L'humanitaire ou le management des dévouements
| , , ,3. Aider les autres : trajectoires professionnelles, reconversions militantes et valorisation de la « personne »
Texte intégral
1En quoi et comment ces pratiques d’expertise humanitaire rencontrent-elles des individus plus ou moins prêts à s’y investir ? Quels en sont les usages ? Quels rapports différenciés à l’engagement s’instaurent, que doivent-ils aux dispositions, aux trajectoires sociales et aux expériences des individus, mais aussi aux situations qu’ils affrontent au sein des entreprises ? Notamment, quelles transformations des pratiques professionnelles et militantes cette nouvelle offre humanitaire vient-elle sanctionner ? Une hypothèse centrale permet de rendre compte des conditions d’adhésion aux actions militantes nouvelles. Celles-ci se déploient dans les entreprises et s’inscrivent dans un double moment de leur histoire : d’une part celui d’une institutionnalisation croissante du travail syndical et d’autre part celui d’une redéfinition de l’excellence professionnelle liée à la diffusion, notamment au sein des entreprises publiques, d’un nouveau type de management (nouvelle organisation du travail, nouveaux dispositifs de gestion du personnel et nouvelles exigences qui viennent concurrencer les éthiques professionnelles telles qu’elles s’étaient stabilisées dans un état antérieur de l’histoire des entreprises étudiées).
2Dès lors, les pratiques d’expertise humanitaire peuvent être appréhendées comme une occasion d’ajustement à cette redéfinition de l’excellence professionnelle, réunissant des salariés que l’évolution de leurs conditions de travail démobilise et des salariés qui, inversement, adhèrent aux impératifs de modernisation de leur entreprise. Elles fonctionnent également comme des moments et des lieux de reclassement militant, offrant des voies de reconversion au coût inégal dont se saisissent des salariés syndiqués occupant des positions différenciées dans l’espace militant transformé. Enfin, l’expertise humanitaire sollicite des ressources spécifiques, à la fois plus attachées à la personne et fondées sur des savoir-faire collectifs réflexifs, favorisant le souci de l’autre lointain et l’engagement projectif des agents EDF en activité comme des retraités ayant travaillé dans des coopératives agricoles.
Les messianismes professionnels
3Quels sont les effets des nouveaux dispositifs d’organisation du travail sur les investissements professionnels, comment modifient-ils tout à la fois les postes occupés au sein de l’entreprise et la représentation que les salariés s’en font ? En quoi ces transformations dans l’espace du travail peuvent-elles orienter ceux qui les vivent vers les pratiques d’expertise humanitaire ?
4Si l’accent est mis sur l’évolution des pratiques professionnelles, c’est parce que l’enquête menée ne valide pas l’hypothèse, relative à l’apparition des formes récentes d’engagement, du déclin du rôle des identités au travail observé ailleurs. L’étude des formes d’action empruntées par les groupes humanitaires a montré l’importance de la mobilisation de compétences professionnelles et de technologies managériales. Il s’agit cette fois d’analyser les conditions rendant possible l’activation, dans l’expertise humanitaire, de ces savoirs propres à l’univers professionnel et de saisir comment les procédures de management font l’objet de résistances ou de réappropriations. En articulant le moment de l’implication dans une action de solidarité et la pente de la trajectoire professionnelle, on tentera de montrer en quoi les pratiques d’expertise humanitaire proposent un compromis entre l’identité professionnelle des salariés et les nouvelles attentes placées en eux : recomposition des éthiques professionnelles anciennes, les pratiques d’expertise humanitaire offrant aux salariés les plus âgés et les plus attachés à l’excellence technique une forme de protection contre la marginalisation de leurs savoir-faire ; inversement, sollicitation par l’offre nouvelle des dispositions des jeunes salariés et de celles des cadres aux trajectoires ascendantes.
Modernisation des entreprises et désarroi professionnel
- 1 Voir Boltanski (L.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982, première pa (...)
5Les politiques de management désignent ici les modes de gestion du personnel et d’organisation du travail qui se mettent en place dès les années 1950. Hétérogènes, très inégalement appliqués, ils sont cependant systématisés dans les années 1970 et généralisés au secteur public dans les années 1980. Leur cohérence relève peut-être principalement du fait qu’ils délimitent un nouveau marché du conseil aux entreprises et qu’ils accompagnent le mouvement plus large de « modernisation » de la société française. Comme le montre Luc Boltanski, ce mouvement commence dès l’après-guerre et se développe avec l’importation en France de techniques managériales inspirées de la « psychologie industrielle » américaine, à travers l’application du plan Marshall. Mais la « fascination de l’Amérique » dépasse les seules grandes entreprises privées et rencontre les intérêts d’une « avant-garde réformiste », composée notamment de hauts fonctionnaires issus de la Résistance. Ces entrepreneurs de la « modernisation » et de la « démocratisation » de la société française, marqués par l’expérience de la défaite de la III e République face aux fascismes, travaillent à la promotion de nouveaux modes de gestion politique et syndicale, rompant avec l’imposition brutale de l’autorité et l’affrontement pour une régulation plus douce, plus intériorisée des conflits sociaux1.
- 2 Dans un ouvrage consacré au bilan des recherches impulsées par EDF, Danièle Linhart, qui a travail (...)
6Ce processus est relayé ou prolongé par une deuxième phase de modernisation du secteur économique autour des années 1970. Selon Danièle Linhart2, les directions ont en effet engagé « unilatéralement » une logique de transformation des relations sociales et une réforme du fonctionnement des entreprises sous l’impulsion de deux principaux facteurs : le renouvellement de la remise en cause du commandement hiérarchique lié à Mai 68 et les défis imposés par la crise économique. Cette modernisation vise à l’augmentation de la productivité par la réduction des effectifs, l’accroissement global de la charge de travail et donc la mobilisation plus forte des salariés. Elle tend à universaliser le rapport des cadres à leur activité professionnelle, l’efficacité au travail des agents de maîtrise et d’exécution devant être augmentée par une plus forte « motivation ». Elle s’appuie notamment sur des réformes organisationnelles et technologiques, comme l’informatisation et l’automatisation, la généralisation de la gestion de production à flux tendus (réduction des stocks, élévation du taux d’utilisation des machines, amélioration de la qualité des produits, lutte permanente contre les « gaspillages » techniques et temporels), la modification de l’organisation interne des services qui deviennent tour à tour clients et fournisseurs, la spécialisation des sites et la filialisation interne, l’allégement des lignes hiérarchiques… Elle repose également sur l’instauration de techniques de management participatif et sur une gestion de plus en plus individualisée du personnel (individualisation des augmentations de salaires dès le début des années 1980, intéressement, entretiens individuels réguliers et formalisés avec le supérieur hiérarchique au cours desquels les salariés doivent définir leurs propres objectifs pour l’année, évaluer leurs résultats, se projeter dans des formations utiles à l’entreprise…).
7Par ce double mouvement d’individualisation des carrières professionnelles et de diffusion du management participatif, la réforme des entreprises emprunte un vocabulaire proche du personnalisme.
- 3 Linhart (D.), « Le droit d’expression quinze ans après », op. cit., p. 160-161.
« Les directions mettent en avant leur volonté de valoriser les performances individuelles, de récompenser les efforts, la disponibilité, la bonne volonté des salariés. […] Les directions des ressources humaines raisonnent en termes de portefeuilles de compétences, de suivi individualisé des carrières, de formation personnalisée […]. Tout tourne autour de la valorisation de la personne et de ses compétences. On pourrait penser à première vue que cette orientation entre en contradiction avec toutes les démarches participatives qui jouent toujours sur le ressort collectif, et qui visent à développer la solidarité entre salariés. Mais, en réalité, ces démarches sont bien complémentaires : l’enjeu est de ne traiter dans l’entreprise qu’avec des personnes “débarrassées” de toute influence partisane, […] de ne comporter que des individus loyaux3 »,
- 4 Villette (M.), L’homme qui croyait au management, Paris, Seuil, 1988, p. 167.
- 5 Ibid., p. 9.
- 6 Ibid., p. 12.
8détachés de leurs appartenances syndicales éventuelles et des solidarités de métier. Pour la sociologue, les directions ne recherchent plus seulement l’adaptation des salariés à une nouvelle forme d’organisation, comme par le passé, mais la révision totale de leur « subjectivité ». On laissera ici de côté la question de l’histoire même du management – les dispositifs évoqués sont-ils radicalement « nouveaux », comme le suggère Danièle Linhart, ou doit-on au contraire noter, avec Michel Villette, « l’extraordinaire continuité des techniques managériales » et ne pas ratifier le discours de la « nouveauté » sur lequel repose une part de l’efficace du travail des « professions vouées à l’ingénierie humaine4 »? On s’en tiendra à l’idée, d’une certaine façon commune aux deux sociologues, de la légitimité nouvelle acquise par les technologies de gestion des ressources humaines : « La force conséquente des techniques de management des entreprises s’affiche, se répand dans tous les segments de la société et tend à faire figure de modèle culturel universel5. » Ces procédures, et les dispositions morales qu’elles généralisent ou encouragent, contribuent puissamment à la formation du « sens commun contemporain6 ».
- 7 Linhart (D.), « Le droit d’expression quinze ans après », op. cit., p. 153-154.
- 8 Sur l’ensemble de ces effets contradictoires, voir Gollac (M.) et Volkoff (S.), «Citius, altius, f (...)
9L’application des préceptes managériaux – appel au sens de l’initiative et des responsabilités, suppression d’échelons hiérarchiques – peut garantir aux salariés une certaine autonomie. Mais celle-ci est comme annulée par la réduction des marges de manœuvre qui leur permettaient d’aménager leurs contraintes professionnelles. L’organisation en flux tendus par exemple, destinée à augmenter la réactivité des entreprises au marché, tend à diminuer les dispositifs qui préservaient les salariés des fluctuations de celui-ci : les variations de la demande ont un impact immédiat sur les cadences. Les structures participatives amènent les agents à renoncer à leur « activité de l’ombre », à cette « transgression clandestine des normes et des prescriptions, qui constitue le travail réel différent du travail prescrit et qui permet de fait le bon fonctionnement du système7 ». L’autonomie est également contrariée par les exigences plus fortes auxquelles sont soumis les salariés, par le maintien d’une organisation du travail partiellement taylorienne et de relations très hiérarchisées. La charge de travail devient plus importante, notamment en raison de la compression régulière des effectifs, et l’investissement croissant des agents d’exécution et de maîtrise n’est pas rémunéré. La modernisation aboutit ainsi à une contradiction centrale entre l’autonomie plus grande des salariés et les contraintes plus strictes qui enserrent leurs activités. Cette contradiction limite en retour le bon fonctionnement des structures participatives8.
10Les salariés sont plutôt désarmés face à ces mutations contradictoires, parce qu’elles interviennent dans une période de chômage massif.
- 9 Gollac (M.) et Volkoff (S.), «Citius, altius, fortius. L’intensification du travail », art. cit., (...)
« Comment faire réaliser de façon autonome un travail beaucoup plus contraint ? La crainte du chômage est évidemment décisive. Elle serait cependant inefficace sans l’existence de techniques [de management] dont l’efficacité est à la fois économique et symbolique : en proposant une mesure du travail fait, elles rendent réaliste la menace du chômage ; elles renforcent la légitimité des exigences de l’entreprise9.»
11L’offre humanitaire se déploie ainsi dans des entreprises transformées par la généralisation de nouveaux modes de management. L’absence de données précises, notamment statistiques, sur la configuration constituée par chaque entreprise invite à privilégier la perception, par les salariés, des exigences auxquelles ils font face. Aux yeux des plus anciens, ces exigences tendent à défaire les arrangements passés et en appellent de nouveaux. Les moins armés pour réformer leurs pratiques ont fait part de leur désarroi. Appartenant généralement aux catégories professionnelles que les nouvelles technologies et méthodes d’organisation du travail menacent ou disqualifient, ils éprouvent leur avenir comme compromis ou rétréci et peuvent s’efforcer de retrouver ailleurs les conditions d’une certaine félicité professionnelle. L’expertise humanitaire, fondée sur la valorisation des savoir-faire techniques, propose alors une restauration du sentiment de dignité professionnelle.
- 10 Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 123.
12Le désarroi s’exprime, chez ces salariés mais également chez des salariés plus jeunes, par le sentiment de l’ennui au travail ou du vieillissement professionnel. Parce qu’ils perçoivent leur activité comme reproduction de gestes parfaitement maîtrisés ou parce que cette activité ne correspond ni aux aspirations ni aux attentes antérieurement constituées, ils disent perdre progressivement tout intérêt pour leur travail. La routine est d’autant moins supportée lorsque les agents rencontrés se vivent comme inajustés à leur activité professionnelle et se destinaient à d’autres métiers, fondés sur le ressort de la vocation (profession infirmière, métiers du travail social). L’expertise humanitaire convoque alors d’anciens « rêves professionnels ». Elle offre la possibilité d’une réconciliation à moindre coût avec le passé et permet aux salariés de se protéger du vieillissement proprement social, « lent travail de deuil […] qui porte les agents à ajuster leurs aspirations à leurs chances objectives, les conduisant ainsi à épouser leur condition […], à faire leur deuil de tous les possibles latéraux […] et de toutes les espérances reconnues comme irréalisables à force d’être restées irréalisées10 ».
L’ennui au travail
« Il y a une solidarité qui s’est mise en place et qui a été appréciée, de la part de gens qui s’enquiquinaient un peu sur les lignes de production. C’est du travail à la chaîne, c’est pas terrible pour eux. Alors du coup, pouvoir se sortir de ça et voir du concret, enfin autre chose… » (homme, agent de maîtrise dans une entreprise privée, élu du comité d’entreprise, 45 ans).
« Je suis obligée de faire mes huit heures. C’est sûr que j’aimerais participer à tout ça [action du comité d’entreprise pour la construction d’un puits au Burkina-Faso]. Je suis une femme positive et battante dans la vie. J’ai pas eu la possibilité de faire des études quand j’étais jeune, mais si j’avais été infirmière ou quelque chose comme ça, je ne serais sûrement pas ici. Et j’ai 40 ans passés, je peux pas… j’ai plus le droit à l’erreur ! […] Je reçois plus de 600 appels par jour, parfois je n’en peux plus » (femme, standardiste dans une entreprise privée, 42 ans).
« Non, mon travail ne me passionne pas, parce que… ce n’est pas un travail très dynamisant. On me donne des infos, il faut que j’engrange ces infos sur un fichier. La responsabilité est relative… En fait, je brasse du papier. Ce qui me manque aussi, c’est l’aspect relationnel » (femme, agent de maîtrise à EDF, 28 ans).
13Ces propos, et notamment ceux de la jeune agent de maîtrise, suggèrent le découragement des salariés qui prennent au mot le management et souhaitaient un emploi « dynamisant », fondé sur le « relationnel ». Or l’informatisation n’entraîne pas nécessairement un enrichissement des tâches et peut même, en autonomisant le travail, couper des relations ordinaires autrefois inscrites dans la définition du poste – comme les rapports plus fréquents avec des cadres pour les agents administratifs. Les formations suivies pour maîtriser l’outil informatique laissaient espérer des responsabilités plus importantes ou des fonctions plus gratifiantes. Ces formations, adaptées aux objectifs de l’entreprise et présentées comme des occasions à saisir dans une stratégie de promotion individuelle, tendent de même à séparer les trajectoires des salariés. Elles tracent au sein de chaque entreprise une frontière plus nette entre ceux qui y accèdent et ceux qu’elles mettent à l’écart. Ceux-là sont jugés trop « vieux » parce que trop peu armés pour accomplir les ajustements qu’exigent les nouvelles formes d’organisation du travail et l’introduction de nouvelles technologies. Ces salariés « inconvertibles » se sentent pris au piège d’une situation sans issue : leur avenir se referme, ils n’ont d’autre horizon que la répétition de tâches mécaniques, déqualifiées un peu plus par la différenciation des trajectoires et la promotion de certaines catégories de salariés.
14À travers ce désarroi traversant l’ensemble des entreprises, c’est la contribution de l’activité professionnelle à l’estime de soi qui se trouve mise en cause. C’est pourquoi certains salariés ont exprimé un clair désir de renouvellement, renouvellement de leurs relations au sein de l’entreprise (relations entre collègues, relations hiérarchiques et relations entre services) et de leur propre utilité professionnelle. Comme s’ils souhaitaient retrouver une intensité que leurs conditions actuelles de travail suspendent ou interdisent, un sentiment d’efficacité que l’expertise humanitaire peut leur procurer.
Le déclin d’une éthique professionnelle : la double banalisation du statut des agents EDF
15Une analyse plus précise, menée à partir de l’exemple d’EDF, permet de mieux saisir les usages possibles de l’offre militante nouvelle. Si l’entreprise est dotée d’une histoire particulière, si ses agents ont un statut protégé, cette spécificité présente l’intérêt de livrer peut-être plus nettement les résistances mais aussi les réappropriations dont font l’objet les politiques de management et les liens qui unissent ces modes de gestion du personnel aux pratiques d’expertise humanitaire.
- 11 L’étude avait pour objet les pratiques de « solidarité internationale » ou d’expertise humanitaire (...)
16À EDF comme ailleurs, certains salariés ont évoqué l’ennui et le tassement de leurs carrières professionnelles. Mais leur désarroi prend ici une forme particulière : il est éprouvé comme une double banalisation de leur statut, liée d’une part à la routinisation de l’entreprise et d’autre part à la profonde réorganisation qui a accompagné son « tournant commercial ». La façon dont les agents EDF, généralement les plus âgés et/ou ceux qui travaillent dans les unités de production, construisaient leur dignité professionnelle semble déstabilisée par le caractère plus gestionnaire de leurs activités et par la promotion nouvelle des qualités commerciales11.
