1Évêque de Poitiers depuis 1849, cardinal depuis 1879, M^gr Pie est sans doute l’une des figures les plus marquantes du catholicisme intransigeant de la deuxième moitié du xix^e siècle1. Alors que la plupart de ses collègues dans l’épiscopat s’était rallié au Second Empire, il s’est opposé au nouveau régime, allant jusqu’à refuser la croix de la légion d’honneur qui lui avait été proposée en 18532. Il a ensuite été un des fers de lance de la majorité infaillibiliste au Concile. C’est peu dire que les Républicains, parvenus au pouvoir en janvier 1879, ne le considèrent pas comme un modèle d’évêque3. Lorsqu’il meurt le 18 mai 1880 à Angoulême, ils sont d’autant plus attentifs à sa succession que le gouvernement a entrepris depuis un an de contrôler les nominations épiscopales avec l’espoir de pouvoir forger un épiscopat qui lui soit favorable. La succession du cardinal Pie s’annonce comme un test en la matière et M^gr Gay la suit avec attention. Mais cette succession s’opère finalement en deux temps : lorsque M^gr Bellot des Minières, successeur de M^gr Pie, meurt en 1888, l’ombre portée du cardinal Pie plane toujours sur le diocèse de Poitiers qui peine une nouvelle fois à se trouver un évêque.

M^gr Gay ou l’impossible succession

2Évêque in partibus d’Anthédon depuis le mois d’octobre 1877, proche du cardinal Pie, M^gr Gay pouvait légitimement cultiver l’espoir de lui succéder, d’autant mieux qu’il connaissait très bien le diocèse dont il était l’un des vicaires généraux. Il nourrit lui-même ce souhait, même s’il doit rapidement se résoudre à ne pas occuper le siège de Poitiers. Il est vrai qu’il est extrêmement rare de voir un évêque auxiliaire qui n’a pas été choisi comme coadjuteur être nommé à la tête d’un diocèse où il exerce déjà. Un seul cas s’est produit au xix^e siècle, quand Eugène de Mazenod qui était évêque in partibus d’Icosie est nommé évêque de Marseille en remplacement de son oncle4. Les gouvernements ont généralement rejeté cette formule qui les prive en quelque sorte d’un droit de regard sur les nominations puisque le titre d’évêque titulaire est accordé par Rome sans consultation du gouvernement français. Rappelons en revanche que le choix d’un coadjuteur fait l’objet d’une négociation et que ce dernier devient automatiquement évêque lorsque le siège est vacant, que ce soit par la mort ou la démission du titulaire.

3M^gr Gay sait du reste que ses chances d’être désigné sont faibles, ce qui lui fait écrire à sa sœur quelques jours après la mort du cardinal Pie : « Rien de nouveau pour le siège de Poitiers. Nous avons eu de vraies peurs, mais depuis hier, la dernière est écartée. Pour ce qui me regarde tu peux te rassurer. Il est vrai que beaucoup me désirent et me demandent ; mais, outre que ce n’est pas la pensée de tous, ce n’est pas non plus le mot de ma conscience ; et fussé-je vaincu sur ce point, le Pouvoir ne consentirait point à ma nomination. Je suis trop l’homme du Cardinal5. » Déjà le gouvernement a refusé d’agréer sa nomination comme vicaire capitulaire, ce qui est également très rare et montre que l’on ne souhaite pas associer, même temporairement, M^gr Gay à l’administration du diocèse de Poitiers.

