiriel (G.), La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991. Sous un autre angle, Lacroix (B.), « Ordre politique et ordre social », in Grawitz (M.) et Leca (J.) dir., Traité de science politique, t. 1, Paris, PUF, 1985. C’est dire que, alors même qu’ils se pensent et se posent en adversaires déclarés de la bureaucratie ou du « tout État », ceux qui insistent sur la « personne » ne font que reprendre à leur compte un schème de pensée administratif les faisant devenir plus ou moins à leur insu des intellectuels (« des petits clercs organiques » ?) de l’État.

60 On ne peut trouver qu’étonnamment curieux de voir cité dans le travail de J. Ion (La fin des militants ?, op. cit.), l’article de P. Bourdieu sur la représentation politique qui aurait dû attirer l’attention sur la polysémie « fonctionnelle » de l’activité de représentation. Seul est retenu le passage sur la délégation (en quelque sorte le « Bourdieu » qui critique, entre autres, les marxistes et est critiqué par eux), ce qui « force » la pensée de l’auteur à entrer dans une démonstration et une critique qui ne sont pas les siennes. Mais on pourrait noter la même « violence » dans les références à Elias (nous y reviendrons) ou à B. Pudal dont la notion d’« intellectuel d’institution » est présentée à sens unique : le « petit clerc » « dont le sort et l’audience étaient tout attachés aux destinées des groupements » (p. 77) et non comme celui qui, indissociablement, se mettait au service de l’institution.

61 Dans le texte d’E. Reynaud sur le « militantisme moral » par exemple était dénoncée la dépossession exercée par les experts au nom de leur extériorité par rapport aux problèmes sociaux. Désormais, dans le texte de J. Ion (mais dans d’autres également) les experts ne dépossèdent plus, ce sont les autorités politiques hiérarchiques qui le font. Ils permettent au contraire au monde social de mieux s’accomplir grâce précisément à leur « extraction » de tous les intérêts sociaux et politiques en cours qui valide la scientificité au nom de laquelle ils se présentent.

62 On peut ici reprendre les analyses d’E. Freidson sur la profession médicale. S’inspirant de l’« interactionnisme symbolique », il montre, contre les analyses structuro-fonctionnalistes de T. Parsons qui présentaient son essor comme lié automatiquement au progrès du savoir et de la compétence et à la nouvelle organisation du travail des sociétés industrielles urbaines exigeant le recours à des services spécialisés, que l’accession au statut de professionnel, se définissant d’abord par la capacité d’autocontrôle, représente toujours une lutte entre des groupes concurrents et constitue un processus de nature politique où l’État intervient. Freidson (E.), La profession médicale, Paris, Payot, 1984.

63 Selon les catégories de C. Grignon et J.-C. Passeron in Le savant et le populaire, op. cit.

64 Sur cette question des modes de constitution des « opinions », voir Gaxie (D.), Le cens caché, Paris, Seuil, 1993 et « Enchantements, désenchantements, réenchantements. Les critiques profanes de la politique », in Briquet (J.-L.) et Garraud (Ph.) dir., Juger la politique, Rennes, PUR, 2001 ; Bourdieu (P.), « Culture et politique », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984.

65 On peut rappeler à la suite d’A. Hirschman que le mécontentement (ou la voice) n’est pas synonyme de défection (exit) mais une des modalités d’appartenance à l’organisation, Défection, prise de parole et loyauté, Paris, Fayard, 1995.

66 Passeron (J.-C.), Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.

67 Les études portant sur les biographies et leurs usages montrent cette possible plasticité, sous contrainte d’habitus, des identités sociales et de leurs attributs, voir Pudal (B.), Prendre parti, op. cit.; Collovald (A.), Jacques Chirac et le gaullisme, op. cit.

68 J. Ion justifie son approche « formaliste » par laquelle il s’agit de « s’intéresser non pas aux objectifs des groupements mais aux modalités selon lesquelles ils s’organisent pour y parvenir et la place qu’y trouvent les individus qui s’y investissent » et dans laquelle on ne trouve aucun entretien avec les militants : « Nous entendons par là nous démarquer d’une approche qui, soit fait du discours des agents la vérité de leurs pratiques soit cherche à ces pratiques des raisons (d’ordre biographique ou sociographique) inconnues des agents et que l’analyste aurait pour but de mettre à jour à leur insu » (La fin des militants ?, op. cit., p. 14-15). Du coup on ne sait rien sur les significations dont les individus investissent leurs expériences (ce qui ne fait que contribuer à leur désincarnation), sauf celles que leur attribue l’auteur, sans autorisation autre que celle de son propre point de vue.

69 Sur cette notion, voir Schwartz (O.), « L’empirisme irréductible », postface à Anderson (N.), Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993.

70 Pour une illustration de cette auto-analyse, voir Mauger (G.), « Enquêter en milieu populaire », Genèses, 6, 1991. C’est dire d’une autre façon encore qu’il n’y a pas d’objet d’investigation sociologique sans qu’y soit inclus le rapport que le chercheur et les autres analystes du monde social entretiennent avec lui. Il faut une conception « positiviste » des sciences sociales pour ne pas tenir pour un acquis méthodologique majeur cette définition de l’« objet ». On peut, à cet égard, rappeler que même les physiciens, ces ténors des sciences « dures », se sont aperçus que leur simple observation de la matière suffisait à la modifier… Ou encore que les historiens ont montré que les faits ne sont pas des phénomènes objectifs existant en dehors de leur regard mais sont le résultat de leur travail et de leur construction.

71 Sur cette nécessité de trouver la bonne distance au risque sinon de ne rien voir, Ginzburg (C.), À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001 ; Arasse (D.), On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000.