17Tout d’abord, la routinisation de l’entreprise publique résulte d’une certaine façon de sa réussite. Depuis la fin des années 1970, les grands objectifs ont été atteints – reconstruction économique de l’après-guerre et vaste programme d’équipement, accès de l’ensemble du territoire national à l’électricité, organisation et perfectionnement des interventions en zones difficiles, puis construction des centrales hydrauliques et nucléaires chargées d’assurer à la France une autonomie énergétique. Or ces grands défis ont contribué à la formation d’un « esprit EDF ». Tous les salariés n’ont pas participé à ces programmes, mais les plus jeunes ont pu être indirectement socialisés à cet « esprit d’entreprise » par l’engagement syndical ou la reproduction familiale, avec la transmission de père en fils d’une certaine fierté professionnelle. Quelques retraités ont ainsi raconté leur participation à la construction de barrages et de centrales, ou encore les conditions des dépannages pour lesquels ils se sont portés volontaires pendant les hivers rigoureux. Cette évocation un peu nostalgique laisse deviner leur attachement pour une entreprise qu’ils ne reconnaissent parfois plus et qui exigeait, des « métiers de base » comme des métiers d’encadrement, un rapport presque messianique à l’activité exercée.
Le chantier comme investissement physique et technique
« À Serre-Ponçon, on était 50 agents EDF, […] on n’avait pas le temps. […] Nous, on faisait pas les 48 heures officielles, on faisait bien plus ! On travaillait le samedi, parfois le dimanche. Quand on partait travailler le matin, nos femmes, elles ne savaient même pas quel jour elles nous reverraient. Et on ne pouvait même pas les prévenir, il n’y avait pas le téléphone ! Vous pensez, en plus dans les Hautes-Alpes… On était heureux comme tout, il y avait une de ces ambiances… On travaillait mais on ne demandait même pas d’heures supplémentaires, ça ne nous serait pas venu à l’idée. […] On parlait des nouveaux engins qui venaient d’Amérique… c’est ça qui nous passionnait » (ingénieur retraité).
« Les agents EDF, en général… il n’y a qu’à les mettre dans un endroit, ils se débrouilleront tout le temps. Il faut reconnaître… ils ont des habitudes de baroudeurs. Quand il faut le faire, il faut le faire » (homme, technicien retraité).
- 12 Roy (D.), cité par Fournier (P.), « Deux regards sur le travail ouvrier. À propos de Roy et Burawo (...)
18La routinisation de l’entreprise atteint non seulement les anciens, mais tend à démobiliser plus généralement les agents d’exécution affectés aux activités de production, les techniciens et les « petits cadres » ou « ingénieurs maison ». Comme le suggèrent les propos cités, les grands chantiers et les dépannages faisaient appel à la plupart des composantes d’une certaine identité professionnelle masculine : le rapport très physique au travail, le traitement d’une matière parfois dangereuse, les longues journées de travail, la fatigue, la poussière, la chaleur ou le froid, la pression de l’urgence, la rupture géographique avec l’environnement familier ; les relations hiérarchiques très marquées et toujours rappelées, notamment dans les formes de salut et d’interpellation ; le travail d’équipe, les rapports de face-à-face, la coopération entre métiers, les réunions de chantier où sont examinés les points forts et les difficultés, où sont revus les préparatifs des journées suivantes ; le sens de la « débrouillardise » et du défi, la capacité à faire face aux situations et à improviser des solutions ; le « sentiment grisant de la performance12 », l’expérimentation et la maîtrise de nouveaux outils techniques… Or la clôture des grands chantiers sur le territoire national multiplie les tâches de gestion qui elles-mêmes se transforment :
- 13 Linhart (D.), « Le droit d’expression quinze ans après », op. cit., p. 165.
« Avec la généralisation des nouvelles technologies assistées par ordinateur, le travail devenu plus abstrait, plus intellectuel, s’apparente de plus en plus à des activités de suivi, de contrôle, de surveillance, de gestion des aléas, d’échange d’informations, beaucoup plus que d’interventions directes sur la matière13.»
19Certaines catégories d’agents glissent dès lors vers un profil collectif les éloignant de la figure de l’électricien et les rapprochant de celle du bureaucrate, de l’employé administratif.
- 14 Le Goff (J.-P.), « Les impasses d’une modernisation », in Meynaud (H.-Y.) dir., Les sciences socia (...)
20À cette routinisation s’ajoute une seconde forme de banalisation, qui rapproche cette fois les agents EDF de la condition des salariés du privé. Face à l’essoufflement des grands défis qui avaient structuré l’histoire de l’entreprise et afin de trouver de nouveaux débouchés, les directions engagent une « nouvelle bataille », celle du tournant commercial des années 1980. Une politique de management aux moyens considérables doit mobiliser les agents au moment même où décline l’« esprit EDF », « culture d’entreprise » associant la performance industrielle au sentiment de contribuer à la réalisation d’un intérêt général supérieur aux intérêts économiques des dirigeants. Mais précisément parce qu’EDF est une entreprise publique ancienne, cette politique de management revêt un sens particulier. Comme le souligne Jean-Pierre Le Goff, elle est menée par des directions « fascinées » par le modèle de l’entreprise privée, qui font appel aux interventions de nombreux consultants diffusant progressivement leur langage. Elle trouve des relais puissants auprès de cadres entretenant à l’égard du secteur privé un rapport de « mauvaise conscience » et même auprès d’agents moins bien situés dans la hiérarchie, qui tous intériorisent progressivement la vision des managers – dénonciation des routines bureaucratiques, des « immobilismes » professionnels « arc-boutés » sur la définition technique et non commerciale de la qualité du service. « Tout s’est passé comme si EDF avait voulu être à la pointe du management moderne en allant jusqu’au bout de ses implications. Alors que ce courant managérial, après la vague des “projets d’entreprise”, a fait long feu dans le privé, la direction a continué de l’impulser et de le développer14.»
21Ces nouveaux modes de management viennent appuyer une réorganisation complète de l’entreprise : le client est placé au centre de l’activité, il s’agit d’augmenter les ventes et de réduire les coûts. Aux indicateurs quantitatifs sont substitués des « contrats d’objectifs ». Le fonctionnement traditionnel des services est lui aussi modifié par l’instauration de « groupes responsables », de « centres de résultats », c’est-à-dire par de nouvelles formes de division du travail mettant les hommes et les équipes en concurrence, assurant une évaluation et un contrôle plus stricts des performances commerciales des agents. Enfin les métiers eux-mêmes sont redéfinis dans une logique d’individualisation des compétences. Une enquête complémentaire permettrait de mieux articuler l’offre humanitaire et la redistribution des positions des services dans la hiérarchie interne de l’entreprise. Mais deux principaux effets de ce « tournant commercial » contribuent indirectement au déploiement de l’expertise humanitaire : la réorganisation d’EDF passe par de nombreuses « réformes de structures » qui, selon certains agents, produisent un « chômage interne » propre à l’entreprise publique ; la promotion des activités commerciales est quant à elle perçue comme une déstabilisation des identités professionnelles.
22Le « chômage interne » tout d’abord : des salariés, généralement syndiqués, ont livré leur propre interprétation des évolutions de l’entreprise et de leurs coûts. À leurs yeux, si la menace de licenciement est écartée, les restructurations et la gestion du personnel tendent à produire des impasses professionnelles. Dans cette logique, les réformes sont décrites comme pénalisant ceux qui ne se sentent plus en mesure de changer de métier ou de maîtriser de nouvelles techniques de travail, après la suppression de leur service. « Oubliés » par leur hiérarchie, ils n’ont plus d’activité et se trouvent ainsi confrontés, aux yeux des syndicalistes qui recueillent parfois leurs doléances, à un « chômage interne » occulté et ignoré à l’extérieur de l’entreprise publique. Les agents rencontrés ont insisté sur cette inactivité, sur la façon dont elle exclut à l’intérieur même d’EDF et déstructure psychologiquement ceux qui la subissent. Pour les porte-parole, la politique du personnel, qui associe plus fortement qu’autrefois avancement et mutation géographique pour les cadres et maintenant les agents intermédiaires, divise les salariés. S’ils notent l’adhésion des jeunes agents à cette politique de mobilité professionnelle, ils ne savent comment gérer le désarroi des plus âgés qui, en accession à la propriété ou mariés à un conjoint travaillant dans le privé, redoutent les déménagements et les effets du travail de réenracinement sur la scolarité de leurs enfants.
Réforme de l’entreprise et « chômage interne » à EDF
« On nous dit : “Vous avez la sécurité de l’emploi.” Sauf faute professionnelle, on ne nous met effectivement pas à la porte. Mais vous croyez que c’est sain, quand un service est en réforme de structure, que des postes sont supprimés, d’être en surnombre et d’être mis dans un placard ? On vous ballotte d’un bureau à l’autre. C’est vrai qu’on ne vous met pas au chômage, mais le nombre d’agents qui sont en arrêt maladie, qui font des dépressions parce qu’ils n’ont plus de travail, parce qu’on a supprimé leur poste… On a un chômage interne. Les gens ne le savent pas à l’extérieur, ils s’imaginent qu’on est tous en plein emploi. Il y a un certain nombre de gens qui sont à l’organigramme, c’est vrai, qui font partie des effectifs, mais qui n’ont pas de travail et qu’on trimballe d’un service à l’autre, pour les occuper, quand ils ne restent pas chez eux. Quand j’ai été en réforme de structure, pendant neuf mois je n’ai pas eu de travail à faire. Je me tapais trois heures de transport et j’arrivais là-bas, on n’avait rien à me donner à faire. […] Avant, vous faisiez pratiquement toute votre carrière au même endroit. Maintenant, de plus en plus on nous demande d’être mobile. […] C’est vrai que c’est un avantage qu’offre la structure puisqu’on couvre tout le territoire national, au niveau du management, c’est vrai que ça intéresse des gens. Mais ils ne voient pas le revers de la médaille […]. Quand le conjoint travaille dans le privé, comment vous faites ? Et puis déménager, quand vous êtes en location, c’est moins difficile que quand vous êtes en accession à la propriété. Or il y a de plus en plus de gens qui sont en accession à la propriété et c’est pas évident d’aller vendre votre bien et puis de vous réinstaller ailleurs » (femme, agent de maîtrise, militante syndicale, 42 ans).
- 15 Voir notamment les contributions déjà citées de Danièle Linhart et Jean-Pierre Le Goff, ainsi que (...)
23Enfin, le sentiment de déstabilisation des identités professionnelles, observé ailleurs, revêt à EDF un caractère particulièrement saillant. Comme le regrettent certains des chercheurs ayant travaillé avec les directions d’EDF15, la politique de modernisation a certes permis une profonde réorganisation de l’entreprise, mais elle a précipité le déclin des éthiques professionnelles et limité ainsi l’ampleur des transformations. Et c’est plus précisément le « tournant commercial » qui est visé.
- 16 Le Goff (J.-P.), « Les impasses d’une modernisation », op. cit., p. 376-377 et p. 378.
« En voulant placer le “client” au centre des préoccupations de l’entreprise, le projet a opéré un glissement symbolique important. À sa façon, la notion d’usager […] désignait un rapport à un bien collectif dont la production et la distribution obéissent à des principes d’équité et de solidarité. L’introduction de la notion de “client” véhicule l’idée de la production et de la distribution d’un simple bien marchand destiné à des consommateurs n’ayant que des besoins et des intérêts particuliers […]. Dans une pure logique commerciale, la notion de service public tend à ne plus être qu’une “image” qui distingue EDF des autres entreprises, image qu’il s’agit de valoriser pour conquérir de plus en plus de parts de marché16.»
- 17 Cette éthique du service est ponctuellement réactivée lorsque les agents EDF interviennent pour de (...)
- 18 Voir sur ce point Laufer (J.), « Les carrières féminines à EDF-GDF : regards d’aujourd’hui », in M (...)
- 19 On pense ici au récit de Michel Villette, amené à utiliser la technique du « grapho-modèle » dans (...)
24Les salariés d’EDF étant de plus en plus assimilés à des agents administratifs et de moins en moins à des « hommes de chantier », ils sont de plus en plus exposés à l’image stigmatisante du « fonctionnaire » protégé par une garantie d’emploi et des avantages substantiels. À cette image, ils peuvent moins opposer celle de « l’homme au service des hommes » qui paie physiquement de sa personne17. Les salariés glissent aussi collectivement vers la figure de l’agent commercial. Or au sein de certains métiers exécutifs de l’entreprise, qualifiés et masculins, l’image du vendeur renvoie à une forme d’aliénation – se mettre au service d’un client, vendre et non assurer un service, susciter une demande et non y répondre. La promotion des qualités commerciales et du management participatif, qui ouvre aux femmes de nouvelles carrières au sein d’EDF18, peut être précisément perçue comme la promotion de savoir-faire psychologiques à la fois peu utiles, peu légitimes – parce que caractérisant un rapport féminin au monde – et pourtant manipulatoires, opposés aux rapports directs d’autorité ou de négociation19.
25Deux manières de définir l’excellence professionnelle s’opposent donc : la prouesse technique et le défi commercial. Le management ne vise pas, comme dans le privé, à créer une « culture d’entreprise », mais à défaire celle qui existe déjà, parce qu’elle apparaît aux yeux des nouvelles directions d’EDF comme dépassée, condamnée par la fin du monopole de la distribution d’électricité. Ou plutôt, la définition concurrente de l’investissement professionnel que les directions des entreprises privées comme des entreprises publiques tentent d’imposer rencontre, à EDF, des résistances plus fortes mais aussi plus désarmées. La prime donnée à la gestion participative des relations d’autorité, au rendement individuel, aux résultats commerciaux, les questionnaires où les clients sont invités à juger de la « courtoisie » des agents venus relever leurs compteurs, les petites phrases lancées par des membres de la direction, autrefois recevables sous la seule forme de la plaisanterie (« Après 40 ans, on n’est plus bon à rien », « Je considère qu’il y a 90 % d’agents qui sont mauvais dans l’entreprise et il n’en reste que 10 % d’utiles dont je fais partie »…) semblent illustrer un renversement des légitimités professionnelles au sein d’EDF. Le pôle des métiers techniques, héritiers de l’histoire de l’entreprise comme service public, tend à décliner progressivement face au pôle des métiers de la vente.
26Les transformations d’EDF contribuent dès lors à créer les conditions d’un déplacement des vocations professionnelles. Les modes anciens d’implication dans le travail peuvent être reportés vers les pratiques d’expertise humanitaire, réunissant des agents prêts à apporter la preuve de leur utilité et des missions dont ils se sentent dépositaires. L’offre nouvelle, proposant des chantiers de petite dimension à l’étranger, réhabilite les savoir-faire des agents qui ne se reconnaissent pas dans l’évolution de leur entreprise. Ainsi, dans certaines équipes CODEV, en Afrique ou en Asie, les agents d’exécution et de maîtrise donnent le ton, la définition et le déroulement du travail sur le terrain imposant la reconnaissance de leurs compétences techniques. Les responsables, généralement syndiqués, sont très attachés à cette défense des « métiers de base ». Au retour des missions, des bilans sont dressés, des rapports sont rédigés, où est mise en avant la sécurité des conditions de travail au sein d’un contexte pourtant plus difficile et aléatoire. Et cela dans une concurrence implicite avec la direction ayant pour enjeu la lutte contre la disqualification d’une certaine expérience accumulée au cours de l’histoire de l’entreprise. Comme si étaient opposés aux pratiques des directions et à la promotion des qualités commerciales un contre-modèle, une contre-entreprise, technicienne et artisanale, les responsables associatifs se plaçant en situation de recruter des volontaires, de réussir des chantiers et des transferts de technologies, de contribuer au progrès technique par l’électrification de villages ou de villes.
La mobilisation professionnelle des jeunes salariés
27Les mêmes transformations de l’univers professionnel agissent différemment sur d’autres catégories de salariés. Le mode de gestion plus individualisé des carrières, l’organisation du travail fondée sur des équipes placées en situation de concurrence, le développement de la « plurifonctionnalité » sont au contraire perçus comme l’occasion de faire valoir des compétences personnelles. Ces politiques de management sont en affinité avec les attentes de jeunes salariés qui n’occupent pas des postes d’exécution ou espèrent une promotion rapide. Elles rencontrent les dispositions de cadres et notamment de cadres aux carrières professionnelles au départ improbables. L’expertise humanitaire, dont le registre de justification accorde une primauté aux compétences individuelles, à l’action et au refus de la délégation, peut alors apparaître comme le lieu de mise à l’épreuve d’un sens de l’initiative, comme le prolongement de l’engagement professionnel.
- 20 Voir Beaud (S.), « Le rêve de l’intérimaire », in Bourdieu (P.) dir., La misère du monde, Paris, S (...)
- 21 Voir Cartier (M.), « Nouvelles exigences dans les emplois d’exécution des services publics. L’obse (...)
28Parce que recrutés depuis peu, et quelle que soit la place qu’ils occupent au sein des entreprises étudiées, les salariés âgés de moins de 30 ans n’ont pas construit, comme les plus anciens, une définition pratique de leur métier dans l’adaptation aux contraintes professionnelles. Beaucoup parmi ces jeunes salariés ont connu le chômage et l’intérim, la précarité du travail dans le secteur privé, les efforts restés vains pour « décrocher » un emploi – le verbe « décrocher » étant une métaphore parfaite de la tension qui gouverne ces tentatives d’insertion20. Exposés aux techniques de gestion des ressources humaines lors de stages ANPE et lors des nombreuses procédures de recrutement qu’ils ont suivies, ils ont tenté de se conformer aux modes de présentation de soi requis21. Se familiarisant progressivement avec la logique des « bilans de compétences », amenés à définir et mettre en avant les « atouts » personnels qu’ils pouvaient offrir aux entreprises, ils se sont efforcés d’acquérir les stratégies nécessaires à l’élaboration de CV et à la préparation d’entretiens d’embauche. Ils ont peut-être aussi d’autant plus intériorisé la philosophie affichée de ces techniques que celle-ci a pu fonctionner comme une rationalisation protectrice de leurs premiers échecs – accumuler des expériences dans des entreprises différentes, faire preuve de « mobilité personnelle ».
- 22 Castel (R.), Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1 (...)
29Les jeunes salariés vivent de ce fait leur entrée dans l’entreprise comme une voie de salut, surtout lorsqu’il s’agit d’une entreprise publique comme EDF. Les expériences de « désaffiliation du monde22 » qu’ils ont affrontées les incitent à rechercher tout à la fois sécurité, promotion et intégration dans les réseaux de l’entreprise. Une jeune salariée longtemps intérimaire dans le secteur privé, embauchée à EDF depuis peu, identifie ainsi l’entreprise publique à une « société » où la carrière et l’avenir sont enfin autorisés. Adhérant fortement au thème de l’accomplissement personnel dans et par l’entreprise, mais traçant son itinéraire de façon plus solitaire qu’autrefois, elle patiente dans un poste très modérément intéressant qui ne lui permet pas de donner toute la mesure de ses compétences. L’évolution commerciale de l’entreprise ne renvoie pas à ses yeux à une banalisation du statut des agents EDF, ou plutôt traduit une banalisation nécessaire qui lui laisse entrevoir la possibilité d’une valorisation des savoirs qu’elle a acquis dans le privé.