4Il est vrai qu’il ne partage guère les vues politiques des républicains de gouvernement. « Tout va du reste à la débâcle, écrit-il alors à sa sœur ; nous verrons défiler librement devant nous le programme des lois maçonniques. Loi proposée, c’est désormais loi votée, et toute loi proposée est une loi impie et tyrannique6. » Il est particulièrement préoccupé par l’application de l’article 7 qui menace les congrégations non autorisées, mais c’est plus généralement l’application du programme de laïcisation défendu par les républicains qui l’inquiète. « Les dommages causés sont immenses […] ; mais le péché, l’outrage à Dieu, les blasphèmes d’action et les impiétés, tout le Décalogue mis en pièces, et cela par le Pouvoir, au nom de prétendues lois, et publiquement, dans toute la France, avec la connivence, et au milieu de l’insouciance de la majeure partie des Français ; n’est-ce pas le grand mal et le premier, dès lors, qui demande à être expié7 ? »

5Le choix du successeur tarde pourtant à se dessiner. « Nous sommes toujours sans évêque, écrit-il encore à sa sœur. Quand en viendra-t-il un ? Et qui viendra ? Quel qu’il soit, mon premier besoin, comme mon premier devoir, sera de m’éclipser presque tout de suite après son arrivée. Je ne veux pas qu’il me trouve devant lui ni trop près de lui ; il importe qu’il ait toute la place8. » Deux mois plus tard, il fait part de son inquiétude à l’abbé Perdrau : « Rien de nouveau pour la nomination ; je crois celle dont vous me parlez impossible. J’ai hâte que cet état finisse. Ce ne serait rien que je ne fusse à bout de force et de patience, mais une vacance prolongée nuirait fort au diocèse9. » Deux semaines plus tard, une solution paraît se dégager. « J’espère enfin qu’on va nous donner un évêque : il devient probable que ce sera un vicaire général de Bordeaux, qui est originaire du Poitou10. » Il fait allusion à l’abbé Bellot des Minières.

Le choix de l’abbé Bellot des Minières

6L’abbé Henri Bellot des Minières est en effet nommé évêque de Poitiers le 2 décembre 1880. Mais sa nomination suscite immédiatement des réserves, en partie liées à ses origines.

7Né le 15 novembre 1822 à Poitiers (Vienne), il est le fils d’un avocat nommé Pierre-Henri Bellot des Minières et de Rosalie-Nanine Thévenet, et a suivi ses parents venus s’installer en Gironde en 1827, faisant alors ses études secondaires au lycée de Bordeaux. Il entre ensuite en 1842 au grand séminaire de cette ville. Son père, républicain, est élu maire de La Réole et conseiller général de la Gironde, et devient en outre juge au tribunal de première instance de Bordeaux sous la II^e République, ce qui lui vaut d’être proscrit après le coup d’État du 2 décembre. Il passe trois ans en exil à Bruxelles, puis, rentré en France, est de nouveau emprisonné en 1858 après l’attentat d’Orsini. De son côté, Henri Bellot a poursuivi sa carrière ecclésiastique. Ordonné prêtre en décembre 1847, il a d’abord été vicaire à La Réole, puis en 1850 vicaire à la cathédrale de Bordeaux. En 1852, il est devenu aumônier du dépôt de mendicité, puis en 1854 il redevient vicaire de la cathédrale, tout en assurant, à partir de 1856, les fonctions d’aumônier des Ursulines de Bordeaux. Le cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux, le choisit en 1857 comme secrétaire particulier. Il le nomme ensuite en 1859 secrétaire général de l’archevêché, tout en lui conférant le titre de chanoine honoraire. L’abbé Bellot est promu chanoine titulaire en 1868, mais conserve ses fonctions à l’archevêché. Muni du titre de vicaire général honoraire, il participe au conseil archiépiscopal. Enfin en juin 1880, il est nommé par le cardinal Donnet vicaire général de Bordeaux. Prêtre érudit, l’abbé Bellot a composé plusieurs recueils de poèmes, ce qui lui vaut d’être élu en 1869 à l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Bordeaux.