72 Mills (C. W.), L’imagination sociologique, Paris, Maspero, 1967. Sur l’inventivité dont doit faire preuve l’analyse sociologique, voir encore Hughes (E.), Le regard sociologique, Paris, Éd. de l’EHESS, 1997.

73 Rappelons que la notion de « déclassement » ne concerne pas seulement le « déclassement par le bas ». Il existe une mobilité sociale ascendante qui déclasse par le haut. Même si elles n’enferment pas les mêmes destins sociaux, ces deux formes de déclassement peuvent produire des dispositions « critiques » aux significations pratiques différentes. Cette remarque n’est pas pur rappel méthodologique. Elle permet de critiquer amplement la notion de « militant par conscience » (conscience constituents) importée de la science politique américaine et reprise dans certains textes sur les devenirs militants rassemblés dans la Revue française de science politique. Si l’on se reporte aux travaux d’A. Oberschall sur les conditions de possibilité d’une mobilisation, ce sont précisément des acteurs au profil social ascendant qui sont plus portés que d’autres à prendre la tête d’actions collectives et en cela ils ont une atypicité qui les distingue de ceux dont ils assurent la défense. Voir Oberschall (A.), Social Conflict and Social Movements, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1973. C’est par exemple ce qu’a pu montrer, à sa façon, B. Pudal (Prendre parti, op. cit.) lorsque, reconstituant les biographies des dirigeants du parti communiste, il montre que, par leur scolarité exemplaire, leurs différentes occupations professionnelles, leur souci de « s’autoéduquer » et de se cultiver, ces représentants ouvriers étaient proches des fractions basses des classes moyennes et qu’à ce titre, ils étaient proches aussi de « sortir » du groupe ouvrier. Leur fidélité de représentants de la « classe ouvrière » s’est jouée justement dans le fait d’être « retenus » subjectivement et politiquement d’une telle échappée et de toujours se considérer comme « des fils du peuple ». Dès lors, pour le dire abruptement, si le « militant par conscience » désigne sous un label chic un problème social et politique ancien, la notion est vide de tous les acquis de la sociologie politique et fait davantage écran qu’explication. Si l’on définit le « militant par conscience » comme celui qui est extérieur aux groupes mobilisés et ne retire pas de profits directs de la cause à laquelle il se dévoue, alors cette définition ne concerne pas simplement ces intellectuels ou ces personnalités qui s’engagent dans des causes soit « idéalisées » (droit de l’homme, antiracisme, humanitaire) soit favorables à des groupes distants d’eux culturellement et socialement (sans-papiers, immigrés, chômeurs, sans-logis) : tout militant est un « militant par conscience » puisqu’il ne ressemble jamais, socialement, culturellement, politiquement à ceux dont il plaide la défense et ne retire jamais les mêmes profits que ces derniers. Le travail de mobilisation et de représentation des autres est toujours un travail de « vraisemblance » (dans tous les sens du terme) comme le remarque S. Maresca (L’autoportrait. Six agricultrices en quête d’image, Toulouse-Le Mirail, Presses universitaires du Mirail, 1991). Il est vrai que les connotations extrêmement positives attachées à la notion de « militant par conscience » ne sont jamais analysées comme telles dans les emplois qui en sont faits et qui la réservent à des engagements et des acteurs à « dignité élevée ». On comprend alors les obstacles qui ne manqueraient pas de se dresser si l’on faisait remarquer que les dirigeants poujadistes étaient des « militants par conscience » ou que ceux qui s’engagent sous les bannières honteuses du FN le sont également. Et pourtant… Inversement, on ne peut que s’étonner de cet a priori voulant que les intérêts sociaux soient tous d’emblée contenus dans le projet affiché par la cause puisqu’il est supposé, sans autre forme de démonstration, que les principaux bénéficiaires directs de celle-ci sont ceux dont elle proclame défendre les préoccupations. C’est oublier tout le travail de construction des intérêts sociaux qui s’opère dans la représentation politique qui en est donnée et dont la prise en charge est forcément sélective puisqu’elle s’effectue à partir et à travers les enjeux propres à ceux qui les portent sur la scène publique. Si est oubliée ici la division du travail politique et sa relative autonomie, est également occulté le fait que les premiers à retirer profit d’une cause sont ceux qui la plaident. Et pour cause pourrait-on dire puisque leur élévation sociale est tenue pour preuve évidente de leur désintéressement et de leur absence d’inclination prosaïque.

74 Sur les difficultés d’une relation d’entretien mettant en face-à-face des enquêtés et des enquêteurs fort distants socialement, voir Chamborédon (H.), Pavis (F.), Surdez (M.) et Willemez (L.), « S’imposer aux imposants », Genèses, 16, 1994.

75 Sur ce point, Snow (D.) et Machalek (R.), « The Sociology of Conversion », Annual Review of Sociology, 10, 1984.

76 Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

77 Grignon (C.), « Automobile et ethnocentrisme de classe », Critiques sociales, 1, mai 1991. Voir le commentaire que fait sur cette question F. Weber, « Nouvelles lectures du monde ouvrier », art. cité.

78 Voir entre autres Œuvrard (F.), « Démocratisation ou élimination différée ? », Actes de la recherche en sciences sociales, 30, 1979 ; Broccolichi (S.), « Orientations et ségrégations nouvelles dans l’enseignement secondaire », Sociétés contemporaines, 21, 1995 ; Lahire (B.), Tableaux de famille. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris, Gallimard/Seuil, 1995.