Le rapport à l’investissement professionnel des jeunes salariés : une mobilisation fondée sur l’expérience de la précarité
« Je viens de l’extérieur pour l’instant. Je n’ai travaillé que dans des sociétés privées, je me suis beaucoup investie dans certaines sociétés qui ont déposé le bilan, j’ai connu le chômage, j’ai connu l’intérim, j’ai connu tout ça. Et chez EDF, c’est sensationnel. […] Tu es bien payée, enfin, tu as un salaire correct par rapport à ce qu’on propose dans le privé. Tu as des conditions de travail qui sont excellentes, tu n’es pas à un crayon de papier près, tu as la dernière version du logiciel X… Tu as des avantages sociaux. Tu as la possibilité d’envisager un déroulement de carrière, tu peux déménager, tu peux changer de job. Pour moi, c’est sensationnel tout ça. […] Et puis il ne faut pas systématiquement dire non à toute évolution. Dans le travail, la direction demande certaines choses maintenant, comme des objectifs. Chez EDF… pour certaines personnes qui sont depuis longtemps chez EDF, c’est scandaleux. Pour moi, non. Parce que j’arrive du privé et dans le privé – j’ai fait du commercial en plus –, on te dit qu’en fin de mois, il faut qu’on fasse dix ventes pour qu’on s’en sorte. On fonctionne par objectifs. J’ai toujours été habituée aux objectifs, alors que chez EDF, ça fonctionnait apparemment différemment. […] Je trouve ça un peu normal. Pour une entreprise, si on veut bien fonctionner, faire du résultat, c’est normal qu’on ait ce genre d’organisation du travail » (femme, agent de maîtrise, 28 ans).
- 23 Villette (M.), L’homme qui croyait au management, op. cit., p. 25.
30Comme nouveaux embauchés, les jeunes agents sont placés dans un « contexte d’autocontrôle et de surveillance mutuelle ». Ils perdent les repères de leur sens pratique et sont soumis à des influences nouvelles qu’ils ne contrôlent pas23. Ces influences qui orientent leurs premiers pas dans l’entreprise, et plus généralement les modalités de leur socialisation professionnelle, ne sont plus celles qu’ont connues les générations plus âgées. Recrutés avec des diplômes plus élevés qu’autrefois, censés maîtriser les technologies les plus récentes, beaucoup détiennent des savoirs plus cognitifs. La redéfinition de l’excellence professionnelle rencontre leurs dispositions, notamment celles au « dépassement de soi » favorisées par une exposition prolongée à l’école et l’intensification de la compétition scolaire. Aux yeux des directions, ils se conduisent comme des salariés plus « loyaux » au sens où, « jeunes » dans l’entreprise, ils sont doublement éloignés des plus anciens. D’une part parce qu’ils ont, comme cette jeune salariée, une vision plutôt négative des agents plus âgés qu’eux et tout particulièrement des militants syndicaux qui leur semblent réticents face aux transformations de l’entreprise. D’autre part parce que les modes de formation ont eux-mêmes évolué. Les savoir-faire professionnels sont de plus en plus souvent enregistrés et modélisés. Intégrés dans les formations proposées aux jeunes agents, qui reposent moins sur l’expérience du « terrain » et plus sur l’apprentissage individuel assisté par ordinateur, ces savoirs sont de plus en plus réduits à leur seule dimension technique. Autrement dit, ils sont de plus en plus autonomisés des relations qui s’établissaient à l’occasion de leur transmission plus directe : en expliquant aux nouveaux embauchés les « tours » et les « combines » du travail, les plus anciens faisaient passer une certaine histoire du rapport de forces au sein de l’entreprise.
31L’offre d’expertise humanitaire, pour ces jeunes salariés, peut représenter une occasion inédite d’engagement, une opportunité d’insertion professionnelle ou même géographique. Elle permet aux nouveaux recrutés ou aux agents mutés d’accéder à de nouvelles scènes de sociabilité. Ayant quitté leur région d’origine, ils décrivent leur nouveau lieu de résidence comme de l’extérieur, énumérant les loisirs culturels ou touristiques auxquels ils consacrent leurs week-ends.
32Mais l’expertise humanitaire donne surtout la possibilité d’éprouver, à côté de l’activité directement professionnelle, les qualités exigées d’un cadre ou plus généralement d’un salarié « investi ». Certains jeunes agents ont pu deviner, en assistant d’abord un peu en retrait aux réunions autour d’un projet de solidarité internationale, tout ce qu’ils pouvaient apprendre au contact de salariés plus intégrés dans les réseaux syndicaux et professionnels, mieux placés dans la hiérarchie de l’entreprise. À EDF, le militantisme syndical participe de l’intégration professionnelle et de la négociation des carrières. Les jeunes salariés accèdent ainsi indirectement aux cercles militants, en ménageant une distance compatible avec leur vision négative des pratiques syndicales. La relative fluidité des équipes humanitaires autorise un rapprochement entre agents aux statuts inégaux qu’interdisent généralement les logiques scolaires ou de cloisonnement hiérarchique. Comme a pu le montrer l’analyse des formes d’action des entreprises humanitaires, les techniques utilisées mobilisent un habitus professionnel que certains cadres et techniciens possèdent, mais avec lequel d’autres salariés se familiarisent au cours de l’action. Par là, certains jeunes agents acquièrent la maîtrise de savoir-faire ou de comportements professionnels que les stages de formation et les promotions sollicitent : élaboration d’un projet, organisation et gestion d’une équipe, « études de faisabilité », « tableaux de bord » et « états d’avancement », « retour d’expérience » et rédaction de comptes rendus… Au sein d’EDF, les salariés qui participent à une action CODEV se présentent à leurs chefs de service, dégagent les grandes lignes de leur projet, négocient des détachements, du matériel et des financements, en un mot démontrent la validité de leur action et la force de leur motivation. À leur retour, ils retracent les résultats de la mission, autour d’un pot de remerciement qui consacre leur nouvelle visibilité. Les réseaux professionnels s’élargissent, ce qui peut favoriser la coopération entre services. Autant de situations qui contribuent à l’« enracinement » des jeunes salariés dans l’entreprise, qui les dotent en quelque sorte de prises sur leur propre trajectoire professionnelle.
Les « calculs moraux » des cadres
33Les carrières professionnelles supposent également un important travail d’entretien des réseaux et de valorisation renouvelée des compétences. Les cadres sont tout particulièrement engagés dans une concurrence pour l’excellence et la préservation de leur position. Dans les entreprises étudiées, ils sont placés dans des situations contrastées. Trois configurations professionnelles permettent d’analyser les conditions favorisant l’adoption des pratiques d’expertise humanitaire : celle un peu particulière des cadres qui opèrent au sein du secteur international d’EDF, celle des cadres qui s’ennuient dans leur travail et celle, inverse, de ceux qui investissent fortement leur activité. Ces trois exemples informent sur les relations entre l’adhésion aux pratiques d’expertise humanitaire et les stratégies de défense du titre professionnel.
- 24 Wieviorka (M.), « Le modèle EDF : rétraction, déstructuration ou recomposition ? », in Meynaud (H. (...)
34Le tournant commercial d’EDF ne s’accompagne pas seulement de réformes organisationnelles. La priorité accordée au « client » se traduit également par une diversification internationale des débouchés. L’entreprise intervient dans la construction et l’exploitation de centrales à l’extérieur des frontières nationales, prend des participations dans des entreprises étrangères du secteur électrique. Des cadres sont formés pour gérer ce secteur et démarcher d’autres clients. Selon Michel Wieviorka, cette logique internationale du développement d’EDF « ne peut que mettre en cause le modèle fondateur […]. Comment en France se prévaloir d’un tel modèle, qui n’est de toute évidence pas appliqué dans les autres pays où EDF intervient24 ? » Cette contradiction entre l’« esprit de service public » et les activités internationales de l’entreprise, régies par les mécanismes classiques de l’économie de marché, n’est pas nécessairement perçue ou formalisée comme telle par les agents, dont beaucoup sont à l’écart de ce secteur de l’entreprise. Mais certains agents, syndiqués et militants politiques, certains cadres y sont sensibles, notamment lorsqu’ils ont été coopérants dans leur jeunesse. L’expertise humanitaire offre la possibilité de défendre une vision alternative aux stratégies économiques internationales d’EDF.
35Plus généralement, les cadres des entreprises étudiées n’échappent pas toujours au sentiment d’être enfermés dans une certaine routine. Les plus âgés, arrivés au terme d’une carrière ascendante et désormais plus disponibles, ont épuisé les opportunités de formation ou de reconversion qui leur étaient offertes. Certains, plus jeunes, sont de plus en plus accaparés par des activités jugées trop bureaucratiques et les « cadres maison », anciens techniciens, ne sont pas les seuls concernés. D’autres cadres embauchés avec des titres scolaires plus élevés regrettent de ne pas être en mesure d’utiliser l’ensemble de leurs savoirs. L’exemple des ingénieurs est particulièrement probant : ils ont acquis une spécialité technique pointue et avec elle une forme de raisonnement transposable, mais ils peuvent être privés, dans leurs conditions de travail, de la possibilité d’expérimenter cette transposabilité. Enfin, certains cadres attendent un poste plus gratifiant ou ont enclenché un processus de reconversion : ingénieurs affectés à des tâches techniques, ils s’efforcent d’accéder au statut d’ingénieur d’affaires ou de cadre commercial, mieux rémunéré et plus en prise avec les défis économiques de l’entreprise.
36Cet ennui au travail est d’autant moins supporté que les cadres ont généralement fait leur la rhétorique presque personnaliste de l’accomplissement professionnel. Et même très investis dans les fonctions qu’ils occupent, certains sont portés à l’insatisfaction, précisément parce qu’ils redoutent d’être pris au piège d’une certaine routine et d’être progressivement écartés, par les supérieurs hiérarchiques qui évaluent leur travail, des enjeux les plus importants de leur secteur d’activité. Les propos d’un cadre commercial illustrent bien cette tension qui impose d’afficher en permanence, même au sein d’EDF, le souci du renouvellement de ses propres compétences et de son utilité pour l’entreprise.
Les « potins »: contraintes de distinction et concurrence chez les cadres
« Certains recherchent finalement une dynamique différente de celle de l’entreprise. C’est vrai que ce qui attire [vers l’expertise humanitaire], c’est d’afficher dans l’entreprise quelque chose qui soit différent des potins habituels. Quand je dis potins, c’est soit les dossiers, soit le déroulement de carrière, soit les potins de bas niveau qu’on peut entendre dans une entreprise » (homme, militant catholique, 37 ans).
37L’apparente contradiction, dans ces propos, entre la recherche d’une « dynamique différente de celle de l’entreprise » et la volonté d’« afficher dans l’entreprise quelque chose qui soit différent des potins habituels » signale les pressions auxquelles sont soumis les cadres et la façon dont ils sont invités à les retraduire dans le registre de la réalisation de soi. Pour certains, saisir l’offre d’expertise humanitaire revient à assumer pleinement le statut de cadre et à se distinguer de trois types de comportements attribués aux concurrents, comportements tacitement stigmatisés dans les propos de cet ingénieur commercial. Il entend en effet se démarquer tout à la fois de l’« étroitesse » culturelle de ceux qui se préoccupent de leurs seuls « dossiers » en cours, de l’« étroitesse » morale de ceux dont l’attention est monopolisée par la seule gestion de leur « carrière » et de l’« étroitesse » sociale ou du relâchement de ceux qui se livrent aux « potins de bas niveau », médisances ou rapports de séduction avec des collaboratrices. S’engager permet ainsi d’afficher un détachement aristocratique et/ou humaniste, autre façon de définir l’excellence sociale et morale du titre de cadre et d’en revendiquer le monopole.
- 25 Villette (M.), « Psychosociologie d’entreprise et rééducation morale », Actes de la recherche en s (...)
38Or ce monopole est potentiellement menacé par l’universalisation du rapport des cadres à leur activité professionnelle, érigé en modèle et exigé de salariés placés plus bas dans la hiérarchie. D’une certaine façon, leur statut distinctif se brouille et suppose donc de nouvelles stratégies de défense du titre. Les pratiques d’expertise humanitaire offrent alors, dans certains cas, l’occasion de restaurer ce statut valorisé, de reprendre l’initiative et de démontrer aux autres – supérieurs hiérarchiques, concurrents et subordonnés – que la position de cadre ne se réfère pas seulement à une place dans l’organigramme ou à une promotion récompensant une bonne volonté professionnelle. L’expression « potins de bas niveau » sonne même comme une dénonciation sociale implicite de ceux qui « contaminent » ce statut, se comportent comme des employés promus ou comme des cadres trop satisfaits de leur position dominante. Comme le suggèrent les propos du cadre EDF, l’humanisme technologique peut être réimporté dans l’entreprise, devenir une ressource pour des salariés particulièrement exposés aux exigences du « renouvellement » et de l’« ouverture », inclinés à ce type de calculs moraux. Se reconnaissent ainsi dans l’expertise humanitaire des cadres très attachés à la valeur morale de leur position, et notamment ceux qui sont fortement impliqués dans des activités militantes et religieuses et/ou ont accédé à leur titre à la suite de trajectoires ascendantes mais heurtées. Tous ont construit un rapport au monde fondé sur « l’idéal ascétique du perfectionnement de soi25 ». Idéal qui fonctionne, dans les formations destinées à réformer les modes de commandement des cadres et des agents de maîtrise, comme un puissant ressort du travail de conversion des dispositions. Or cet idéal rencontre très précisément la rhétorique de l’offre militante : la « mission » de solidarité internationale s’apparente étroitement à un séminaire de formation, à ce type d’exercice professionnel reconverti en « aventure » personnelle. Elle assure d’autant plus un profit distinctif qu’elle semble déconnectée des enjeux de carrière et autorise la dénégation de l’intérêt au désintéressement.
L’expertise humanitaire comme compromis professionnel
39Au terme de cette analyse de la redéfinition des identités professionnelles, l’offre nouvelle se présente comme un double compromis. Le premier signale, chez les jeunes salariés recrutés depuis peu et chez certains cadres, une coïncidence entre le début de l’investissement militant et le début d’une nouvelle étape de la carrière professionnelle. Autrement dit, la carrière comme voie de salut se conjugue avec l’expertise humanitaire : celle-ci propose un ajustement pratique aux comportements requis pour une trajectoire professionnelle réussie, un compromis entre ce que sont les jeunes salariés et ce qu’ils souhaitent devenir dans l’entreprise. Elle permet aussi d’éprouver une mobilisation. Dans ce dernier cas, elle sollicite les dispositions morales qui ont orienté la carrière des cadres dont le rapport au monde repose sur une posture ascétique. L’offre nouvelle rassemble donc des salariés qui se reconnaissent en elle parce qu’ils se retrouvent dans le discours managérial. Et cela tout particulièrement au sein d’EDF où l’« offre CODEV » s’est institutionnalisée et bénéficie du soutien des directions.
40Les CODEV réunissent également des agents EDF qui se protègent ainsi du sentiment de double banalisation de leur statut, comme d’autres actions de solidarité réunissent des salariés de la CANA ou des Mutuelles de Loire-Atlantique qui n’adhèrent pas à la nouvelle définition commerciale de leur entreprise. Plus généralement, l’offre d’engagement peut être saisie comme une façon de résister à la disqualification de l’expérience professionnelle, comme une occasion d’aménager ailleurs que dans l’entreprise un lieu où valoriser des compétences, une utilité. L’expertise humanitaire fonctionne alors, pour les salariés les plus âgés, les plus attachés à la performance technique ou les plus déqualifiés, mais aussi pour les « cadres subalternes », comme un compromis entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils doivent être ou devenir. À travers ces deux compromis, sont réassurés des savoir-faire professionnels masculins très hétérogènes et pourtant caractérisés par un même sens du « chantier » ou du défi, qu’il soit technique, scientifique ou commercial.
- 26 Bourdieu (P.), « La double vérité du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 114, 1 (...)
- 27 « Les élèves ou les étudiants issus des familles les plus démunies culturellement ont toutes les c (...)
- 28 L’efficacité des techniques managériales, comme les entretiens d’évaluation, « n’est pas forcément (...)
41L’expertise humanitaire représente peut-être enfin une troisième forme de compromis. Certains salariés ont pris au mot les préceptes managériaux (travailler sans compter, peser sur la définition de son propre travail) et sont déroutés par les effets des techniques de gestion des ressources humaines. Comme ces techniques peuvent aussi « se comprendre comme un effort pour tirer parti de manière méthodique et systématique de toutes les possibilités que l’ambiguïté du travail offre objectivement aux stratégies patronales26 », ces salariés vont investir ailleurs que dans leurs tâches professionnelles les qualités que ces procédures ont encouragées. Les jeunes salariés semblent particulièrement exposés à cette forme de désenchantement. Plus diplômés que les générations précédentes, certains ont cependant accédé à des titres scolaires dont ils mesurent en pratique la valeur relative ou la dévaluation27. Mais ils ont acquis des « dispositions promotionnelles » qui semblent générer d’autres formes de remise de soi28, notamment une croyance dans le discours managérial condamnée au désaveu ou aux stratégies d’aveuglement. En effet, les promotions restent pour une part réglées par la détention de diplômes élevés et le surinvestissement professionnel demandé n’aboutit pas nécessairement à la maîtrise du travail effectué. En s’impliquant dans l’expertise humanitaire, ces jeunes salariés composent ainsi avec les limites que le fonctionnement de l’entreprise oppose à leur accomplissement professionnel.
Les reconversions militantes
42Les politiques de management ont déstabilisé les identités professionnelles, mais de ce fait aussi les pratiques syndicales qui s’appuyaient sur ces identités, ces modes de socialisation et de sociabilité au travail. Elles ont favorisé un « syndicalisme de services », proposant des prestations individualisées et reposant sur des logiques d’expertise requises par l’institutionnalisation de la négociation dans les grandes entreprises. Quels liens unissent ces transformations du militantisme syndical à l’expertise humanitaire ? Quels compromis et reclassements, aux coûts inégaux, s’opèrent à travers l’adoption de cette nouvelle offre d’engagement au sein des entreprises, quels rapports à l’action collective et au salut individuel peuvent être réimportés dans les pratiques humanitaires ?