8C’est sa désignation comme vicaire général de Bordeaux en juin 1880 qui attire sur lui l’attention du sous-secrétaire d’État chargé des cultes, Armand Fallières, qui occupe ce poste depuis le mois de mai, au sein du gouvernement Freycinet et est donc en charge des nominations épiscopales11. Fallières conserve ce portefeuille en septembre dans le gouvernement formé par Jules Ferry. Comme à l’accoutumée, le préfet de la Gironde avait été consulté sur le choix de l’abbé Bellot des Minières comme vicaire général et avait répondu : « Nul choix meilleur ne pouvait être fait […]. Ce choix a le grand avantage de placer cet ecclésiastique en situation d’être élevé à l’épiscopat et le jour où vous lui ferez l’honneur de présenter son nom à cet effet, vous aurez appelé la désignation de M. le président de la République sur un des ecclésiastiques malheureusement trop peu communs sur lesquels le gouvernement de la République peut compter. » Et le préfet concluait : « Pour ma part, je souhaiterais que ce jour-là fût prochain12. »

9L’abbé Bellot est également poussé à l’épiscopat par un de ses amis, Reinhold Dezeimeris, conseiller général de la Gironde depuis 1877 – il en sera plus tard le président – et érudit, membre comme lui de l’Académie de Bordeaux ; il est aussi, à partir de 1885, conservateur de la bibliothèque municipale de la ville. Grâce à Dezeymeris, on apprend que l’abbé Bellot des Minières a été invité à venir à Paris rencontrer le sous-secrétaire d’État aux cultes, ce qui est tout à fait inhabituel, mais s’explique par la volonté du gouvernement républicain de trouver des candidats à l’épiscopat qui ne lui soient point hostiles. Or Bellot des Minières est de ceux-là : « À la suite de l’entretien qu’il avait eu avec M. Fallières, raconte Dezeymeris, j’ai, à ma grande satisfaction, constaté qu’il était beaucoup moins réfractaire que par le passé aux exhortations que je lui ai si souvent faites de mettre au service du pays, dans une situation où ils puissent être efficaces, un libéralisme et une fermeté qui sont devenus presque introuvables dans le clergé de notre pays13. »

10Fallières entend donc poursuivre la politique de son prédécesseur, consistant à promouvoir à l’épiscopat des amis du gouvernement, ce qui a conduit notamment à nommer à Saint-Claude l’abbé Marpot ou à Oran, l’abbé Ardin, tous deux fort appréciés du président de la République Grévy, mais ces deux nominations suscitant quelques remous à Rome14. Fallières va plus loin puisqu’il souhaite rompre avec le principe de l’entente préalable et fait promettre à Bellot des Minières d’accepter un évêché et de ne pas démissionner au cas où il ne recevrait pas l’agrément du Saint-Siège. À cette date, le choix de Poitiers n’est pas encore arrêté. C’est le cardinal Donnet qui suggère de l’y nommer. « M. l’abbé Bellot des Minières est un des ecclésiastiques de France que je désire depuis longtemps voir arriver à l’épiscopat […]. Il pourrait succéder avantageusement à celui des évêques qui serait nommé à l’archevêché de Chambéry ou être désigné pour le siège de Poitiers s’il est encore vacant15. » Le cardinal Donnet est l’un des grands électeurs au sein de l’épiscopat, sa voix se faisant encore entendre au début de la République des républicains.

11Informé de la nouvelle peu de temps après, M^gr Gay ne manifeste pas d’hostilité préconçue à son égard. « Je le connais fort peu ; cependant, c’est justement lui qui, sur la prière du cardinal [Donnet], m’accompagna à la gare quand je pris le train pour Lourdes. Il m’a paru fort poli et obligeant et ne m’a rien dit que de sensé dans le court entretien que nous eûmes16. » M^gr Gay est donc attentiste. Il se rend au sacre de M^gr Bellot des Minières à Bordeaux et revient rasséréné : « J’ai vu assez amplement notre nouvel évêque et je demeure content. C’est un homme d’un cœur très bon et abondant, il semble n’avoir que le désir du bien, il est accueillant, il parle d’une manière plus que convenable, enfin je crois qu’il a les qualités requises pour sa charge17. »