79 Verret (M.), La culture ouvrière, Saint-Sébastien-sur-Loire, ACT Éditions, 1988.

80 Sur ce point, voir Willis (P.), « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, 24, 1978.

81 Beaud (S.), « Scolarisation et insertion professionnelle des enfants d’ouvriers de Sochaux-Montbéliard », Le mouvement social, 175, 1996 ; « Les “bacs pro”. La désouvriérisation du lycée professionnel », Actes de la recherche en sciences sociales, 114, 1996. Avec Pialoux (M.), Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999. Également Beaud (S.), 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2002.

82 Pour une illustration des rapports entre décalage entre les titres et les postes et le ressentiment ou l’activisme politique, voir Chartier (R.), « Espace social et imaginaire social. Les intellectuels frustrés au XVIIIe siècle », Annales ESC, 1982.

83 Sur ce point et sous des angles différents, voir Pinçon (M.), Désarrois ouvriers, Paris, L’Harmattan, 1987 ; Schwartz (O.), Le monde privé des ouvriers, op. cit. ; Castel (R.), Les métamorphoses de la question sociale. Chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 ; Dejours (C.), Souffrances en France, Paris, Seuil, 1998. Sur les attitudes des jeunes sans avenir, Pialoux (M.), « Jeunesse sans avenir et travail intérimaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 26/27, 1979 ; Mauger (G.) et Poliak (C.), « La politique des bandes », Politix, 14, 1991 ; Rey (H.), La peur des banlieues, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.

84 La fin des militants ?, op. cit., p. 81, « Un engagement symbolisé par le post-it, détachable et mobile : mise de soi à disposition, résiliable à tout moment », p. 81.

85 À lire J. Ion, il y a une sorte d’égalité démocratique devant ce qu’il entend par « engagement distancié », qui concerne aussi bien les jeunes que les vieux, les ouvriers que les membres des classes moyennes (déclaration affirmée plus que démontrée). Il semble alors impensable que coexistent des formes et des significations différentes de cette pratique d’investissement de soi, de part en part épargnée par les effets de déréliction sociale (que l’on retrouve plutôt dans les « niches »). Cette façon d’appréhender les pratiques sociales n’est pas sans rappeler les analyses sur la « volatilité électorale » (et ses impasses), on y reviendra. Voir Lehingue (P.), « La “volatilité électorale”. Faux concept et vrai problème : fluidité des définitions, infidélités des mesures et flottement des interprétations », Scalpel, 2/3, 1997.

86 Symbolisant par excellence la modernité et l’engagement distancié, voir La fin des militants ?, op. cit., p. 90.

87 Par exemple, transformations des relations à plaisanterie en propos racistes, jeunes diplômés dévoués à la hiérarchie d’encadrement de l’entreprise et refusant la sociabilité ouvrière, voir Beaud (S.) et Pialoux (M.), Retour sur la condition ouvrière, op. cit., chap. 10 : « Affaiblissement du groupe ouvrier et tensions racistes », p. 375-416. Également Bataille (Ph.), Le racisme au travail, Paris, La Découverte, 1997.

88 « Modernisation du travail » qui s’accompagne d’une réorganisation des formes d’exercice du pouvoir, dégradation des conditions de travail, fermetures des perspectives d’avenir tant pour les « vieux » que pour les « jeunes » ouvriers : voir « Flexibilité, travail, vie en morceaux », Mouvements, 2, 1998 ; « Les nouvelles formes de domination dans le travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 115 et 116, 1996 ; Moulinié (V.), « La passion hiérarchique. Une ethnographie du pouvoir en usine », Terrain, 21, 1993.

89 Que manifeste l’analyse du recrutement social et politique du personnel politique et gouvernemental, voir Gaxie (D.), « Les logiques du recrutement politique », Revue française de science politique, février 1980. Du même auteur, La démocratie représentative, Paris, Montchrestien, 2000.

90 Voir les analyses de S. Beaux et de M. Pialoux in Retour sur la condition ouvrière, op. cit. Voir aussi pour un point de vue « indigène » particulièrement salutaire : Durand (M.), Grain de sable sous le capot : chronique de la chaîne à Peugeot-Sochaux, Paris, La Brèche, 1990.

91 Cette facette est d’autant plus occultée que le « militant ancien » est montré comme « pathologique » et, partant, incapable de toute réflexion lucide. On ne peut que souligner la distance qui sépare une telle présentation du travail militant de celle que livre D. Mothé (Le métier de militant, op. cit., p. 23-24) lorsqu’il insiste lui sur la « clairvoyance, l’apprentissage incessant qui force à se remettre en cause continuellement ». À la date où il écrit (le milieu des années 1970), on a pourtant affaire, si l’on en croit J. Ion, à des militants « totaux » et non « distanciés ».

92 Sur ces phénomènes de reclassement qui conduisent du « gauchisme » au « libéralisme », voir Mauger (G.), « Gauchisme, contre-culture et néolibéralisme », L’identité politique, Paris, PUF-CURAPP, 1994. Pour un exemple qui s’opère a contrario puisque se maintiennent les idéaux politiques de jeunesse mais à l’écart des secteurs politiques, voir Collovald (A.) et Neveu (E.), « Le néo-polar : du gauchisme politique au gauchisme littéraire », Sociétés et Représentations, 11, 2001.

93 Voir Gaxie (D.), « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, 27 (1), 1977.

94 Voir Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 9. Voir aussi Villette (M.), L’homme qui croyait au management, Paris, Seuil, 1988 ; « L’ingénierie sociale : une forme de sociabilité d’entreprise », Actes de la recherche en sciences sociales, 91/92, 1992. Tixier (P.-E.), « Transformation des pratiques syndicales et “modernisation” des organisations », in Chazel (F.) dir., Action collective et mouvements sociaux, op. cit.