La déstabilisation du travail syndical
43La déstabilisation du travail syndical renvoie pour une part aux effets du processus de modernisation des entreprises. Les militants rencontrés, largement majoritaires parmi la population enquêtée, ont décliné trois principales causes pour rendre compte des difficultés de la mobilisation : d’une part les conséquences directes mais souvent « invisibles » des dispositifs de management et le désajustement croissant entre générations de salariés, d’autre part le retour de l’insécurité au sein des classes populaires. La description de ces trois obstacles au travail syndical informe sur le découragement des militants, qui peuvent délaisser leurs pratiques traditionnelles pour d’autres formes de solidarité.
Le déplacement des loyautés
- 29 Villette (M.), « L’ingénierie sociale : une forme de la sociabilité d’entreprise », Actes de la re (...)
44Le passage déjà évoqué des grandes entreprises à une forme nouvelle d’utilisation de la main-d’œuvre, moins fondée sur l’impersonnalité et l’interchangeabilité des hommes dans les postes, « suppose un ajustement mutuel entre l’homme et le poste et, donc, un engagement plus complet de la personne dans la définition de ce qu’elle fait et des manières de le faire ». Le glissement « d’une rémunération selon la “qualification” (commune à un groupe de salariés dont l’homogénéité est garantie par un titre) à une rémunération selon la “compétence” (mélange singulier de savoir et de savoir-faire propre à un individu) », l’individualisation des salaires, des formations et des carrières qui en découle, les nouvelles formes d’organisation du travail et de régulation sociale, « tous ces facteurs incitent chacun à s’investir plus et à calculer ses effets29 ». Ces mutations fragilisent doublement le travail militant : les procédures participatives et les lois Auroux sur l’expression directe des salariés, favorisant les négociations localisées et court-circuitant les porte-parole, ont amoindri leur pouvoir de définition et de dénonciation des injustices au travail. Elles ont orienté la résolution des conflits vers la recherche de blocages plus techniques, de carences « communicatives », suscitant et récompensant les initiatives des salariés. De même, l’individualisation des parcours professionnels tend à marginaliser le pouvoir syndical de négociation des promotions, puisque les agents sont plus directement amenés à négocier eux-mêmes leur propre carrière, notamment lors des entretiens d’évaluation et de formation qui les confrontent avec une hiérarchie par ailleurs plus réduite. Seules les structures syndicales qui proposent un accompagnement personnalisé de la gestion des carrières, dans une logique de prestation de services et de sérialisation des problèmes soulevés par le personnel, réussissent à capter les inquiétudes des salariés.
45La marginalisation du pouvoir syndical traduit donc un déplacement des loyautés : les salariés s’inscrivent moins dans un collectif de travail, sont plus isolés, « calculent leurs effets », déploient des stratégies individuelles pour répondre aux exigences nouvelles de l’organisation du travail et tenter de négocier une meilleure place dans l’offre de carrières de l’entreprise. D’où la difficulté, pour les syndicalistes, d’aller « au devant » d’eux.
L’influence « invisible » du management : « ne pas se montrer »
« L’influence du management ici – moins je montre qui je suis, mieux c’est –, c’est terrible. Ça se voit pas comme ça mais beaucoup de gens sont mal à l’aise avec ça. […] À l’origine, il y avait le collège 1 [collège pour les élections des délégués du personnel], les ouvriers et les employés, le collège 2 et le collège 3. C’était trois collèges équilibrés. Aujourd’hui, il y a de la part de la direction une volonté politique : il s’agit de grossir démesurément le collège 3, et même le collège 2 est en train d’en prendre un coup. Tout ce qui est production est en train de disparaître, c’est transféré ailleurs. […] Ça explique aussi les difficultés pour nous, organisations syndicales, d’aller au-devant des gens. Parce que les gens du troisième collège, c’est pas ceux du premier. Ils sont plus sensibles au discours de la direction qu’ils prennent comme parole d’évangile. […] Donc les individus ont un peu de peine à se montrer entre guillemets, on se montre ni collectivement, ni individuellement » (homme, agent de maîtrise, militant syndical, 45 ans).
- 30 On pense ici à l’analyse de Gabrielle Balazs et de Jean-Pierre Faguer menée à partir d’entretiens (...)
46Ces propos sont ceux d’un agent de maîtrise qui travaille dans une entreprise implantée en région Rhône-Alpes, filiale d’une société américaine d’informatique. Élu CFDT du comité d’entreprise, il mesure la politique de management à travers les difficultés de sa propre activité militante. Celle-ci lui semble entravée par les attitudes des salariés et principalement des cadres, dont la direction s’efforce d’augmenter le poids numérique et moral dans l’entreprise, par le transfert sur d’autres sites de la production. De façon paradoxale, il note que les cadres adhèrent aux projets de la direction, tout en insistant sur le fait que tous les salariés sont contraints de « ne pas se montrer » et sont « mal à l’aise ». Ce malaise est plus certainement le sien, celui d’un militant syndical en butte avec l’influence invisible du management au sein de l’entreprise (« Ça ne se voit pas comme ça »). Influence difficilement perceptible à ses yeux parce qu’elle repose sur un mécanisme de dédoublement auquel sont portés les salariés : affichant les conduites valorisées par la direction, comme le culte du corps ou la maîtrise de soi, ils s’autocontrôlent et refoulent leurs tensions30. Ce sont précisément ces tensions que le syndicaliste souhaiterait faire émerger, afin de contrecarrer l’obstacle que leur refoulement oppose à son activité militante. À travers ses propos est livrée une définition implicite du travail syndical, qui repose sur une double exposition : celle des porte-parole, mais aussi celle, minimale, des salariés. Ceux-ci doivent oser « se montrer », consacrer quelques minutes au militant pour lui confier récits et descriptions, endosser provisoirement sa vision, accepter de témoigner des relations et des conditions de travail. Or tout se passe comme si, dans cette entreprise, l’organisation du travail interdisait la reconnaissance ponctuelle des salariés dans la posture syndicale : ils ne s’exposent pas en compagnie des syndicalistes, ne croient pas en l’efficacité de leur présence et ne prennent dès lors pas le risque de se détacher de leurs collègues et d’affronter le jugement de leurs supérieurs. Ils privent donc les militants des supports de leur travail de généralisation, leur interdisent de fait de profiter des moments de pause pour susciter la parole, écouter, mettre en circulation des interprétations, relier et imputer les griefs.
- 31 Tixier (P. -E.), « Organisation de l’entreprise et action syndicale », in Meynaud (H. -Y.) dir., L (...)
47Le militant CFDT retourne ainsi totalement le discours de la direction qui assimile sa gestion à une gestion « personnaliste », fondée sur la promotion des individus et de leurs initiatives. À ses yeux, la politique de management de l’entreprise aboutit à l’effet inverse de celui annoncé, puisqu’elle produit de l’autocensure. Mais elle pénalise par là efficacement le travail syndical. Comme le soulignait Danièle Linhart, l’individualisation de la gestion du personnel et les dispositifs participatifs convergent pour détacher les salariés de toute affiliation autre que l’adhésion aux stratégies de l’entreprise. Cette désaffiliation tend à délégitimer les modes collectifs de traitement des difficultés rencontrées dans le travail : celles-ci sont de moins en moins référées à des oppositions frontales, des positions hiérarchiques, des conflits sur l’interprétation des contraintes professionnelles. Dépolitisées, elles sont de plus en plus attribuées à une incapacité à « se sentir bien dans l’entreprise », qui déplace la résolution du malaise vers un travail psychologique sur soi. L’exemple des entretiens annuels d’évaluation et de formation illustre bien ce déplacement : les salariés ne sont pas seulement invités à repérer les dysfonctionnements qui gênent leur travail, ils s’auto-analysent devant leurs supérieurs afin d’identifier et de réformer certains traits de leur personnalité professionnelle et plus largement morale ou psychologique (timidité, autoritarisme, inaptitude à l’écoute, susceptibilité…). Autrement dit, les relations sociales au sein des entreprises se « miniaturisent », se « psychologisent », « modifiant ainsi les substrats culturels fondateurs des identités militantes qui ne trouvent plus autant les moyens d’une culture oppositionnelle et revendicative31 ».
48La délégitimation du travail syndical et le déplacement des loyautés s’observent tout particulièrement dans le rapport au syndicalisme des jeunes salariés. Les militants ont très souvent pointé leur « individualisme », leurs conduites « intéressées », leur « refus » de s’inscrire dans des solidarités professionnelles. Les jeunes agents rencontrés optent en effet très peu pour le militantisme syndical. Comme nous l’avons vu, ils ne se reconnaissent pas dans le comportement des salariés les plus âgés, surtout lorsqu’ils sont syndicalistes. Ils les perçoivent comme opposés à une certaine représentation de l’entreprise, celle à laquelle ils sont attachés. Ces visions opposées sont le produit de dispositions formées à des états différents du système scolaire, du marché du travail, des politiques de gestion du personnel et des stratégies d’action syndicale. Elles renvoient aux ressources scolaires des jeunes salariés pour lesquels le syndicalisme n’offre plus ces investissements de rattrapage et ces carrières ascendantes dont les plus anciens ont pu bénéficier. Mais la distance entre générations de salariés est tout autant le produit d’une socialisation inégale aux nouvelles pratiques managériales. Les militants âgés ont beaucoup plus à perdre dans l’individualisation des carrières et des risques qui discrédite leur action, quand les plus jeunes ont déjà intériorisé la concurrence des compétences personnelles et la rhétorique de la « chance » individuelle à saisir.
49Cette distance entre générations de salariés se traduit parfois par des mots violents. La jeune agent de maîtrise recrutée à EDF depuis peu, qui identifiait l’entreprise publique à une « société » offrant de véritables opportunités professionnelles, n’est pas seulement étonnée ou agacée par les réticences que certains agents EDF opposent à la réorganisation commerciale de leur entreprise. Elle dénonce également ce qu’elle ressent comme une forme d’arrogance de la part de syndicalistes qui, non seulement développent des revendications qu’elle juge inacceptables, mais se préoccupent peu à ses yeux des intérimaires et de leur situation précaire. D’une certaine façon, elle rejoint par là les propos d’un jeune technicien qui pourtant n’adopte pas la même position vis-à-vis du syndicalisme. Travaillant à la CANA (Coopérative agricole de Noëlle-Ancenis), il est membre d’une commission du comité d’entreprise et s’interroge sur la coupure entre générations qu’il a pu observer au sein de la coopérative. Il note un fossé important entre les syndicalistes, formés par la JAC (Jeunesse agricole catholique), et les jeunes salariés originaires de Bretagne, à ses yeux socialisés dans un univers plus conservateur. Déplorant le fonctionnement routinisé de l’institution syndicale, il reproche aux militants, trop enfermés dans le cercle de leurs complicités, de ne plus savoir transmettre le sens de leur engagement. Mais il partage avec la jeune agent de maîtrise d’EDF un double point de vue : il ne peut accepter ni ce qu’il perçoit comme une opposition systématique à la direction, ni le fait d’être « pris de haut » par certains syndicalistes.
Les jeunes salariés et le syndicalisme : l’accusation de mépris
« Quand on me dit ici [à EDF] : “Ah, il y a un petit souci parce qu’on gagne 500 francs de moins par rapport à…”, ça m’agace. Le syndicat, je trouve que c’est très bien quand c’est pour aider à l’extérieur. Par exemple, dire qu’il y a trop d’intérimaires, que ce n’est pas normal, qu’il faudrait embaucher… parce que participer au travail précaire, ce n’est pas une bonne chose. Là, je suis d’accord. Mais quand c’est pour améliorer notre confort personnel, j’estime qu’on en a déjà suffisamment. Il faut être correct vis-à-vis de l’extérieur. J’aurais mauvaise conscience d’être dans un syndicat et de dire : “On est mal payés”, de dire ça dans la rue aujourd’hui. […] Je suis sensibilisée parce que j’étais intérimaire avant, j’ai vu certaines choses… et je ne suis pas déçue par le syndicat lui-même, mais par les syndiqués. Qui ont une attitude vis-à-vis des intérimaires, des CES [contrat emploi solidarité]… Parfois, certains syndiqués sont assez méprisants vis-à-vis de ces personnes-là, parce que eux sont statutaires, ils ont l’impression d’être au-des sus dans la hiérarchie. Et quand tu es syndiqué, tu ne devrais pas réagir comme ça. Donc ça aussi, ça m’a déçue. […] Mais c’est tout à fait personnel. Tu as des syndiqués qui sont très corrects et qui font bouger les choses. Mais il faut avoir beaucoup de courage et finalement… ça dépend comment est orienté le combat » (femme, agent de maîtrise à EDF, 28 ans).
« J’ai jamais tellement apprécié… Enfin, j’ai une formation familiale où on m’a un peu sensibilisé à ça, je trouve que le syndicalisme ici [à la CANA], il joue trop contre le comportement du patron. On tire à boulets rouges sur le patron : c’est un mauvais, c’est un méchant. Et ça, ça m’a toujours un petit peu choqué. […] À côté de ça, il y a beaucoup d’anciens collègues qui ont 20 ans de boîte, qui ont vécu le syndicalisme, […] ils sont en permanence en train de dire : “C’est tout de même dommage, les jeunes ne sont pas du tout solidaires” et pourtant, il n’y a jamais eu de réunion d’information. Une fois, j’ai un collègue qui m’a un peu pris de haut sur ce thème-là. Alors je lui ai renvoyé la balle, je lui ai dit : “On m’a jamais convoqué pour une réunion de syndicalisme, d’information sur l’historique du syndicalisme en France, dans l’entreprise, pourquoi il faut se syndiquer”… Jamais on en a parlé ! […] Quand on parle, c’est dans les couloirs un peu comme ça, ça va jamais plus loin. […] Toutes ces générations-là [les syndicalistes les plus anciens] ont en général commencé par la JAC […]. Les plus jeunes, il y a pas mal de Bretons qui sont venus travailler ici, donc un engagement familial plutôt centre-centre droit. […] Je tenais à te parler de ça, parce que c’est un truc qui me tient à cœur. Quand on regarde ici et qu’on se rend compte que les jeunes ne suivent pas le syndicalisme, et donc à travers ça le CE [comité d’entreprise], puisque pour eux, le CE = syndicalisme… C’est vrai que les jeunes ont un engagement ici inexistant et c’est grave » (homme, technicien dans une coopérative agricole, 27 ans).
- 32 Voir Beaud (S.), Jeunes diplômés et « petits boulots » dans une région ouvrière. Dire et gérer le (...)
50Cette accusation livre indirectement l’insécurité de la condition intérimaire, la lutte que mènent les jeunes salariés pour se préserver de l’autodévaluation générée par leur difficile accès au marché du travail et leur fragilité professionnelle32. Insécurité qui semble trouver un exutoire dans la stigmatisation de l’assurance prêtée aux militants. Mais dans ce reproche fait aux syndicalistes de pratiquer un certain quant-à-soi, pointe peut-être une forme de mauvaise conscience, comme si les deux jeunes salariés cités mesuraient le décalage qui les sépare des anciens, devinaient le regard désenchanté qu’ils suscitent par leurs réactions les plus ordinaires ou les plus incontrôlées. Même s’ils tentent de retourner ce regard et d’imputer la responsabilité du désajustement des générations aux syndicalistes, ils savent, sans le formuler explicitement, qu’ils désavouent malgré eux le travail militant, mené sur la durée, de négociation des frontières du pouvoir des directions. Ils oscillent entre une distance totale envers les syndicalistes qu’ils identifient au passé et la reconnaissance du « courage » dont ils ont fait preuve. Comme s’ils oscillaient entre leur propre histoire qui les invite à privilégier leur salut individuel et l’anticipation déniée des obstacles qu’ils vont peut-être affronter dans la construction de leur trajectoire professionnelle.
Insécurité économique et délégitimation politique du syndicalisme
51Troisième motif invoqué par les militants dans leur recherche des causes de l’essoufflement syndical, l’aggravation des conditions de travail et la précarisation du marché du travail. La détérioration économique et sociale des conditions d’existence produit, aux yeux des syndicalistes, des comportements de repli parmi les catégories les plus exposées, les ouvriers et les employés. Elle favorise un racisme autrefois absent ou contenu. Ce racisme désarme les militants, qui hésitent entre sa dénégation et sa condamnation. Il contribue fortement à leur découragement et parfois à leur reconversion dans l’expertise humanitaire, offre qui les protège du désarroi et propose un nouvel investissement militant au service d’un « autre » plus lointain.
- 33 Voir Beaud (S.) et Pialoux (M.), « Notes de recherche sur les relations entre Français et immigrés (...)
52Les militants peuvent refuser de percevoir la nouvelle tournure des plaisanteries racistes, comme cet ancien délégué du personnel interrogé par Stéphane Beaud et Michel Pialoux. Dans cette logique, ils ramènent ces plaisanteries à leur dimension passée de « chahutage d’atelier », lorsque les militants syndicaux réussissaient à les contenir – chez les ouvriers comme chez les agents de maîtrise –, lorsqu’elles fonctionnaient comme l’un des modes de socialisation à la culture d’atelier et s’ajoutaient à celles qui visaient les provinciaux, les femmes et les jeunes, lorsque les clivages entre ouvriers se présentaient avant tout comme politiques33. D’autres syndicalistes, CGT ou CFDT, travaillant dans des entreprises privées ou à EDF, ont énoncé plus ouvertement le durcissement des propos racistes. Mais certains semblaient gênés et attendaient la fin de l’entretien enregistré pour aborder la question, presque sous la forme de la confession. Cette gêne traduit les marges étroites de leur action : à leurs yeux, la condamnation du racisme risque d’être interprétée comme une défiance, un désaveu moral de ceux qu’ils sont chargés de défendre et de défendre notamment contre le mépris social dont ils peuvent être l’objet. Elle viendrait officialiser un peu plus la coupure entre représentés et représentants.
- 34 On se réfère ici à l’ensemble de leurs travaux et tout particulièrement à Beaud (S.) et Pialoux (M (...)