12Pourtant à cette date, une forme de résistance s’est développée contre sa nomination dans les milieux intransigeants. L’Univers souligne que la presse républicaine de Gironde a fait l’éloge de M^gr Bellot des Minières. La Gironde a en effet publié un article très louangeur à son égard : « En ce temps où presque tous les membres du clergé sont passionnément ultramontains, il était difficile de faire un choix plus sage. fils d’un proscrit du coup d’État, M. l’abbé Bellot a toujours manifesté des tendances larges et libérales ; il passe pour n’être pas l’ennemi, tant s’en faut, de la forme actuelle de gouvernement, et il en a toujours été respectueux18. »

13Mais c’est le discours qu’il prononce lors de sa prise de possession, le 2 février 1881, qui ouvre la crise avec le clergé de Poitiers et notamment avec M^gr Gay. Il y présentait sa nomination comme « un indice inattendu, sinon inespéré, d’apaisement et de détente dans un moment de crise singulière ». Et il manifestait « sa gratitude infinie pour la confiance si spontanée » que lui avait accordée le gouvernement. M^gr Gay désapprouve ce discours, écrivant à l’abbé Perdrau : « Cette parole qu’il a nommée parole d’apaisement trouble profondément le diocèse. Le clergé et les fidèles sont navrés, les journaux politiques, surtout les impérialistes, font rage19. » Le 12 mars, M^gr Gay écrit une lettre à M^gr Bellot des Minières à propos de son mandement de prise de possession. Il y dénonce « l’attitude qu’il semble prendre à l’égard – je ne dis pas de la république, qui n’est pas en cause –, mais de la Révolution dont les républicains maintenant au pouvoir s’inspirent en tout ». Après une longue démonstration de la nécessité d’être en accord avec un diocèse largement acquis aux idées légitimistes, il enjoint le nouvel évêque de faire amende honorable au risque de perdre le soutien de son clergé20. À partir de cette date, les relations entre l’évêque de Poitiers et une partie de son clergé se dégradent en effet ; une première crise éclate avec son chapitre en juillet 1882 quand celui-ci fait part de remontrances à l’évêque à la suite des sanctions infligées à un prêtre d’origine alsacienne, proche de Freppel, l’abbé Klingenhoffen. Or M^gr Gay a été à l’origine de la lettre adressée par M^gr Bellot des Minières, qui réagit deux mois plus tard en privant M^gr Gay de ses fonctions épiscopales, le 26 septembre. M^gr Gay quitte alors Poitiers et se retire dans sa résidence de Trasforêt, puis chez son neveu à Arcachon21.

14Bellot devient dès lors la cible de la presse conservatrice. Le Gaulois, journal bonapartiste, publie par exemple sous la signature du vicomte d’Orfeuille des extraits de poèmes rédigés dans sa jeunesse par l’abbé Bellot, qui permettent de mettre en cause sa moralité. À la Chambre des députés, Paul de Cassagnac intervient en novembre pour dénoncer un évêque prêt à toutes les compromissions avec la République22. Rome est alertée. M^gr Freppel, évêque d’Angers, demande à M^gr Sebaux, son collègue d’Angoulême, de mettre en cause l’évêque de Poitiers, qui est toujours défendu par le cardinal Donnet. Il a beau jeu aussi d’expliquer qu’il n’a pas recherché l’épiscopat comme on l’en accuse. Le pape lui conseille de faire preuve de fermeté avec ses détracteurs. La lutte est rude entre républicains et intransigeants, les premiers songeant même en 1883 à nommer M^gr Bellot des Minières à Bordeaux, avant d’y renoncer, le siège revenant à M^gr Guilbert23.