95 Ou comme quête d’une autorisation sociale à être un intellectuel qu’aucune institution même l’école n’est prête à accorder à ceux qui ont les défauts de leur origine sociale, voir Poliak (C.), La vocation d’autodidacte, Paris, L’Harmattan, 1992. Pour un exemple « exemplaire », Hoggart (R.), 33 Newport Street, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 1991 (voir l’introduction éclairante de C. Grignon).

96 Sur ce point, voir Le Goff (J.-P.), Le mythe de l’entreprise, Paris, La Découverte, 1992.

97 Jusqu’au sport qui emprunte de telles techniques au militantisme. Voir le numéro de Politix sur « Sport et politique », 50, 2000.

98 Pour un autre exemple, voir l’article tout à fait intéressant de O. Roueff, « Bohème radicale, radicalité musicale : un air de famille. La sensibilité des musiques improvisées au militantisme radical », Sociétés et Représentations, 11, 2001.

99 Ceci nous conduit à émettre une réserve envers l’analyse de J. Siméant (« Entrer, rester en humanitaire », art. cité). L’auteur met en avant pour expliquer l’engagement des fondateurs de MSF leur côté « baroudeur » ou « d’aristocrates du risque » et leur cosmopolitisme (qui sont des qualités sur lesquelles eux-mêmes insistent) sans s’attarder, sauf pour la rappeler, sur leur participation aux mouvements liés à l’extrême gauche. Si l’on retraduit le terme « baroudeur » par possession d’un courage physique et aptitude à voyager entre plusieurs univers, alors les dames patronnesses de la fin du XIXe siècle allant visiter les pauvres (perçus comme des « classes dangereuses ») étaient également des « baroudeuses » et, avec elles, sans doute tous les représentants à un titre ou à un autre des plus démunis puisque tous affrontent la forte distance sociale, culturelle et politique qui les sépare des autres auxquels ils se dévouent. En ce sens cette « disposition » n’est pas spécifique à l’engagement humanitaire mais générale à tout militantisme. De même le raisonnement semble tautologique quand l’engagement dans l’international est expliqué par le cosmopolitisme de ses membres. Si l’on peut comprendre que celui-ci, en familiarisant avec des situations étrangères et contrastées, prépare l’engagement, encore faudrait-il pour voir en lui une explication à la fois de leur entrée et de leur persistance à militer dans l’humanitaire, examiner ce qu’il en est pour tous les engagés (médecins et infirmières) et surtout se demander, au regard de ce que l’on sait sur les mouvements d’extrême gauche et sur le communisme, tous fortement « cosmopolites » et portés aux modes d’action « transnationaux », si cette caractéristique n’a pas joué avant, dans l’engagement politique antérieur et n’a pas été l’objet d’un travail politique de « reformation » pour servir de support à la réorientation vers l’humanitaire. Inversement il convient de se demander si les « étrangers » que les militants de MSF découvrent lors de leurs actions de terrain sont bien les autochtones et non eux-mêmes et/ou leurs coéquipiers et/ou les militants humanitaires d’autres pays. De quel « international » s’agit-il lorsqu’on parle « d’engagement international » ou quels « autres lointains » se révèlent aux yeux des militants humanitaires quand ils aident « au loin » ? Voir sur ce point les remarques de G. Devin sur le tourisme, « Le tourisme des Français à l’étranger : aperçus sur la mobilité internationale », Annuaire français de relations internationales, Bruxelles, Bruylant, 2001. Semble ici manquer une analyse de la situation de concurrence coopérative dans laquelle les représentants des ONG humanitaires sont inscrits et qui forment le prisme à travers lequel ils regardent les autres et conçoivent leur engagement.

100 Cette aptitude des membres des catégories sociales dominantes à dissimuler la remise de soi derrière des justifications intellectuelles et à développer une conception « lettrée » de la politisation ou à « tourner autour du pot » quand on leur pose des questions politiques ou existentielles comme par exemple à propos de la croyance en Dieu a été relevée par W. Labov (Le parler ordinaire, Paris, Minuit, 1978).

101 Mais ils peuvent aussi être dociles, dans certaines conjonctures, à la même éthique que les membres de groupes populaires, voir par exemple Matonti (F.), La double désillusion. La Nouvelle Critique, une revue du PCF (1967-1980), thèse de science politique sous la dir. d’E. Pisier, Paris I, 1996 (à paraître).

102 Voir Neveu (E.), Une société de communication ?, Paris, Montchrestien, 1994. La plupart des acteurs politiques qu’il s’agisse d’associations, de syndicats ou de cercles d’études déclarent fonctionner « en réseau » et utilisent désormais ce terme comme un label « avant-gardiste » certifiant le caractère inédit et innovant des répertoires d’action empruntés.

103 Sur ces points de manière différente, voir Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1986 ; Sawicki (F.), Les réseaux du parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997.

104 Pour un exemple de mise en œuvre du point de vue eliasien sur la question de la protection sociale, voir le travail remarquable d’A. de Swaan, Sous l’aile protectrice de l’État, Paris, PUF, 1995.