53Si les militants semblent désemparés, c’est parce qu’ils se sentent plus largement impuissants face au retour de l’insécurité au sein des classes populaires à laquelle renvoie le racisme. Cette vulnérabilité sociale ne serait pas si profonde si elle n’intervenait pas au moment même où les familles populaires révisent leur rapport à l’avenir, se mobilisent autour de la scolarité de leurs enfants et travaillent ainsi à leur propre fragilisation. Cette révision contribue en effet indirectement à la formation de nouvelles dispositions chez les enfants – précisément celles à l’« individualisme » dénoncées par les syndicalistes – qui les éloignent de leurs parents. L’analyse que Stéphane Beaud et Michel Pialoux ont menée à partir de la situation des ouvriers dans la région de Sochaux34 peut être généralisée à certaines des entreprises étudiées. Les deux sociologues montrent que la dyna mique des rapports sociaux dans les ateliers dépend d’un ensemble de transformations qui se déroulent hors de l’entreprise et qui retentissent sur les dispositions des ouvriers face à l’avenir et sur leurs attitudes dans le travail. Le racisme représente ainsi l’une des formes complexes par lesquelles s’exprime la dévalorisation d’ensemble du groupe ouvrier, dévalorisation réduisant l’écart social qui le tenait à distance des immigrés. Cette dévalorisation intervient d’abord dans les entreprises. L’aggravation des conditions de travail avive les concurrences entre salariés français et immigrés pour l’obtention de petites primes, de points de classification, de promotions en nombre plus restreint et de postes de travail moins durs.
- 35 Ibid., p. 112-116.
- 36 Voir Beaud (S.), 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Déc (...)
- 37 Bourdieu (P.) et Champagne (P.), « Les exclus de l’intérieur », op. cit., p. 601.
54Cette dévalorisation renvoie également à la question de la transmission de l’héritage ouvrier. Avec la détérioration du marché du travail, le choix des études longues s’est imposé comme le seul salut social, les parents ouvriers sont entrés dans la compétition scolaire. L’économie des rapports familiaux en a été modifiée. Comme le soulignent Stéphane Beaud et Michel Pialoux35, les parents ont dû apprendre à parler de l’école, à placer cette question au centre des conversations familiales, à instaurer un système de récompenses et de sanctions, à se renseigner sur les filières et les options, à rompre avec une éducation moins étroitement surveillée afin de maximiser les chances de réussite scolaire. Dans leur conversion au modèle des études longues, ils ont dû dévaluer leur propre histoire, sans pouvoir doter leurs enfants des ressources sociales et culturelles valorisées par l’école. Or cette mobilisation scolaire produit des effets incertains. Les enfants, qui ont tout fait pour se maintenir le plus longtemps possible dans l’institution scolaire, pour se conformer aux comportements des « vrais lycéens36 », ont toutes les chances de devenir des « ratés relatifs37 » et d’affronter sur le marché du travail la dépréciation de leurs titres scolaires. Lorsqu’ils seront embauchés, souvent en dessous des qualifications qu’ils croyaient détenir, ils seront placés en situation de concurrence avec les « vieux » ouvriers, appartenant à la génération de leurs pères. Ils retourneront contre eux les dispositions scolaires qu’ils auront acquises, avec le soutien désarmé de leurs propres familles, pour tenter de quitter les positions professionnelles basses dans lesquelles ils seront d’abord cantonnés. Heurtés par les manières d’être des anciens, par leurs techniques de ralentissement du travail, ils seront portés à se conduire comme les jeunes salariés dont les syndicalistes ne comprennent ou ne peuvent admettre les espoirs et les stratégies individuelles de promotion.
- 38 Crise développée dans le quatrième chapitre.
55Enfin, cette déstabilisation est renforcée par une délégitimation plus symbolique, par un affaiblissement de la représentation politique des classes populaires, lié notamment au déclin des résistances syndicales dans les entreprises. Devant les licenciements massifs et l’exacerbation des concurrences professionnelles, les salariés les plus âgés, de plus en plus isolés, perdent confiance dans leurs porte- parole. La défiance envers le travail syndical se nourrit aussi, selon certains militants, de l’expérience de la gauche au pouvoir. Les promesses « trahies », l’épuisement des formes de messianisme politique ont un peu plus découragé les salariés. Plus largement, les militants sont confrontés à la crise des rhétoriques politiques accusatoires forgées dans les années 1950-197038.
La délégitimation politique du travail syndical
« Pendant les Glorieuses, on a gagné beaucoup de choses et puis les gens ont l’impression qu’on est en train de tout perdre. Donc ils pensent que le syndicat ne sert plus à rien. Oh et puis on est devenus consommateurs, on est dans la société de marché, donc les gens attendent qu’on leur propose, qu’on leur donne. Peut-être qu’on sait pas s’adresser à eux non plus pour les mobiliser […]. Dans les grosses entreprises, il reste une vie syndicale, mais il n’y a pas une dynamique de participation des gens comme on a connu autour des années 68-80, pour faire vite. C’est là où on a acquis tout un tas de droits, par rapport à la formation professionnelle, par rapport au paiement des salaires quand l’entreprise fermait, par rapport à l’emploi contre le licenciement. On avait obtenu tout un tas de choses et les gens disent : “On revient en arrière”. C’est ce qui fait que la vie syndicale n’est pas facile, ils ont eu l’impression d’être trahis par la gauche. Ils pensaient que le politique allait régler leurs problèmes. On l’a peut-être pensé un peu trop. La gauche arrivant au pouvoir, c’était les ouvriers au pouvoir, c’était le paradis […]. Je ne suis pas engagé politiquement. C’est un choix. Parce que dans les années 75-80, beaucoup de syndicalistes se sont engagés dans les partis politiques. […] Il y a des visions politiques qu’on prend, on amène ça, c’est vraiment très intéressant, on se sent plus intelligent, mais enfin, c’est pas le rôle du syndicat. On n’est pas fait pour ça. On est fait pour tenter de trouver avec les gens les actions à mener, le monde qu’on veut bâtir… [En souriant] Enfin, c’était la folie des années 68 et suivantes, mais je pense qu’on la retrouvera » (homme, responsable administratif du comité d’entreprise d’une usine de montage automobile, militant CFDT, 54 ans).
56Cette dévalorisation n’est peut-être pas seulement celle du groupe ouvrier. Elle atteint aussi, sous une forme certes moins radicale, des agents EDF situés au bas de la hiérarchie, dont le sentiment d’utilité professionnelle est mis en cause par l’inflexion commerciale de l’entreprise et dont le système d’aspirations, les espoirs de promotion placés dans la scolarité des enfants sont également rabaissés ou contredits par la réalité.
Le « syndicalisme de services »
57Dans son analyse de la désaffection syndicale, le responsable CFDT précédemment cité souligne deux derniers processus évoqués par d’autres militants : le déclin d’une pratique syndicale au plus près des préoccupations des salariés et l’apparition d’un « syndicalisme de services » qui transforme les agents, et pas seulement les jeunes, en « consommateurs ».
- 39 Voir notamment Croisat (M.) et Labbé (D.), La fin des syndicats ?, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Labb (...)
58Au-delà des contraintes du travail d’enrôlement, des recherches ont montré que la crise du syndicalisme pouvait être analysée comme un effet de sa réussite, c’est-à-dire de son autonomisation et de son institutionnalisation39. Dans les administrations et les grandes entreprises comme EDF, les porte-parole ont bénéficié de ressources financières nouvelles réduisant la part des cotisations et la part du travail proprement militant de collecte de ces cotisations auprès des adhérents. Chargés de responsabilités gestionnaires (activités sociales et culturelles, hygiène et sécurité, avis consultatifs sur la politique économique et sociale de l’entreprise…), ils consacrent plus de temps à des tâches proches de l’expertise au sein d’instances bureaucratiques de négociation. Ces fonctions exigent d’eux des compétences plus formalisées, économiques et juridiques notamment, ainsi que la maîtrise des nouvelles politiques des directions. Cette institutionnalisation rend la mobilisation du « nombre » moins utile et favorise un « syndicalisme de services ».
- 40 Tixier (P.-E.), « Organisation de l’entreprise et action syndicale », op. cit., p. 174.
59Le « syndicalisme de services » repose, selon Pierre-Éric Tixier, sur trois types de prestations : les comités d’entreprise proposent des loisirs essentiellement culturels et sportifs, loisirs dont on sait qu’ils participent à la définition managériale des qualités professionnelles requises. Les institutions représentatives du personnel informent également les agents sur les statuts professionnels et les carrières possibles. Elles peuvent enfin délivrer des prestations plus personnelles, comme des prêts ou une aide pour un changement de catégorie. Développée récemment, « cette forme d’action syndicale ne suppose pas d’adhérents mais des électeurs qui se manifestent aux élections professionnelles et évaluent la qualité des prestations qui leur sont offertes […], dans une comparaison coût-avantage40 ». Elle est ajustée, plus que l’activité proprement militante, à l’individualisation de la gestion des carrières professionnelles.
60Le « syndicalisme de services » transforme donc les pratiques syndicales au sein des grandes entreprises privées et publiques. Des militants devenus permanents se consacrent à la négociation institutionnalisée et gèrent les prestations, de plus en plus avec l’aide de salariés directement embauchés par les comités d’entreprise. Les compétences se spécialisent, l’offre d’informations et de services s’autonomise comme activité de conseil. Restent des tâches administratives dévalorisées, souvent réservées aux femmes. Comme le notent Dominique Labbé et Jean-Charles Basson, les sections syndicales des grandes entreprises ont changé depuis les années 1960 : elles se sont réduites à de
- 41 Labbé (D.) et Basson (J.-C.), Syndicalisation et désyndicalisation en France depuis 1945…, op. cit (...)
« […] petites élites gestionnaires, adossées aux institutions représentatives […] et entretenant avec les salariés des relations de type “élus-électeurs”. Non seulement l’adhérent de base [n’est] plus recherché, mais il [est] souvent considéré comme un “boulet” ou comme un rival potentiel avec lequel il [faudra] partager les fonctions et les mandats41.»
Les modes de reclassement dans l’expertise humanitaire
61Déstabilisation du travail militant, désajustement des générations de salariés et montée d’un « syndicalisme de services » : ces mutations semblent favoriser le développement de l’expertise humanitaire, qui se structure à un moment précis de l’histoire des entreprises, comme si elle venait sanctionner l’évolution de l’espace syndical. Hétérogènes, encore peu routinisées et traversées par des luttes de concurrence pour le monopole de leur définition légitime, les pratiques humanitaires autorisent de fait l’importation de rapports différents à l’action collective. L’adoption et/ou la reconversion dans cette offre nouvelle d’investissement sont facilitées par les passages, opportunités ou compromis qu’elle propose à différentes catégories de salariés : passage du registre de l’expertise syndicale à celui de l’expertise humanitaire pour les professionnels de la négociation institutionnalisée, opportunité d’un engagement humanitaire pour les jeunes salariés déployant par là leur rapport scolaire au monde, compromis permettant une certaine fidélité à soi pour les militants découragés par la marginalisation du travail de proximité et par les attitudes de repli ou le racisme croissant des salariés dont ils sont censés assurer la représentation.
Un rapport expert
62Les militants ayant accédé à des positions relativement élevées dans la hiérarchie du travail syndical ont pu obtenir des postes au sein d’instances bureaucratiques de négociation. Ils ont dû apporter la preuve de leur maîtrise des « dossiers ». Dans une sérialisation des problèmes sur le mode technocratique, ils ont acquis des compétences économiques, juridiques, comptables. Face à une imposition moins brutale du rapport de forces et à un pouvoir devenu plus lointain avec l’allégement des lignes hiérarchiques, ils ont tenté de décrypter les nouvelles stratégies managériales, le style de commandement plus policé des employeurs. Pour tenir leur place dans la négociation, ils se sont familiarisés avec des techniques de communication, de gestion et d’évaluation. Afin d’identifier les aspirations ou les « résistances » des salariés, ils ont fait plus souvent appel à des instituts de sondage ou de recherche, s’appuyant sur des résultats chiffrés et modélisés, expression des revendications plus recevable aux yeux des directions. L’expertise syndicale emprunte ainsi à la codification managériale des savoirs et des relations. Le passage à l’expertise humanitaire est alors facilité : d’une certaine façon, les mêmes ressources sont mobilisées. Elles appartiennent indissociablement à l’univers de la négociation institutionnalisée et de la gestion managériale des ressources humaines.
63L’exemple de l’homogénéisation du travail des équipes CODEV, déjà évoqué, illustre ces transferts et reclassements, d’autant plus acceptables qu’ils s’opèrent de façon presque insensible. La rationalisation de l’expertise humanitaire et technologique CODEV repose sur la spécialisation de quelques salariés dans la gestion nationale des clubs, l’offre de stages de préparation aux missions de solidarité internationale intégrée dans les plans de formation que l’entreprise soumet aux agents EDF, l’homogénéisation des objectifs à travers l’universalisation des procédures, dont la diffusion d’outils écrits destinés à la formulation des projets et des demandes de financements. Les responsables CODEV, tout en laissant fonctionner les équipes les plus techniciennes comme de petites entreprises artisanales, travaillent à la professionnalisation de la « marque CODEV », à son institutionnalisation et à sa reconnaissance au sein de l’entreprise publique.
- 42 Voir sur ce point Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 8-10. L’auteur suggè (...)
- 43 Gollac (M.) et Volkoff (S.), «Citius, altius, fortius. L’intensification du travail », art. cit., (...)
64Le passage de l’expertise syndicale à l’expertise humanitaire renvoie ainsi à la convergence croissante entre professionnalisation du militantisme et redéfinition de l’excellence professionnelle, sous l’effet de la généralisation des politiques de management42. Loin d’être déconnectée des appartenances professionnelles et syndicales, l’expertise humanitaire traduit au contraire leur évolution et la façon peut-être inédite dont elles s’articulent et s’interpénètrent. Les cabinets de consultants diffusent dans les entreprises un langage de mobilisation militante (mots d’ordre et croyances) et tentent de « capter au profit de l’entreprise l’énergie que les individus peuvent investir dans des activités économiquement désintéressées43 ». Inversement, le « syndicalisme de services » et la professionnalisation des militants dans l’expertise syndicale sont autant d’accommodations des stratégies d’action à la réforme des entreprises.
65Une étude plus approfondie de l’évolution des structures de représentation des salariés permettrait de mieux saisir les conditions de possibilité de la reconversion syndicale dans l’expertise humanitaire. La trajectoire des responsables CODEV, pour la plupart membres de la CFDT ayant progressivement accédé à des positions professionnelles et militantes élevées, les incline à se démarquer des modes d’action syndicale fondés sur le nombre, l’opposition aux directions, la promotion d’un travail collectif et politique référé aux rapports de forces au sein de l’entreprise. En raison de leur trajectoire propre et de la position de la CFDT dans la concurrence syndicale au sein d’EDF, ces militants semblent plus portés que d’autres à opérer un passage vers l’expertise humanitaire. Ils inventent, dans la logique du sens pratique dont les a dotés leur histoire professionnelle et militante, une forme d’engagement proche du discours managérial de valorisation des compétences individuelles, des nouvelles dispositions des salariés et des inflexions de leur propre identité syndicale. Mais ils ne sont pas les seuls à importer dans leur travail des catégories et des modes d’action empruntés au management. Des militants CGT redéfinissent les activités des comités d’entreprise, les rationalisent en « projets » et luttent pour une plus forte implication des salariés. Ils travaillent eux aussi à l’élaboration d’un compromis entre leur identité syndicale passée et les transformations que les politiques de management impriment aux manières de négocier sa position dans l’entreprise.
Rapport scolaire et « ressources de mobilité »
- 44 Cette notion est empruntée à Jean-Noël Retière qui, dans une étude sur la crise du recrutement des (...)
66Précisément parce que l’offre d’expertise humanitaire intègre la transformation des dispositions à l’égard du travail, les jeunes salariés peuvent s’y reconnaître. Mais ils n’y trouvent pas seulement l’occasion de mieux maîtriser leur trajectoire au sein de l’entreprise ou de se protéger d’un certain désenchantement professionnel, d’éprouver un rapport plus scolaire au monde qui porte au salut individuel. Ce rapport au monde favorise également une forme de disponibilité biographique pour l’engagement humanitaire, liée à la fois au temps dont disposent les jeunes agents et à l’accumulation d’expériences communes. En effet, s’ils n’ont généralement pas de passé militant, ils ont acquis des savoir-faire dans la participation à des clubs sportifs ou le travail d’animation. Ils ont développé une pratique distinctive du voyage et ont souvent parcouru le monde, marquant ainsi parfois leur distance avec un univers social d’origine perçu comme trop étroit. Autant de pratiques qui trouvent à s’actualiser dans l’expérience humanitaire. En retour, l’offre humanitaire rencontre les dispositions intériorisées par ces jeunes salariés, entre en résonance avec les nouveaux modes de présentation de soi requis dans la recherche d’un emploi et la négociation d’une carrière professionnelle. Avec la concurrence avivée sur le marché du travail et la généralisation du rapport des cadres à leur activité professionnelle aux autres catégories de salariés, les jeunes sont eux aussi incités aux « calculs moraux » et portés à anticiper, sur un mode pratique, les « ressources de mobilité44 » dont pourra les doter un engagement bénévole ou humanitaire.
- 45 Sur ce point, voir Elias (N.) et Dunning (E.), Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris (...)
67Parmi les expériences communes aux jeunes salariés rencontrés, figure souvent l’animation, activité exercée pendant les vacances. L’animation encourage le sens de l’organisation et du travail pédagogique chez les jeunes animateurs chargés d’encadrer des enfants, d’entretenir leur enthousiasme, d’improviser des activités. Ils apprennent à gérer l’intendance (distribuer le matériel nécessaire aux loisirs et les colis reçus par les enfants, constituer les stocks de nourriture, ranger, prévoir) et à fonctionner en équipe, l’ensemble des animateurs se réunissant généralement le soir pour élaborer les programmes du lendemain et régler au coup par coup les problèmes pratiques rencontrés au cours de la journée. La participation à l’organisation d’un club sportif peut également favoriser l’acquisition de savoir-faire, avec la gestion des cotisations et la préparation de tournois ou fêtes. Le sport, soumis à une contrainte particulière, celle de faire tenir ensemble des individus hétérogènes, propose une autre vision du groupe que celle diffusée dans le militantisme institutionnalisé : source d’identification et d’émotion, il valorise le plaisir du jeu et le sens du défi. Esprit d’équipe, endurance à l’épreuve, exaltation de l’effort physique et de la performance individuelle45 sont fortement sollicités dans cet autre jeu social qu’est la mission de solidarité internationale. La socialisation associative, à travers le travail d’animation et l’adhésion à un club sportif, contribue donc à la maîtrise de ressources « à côté » de celles mobilisées dans le militantisme syndical, qui peuvent trouver, dans l’expertise humanitaire, un emploi efficace.