La nomination controversée de l’abbé Juteau

15À la mort de M^gr Bellot des Minières, le 15 mars 1888, une nouvelle crise éclate à l’occasion de la nomination de son successeur. Cette crise est l’une des plus graves suscitées par les nominations épiscopales au début de la III^e République, comme l’atteste l’épaisseur des dossiers qui lui sont consacrés à Paris comme à Rome. Le gouvernement songe d’abord à désigner M^gr Cœuret Varin, évêque d’Agen, pour remplacer M^gr Bellot, puis finit par y renoncer. Il se décide finalement à nommer l’abbé Juteau, le 5 juin 1888. L’abbé Juteau est pour les autorités civiles le représentant idéal du clergé libéral. Né le 4 mai 1839 à Benais (Indre-et-Loire), il est issu de milieu modeste, puisqu’il est le fils d’un sabotier. Formé comme beaucoup de futurs prêtres d’humble origine par le curé de son village natal, il entre ensuite au collège de Combrée, grâce au soutien de la marquise de Castellane, puis de là au petit séminaire de Tours. Il fait ensuite sa théologie au grand séminaire de cette ville et y bénéficie d’une bourse à partir de 1859. Ordonné prêtre en 1865, il devient vicaire à Saint-Maurice de Chinon, puis vicaire de la paroisse Saint-Julien de Tours en 1868. Il collabore en même temps à la Semaine religieuse du diocèse. Il est ensuite promu en 1870 desservant de Sorigny, avant d’occuper à partir de 1873 le poste d’aumônier du lycée de Tours qui lui vaut les palmes d’officier de l’Instruction publique. Enfin, en 1885, il est nommé curé de Saint-Julien-Saint-François à Tours. Il est alors l’un des animateurs, au côté de M^gr Meignan, du renouveau du culte à Saint-Martin et participe notamment à la construction de la basilique. Il est aussi le coauteur d’une Histoire populaire de saint Martin, évêque de Tours, publiée par les éditions Mame en 1885 et qui connut dix réimpressions.

16Dès 1885, le préfet d’Indre-et-Loire le désignait comme un « esprit libéral et ouvert à toutes les idées de progrès ». Son nom apparaît en fait dès le début des années 1880 comme un candidat possible pour l’épiscopat – il est alors notamment soutenu par un juge au Tribunal de la Seine nommé Guignard –, mais c’est en 1887 qu’il figure véritablement sur les rangs des épiscopables. L’archevêque de Tours, M^gr Meignan, le soutient et pousse sa candidature au siège de Laval, en insistant auprès du directeur des cultes pour que la nomination intervienne rapidement, plaçant cette dernière sur le terrain des luttes entre libéraux et intransigeants au sein de l’Église de France. Meignan a appartenu au clergé néogallican de Paris sous le Second Empire et a fait partie de la minorité inopportuniste au Concile. Son propos est sans ambages : « Il aura, si le bruit de sa candidature se répand, tous mes ennemis contre lui24. » Et le lendemain il insiste pour que cette nomination intervienne afin de contrer le candidat de M^gr Freppel. Le préfet d’Indre-et-Loire appuie cette proposition. « Sa promotion à l’épiscopat, écrit-il, produirait le meilleur effet sur le clergé de Touraine et d’Anjou. Ce serait une affirmation de la résolution du gouvernement de récompenser les ecclésiastiques, d’ailleurs irréprochables à tous égards, qui se distinguent par leur érudition, leur libéralisme et leur affectueux respect de la République […]. M. Freppel trouverait en lui un voisin fort gênant dans le sens qu’il n’aurait aucune action sur lui25. » Et dans une autre lettre, le préfet souligne : « M. Juteau appartient à la fraction la plus libérale du clergé de Touraine, et tout en gardant une grande mesure, il ne dissimule pas ses sympathies pour le gouvernement de la République26. » C’est finalement l’abbé Bougaud, ancien vicaire général de M^gr Dupanloup, qui obtient Laval. Mais l’abbé Juteau reste sur les rangs ; il est ensuite proposé pour Limoges, à la fois par le cardinal Meignan, par le préfet d’Indre-et-Loire et par un sénateur d’Indre-et-Loire, Guinot.