105 Il faudrait s’arrêter plus longuement sur la vogue actuelle chez nombre d’intellectuels spécialistes des problèmes de société que connaît N. Elias qui paraît de plus en plus mis au service de causes qui ne sont pas les siennes. Par exemple, le recours systématique à cet auteur pour analyser ces « êtres asociaux » presque ensauvagés que sont les « jeunes immigrés des banlieues » commettant des « actes de violence » contraires aux normes de la société comme par exemple, mais il n’est pas le seul, dans Roché (S.), La société incivile, Paris, Seuil, 1996 ; Sociologie politique de l’insécurité, Paris, PUF, 1998. Outre l’appauvrissement de la pensée de N. Elias dont ces usages témoignent, le plus important à retenir est cette nécessité d’abriter des évaluations idéologiques derrière une façade « savante ». L’appel de plus en plus fréquent à la sociologie et l’absence de l’histoire dans de telles stratégies sont symptomatiques du durcissement des catégories de pensée et de l’évidence que confère aux problèmes sociaux traités leur seule actualité médiatique et politique. Sur ce point, voir Collovald (A.), « Des désordres sociaux aux violences urbaines », art. cité. Pour une analyse des controverses suscitées par les travaux de N. Elias en Allemagne, Linhardt (D.), « Le procès fait au Procès de civilisation », Politix, 55, 2001.

106 Thomas (W. I.) et Znaniecki (F.), The Polish Peasant in Europe and America (1918-1921), New York, Dover Publications, 1958.

107 On s’éloigne ici, quelque peu, du programme d’enquête formalisé par O. Fillieule, in « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, op. cit. Si l’auteur note (et nous nous retrouvons sur ce point) qu’il faut s’inspirer du point de vue interactionniste pour analyser les « carrières » des militants, il semble mésestimer à la fois chez les auteurs qu’il sollicite et dans les directives d’analyse qu’il met en avant la dimension structurelle des interactions. Ainsi les passages développés par A. Strauss (auteur mis à contribution à travers son ouvrage, Miroirs et Masques) sur l’aspect structurel des relations sociales disparaissent dans le texte d’O. Fillieule. Le sociologue américain signale par exemple : « Cette relation entre identités individuelles (ou agrégées) et collectives ainsi que leurs chorégraphies temporelles respectives – s’influençant réciproquement au cours du temps – induit une relation explicite entre structure et interaction » (p. 13)… « Les interactions peuvent se produire entre les individus mais les individus représentent aussi, sociologiquement parlant, des collectivités différentes et souvent multiples qui s’expriment par les interactions… C’est ainsi que structure sociale et interactions se trouvent intimement liées et s’influencent réciproquement (de nouveau) au cours du temps » (p. 13). Si l’on retient ces développements d’A. Strauss, cela signifie qu’il faut d’une part prendre en compte également les collectifs et les institutions avec lesquels les individus sont aussi en interactions et non les seules interactions entre les individus et d’autre part observer les échanges pratiques (non voulus et non contrôlables) qui s’opèrent entre ces différents acteurs individuels et collectifs. Le risque est grand, sinon, d’adopter (et, à la lecture du texte d’O. Fillieule, cela semble être le cas) une démarche individualiste pour analyser les individus en interrelations, ce qui est contraire à la démarche interactionniste revendiquée et ce qui produit des interprétations ou des interrogations qui posent l’acteur social sinon en sujet maître de son destin du moins en parangon de l’acteur rationnel. Quelques exemples sur lesquels nous reviendrons incidemment plus loin : le groupement militant n’est pas qu’un agrégat d’individualités militantes, il est aussi une institution sociale dotée d’une histoire passée, de valeurs et de normes héritées qui, en ce sens, « cadrent les expériences » des militants actuels. S’intéresser au « passage à l’acte » militant, comme y insiste O. Fillieule, ressemble fortement à la recherche d’un acte inaugural qui aurait tout déclenché ou aux analyses en termes de « prise de décision » qui cherchent à la fois à retrouver « qui décide » ou « qui gouverne » et « quand s’est prise cette décision ». Sur la somme innombrable des impasses dans lesquelles s’enferrent de telles questions, juste pour mémoire, Allison (G.), Essence of Decision : Explaining the Cuban Missile Crisis, Boston, Little Brown, 1971.

108 Il est peut-être intéressant de rappeler que, comme l’écrit P. Lehingue, « dès la fin des années 50, V. O. Key, en “lançant” le concept d’électeur “responsive”, dénonçait toute représentation en termes d’électeur captif, prisonnier de la “camisole de force” (sic) des déterminants sociaux, et s’employait à dépeindre les électeurs flottants comme aussi instruits et aussi politisés que les votants “stables” », voir Key (V. O.), The Responsive Electorate : Rationality in Presidential voting (1936-1960), Harvard, Harvard University Press, 1966, cité in Lehingue (P.), « La volatilité électorale », art. cité.

109 Grunberg (G.), « L’instabilité du comportement électoral », in Gaxie (D.) dir., Explication du vote, Paris, Presses de Sciences Po, 1985 ; Boy (D.) et Dupoirier (E.), « L’électeur est-il stratège ? », in CEVIPOF, L’électeur en question, Paris, Presses de Sciences Po, 1990. Ou encore Lavau (G.), « L’électeur devient-il individualiste ? », in Birnbaum (P.) et Leca (J.) dir., Sur l’individualisme. Théories et méthodes, Paris, Presses de Sciences Po, 1986. Pour une mise en perspective, Lehingue (P.), « La volatilité électorale », art. cité.