68Autre caractéristique fréquente du profil des jeunes salariés, la pratique d’un tourisme « différent », de longs voyages à la découverte du monde. Les jeunes agents rencontrés ont réuni l’essentiel de leurs congés pour partir sac à dos à la découverte d’un pays, y passer le plus de temps possible en marchant, en empruntant les transports les plus communs et les moins confortables. Ils se tiennent à l’écart des circuits organisés, qui banalisent selon eux les pays visités, les réduisent à quelques monuments et paysages, à quelques relations fugitives et anonymes. Ils opposent ainsi leur façon de voyager à l’« exotisme » et au dilettantisme. Certains préparent longuement leurs voyages, se renseignent auprès de leurs amis, accumulent l’ensemble de la documentation disponible, s’y plongent pendant leur temps libre. Munis d’un carnet de bord, ils notent leurs impressions et constitueront un récit de voyage. La description du départ pour un chantier humanitaire a souligné le rôle de la préparation « cultivée », des lectures « didactiques » (guides touristiques, ouvrages d’histoire, de géographie ou d’anthropologie, romans et témoignages…) dans l’anticipation de la confrontation au terrain. Les jeunes salariés s’investissent d’autant plus facilement dans cette préparation qu’ils se plient régulièrement à cet exercice d’imprégnation pour leurs propres vacances, quelles que soient par ailleurs les limites de ces projections documentées.
Le carnet de bord : un rapport appliqué au voyage
« Je crois que ça [l’envie de faire de l’humanitaire] s’est fait par des petites choses, ce n’est pas une idée qui m’est venue un matin en me levant, c’est par des rencontres que j’ai pu faire. […] Et puis j’avais aussi envie de partir en Afrique […], parce qu’une de mes copines avait passé un an en Afrique, elle était partie en 4x4 et elle avait traversé le Sahara. Elle avait ramené plein de photos, évidemment, et un carnet de bord. Et quand j’étais à l’école [EDF], elle m’avait donné son carnet de bord. Elle m’avait dit : “Tiens, tu liras ça, tu me diras ce que tu en penses.” Ça m’avait passionné. Depuis ce moment-là, je me suis dit : “Il faut que tu partes en Afrique noire, il faut que tu y ailles” » (homme, agent d’exécution, 24 ans).
69Dans l’offre d’expertise humanitaire, les jeunes salariés sont moins sensibles au défi technique que représente l’électrification d’un village ou l’installation de pompes hydrauliques, qu’au défi « humain » de l’immersion au milieu d’une population inconnue. Dans la mission proposée notamment par les clubs CODEV, ils transposent leur vision presque initiatique du voyage, fondée sur une posture d’apprentissage (tenir un carnet de bord, lire celui des amis, collecter des informations sur les pays) qui porte à la valorisation du décentrement, sur un mode presque scolaire, ascétique, appliqué. Ils se reconnaissent alors, comme le jeune agent EDF cité, dans l’expertise humanitaire définie par les responsables nationaux des clubs CODEV. Ils adhèrent à cette définition qui tend à disqualifier l’engagement comme seule actualisation d’un ethos professionnel technicien et invite les membres des clubs CODEV à se préoccuper de toutes les dimensions non techniques de leur travail (notamment les effets, sur l’organisation sociale des groupes aidés, de l’importation de savoir-faire et réalisations technologiques). Les jeunes salariés adhèrent à cette représentation parce que leurs dispositions scolaires et sociales les éloignent de la définition concurrente, portée par des agents EDF situés plus bas dans la hiérarchie professionnelle, investissant dans les chantiers humanitaires leur honneur professionnel déstabilisé par les transformations de l’entreprise publique. Dans cette concurrence entre deux modèles d’entreprise humanitaire, celui porté par le CODEV national et celui de certains CODEV implantés en province, ils s’identifient spontanément au premier, dans une forme de tension vers leur propre établissement social.
- 46 Grignon (C.), in Hoggart (R.), 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classe (...)
70Et cela d’autant plus que la distance envers les agents techniques renvoie certains jeunes salariés à l’épreuve du décalage social et de l’autonomisation culturelle qu’ils ont affrontée au sein de leur famille. Les salariés d’EDF placés du côté du pôle productif, dont ils peuvent stigmatiser les comportements lors des missions sur le terrain (comme l’entre-soi, l’évitement ou la limitation des relations avec les populations aidées, l’impatience devant les « retards » ou les « incohérences » des organisations villageoises africaines), leur rappellent parfois les conduites de leur propre entourage familial. Ils sont ainsi ramenés à l’expérience passée du sentiment de l’étroitesse culturelle de leur univers d’interconnaissance. N’ayant pu s’identifier totalement au point de vue et au monde qu’incarnaient les membres de leur famille, certains se souviennent des situations où ils ont été heurtés par des propos racistes au sein de leur entourage, comme si ces propos avaient constitué un moment important de la prise de conscience de leur propre singularité. Les mêmes salariés évoquent les rencontres qui ont élargi leur champ des possibles : rencontres avec des militants appartenant à la petite bourgeoisie culturelle, avec des « représentants d’un monde extérieur et supérieur, inconnu, qui permettent à l’enfant, puis à l’adolescent, d’ajuster et de réviser ses ambitions et ses exigences, de se fixer des repères et des objectifs et d’acquérir ainsi un minimum d’assurance, de trouver un point d’appui pour sa bonne volonté culturelle46 ». Les propos d’un jeune agent de maîtrise résument bien la façon dont l’amitié avec une voisine plus âgée, membre d’Amnesty International, a pu donner sens aux demi-ruptures qui le séparaient de son univers familial : avec elle, il s’est initié au travail militant de persuasion et au regard qu’un monde plus légitime que le sien portait sur le racisme.
La fidélité contrariée à l’héritage familial
« [Ma passion de l’Afrique], c’était plutôt un rêve de gamin. Je me rappellerai toujours, quand j’avais 12 ans, j’ai vu une Noire et je l’ai trouvée merveilleuse, j’ai toujours dit : “Je me marierai avec une Noire.” Mais je suis marié avec une Polonaise bien blanche [rires]. […] À 18 ans, j’ai fondé un groupe Amnesty International avec une dame de 45 ans. On est partis à deux avec nos pochettes et on a commencé à aller dans les écoles, on a fondé le groupe. […] Cette dame habitait à côté de chez moi et on discutait beaucoup de ces choses-là, c’était quelqu’un de très engagé dans tout ce qui était humanitaire. On parlait beaucoup d’Amnesty et heureusement qu’elle était là pour m’appuyer […]. Mes parents étaient très racistes au départ et moi j’étais souvent copain avec des gens de couleur, donc il y avait un contexte de dispute, qui a tout à fait changé à l’heure actuelle. Dans la région d’origine de mes parents [le Nord de la France], les gens sont très racistes et je me suis toujours bagarré, j’ai toujours voulu en sortir et ne pas leur ressembler là-dessus » (homme, agent de maîtrise, 34 ans).
71Cette expérience de la différenciation sociale et de la pratique distinctive du voyage favorise une certaine disponibilité biographique humanitaire chez les jeunes salariés rencontrés. L’action humanitaire, posée comme l’une des modalités de l’accomplissement personnel, est également fortement valorisée dans ces cadres légitimes de présentation de soi que sont les procédures d’embauche et les entretiens individuels d’évaluation (sens du désintéressement et de l’implication, activités en petits collectifs, loisirs cultivés organisant le temps libre…). Dans une logique très différente de celle du destin militant, les jeunes agents retracent les conditions concrètes de leur participation à une action de solidarité : quelques événements personnels, une certaine habitude du travail d’équipe et plus tard, des occasions et des rencontres, des groupes qui se forment et emportent l’adhésion, rompant le cercle de l’envie solitaire. Dans l’expertise humanitaire, ils acquièrent des « ressources de mobilité » et transfèrent une posture d’apprentissage, liée à l’intériorisation d’un sens pratique scolaire qui incline à l’engagement total, sérieux, dans la carrière professionnelle comme dans la découverte de l’« autre », fondée sur la logique ascétique du décentrement.
Un rapport militant
72Les militants enfin : marginalisés par la professionnalisation des permanents dans la négociation bureaucratisée, leur espace d’action se rétrécit également avec d’une part le déplacement des loyautés éloignant les jeunes salariés de la posture militante et d’autre part le repli des catégories professionnelles les plus exposées. Ils peuvent alors tenter une reconversion dans l’expertise humanitaire, issue acceptable à leur désarroi. En réimportant dans ces pratiques humanitaires, définies ici comme travail de face-à-face avec de nouveaux groupes dominés, des techniques de mobilisation ou des savoir-faire plus sociaux, ils s’efforcent de réorienter leur salut dans une certaine fidélité à soi.
- 47 Voir sur ce point Gaxie (D.), « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue franç (...)
73L’institutionnalisation des rapports sociaux au sein des grandes entreprises et le développement d’un syndicalisme de services isolent les « militants de terrain ». Se désinvestissant, ils désapprouvent la professionnalisation des porte-parole qui s’isolent à leurs yeux des réalités auxquelles sont confrontés les salariés. Les permanents de « haut niveau » sont perçus comme trop absorbés par des intérêts et des luttes spécifiques, des concurrences qui discréditent le combat et heurtent les jeunes agents. Ils ne parviennent plus à entretenir l’« activisme » militant et ses satisfactions47. Devenus experts, ils s’éloignent du « terrain » et dépossèdent les militants de leur rôle. Ils s’appuient moins sur les observations et les suggestions des syndiqués occupant des fonctions basses dans la hiérarchie syndicale, sur cette première mise en forme des griefs des salariés.
Concurrence syndicale et déception militante
« Il y a aussi toutes ces querelles de préséance. Quand il y a des élections, il y a forcément concurrence et ça crée des climats déplaisants. […] Il y a des choses moches qui se disent. C’est dommage parce que ça devrait être fraternel et ça ne l’est pas… Ce n’est pas très encourageant et je leur dis. Je leur dis : “Vous savez, vous vous plaignez qu’il n’y ait pas beaucoup de jeunes qui veulent militer, mais ne vous étonnez pas. S’ils vont à des assemblées de CMCAS [comités qui gèrent les activités sociales et culturelles proposées aux agents EDF], ils se sauvent en courant en voyant vos querelles. Je ne dis pas que des désaccords ne sont pas fondés, mais en vous insultant, vous n’abordez pas les problèmes de fond.” […] Je dis que si le syndicalisme avait un comportement plus chaleureux… J’en ai parlé à des militants d’un plus haut niveau que moi et ils sont d’accord sur le fond. Je leur donne l’exemple : au niveau de l’humanitaire, on trouve toujours des volontaires pour donner un coup de main, pour quelque chose qui n’est pas de leur propre intérêt. Il y a toujours eu des volontaires et là, pour la défense de leurs propres intérêts, les gens ne veulent pas aller au charbon. Ça pose quand même question » (militante de la CGT et du Secours populaire EDF-GDF, 56 ans).
74D’origine ouvrière et de formation catholique, ancienne responsable d’un groupe JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), cette militante CGT attache beaucoup d’importance à la « chaleur » et à la « fraternité » des relations, à la neutralisation des conflits, au concours des bonnes volontés. Autre manière de dire qu’elle se sent peu compétente politiquement et dès lors peu motivée par le traitement plus général, plus distancié des mécontentements auquel se livrent les permanents syndicaux et par les enjeux propres de la démarcation syndicale. Ce désintérêt est partagé par d’autres femmes qui, toujours syndiquées, vont cependant chercher ailleurs la réassurance et l’estime de soi. Généralement assignées aux tâches syndicales les moins gratifiantes, elles se reconnaissent à présent plus volontiers dans la sophrologie et surtout les actions du Secours populaire implanté à EDF-GDF. Désarmées par les difficultés du recrutement militant, elles préfèrent au travail syndical administratif un face-à-face direct avec des sans-abri qu’elles retrouvent, avec d’autres bénévoles, une fois par semaine dans une gare parisienne. Elles leur apportent des vêtements, des aliments ou des produits d’hygiène, leur rendent quelques services plus personnalisés (colis contenant des jouets pour un bébé, développement d’une photo prise par un bénévole et envoyée au compagnon incarcéré d’une jeune femme SDF…) et passent quelques moments avec eux, pris sur le temps de leur repas.
- 48 Les CMCAS, structures équivalentes aux comités d’entreprise, assurent à EDF-GDF les prestations d’ (...)
75À travers cette forme particulière de travail humanitaire sont valorisés des savoir-faire plus sociaux, c’est-à-dire tout à la fois des techniques militantes traditionnelles – mais pas nécessairement perçues et analysées comme telles –, des connaissances sociales profanes accumulées au cours de l’existence et des compétences qui reposent sur la maîtrise plus formalisée de l’univers juridique et institutionnel de l’aide sociale. Ces savoir-faire sont ceux des délégués du personnel, qui gèrent au quotidien les rapports sociaux au sein des entreprises, négocient avec les salariés et avec leurs supérieurs, arbitrent des conflits, font part des difficultés que les agents rencontrent dans leur vie privée pour adoucir une sanction, obtenir un changement de poste… Ces savoir-faire, cette fois plus rationalisés mais sans doute moins fondés sur une vision politique des rapports sociaux au sein des entreprises, sont aussi ceux des militants ou des salariés qui travaillent dans les comités d’entreprise. Eux aussi gèrent les difficultés des salariés provoquées notamment par une séparation, une longue maladie, le chômage du conjoint, l’endettement pour l’achat d’une maison ou les frais de scolarité des enfants placés dans un établissement privé. D’une certaine façon, le « syndicalisme de services » peut favoriser ce travail de proximité. Dans les petites unités EDF où les élus connaissent la plupart des agents actifs et retraités, les salariés qui délivrent les prestations acquièrent une connaissance intime des situations des agents, de l’ouverture d’un dossier « solidarité » pour l’octroi d’un prêt à la gestion de leur santé48, en passant par le développement de leurs photos de vacances.
Des savoir-faire sociaux
« Nous recevons les agents chaque fois qu’il y a un problème, la porte est toujours ouverte dans notre service. Les gens viennent nous expliquer leur cas, nous les acceptons sans rendez-vous. On ne peut pas toujours répondre à leurs questions, parce que c’est pas toujours notre travail, bien qu’à côté de ça, moi je suis abonnée à une montagne de revues pour pouvoir justement répondre un petit peu, savoir où leur dire d’aller. […] Mais si on voit des gens désemparés, des gens qui sont tellement accablés ou des personnes âgées, on fait les démarches avec eux, on téléphone ou éventuellement on les accompagne. […] En plus, c’est une petite CMCAS [comité qui gère à EDF-GDF les activités sociales et culturelles proposées aux salariés], on connaît tous les agents et les agents nous connaissent. Alors après, on sert de référence » (salariée CMCAS, responsable des activités sociales, militante CGT, membre du Secours populaire, 38 ans).
« Je suis à la commission sociale : on voit les difficultés à l’intérieur de l’entreprise pour les personnes auxquelles il faut venir en aide, parce qu’il y a des pertes importantes de revenus, du fait de longues maladies, de problèmes de chômage du conjoint, des choses comme ça… […] 88-89, c’est peut-être un moment où ça s’est davantage ressenti au niveau de l’entreprise : on a toujours eu des difficultés ici, des plans sociaux, des réductions d’effectifs » (ouvrier professionnel dans une entreprise privée, secrétaire du comité d’entreprise, 42 ans).
76Comme le suggèrent ces propos, les postes créés par le fonctionnement des comités d’entreprise requièrent des compétences qui peuvent être recyclées dans des actions de solidarité, c’est-à-dire dans un registre plus social que syndical. Dans une logique du cas par cas, certains agents informent, mènent un travail profane d’écoute et de réparation psychologique. Les pratiques humanitaires sollicitent ainsi des savoir-faire sociaux que les militants ont de moins en moins l’occasion de faire valoir au sein d’un espace syndical bureaucratisé ou que des salariés mettent en œuvre dans la gestion des services proposés par les institutions représentatives du personnel. Certains militants, et surtout certaines militantes, s’investissent auprès de groupes plus démunis, les sans-abri notamment, dans une relation interpersonnelle plus proche du dévouement que du combat collectif. Ils privilégient l’action en direction de personnes qu’ils peuvent identifier, nommer, dans un rapport plus direct avec ce qu’ils font, où la perception et la mesure des actes sont plus immédiates.
77D’autres syndicalistes, moins souvent des femmes, se protègent plus difficilement de la désaffection syndicale. Moins enclins à l’écoute, au traitement singularisé et à la reconversion sur le mode de la compassion, ils perçoivent l’expertise humanitaire comme une opportunité, une solution au désarroi, autorisant un déplacement et un reclassement de pratiques et de techniques militantes. Soit ils s’efforcent d’enrôler les salariés les plus amers dans l’expertise humanitaire, saisie comme occasion de décentrement culturel, soit ils se préoccupent du sort de groupes dominés construits comme plus « purs ».
78Alertés par la radicalisation des propos racistes et s’interrogeant sur la manière de lutter efficacement contre l’exacerbation des concurrences entre salariés français et salariés étrangers, ces militants de terrain se montrent attentifs à l’offre humanitaire comme rhétorique du souci de l’autre ou plus encore comme rhétorique politique articulant l’immigration en France aux enjeux de développement des pays d’émigration. À travers la restitution d’une expérience humanitaire, lors d’une fête du comité d’entreprise où des stands exposent les productions culturelles et les photos « exotiques » de la mission sur le terrain, ils espèrent sensibiliser les salariés aux problèmes économiques, sociaux et politiques des pays africains ou asiatiques. À travers les chantiers humanitaires, ils espèrent que les volontaires auront découvert d’autres systèmes culturels lors de l’électrification d’un village et de la transmission de savoir-faire techniques. Autant de tentatives fragiles, ambivalentes, destinées à lutter contre le racisme et à réactiver chez les salariés d’autres logiques explicatives à l’immigration : l’expertise humanitaire est présentée comme une contribution au développement économique de pays trop pauvres pour empêcher l’émigration des hommes puis des familles.