17Au printemps 1888, le nom de l’abbé Juteau apparaît pour le siège de Poitiers. Le procureur général de la ville écrit en ce sens au garde des Sceaux, considérant qu’il faut à Poitiers un évêque fidèle au gouvernement et qui ne soit pas « l’instrument des congrégations ». Et le procureur ajoute à son propos : « Il est à Tours l’ennemi déclaré des ultramontains et entretient avec la préfecture et les chefs de service républicains les meilleures relations27. » Le nouveau préfet d’Indre-et-Loire confirme l’avis favorable exprimé par son prédécesseur en soulignant qu’il s’est attiré les foudres de « l’intransigeance cléricale » en acceptant de devenir aumônier du comité de Tours de l’Union des Femmes de France, « œuvre patriotique et libérale », note le préfet dont la femme du président de la République est la présidente d’honneur28. L’archevêque de Rouen, M^gr Thomas, appuie aussi la proposition de l’abbé Juteau pour Poitiers.

18Le nonce, M^gr Rotelli, est avisé à la fin du mois de mai 1888 que le gouvernement souhaite nommer l’abbé Juteau à Poitiers. Il avait déjà enquêté sur cet ecclésiastique en octobre de l’année précédente quand il avait été question de lui pour Laval, mais sans transmettre ses informations à Rome. Déjà à cette époque, les avis étaient partagés. Juteau était soutenu par l’archevêque de Tours, ainsi que par l’abbé Brun, curé de Saint-Saturnin à Tours. En revanche, le curé-archiprêtre de la cathédrale de Tours s’était prononcé contre sa nomination, considérant l’abbé Juteau comme ambitieux, autoritaire et peu apprécié des familles chrétiennes de sa paroisse, mais il reconnaissait en même temps qu’il n’y avait rien à lui reprocher sur le plan de la doctrine, de la moralité et de la piété sacerdotale. Le nonce fait état aussi de l’avis très favorable fourni par l’abbé de Fontgombault, le Père Albéric Baranger, ami de l’abbé Juteau. Mais il ne pousse pas davantage son enquête et s’en tient donc aux avis qu’il avait sollicités en octobre 1887. À la lecture de ce rapport, le pape décide d’approuver le choix de l’abbé Juteau pour Poitiers, le secrétaire d’État soulignant que les critiques de l’archiprêtre de Tours sont insuffisantes pour empêcher sa nomination ; elles sont de plus contrebalancées par le témoignage de l’abbé de Fongombault. À Rome, l’avis des religieux prime souvent sur celui des séculiers au moment des nominations d’évêques. Le 4 juin 1888, le nonce fait savoir au ministre des cultes que le pape accepte la nomination de l’abbé Juteau qui est donc nommé le lendemain évêque de Poitiers.

19Sa nomination déclenche une vague d’hostilité sans précédent, en particulier dans la presse intransigeante. Mais cette opposition prend surtout la forme de lettres adressées à Rome pour tenter d’empêcher la préconisation de l’évêque nommé, ce qui reviendrait à remettre en cause l’entente préalable. À la fin du mois de juin, le nonce rend compte des attaques qui fusent contre Juteau, mais il fait état aussi des soutiens reçus par l’ecclésiastique, qui viennent aussi bien de l’archevêque de Rennes, Place, de l’archevêque de Paris, Richard, de l’évêque de La Rochelle, Ardin, et surtout de l’évêque d’Angers, Freppel qui soutenait pourtant l’évêque d’Agen, mais qui considère que lorsque le pape a accepté une proposition faite par le gouvernement, « toute discussion doit s’achever29 ».