110 Ion (J.), La fin des militants ?, op. cit. ; Barthélemy (M.), Associations : un nouvel âge de la participation, Paris, Presses de Sciences Po, 2000. Cette critique des « intérêts » comme principe explicatif des actions collectives rejoint la critique et le rejet du modèle d’Olson dans l’examen des sociologies des mobilisations mené dans les textes réunis dans la Revue française de science politique sur les « carrières militantes ». Cette réfutation appelle plusieurs remarques. Premièrement, ruse de la raison, la réfutation se fonde sur une définition très restrictive des intérêts (les seuls intérêts matériels) conduisant ces auteurs à se faire plus olsonniens qu’Olson (ou plus matérialistes que les économistes) pour s’en détourner. Deuxièmement, on ne peut éprouver que de l’étonnement devant une telle vigilance critique alors que dans le même temps d’autres concepts et d’autres raisonnements venus de la science politique anglo-saxonne en sont épargnés (on l’a vu avec le « militant par conscience » mais on en trouverait d’autres comme par exemple « la mobilisation du consensus », voir chapitre 1). Qu’y a-t-il alors de si intéressant et important à dénoncer l’existence d’intérêts dans les processus de mobilisation qu’il n’y a pas dans la critique d’autres analyses ? L’usage de la notion d’intérêt par certains sociologues français, notamment P. Bourdieu, que l’humeur du temps invite à réfuter a priori ? Troisièmement, il convient de rappeler qu’il peut y avoir dans des « modèles explicatifs » des imaginations justes sur ce qui anime les acteurs sociaux même si le raisonnement est faux. Ce n’est qu’en voyant les sciences sociales comme des sciences exactes (et non comme des sciences historiques) qu’on peut croire avoir éliminé tous les présupposés qui pervertissent l’analyse en se débarrassant de notions qui ont pour handicap de trop les afficher (voir sur le thème du « passager clandestin », Passeron [J.-C.], Le raisonnement sociologique, op. cit.) ou en formalisant une directive à l’investigation comme s’il n’existait qu’une bonne méthode ou une seule grille d’analyse universellement valide. Il nous paraît préférable de ne pas jouer sur l’incompatibilité supposée entre thèses existantes (ce qui a peut-être des vertus pédagogiques mais des vertus très faibles pour la recherche) et de s’obliger plutôt à concilier des « idées interprétatives » venues de tous horizons disciplinaires qui, du point de vue de l’enquête, méritent d’être alliées pour mieux comprendre la réalité observée. Voir sur ce point l’entretien de D. Snow in Politix, 50, 2000.

111 Sur ce point, voir Desrosières (A.), La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte/Syros, 1993.

112 Comme le montre par exemple N. Heinich in Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Minuit, 1993 ; « Façons d’être écrivain. L’identité professionnelle en régime de singularité », Revue française de sociologie, 3, 1995. Ou encore Boltanski (L.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982.

113 Giddens (A.), La constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration, Paris, PUF, 1987.

114 Évaluations que l’on retrouve dans les analyses du FN et des populismes menées en sociologie électorale ou par des historiens du temps présent. Les électeurs du FN (ou les adeptes du « populisme ») auraient plus que d’autres une « personnalité autoritaire », ils seraient réfractaires à la modernité, inquiets devant les changements du monde. Outre le raisonnement en boucle qui pose quelque problème, n’est jamais analysée comme telle l’image stigmatisée sous laquelle est perçu le FN et ses effets non seulement sur les électeurs mais aussi sur les interprètes de ce parti. On peut opposer à de tels constats pour formuler d’autres hypothèses et d’autres orientations de recherche des travaux qui se sont intéressés aux « transitions démocratiques » et qui montrent que ceux qui ont favorisé l’installation de la « démocratie » ne comptaient pas parmi les plus « démocrates », bien au contraire. Voir Dobry (M.), « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de Path Dependence », Revue française de science politique, 50 (4/5), 2000. Pour des illustrations exemplaires de ces phénomènes, Mink (G.) et Szurek (J.-C.), « L’ancienne élite communiste en Europe centrale : stratégies, ressources et reconstructions identitaires », Revue française de science politique, 1, 1998 ; Hadjiisky (M.), « La démocratie par le marché : le cas des pays tchèques », Politix, 47, 1999. Pour une critique des illusions explicatives auxquelles conduisent de tels impensés, Pierru (E.), « Chômage et nazisme », article à paraître.

115 Sur l’histoire sociale comme énigme, voir Ginzburg (C.), Mythes, emblèmes et traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989.

116 Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, op. cit., p. 79-95.

117 Sur le « charisme situationnel », voir Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, op. cit. Pour les illustrations retenues, Kershaw (I.), Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, 1991 (voir aussi les 2 tomes de la biographie qu’il a consacrés au chef du nazisme); Gaïti (B.), De Gaulle, prophète de la Ve République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998 ; Collovald (A.), Jacques Chirac et le gaullisme, op. cit.; Collovald (A.) et Neveu (E.), « Les Guignols ou la caricature en abîme », Mots, 48, 1996.

118 C’est ainsi rappeler, après Durkheim, que tout n’est pas contractuel dans un contrat à moins bien sûr de définir celui-ci comme une sorte d’acte notarié ainsi que le font les hommes politiques d’aujourd’hui qui le proposent en normes de toute collaboration avec des partenaires éventuels des décisions publiques, notamment les « associations », ces nouvelles « forces vives de la nation ».

119 Sur ce problème de représentation politique, voir Suaud (C.), « Le mythe de la base », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, 1984.

120 Sur ce point, voir Lagroye (J.), Société et politique : Chaban-Delmas à Bordeaux, Bordeaux, Pedone, 1973.

121 Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, op. cit.

122 Voir, par exemple, Péchu (C.), « Les générations militantes de Droit au logement », Revue française de science politique, op. cit.

123 Voir Schudson (M.) et King (E.), « Le mythe de la popularité de Reagan », Politix, 37, 1997.

124 Voir Offerlé (M.), « Descendre dans la rue : de la “journée” à la “manif” », in Favre (P.) dir., La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 1990.