79Enfin, les militants peuvent se reconvertir plus directement dans l’expertise humanitaire, notamment lorsque semblent épuisés les ressorts de la réassurance de leurs pratiques. Engagés dans des sociabilités auxquelles ils ont consacré une part importante de leur temps, souvent dotés de visions du monde structurées, ils ont fait du militantisme l’un des principaux supports de leur identité sociale. Ils se sont exposés comme syndiqués aux jugements de leurs collègues et de leurs supérieurs, ont appris le travail en équipe, partagé des moments d’émotion. Ils sont donc tenus par des loyautés, des complicités amicales et des relations d’estime réciproque auxquelles ils accordent un prix. Ils détiennent de même des savoir-faire proprement militants : ils savent organiser des réunions, gérer des groupes et des prises de parole, affronter des adversaires, travailler à convaincre, préparer des mots d’ordre et des tracts… Mais le cercle des affinités syndicales se rétrécissant, il protège moins efficacement de la déception, du découragement, voire de l’agacement et de la colère que les militants éprouvent envers les salariés dont ils sont censés porter la parole. Car si les jeunes agents et les ouvriers les plus atteints par les restructurations industrielles n’accordent pas ou plus de crédit aux luttes collectives, ne se reconnaissent pas ou plus dans la posture syndicale traditionnelle, les militants ne se reconnaissent pas plus en eux et les désavouent tout autant. En désapprouvant le racisme et la généralisation des dispositions au « calcul », ils manifestent l’écart croissant qui les sépare des salariés. Dans un rapport presque idéologique au monde, ils reprochent aux agents leur incapacité à inscrire leur situation individuelle dans un destin collectif et peinent parfois à saisir la pluralité des sens que peut revêtir la relation nouée autour du conseil ou de l’assistance personnalisée, dans la logique du « syndicalisme de services ».
80Or cet agacement ne peut être avoué et assumé qu’au prix d’une certaine infidélité à soi, d’une forme de reniement ou de démission. L’expertise humanitaire propose alors un compromis, un réenchantement de la mobilisation, un oubli de ce rapport malheureux aux salariés représentés, un rempart contre la tentation du regard désabusé. Elle offre la possibilité d’un soutien à de nouveaux groupes que les militants perçoivent comme plus totalement démunis, moins « contaminés » par la recherche du salut individuel, plus enclins aussi à la reconnaissance. Comme les femmes du Secours populaire trouvant dans le face-à-face avec des sans-abri un ressourcement de leur rapport humaniste au monde, les militants parent les populations qu’ils vont aider en Afrique, en Asie ou en Amérique latine des vertus de la misère et de l’oppression. Dans la participation à la construction d’un dispensaire, la mise en place d’une protection sociale mutualiste ou l’organisation d’une coopérative agricole, ils saisissent l’opportunité d’un recyclage de leurs savoir-faire auprès de groupes associés à la posture active du dominé, promesse d’une transformation de l’ordre des choses.
Le « goût des autres »
81L’expertise humanitaire ne peut donc être autonomisée ni du passé militant des salariés ni des transformations qui se jouent dans les entreprises. En quoi sollicite-t-elle enfin des ressources et des expériences spécifiques, plus attachées à l’individu et à son histoire intime, qui favorisent l’engagement projectif et intéressent à l’autre lointain ? Trois trajectoires morales orientant vers l’offre humanitaire nouvelle peuvent être retenues : celle des militants qui se reconnaissent dans une rhétorique venant réactiver un « personnalisme ordinaire » ancien (légitimation des engagements « concrets » et du travail réflexif) et qui trouvent dans l’offre humanitaire l’occasion de déployer une posture d’exemplarité par laquelle l’autre est construit comme un miroir du passé personnel surmonté ; celle des salariés qui réimportent dans les pratiques humanitaires une expérience de jeunesse perçue comme ayant bouleversé leur rapport au monde, expérience de l’immersion dans un pays lointain, du décentrement et de la rencontre avec l’autre ; enfin celle des militants – et tout particulièrement des militantes – qui, pour dépasser des épreuves personnelles, ont fait de la souffrance un principe de commune humanité abolissant la distance avec l’autre. Le passé militant, surtout lorsqu’il suppose l’acquisition de savoir-faire réflexifs, favorise là encore une reconversion dans le travail humanitaire. Les militants socialisés dans des institutions catholiques d’encadrement de la jeunesse adhèrent d’autant plus à cette nouvelle manière de décrire et de vivre le dévouement qu’ils ont intériorisé des injonctions institutionnelles au récit de soi et une « idéologie du sujet » qui valorise la parole intime, les « trajets personnels » et la rencontre avec l’autre. Ils se reconnaissent ainsi dans cette « intimisation » de l’engagement et du regard porté sur l’autre, qui renvoie également à la « psychologisation du monde » et à l’existence d’un marché de l’expression de soi.
Savoir-faire réflexifs et transmission d’une expérience
82Les individus qui s’impliquent dans l’expertise humanitaire y entrevoient la possibilité de faire valoir des titres personnels à agir, d’y importer des expériences et des visions du monde constituées au cours de l’existence. Ces titres personnels peuvent être des savoir-faire professionnels. Or pour les retraités qui n’ont plus l’occasion de les faire valoir et mesurent ainsi tout ce qu’ils engageaient dans leur métier, l’expertise humanitaire propose un reclassement de ces savoir-faire sur le mode de l’expérience, de la qualification propre, de l’héritage à transmettre. Les équipes de mission et les cercles associatifs comptent de fait un nombre significatif de préretraités et retraités, souvent accompagnés de leurs femmes. Les populations qu’ils souhaitent aider sont perçues soit comme privées des compétences qu’ils détiennent, soit comme inscrites dans une histoire qui a été la leur. Dans les deux cas, les retraités se sentent en mesure de combler l’écart qui les sépare des populations africaines ou asiatiques. Dans le premier, ils interviennent, comme les agents des unités de production d’EDF, au nom d’une forme de messianisme technique. Dans le second, ils actualisent également une posture d’exemplarité que partagent d’autres salariés, acquise au cours de leur socialisation au sein d’institutions catholiques. Cette posture, contrainte forte au dévouement, favorise le travail de reconversion dans le militantisme.
83L’expertise humanitaire sollicite un ethos technicien, qui ne se résume pas à la simple maîtrise de compétences techniques mais ordonne le rapport au monde. Les retraités appréhendent la situation des groupes auprès desquels ils s’engagent dans les catégories du « manque » et du « retard », sur le mode de la rationalisation technicienne. Ils se font entrepreneurs, réparateurs, retrouvent le plaisir du chantier comme investissement physique et technique. Ils offrent en exemple leurs savoir-faire, exposent des tours de main et improvisent des solutions. Ils se font également formateurs, pédagogues, renouent avec un sentiment d’utilité fondé sur la croyance en la primauté des actes « concrets », du don physique de soi et du progrès technique, contribution à l’amélioration des conditions d’existence des communautés villageoises.
- 49 Pour un cas différent mais analogue, voir Agrikoliansky (E.), « Carrières militantes et vocation à (...)
84En participant à une entreprise humanitaire, les retraités peuvent donc trouver là les conditions de la reproduction d’une certaine estime de soi, à travers la transmission de leurs compétences. Or ces conditions se présentent rarement pour les agents d’exécution et de maîtrise qui connaissent généralement, dès la retraite, une rupture brutale avec l’entreprise, alors que les cadres, détenteurs d’un capital de relations professionnelles, peuvent être sollicités pour des travaux d’expertise et de conseil, des fonctions de représentation et de médiation. Si cette rupture brutale peut être atténuée par les activités que proposent les comités d’entreprise, celles-ci fonctionnent plus comme des moments de sociabilité entre « anciens » que comme une réelle possibilité de rester en contact avec des salariés actifs. Et c’est précisément cette sociabilité entre anciens, cet « enfermement » dans les petits plaisirs de la retraite que certains redoutent49.
Retraite et expertise humanitaire : la restauration du sentiment de dignité
« Je me suis retrouvé en retraite prématurée à 52 ans. Étant ancien technicien EDF, j’ai proposé mes services. Ma femme est institutrice et elle a pris sa retraite en même temps que moi. Alors on s’est dit : “Pourquoi mourir idiots ? Il faut quand même qu’on trouve quelque chose à faire, on n’est pas encore trop vieux.” Donc on est parti là-bas deux mois et demi, en plein hiver » (ancien technicien parti au Burkina-Faso).
« Il faut prendre les gars avant qu’ils sortent de leur boulot. Parce dès qu’ils ont pris le petit train-train de retraité, ils se lèvent à 9 h, à 10 h, ils vont acheter le journal. Arrive midi, ils regardent la télévision. Après, c’est la sieste. Et puis après, on fait un petit tour de vélo pour les plus grands sportifs. Et puis on tape le carton. Et puis hop ! Ils dorment douze heures au moins… Moi je connais des bons copains, c’était pas des fainéants quand ils bossaient, mais maintenant, plus moyen de compter sur eux [pour des missions à l’étranger] » (ancien conseiller agricole, 60 ans).
85L’exemple des agriculteurs de la CANA, Coopérative agricole de Loire-Atlantique, illustre plus nettement la façon dont les retraités peuvent saisir à travers l’expertise humanitaire l’occasion d’une transmission de leur expérience professionnelle. Ici, l’expérience ne peut être autonomisée, séparée des autres scènes de l’identité sociale. Les retraités de la CANA utilisent en effet pour décrire leur métier des termes qui empruntent au registre de la mission ou de la vocation. Ils ont participé au mouvement de modernisation de l’agriculture dans les années 1950-1970 et l’ont vécu comme une aventure. L’autre lointain représente le paysan qu’ils ont été : il les renvoie à leur passé, aux difficultés qu’ils ont surmontées, aux erreurs qu’ils souhaitent aujourd’hui lui éviter, au parcours qu’ils ont suivi pour échapper à la condition paysanne et accéder à celle plus respectable à leurs yeux d’agriculteur. Ils projettent en lui l’exemplarité de leur trajectoire.
86Ces retraités de la CANA ont été formés par la JAC (Jeunesse agricole catholique) qui, avec son homologue féminin, a travaillé à la promotion des jeunes paysans définis dans une double opposition aux ouvriers agricoles et aux grands exploitants employeurs de main-d’œuvre. Les deux organisations ont contribué à mettre fin à l’indignité de la position occupée par ces jeunes ruraux, à la dureté de leurs conditions de travail et d’existence, à l’isolement et au mépris dans lesquels ils étaient tenus. Dans les failles des institutions d’encadrement du monde paysan (une Église plutôt conservatrice qui enseignait la soumission au travail, des parents peu à peu perçus par leurs enfants comme socialisés dans cette résignation sociale, un enseignement agricole très peu développé…), de nombreux dispositifs éducatifs ont été mis en place : activités de loisirs disciplinant le corps et l’esprit, discussions entre jeunes encadrées par des vicaires, organisation de manifestations et de fêtes, apprentissage des nouvelles techniques agricoles et dispositions nécessaires à la tenue d’une exploitation familiale… À travers ces activités, les deux institutions ont progressivement agi sur les représentations et les conduites des paysans. Les militants les plus actifs ont investi les organisations agricoles, mis en place des coopératives et donné l’exemple, sur leur propre exploitation agricole.
- 50 Lambert (Y.), « La JAC et la modernisation de l’agriculture dans la région d’Ancenis », Actes des (...)
« Les jacistes étaient indissociablement des missionnaires de l’Église, de la modernisation et de la profession. […] L’accent mis sur les notions de personne et de responsabilité s’accordait tout à fait au besoin de dignité ressenti par ces fils et filles de paysans habitués à courber l’échine mais voyant arriver le moment de prendre en main leur histoire et de revaloriser leur condition. L’ascétisme catholique pouvait stimuler le sens de l’effort et du renoncement qu’exigeaient aussi bien l’accumulation de capital économique nécessaire à la modernisation que l’accumulation de capital militant indispensable à l’accès aux responsabilités50.»
87Ce bref résumé du rôle de la JAC, très implantée dans l’Ouest de la France, permet de saisir comment les professions agricoles ont pu être vécues dans les années 1950-1970 sur le mode de la mission. Or ce registre indissociablement religieux et professionnel rencontre celui de l’expertise humanitaire. Il dote les agriculteurs retraités d’un titre à agir, d’une forme d’autorité, mélange d’assurance et de modestie nécessaire à ce type de projection pédagogique. Parce qu’ils détiennent une représentation ordonnée de leur existence, découpée en étapes, ils se sentent en mesure et en devoir de la proposer en modèle possible. Un exemple illustre bien ce sentiment d’être dépositaire d’une expérience à la fois personnelle, collective, professionnelle, sociale et morale, celui d’un couple d’agriculteurs travaillant aux côtés de paysans sénégalais. Mettant en avant les vertus du « terrain » et de l’échec directement éprouvé, ils suggèrent comment l’expertise humanitaire peut fonctionner comme valorisation du passé et du statut d’« ancien » auquel est restituée sa légitimité sociale.
« L’autre » comme miroir et le plaisir de la transmission
« Ce qui m’a beaucoup appris, c’est les erreurs qu’on a faites dans le développement en France. Je voudrais bien savoir combien on a dépensé d’argent à payer des tas d’ingénieurs dans les ministères, dans les préfectures, dans les organisations agricoles, avant que le développement marche au niveau de la base ! […] Je pense qu’avant d’aller quelque part, il faut réfléchir. Je ne suis pas chez moi en Afrique. Je suis chez eux. Mais les volontaires [jeunes coopérants] qui arrivent, ils ne savent pas. Si vous voulez, ils n’ont pas vécu tout ce qu’on a vécu, comment on était malheureux et comment on s’en est sorti. C’est une chance d’avoir vécu ça !»
Sa femme : « Nous, on s’y retrouve bien, parce qu’on a connu toute l’évolution du monde agricole. […] Quand elles viennent [accueil de femmes originaires du village sénégalais où travaille le couple retraité], on leur montre comment était notre vie il y a 40-50 ans. J’avais même des cassettes sur la vie d’autrefois. Elles n’en revenaient pas ! Mon mari leur a expliqué le métayage aussi. »
88Les mécanismes de cette projection renvoient plus précisément à une posture réflexive et à des souvenirs anciens, inscrits dans une socialisation religieuse très forte. Ces souvenirs articulent mécanismes d’identification sociale, images de soi et représentations de l’autre lointain. Ce sont généralement des promesses ou des rêves forgés à la suite de lectures et de rencontres, qui ne sont pas sans effets lorsqu’elles interviennent au moment où les enfants et les adolescents intériorisent les modèles possibles d’accession au monde adulte, les figures exemplaires socialement et historiquement différenciées qui leur sont proposées. L’étranger peut participer à la formation de ces figures : il symbolise celui qui par son dénuement appelle le désintéressement ou la démonstration d’une supériorité technique. Les salariés âgés de plus de 50 ans ont pour certains été socialisés dans un univers religieux où l’« aventure coloniale » était encore célébrée au cours des animations paroissiales. Les jeunes filles pouvaient venir écouter les récits de sœurs missionnaires, d’infirmières ou même de femmes ethnologues, quand les garçons pouvaient se projeter comme ingénieurs ou techniciens dans les colonies, construisant des ponts, des routes ou des barrages au milieu d’une nature hostile et aux côtés de populations représentées comme souriantes et reconnaissantes.
- 51 Dans certaines entreprises, la plupart des salariés rencontrés sont passés par l’un de ces mouveme (...)
- 52 Berlivet (L.) et Sawicki (F.), « La foi dans l’engagement. Les militants syndicalistes CFTC de Bre (...)
89Enfin, les retraités de la CANA passés par la JAC ont intériorisé une forme de « personnalisme ordinaire », tout comme les nombreux salariés syndiqués formés par la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) ou l’Action catholique ouvrière (ACO)51. « Nouvelle éthique faisant de la nécessité de s’engager et de militer une des dimensions de la pratique religieuse52 », le personnalisme ordinaire peut favoriser le travail de reconversion, le réagencement d’appartenances multiples inégalement investies dans le temps. Comme si la rhétorique de la nécessité de l’engagement avait fini par s’inscrire dans les logiques pratiques de ces salariés, au point de rendre inacceptable le retrait militant.
90Le personnalisme ordinaire se diffuse dès les années 1930, mais surtout dans les années 1950-1960. Il se distingue d’un personnalisme plus théorique, maîtrisé sur un mode plus intellectuel et caractérisant la vision du monde de certaines fractions des classes dominantes, précisément celles qui ont contribué à l’importation du management dans les années 1950. Les salariés rencontrés se distinguent de ces « élites modernisatrices » d’origine plutôt bourgeoise. Leurs parents appartiennent aux classes populaires au sens large, petits paysans, artisans ruraux ou urbains, commerçants, ouvriers qualifiés travaillant dans des entreprises de petite dimension. Ils ont été socialisés très jeunes et de façon continue dans l’enveloppement d’institutions religieuses – patronages, scoutisme, aumôneries, JOC et JAC, ACO –, enveloppement d’autant plus efficace qu’il accompagne les individus dans leur enfance, leur jeunesse et parfois leur vie adulte.
91Les jeunes catholiques acquièrent dans ces organisations des techniques militantes et un sentiment de maîtrise de leur propre trajectoire, à travers l’intériorisation de savoir-faire réflexifs. Ils sont en effet invités à décliner les épisodes de leur existence sous la forme des « révisions de vie ».
- 53 Ibid., p. 114.