20C’est alors qu’intervient M^gr Gay qui prend sa plume pour écrire au pape le 6 juillet 1888, alors qu’il ne connaît ni n’a jamais rencontré l’abbé Juteau. Mais il reste attentif à ce qui se passe à Poitiers et a été alerté sur l’affaire par de nombreux correspondants, ce qui lui permet de dire : « Mais ce qui depuis lors m’arrive de tous côtés à son sujet, et de la part de témoins les mieux renseignés et les plus grands, me donne la conviction qu’il n’est point digne de la charge épiscopale et que sa préconisation serait par suite un vrai malheur pour l’Église à laquelle il serait destiné. » Et l’évêque d’Anthédon poursuit : « Je ne citerai à Votre Sainteté aucun des faits particuliers qu’on allègue à la charge de l’évêque nommé de Poitiers, encore qu’il en ait de tristes et qui paraissent prouvés. Mais le fait évident et que nul ne conteste est que sa réputation est déplorable. On ne dit rien précisément contre ses mœurs, mais il n’a ni l’esprit, ni les goûts, ni les habitudes d’un bon prêtre. Tout le monde est d’accord pour affirmer qu’il est sans doctrine, sans études, sans piété et sans zèle. Il est tout rempli, dit-on, d’idées fausses ; il n’aime point les religieux et s’en vante. Son ambition de l’épiscopat est notoire et depuis des années, il l’avoue sans scrupule. Aussi pour servir son dessein s’est-il lié ostensiblement avec les hommes les plus antireligieux […] de Touraine, préfets, sénateurs, professeurs universitaires notés pour leur haine de l’Église30. »

21La raison principale alléguée par M^gr Gay contre l’abbé Juteau est donc à caractère politique. C’est son libéralisme qui est dénoncé, sans être nommé, de même que n’est pas incriminé son attachement à la République. En revanche, derrière la dénonciation de ses liens avec les hommes politiques influents de Touraine se cache l’accusation de « wilsonisme » portée contre l’abbé Juteau par certains de ses adversaires : Daniel Wilson, député radical d’Indre-et-Loire depuis 1869, est à l’automne 1887 au cœur du scandale des décorations, qui contraint son beau-père Jules Grévy à la démission ; mais protégé par son immunité parlementaire, il continue à siéger à l’Assemblée. C’est dans cet esprit que l’abbé Picardat, curé en Touraine, écrit au secrétaire d’État à la fin du mois de juin et dénonce notamment les relations de Juteau avec Léon Daunassans, préfet d’Indre-et-Loire entre 1877 et 1888 et, on l’a vu, l’un des principaux promoteurs de sa candidature.

22Le Saint-Siège, fait rarissime, doit demander un complément d’enquête, confiée à une commission de deux cardinaux français, Lavigerie, archevêque d’Alger et Place, archevêque de Rennes, qui finissent par détruire les accusations portées contre Juteau et confirment que l’information canonique a été faite correctement par le nonce, que l’affaire a mis sur la sellette. Ce rapport, remis en septembre, n’éteint pas la polémique, au contraire. Paraît alors un pamphlet dû à un ancien prêtre, nommé Bertrand, publié à compte d’auteur à Tours, mais vite relayé dans la presse. Il reprend l’accusation de wilsonisme, voyant dans la nomination de Juteau à Poitiers une volonté de Wilson de refaire surface dans la Vienne. L’affaire prend d’autant plus d’ampleur que l’on est en pleine crise boulangiste, ce qui conduit à une alliance entre intransigeants et boulangistes contre l’abbé Juteau, accusé d’être un des protégés de Wilson. Le pamphlet de Bertrand est ainsi relayé par le Journal d’Indre-et-Loire, dirigé par Jules Delahaye, chartiste, royaliste rallié à Boulanger qui sera du reste élu député boulangiste de Chinon en 1889. Mais les attaques contre Juteau valent aussi au journal d’être condamné par l’archevêque de Tours. La préconisation est retardée, ce qui entraîne le blocage du processus des nominations épiscopales, le gouvernement se refusant à faire d’autres propositions. Juteau obtient finalement sa préconisation le 14 février 1889, soit huit mois après sa nomination.

23Dans sa biographie de M^gr Gay, Bernard du Boisrouvray évoque l’affaire avec sobriété : « La nomination de l’abbé Juteau lui causa une amère déception. Elle affligea également bon nombre de catholiques et suscita quelques protestations31. » En fait cette affaire, comme celle de la nomination de M^gr Bellot des Minières en 1880, vient rappeler l’extrême violence qui a pu entourer les nominations épiscopales au début de la République des républicains. M^gr Gay est à cet égard représentatif de la fraction intransigeante des catholiques français qui ont tout fait pour empêcher la nomination d’évêques républicains en France.