125 Il faudrait également tenir compte de la position occupée par l’organisation politique dans l’espace politique ou de la conjoncture. Ainsi l’intensité des investissements militants varie suivant la proximité ou l’éloignement par rapport au pouvoir d’État (être au Gouvernement ou être dans l’opposition). Elle fluctue aussi selon les moments : période électorale ou préparation de Congrès. Sur ces points, voir Subileau (F.) et Rey (H.), Les militants socialistes à l’épreuve du pouvoir, Paris, Presses de Sciences Po, 1991.

126 Goffman (E.), « La carrière morale du malade mental », Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968. S’il développe cette analyse à propos des malades placés en hôpital psychiatrique, sa portée dépasse la seule étude des « institutions totales » puisque Goffman en reprend les attendus dans ses analyses de toutes les expériences sociales, voir Goffman (E.), Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991.

127 Tackett (T.), Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997.

128 On emprunte les termes de « travail sur la trajectoire des dévouements » à A. Strauss qui désigne par « travail sur la trajectoire de la maladie » l’activité de soins qui se déploie dans le temps autour du malade et sur sa personne. Le terme « de trajectoire fait non seulement référence à l’évolution sur le plan physiologique de la maladie de tel patient mais également toute l’organisation du travail déployée pour suivre ce cours, ainsi qu’au retentissement que ce travail et son organisation ne manquent pas d’avoir sur tous ceux qui s’y trouvent impliqués (médecins, infirmières, kinésithérapeutes, techniciens en charge des machines et patients) ». Voir Strauss (A.), La trame de la négociation : sociologie qualitative et interactionnisme, textes réunis par I. Baszanger, Paris, L’Harmattan, 1992.

129 Voir Elias (N.), Mozart. Sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991.

130 Sur la notion de « calculs moraux », voir Lechien (M.-H.), Pratiques humanistes, op. cit.

131 Sur ce point, voir Oberschall (A.), Social Movement. Ideologies, Interests and Identities, New Brunswick, transactions Publishers, 1993.

132 Goffman (E.), Les moments et leurs hommes, textes recueillis par Yves Winkin, Paris, Seuil/Minuit, 1988.

133 Ce qui signifie, soit dit en passant, que cela suppose la participation active à un certain nombre de rites et de rituels de commémoration du groupe auxquels l’« individu » ne peut se soustraire sans risque de rupture avec « son réseau ». Ce sont alors les « rites » propres à chacune des communautés d’appartenance qui sont à repérer.

134 Briquet (J.-L.), La tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin, 1997 et « Des amitiés paradoxales. Échanges intéressés et morale du désintéressement dans les relations de clientèle », Politix, 45, 1999. Dans un autre sens, sur le don et le contre don, Weber (F.), L’honneur des jardiniers, Paris, Belin, 2000 ; Weber (F.) et Mariot (N.), « “Honneur à notre élu”. Analyse ethnographique d’une coutume post-électorale en Dordogne », Politix, 45, 1999.

135 Bailey (F.-G.), Les règles du jeu politique. Étude anthropologique, Paris, PUF, 1971. Voir aussi M. Mauss montrant comment le non respect des règles sociales par un individu (appartenant aux sociétés traditionnelles amérindiennes) peut le conduire à la mort (« Effet physique chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968).

136 Voir sur ces points F. Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste, op. cit., p. 23. L’auteur montre, par exemple, que la conquête d’un poste électif se joue aussi en gagnant dans toute une série d’organisations différentes et disjointes de la politique : syndicats, associations, chambre de commerce, entreprises publiques. Pour une illustration, voir son article « L’homme politique en campagne. L’élection municipale de Dunkerque en mars 1989 », Politix, 28, 1994.

137 Sur cette question, Goffman (E.), Strategic Interaction, Oxford, Basil Blaxwell, 1970.

138 Quel serait ce moment inaugural qui déclencherait l’engagement ? L’acte formel d’adhésion à un groupement ? La participation à une de ses manifestations ? La première activité visible accomplie ?

139 Lagroye (J.), Société et politique : Chaban-Delmas à Bordeaux, op. cit.

140 On ne peut ici qu’être en désaccord avec E. Agrikolianski lorsqu’il évoque à propos des « droits de l’homme » (ou de la lutte contre le racisme) de luttes sectorielles (pour mieux définir ceux qu’il observe comme des « militants moraux » ou des « militants par conscience ») (« Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la Ligue des droits de l’homme dans les années 1980 », Revue française de science politique, op. cit.). De quel secteur social s’agit-il si l’on suit M. Dobry lorsqu’il définit un « secteur » comme « une zone limitée d’endodéterminisme » caractérisée par la « capacité à réaliser la captation des calculs de ses membres » ? Les Droits de l’homme tout comme la lutte contre le racisme sont l’objet de tels investissements diversifiés, rassemblant des acteurs individuels et collectifs allant de l’État, l’administration aux syndicats, partis politiques, entreprises, presse que l’on ne voit pas très bien quel secteur serait ici principalement en jeu.

141 Voir, par exemple, sur les phénomènes de diffusion des idéologies totalitaires via les réseaux de sociabilité préexistants, Laqueur (W.), Weimar, 1918-1933, Paris, Laffont, 1978.

142 D. Mc Adam par exemple montre, à propos des étudiants volontaires pour soutenir le mouvement des droits civiques aux États-Unis, combien le soutien des proches et l’investissement d’amis dans ce mouvement à la fois familiarisent avec la cause et avalisent affectivement et politiquement l’engagement dans cette cause (Freedom Summer, Oxford, Oxford University Press, 1988). C’est dire alors que multipositionnalité ne signifie pas « transitivité des adhésions » : d’abord parce que chaque milieu social (ou secteur social) possède ses propres règles tacites de jeu qui sélectionnent les candidats à l’appartenance et les obligent à se conformer aux normes non écrites du lieu pour espérer y être reconnus avec quelques chances de succès ; ensuite parce qu’il existe des « tabous » ou des verroux moraux chez les acteurs sociaux à une appartenance par trop éloignée de leur conception de l’acceptable et de l’inacceptable.

143 Sur la force de liens faibles, Granovetter (M. S.), « The Strengh of Weak Ties », American Journal of Sociology, 78, 1973. Voir également M. Pollak qui montre, dans le cas du sida, que ce sont souvent des réseaux affectifs plus larges que la famille, constitués par les amis ou les amants des malades qui ont joué un rôle essentiel dans la prise en charge de la maladie (Les homosexuels et le sida. Sociologie d’une épidémie, Paris, Métailié, 1988).

144 Voir ce que suggère E. Friedberg in Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée, Paris, Seuil, 1993. À condition de faire sauter les postes frontières qui séparent arbitrairement mobilisations et organisation pour mieux percevoir que les organisations sont des formes de mobilisations institutionnalisées.

145 Pour une présentation de la notion de « régime d’action », voir Thévenot (L.), « Le régime de familiarité », Genèses, 17, 1994.

146 Bourdieu (P.), « La mort saisit le vif : les relations entre histoire réifiée et histoire incorporée », Actes de la recherche en sciences sociales, 32/33, 1980.

147 Voir Douglas (M.), Ainsi pensent les institutions, Paris, Usher, 1989.

148 Thévenot (L.), « L’action qui convient », Les formes de l’action, Paris, Raisons pratiques, 1, 1990.

149 Pour une autre forme de technicisation de l’indignation qui, elle, ne la fait pas oublier, Patouillard (V.), « Une colère politique. L’usage du corps dans une situation exceptionnelle », Sociétés contemporaines, 31, 1998.

150 Sur le travail d’interprétation et de reformulation que suppose toute cause, Felstiner (W.), Abel (R.) et Sarat (A.), « L’émergence et la transformation des litiges : réaliser, reprocher, réclamer », Politix, 16, 1991.

151 Comme le note L. Boltanski : « Le discours de mobilisation politique […] peut exercer un effet d’unification symbolique en fournissant aux agents des critères d’identité, des principes explicites et officiels d’appartenance, en leur disant explicitement ce qui les rassemble, sous “quel rapport” ils ont “quelque chose en commun” de plus “essentiel” et de plus “déterminant” que ce par quoi ils se distinguent » (Les cadres, op. cit., p. 257).

152 Comme l’écrit P. Berger, « La conscience sociologique se meut à l’intérieur d’un cadre de référence qui nous permet de comprendre notre propre biographie comme une évolution au sein de et à travers des univers sociologiques auxquels sont liés des systèmes de signification spécifique » (Comprendre la sociologie, Paris, Éd. Resma, 1973).

153 Voir le documentaire « Nioro-du-Sahel, une ville sous tension », réalisé par Christian Lallier en 1999 qui suit une mission d’électrification, au Mali, menée par un CODEV fondé au milieu des années 1990.

154 On ne peut, ici, que se séparer des conclusions de J. Siméant qui ne repère des « ruptures biographiques » qu’avant l’engagement des fondateurs de MSF dans l’humanitaire international (« Entrer, rester en humanitaire », art. cité). Et d’abord parce que dans toutes les histoires de vie de militants (et sans doute de tous les acteurs sociaux), on peut découvrir des ruptures biographiques éprouvées dans l’enfance ou l’adolescence et donc préalablement à l’engagement (voir par exemple les biographies de militants communistes reconstituées par B. Pudal in Prendre parti, Paris, Presses de Sciences Po, 1989). En ce sens, il est important de montrer comment elles jouent différemment selon les individus et selon leur inscription dans des milieux sociaux et politiques ; il est tout aussi important de montrer comment, chez certains, elles sont valorisées dans les explications qu’ils donnent de leur engagement alors que pour d’autres elles sont atténuées voire déniées. En quelque sorte, s’il est effectivement nécessaire de rappeler que tout récit de vie repose sur une « illusion biographique » de continuité, il est tout aussi nécessaire de rappeler que d’une part celle-ci prend des formes différentes selon les individualités sociales et politiques et, d’autre part, qu’il s’agit d’une « illusion bien fondée » c’est-à-dire qui appelle, de la part des individus, un travail de reconstruction et de validation rétrospective dont l’analyse s’impose également. Voir sur le premier point Peneff (J.), La méthode biographique, Paris, Armand Colin, 1990 et sur le second Bourdieu (P.), « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62/63, 1986 ; Pollak (M.), « La gestion de l’indicible », ibid. Très étonnamment, si l’on suit J. Siméant, une fois engagés, ces militants « humanitaires » ne connaissent plus de « rupture biographique » comme s’ils étaient d’emblée ajustés totalement à la cause qu’ils servent ou comme si les différentes actions qu’ils mènent sur le terrain ne les « éprouvaient » plus personnellement. Une trajectoire sans histoires en quelque sorte qui appelle cependant explications ne serait-ce qu’au vu des multiples défections ou turn-over qu’enregistre ce type de militantisme voire tout militantisme dont le principal problème pratique est de lutter contre les déceptions et les démoralisations conduisant à la démobilisation (de soi et de l’action collective).

155 D’une certaine façon se généraliserait à l’ensemble du militantisme actuel ce qui a été une des propensions du gauchisme soixante-huitard et des « professionnels de la Révolution » sociale ou politique.

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