« Ces récits autobiographiques […] constituent autant d’interrogations régulières sur les événements de la vie privée et quotidienne : les rencontres faites, les discussions tenues sur le lieu de travail ou durant les loisirs, mais aussi l’attitude adoptée dans telle ou telle circonstance de la vie courante, étaient considérées comme autant de “faits de vie” à travers lesquels ces croyants étaient invités par leurs aumôniers à décrypter le “sens de la vie” et de la “présence divine”. Ces pratiques ont fortement marqué ces agents sociaux […] au point de développer chez eux une habitude de l’introspection perdurant leur vie entière53. »
92Si ces militants se prêtent très facilement au jeu de l’entretien, s’ils décrivent et analysent spontanément des événements personnels que d’autres salariés jugeraient trop intimes, ils restent en revanche assez discrets sur leur formation chrétienne. Les questions posées sur celle-ci provoquent des sourires amusés ou gênés, parfois agacés. Agacement qui manifeste une certaine réticence face aux procédures de l’enquêteur, face à l’explication sociologique perçue comme réductrice, rapportant des trajectoires vécues sur le mode du choix à une série de déterminations. Aux assignations sociales, ils opposent les « cheminements », le processus volontaire de rectification des trajectoires grâce au travail sur soi et à l’implication. Mais cette gêne traduit également leur difficulté à décrire formellement le travail d’organisations qui ont, pour les plus militants, fortement marqué leur rapport au monde.
Le travail de la JOC : « Mettre les gens à l’action »
« Et la dernière question que je voulais vous poser, c’est sur votre passage à la JOC…
Ensemble : [Éclatant de rire] Ah la JOC !
Lucienne B. : On était jeunes ! […] Ce qui nous attirait, c’était d’être avec les jeunes, de pouvoir discuter. Je pense que c’était ça aussi qui faisait qu’on aimait bien se retrouver. Après on faisait des choses ensemble.
Annie V. : La JOC, c’était beaucoup l’action et c’est vrai que ça prend les jeunes à cette période où on a vraiment envie de faire beaucoup de choses. Je me rappelle des réunions quatre soirs par semaine, le week-end… On est en plein élan, en pleine envie de changer le monde. Et on croit qu’il va changer [rires]. Bon, il change un peu mais…
C’est plus ceux qui vont à la JOC qui changent ?
Annie V. : Peut-être… Ceci dit, il y a quand même beaucoup d’actions qui ont été menées par la JOC, il faut le reconnaître. Je blague un peu comme ça, mais on a mené beaucoup d’actions. […] Je sais qu’à partir de la JOC, on avait créé la section syndicale dans la clinique, ce qui n’était pas une mince affaire. Créer une section syndicale dans une clinique privée tenue par des religieuses, c’était quelque chose. Ça, on l’avait travaillé en équipe JOC, on en avait beaucoup parlé. Il avait fallu aller rencontrer la CFDT, mettre sur pied la section. […] Ce qui me plaisait le plus, c’était l’action, faire des choses. Savoir qu’on peut être acteur et que si on ne fait rien, les choses ne bougent pas. C’est une des choses qui m’a beaucoup marquée. Bon, la première grève qu’on a faite… Ça marque dans sa vie, une grève. […] Ici aussi, après on avait fait grève, dans le secteur travailleuses familiales. La première fois où on a occupé le Champ de Mars, on n’était que des femmes avec nos banderoles et il y avait les cars de CRS [rires]. Ça, quand on a 20 ans, ça marque. C’est surtout savoir qu’on pouvait être acteur, qu’on pouvait être partie prenante de ce qui se passe. Et puis la découverte du syndicalisme. […] C’est ce qu’on fait aussi dans les familles, on peut faire un parallèle. Mettre les gens à l’action, faire que les gens deviennent responsables… Si on veut schématiser, c’est quand même quelque chose qui vient de la JOC. Faire que chacun devienne responsable, devienne acteur, c’est très JOC. C’est aussi très syndicaliste, c’est aussi tout ce qu’on peut vivre dans les associations. C’est cette démarche-là. Que les gens se mettent à l’action, que les gens se mettent debout » (entretien avec deux travailleuses familiales, militantes CFDT).
93Ces deux femmes insistent chacune sur deux dimensions complémentaires de l’efficacité du travail mené au sein de ces institutions religieuses d’encadrement de la jeunesse. La première, qui est aussi la plus âgée, rappelle sur le mode de la plaisanterie que les réunions JOC constituaient les seules sorties autorisées, les seules scènes de sociabilité auxquelles pouvaient accéder des jeunes filles étroitement surveillées par leurs parents. La seconde, plus jeune et investie de responsabilités syndicales plus importantes, hésite elle aussi à prendre au sérieux la question posée, puis réhabilite l’institution. Le groupe dont elle était membre a guidé et soutenu ses premiers engagements, l’organisation de sa première grève et la création d’une section syndicale CFDT dans une clinique tenue par des religieuses. Ses propos donnent à voir une lecture idéologique, un système de représentations qui fonctionne comme matrice de son rapport au monde et qu’elle recycle ici dans sa façon de construire le sens de sa profession : « mettre les gens à l’action », « mettre les gens debout », les « gens » pouvant être les jeunes d’origine populaire qui, comme elle, ont pu peser par le syndicalisme sur la définition de leur dignité professionnelle, les familles immigrées maliennes auxquelles elle est confrontée dans son travail ou encore les groupes villageois africains que les salariés soutiennent. Par là, cette travailleuse familiale suggère comment les militants JOC ou JAC sont amenés à vivre leur métier sur le mode de l’éthique, comme les agriculteurs de la CANA ou même certains techniciens et ouvriers qualifiés d’EDF. Ils se réapproprient d’autant plus facilement la rhétorique de l’expertise humanitaire qu’elle peut être réinterprétée dans les catégories du « personnalisme ordinaire ».
94Celui-ci dote ainsi les jeunes catholiques d’origine populaire d’une relation plus sereine à leur propre histoire sociale et d’une lecture du monde qu’ils peuvent transposer. Il ordonne la cohérence de la « personne », dans une articulation des différents rôles dont la société investit l’individu (foi, vie privée, vie professionnelle, vie militante…). Parce que les réunions JAC, JOC ou ACO sont le lieu d’un travail permanent d’observation réciproque, « tribunal intérieur » fondé sur un mécanisme collectif de contrôle de soi, elles incitent à une posture sociale d’exemplarité ou d’irréprochabilité. Cette posture incline à de nouveaux engagements, à la conversion à l’« action » de tout groupe perçu comme en situation dominée ou « injuste ». Elle favorise la projection, l’existence étant vécue sur le mode explicite du sens, des étapes à franchir et des prises de conscience à partager.
La trajectoire morale des anciens coopérants
95Le concept de personnalisme ordinaire peut faire l’objet d’une interprétation plus large. Il permet de décrire cette posture ascétique déjà évoquée à propos des cadres, de cerner le rapport au monde de salariés ayant connu une forte ascension sociale, détenant des titres scolaires et autrefois membres d’associations catholiques différentes de la JOC ou de la JAC. Or parmi ces cadres, beaucoup ont vécu quelques mois ou quelques années à l’étranger, le plus souvent comme jeunes coopérants en Afrique de l’Ouest. L’expertise humanitaire entre en résonance avec leur trajectoire morale, c’est-à-dire ici la tension de l’excellence sociale et la place accordée, dans cette tension, à l’expérience d’expatriation.
- 54 Rousseau (A.), « Les classes moyennes et l’aggiornamento de l’Église », Actes de la recherche en s (...)
96Certains, parmi ces cadres, ont participé aux courants de « modernisation » du catholicisme qui « devaient représenter, dans les années 1970, un pôle d’attraction pour les fractions de la petite bourgeoisie intellectuelle engagées dans les luttes du champ politique54 ». Ici, le travail réflexif ne repose plus sur des « révisions de vie » orchestrées par un aumônier, mais sur de petits groupes plus informels. La « confession » est autorisée par des relations interpersonnelles et une complicité sociale, les militants s’affranchissent de toute autorité religieuse. Dans ces groupes, des hommes et des femmes le plus souvent mariés abordent des thèmes intimes et font reculer les frontières du privé. Ils s’emparent des outils de la psychologie et de la psychanalyse qu’ils importent dans leur redéfinition de la foi, dans leur volonté de rompre avec les interdits religieux traditionnels excluant par exemple de la délibération toute question sur la sexualité.
97Peut-être parce leur trajectoire s’écarte de la position sociale de leurs parents, ces cadres et leurs femmes redoutent d’être enfermés dans le cycle de la « consommation satisfaite », d’acquérir l’ensemble des signes attachés à leur nouveau statut (biens matériels, espaces d’habitation homogènes, loisirs « standardisés »…). Dans une logique distinctive, ils se tiennent à distance de l’image « performante » du « cadre modèle ». Au moment où leur vie familiale et professionnelle se stabilise, ils disent éprouver des « déclics » qui les incitent à réinvestir un travail associatif ou à saisir toute occasion de rupture avec une situation sociale « trop confortable ». Comme s’ils entretenaient un rapport coupable à leur réussite sociale, ils se grandissent en prenant leur part du malheur, en se préoccupant du sort de groupes démunis. Ils expérimentent dans la distance à ces groupes une « égalité » chrétienne ou militante, une sollicitude, façon particulière d’endosser une position sociale relativement élevée et de construire leur propre salut. Comme si l’expression de leurs intérêts passait par la propension à agir au nom de groupes plus dominés.
Prendre sa part du malheur
« Je me suis marié assez tard et quand on a eu notre fils, ma femme a eu un certain déclic. On s’est lancé à ce moment-là dans une association qui était Frères des Hommes. On a participé, on a été à des réunions à Versailles… On a remis une équipe sur pied dans la région de Valenciennes. On était un peu sensibilisé par le fait de se dire : “On a tout pour être heureux. C’est le moment de tenter de faire quelque chose ailleurs. Tenter de partager.” […] On a commencé, tout en animant une équipe à Frères des Hommes, à donner une certaine partie de nos revenus pour le développement. Oh une partie très modeste, on a encore largement ce qu’il nous faut pour vivre. […] Mon fils [âgé de 12 ans] participe comme donateur [au projet de développement agricole d’un salarié sénégalais, Abdou]. […] Il connaît Abdou et comme il l’apprécie beaucoup, on lui a dit :
“Ce serait bien que pour ton copain Abdou, tu puisses faire quelque chose. Par exemple, tu mets un franc par semaine, ça fait 50 francs par an. Pour toi c’est rien.” Mais c’est le principe d’éduquer à une forme de partage. [En souriant] Donc le fils participe sur ses deniers, très modestement évidemment » (ancien aumônier de la JOC et de la JEC, responsable administratif d’un comité d’entreprise, 54 ans).
« J’ai été syndiqué et j’ai eu des problèmes. […] Rentrant comme ingénieur dans une boîte, je me suis d’abord occupé de bien faire mon métier et puis j’ai pris mes distances avec le syndicalisme. Au bout de quelque temps, je me suis senti inconfortable. Il me manquait quelque chose, c’était trop confortable. C’est là que je me suis dit : “Dans le monde actuel, qu’est-ce qu’il y a à changer”, c’est là que j’ai eu cette réflexion » (ouvrier mécanicien devenu ingénieur chimiste, militant au sein d’un groupe Tiers-Monde et ancien membre du Comité catholique contre la faim et pour le développement, 70 ans).
98L’attention pour le Tiers-Monde et les enjeux de développement renvoie à l’espace des causes militantes possibles des années 1970, mais également, pour de nombreux cadres, à une expérience de jeunesse qui a participé à la constitution de cette logique identitaire distinctive. Alors que beaucoup d’anciens jeunes coopérants conservent de leur séjour en Afrique de l’Ouest le souvenir de la découverte grisante du pouvoir hiérarchique, de l’accession à une position sociale enviable, matérialisée par un mode de vie plus que confortable, les salariés interrogés construisent ces quelques mois passés dans un pays africain en « tournant personnel ». Cette construction renvoie au type de rapports que les jeunes coopérants ont pu nouer avec des responsables et techniciens nationaux, aux conduites de leurs collègues français déjà en place, aux conditions d’exercice de leurs activités professionnelles et à leurs socialisations préalables.
99Les moments d’expatriation sont décrits comme une immersion brutale dans un monde nouveau et un bouleversement de l’existence. Le récit met en scène un processus de conversion du regard. Les cadres se souviennent de leurs premières impressions, de l’inventaire spontané des décalages auquel ils se sont livrés à leur arrivée. Les capitales ressemblaient à tout sauf à des capitales, les points de repère habituels – routes goudronnées, immeubles, magasins, éclairage électrique – étaient presque absents. La pauvreté semblait omniprésente, les enfants jouaient pieds nus ou mendiaient, les animaux circulaient librement sur les chemins de terre. Mais l’inventaire de ces « manques » ou « retards » s’inverse peu à peu, concurrencé par d’autres images et d’autres valeurs : les couleurs des marchés, l’atmosphère des rues la nuit, le sentiment qu’ici le sens de la « communauté » et du « don » a été conservé. Les jeunes coopérants vivent parfois sur le mode de la culpabilité leurs fonctions au sein d’institutions ou d’entreprises françaises dont ils désapprouvent la politique de coopération. Alors que leurs collègues recomposent un entre-soi français, ils cherchent plutôt à entrer en contact avec des acteurs impliqués dans le développement économique, culturel ou politique de leur pays. Ces médiateurs (enseignants, syndicalistes, artistes, infirmiers, missionnaires…), qui suscitent souvent l’admiration, protègent de fait, comme dans les missions humanitaires, d’un face-à-face direct et déroutant avec la réalité. Ils guident, filtrent, proposent des repères, parce qu’ils sont dotés de dispositions spécifiques les rapprochant des jeunes ingénieurs français, eux-mêmes en décalage avec la figure traditionnelle du coopérant.
100L’offre d’expertise humanitaire réactualise ce moment de jeunesse, cette relation enchantée à l’autre, reconvertie en apprentissage du décentrement. Dans l’élaboration des projets et la préparation des missions, les anciens coopérants trouvent là l’occasion de transmettre aux autres salariés leur expérience. Ils se font entrepreneurs de réduction de la distance, contribuent à son euphémisation. Ils initient aux codes pratiques qu’ils ont acquis « sur le terrain », décryptent les conduites désarmantes des populations que les salariés vont aider, activent parfois les réseaux qu’ils ont constitués là-bas. Les pratiques d’expertise humanitaire mobilisent ainsi un volontarisme technologique et une disposition éthique dans lesquels se reconnaissent aisément ceux qui ont vécu leur rôle de jeunes coopérants en Afrique de l’Ouest comme une étape de la construction de l’image de soi – rupture avec l’enveloppement familial, l’environnement familier, la sociabilité des écoles d’ingénieurs, confrontation à l’entre-soi des Français expatriés, sentiment d’avoir eu à « choisir son camp » et d’avoir contracté une dette envers les médiateurs rencontrés.
La coopération comme « tournant personnel »
« En 68, j’ai fait mon service militaire. Pour des raisons qui m’étaient propres à l’époque, j’étais antimilitariste et je me suis retrouvé en Afrique, dans un régiment disciplinaire. C’est comme ça que j’ai découvert l’Afrique. C’était au Tchad. J’ai été frappé par ce que j’ai vu, ça a été un choc. Le choc, c’était de voir cette différence matérielle et culturelle. Eux ont une culture dite tribale, mais qui est beaucoup plus riche que la nôtre, parce que les hommes sont plus proches les uns des autres. Depuis ce jour-là, j’ai une partie de moi-même qui est restée là-bas » (cadre administratif, 50 ans).
« J’ai été coopérant en Afrique, mais en brousse. J’étais dans le nord-Bénin, dans un petit village. Donc j’ai vécu huit mois là-dedans. J’étais envoyé par une entreprise pour construire une usine et je suis arrivé avec rien. Et il n’y avait rien, ni électricité, ni eau. Je me suis installé dans le village où il y avait une mission, donc avec des missionnaires. J’ai découvert des gens extraordinaires. […] On a découvert la vie en brousse, avec les gens, avec tout ce que ça peut comporter. Là, je pourrais en discuter des heures. Et puis malheureusement, j’ai été rapatrié sanitaire au bout de huit mois. Mais je m’étais promis avant de partir de revenir pour faire des choses… autre chose qu’implanter des usines qui permettent à la France de pomper l’Afrique. […] On a gardé de très bons contacts avec des missionnaires qui sont devenus mes amis. […] Je voulais leur rendre service, parce que je m’étais rendu compte que les missionnaires ne sont pas là-bas que pour le catéchisme. Le missionnaire chez qui j’ai vécu passait son temps à creuser des puits, l’autre était infirmier. […] J’avais envie de faire quelque chose, parce que l’Afrique… ces gens-là m’avaient tellement apporté que je me sentais redevable. […] Ils ont une autre vision du monde, je crois. Et je vous dis franchement, je ne suis pas pratiquant en France. En Afrique, j’étais pratiquant et… ça ne s’explique pas. J’ai un souvenir des messes là-bas qui est extraordinaire. J’ai découvert des choses que je ne retrouve pas forcément en France. […] Ce que j’ai vécu là-bas, c’est un tournant personnel » (ingénieur, 32 ans).
Parole intime et projection de soi
101La distance avec les groupes villageois que les salariés se proposent d’aider peut donc être abolie par une expérience de décentrement, retravaillée dans une logique identitaire distinctive déployée par des cadres anciens coopérants, ou par un mécanisme de projection par lequel des agriculteurs retraités offrent en exemple leur propre trajectoire, elle-même retravaillée par des savoir-faire militants réflexifs. Dans chacune de ces manières de se reconnaître dans l’expertise humanitaire, est mobilisé un « idéal ascétique du perfectionnement de soi » qui laisse une place à l’image de l’autre – l’étranger rencontré chez lui, magnifié contre les comportements des Français auxquels les jeunes coopérants étaient censés s’identifier, et l’étranger comme miroir du mode de représentation de soi et du « chemin » social parcouru. D’autres trajectoires morales dotent de titres à agir, inclinent à s’investir dans les pratiques humanitaires, parce que celles-ci semblent ouvrir un nouveau répertoire de mots et de rapports à soi. Les salariés reconnaissent cette fois en l’autre les souffrances qu’ils éprouvent ou ont éprouvées. Ces souffrances, pour être surmontées, ont été érigées en mesure de leurs propres conduites et de celles des autres. Elles ont été rationalisées, tout particulièrement chez les femmes, dans une parole singulière encouragée par la diffusion de la psychologie comme registre d’imputation et de réparation du malheur.
102Lors des entretiens menés, certains salariés ont évoqué des événements personnels douloureux – accidents biographiques ou situations inédites – qui ont comme arrêté le cours ordinaire de leur existence. Ces événements ont été construits comme constitutifs de leur rapport au monde, nouveau départ de leur identité ou processus de révision totale de leur passé. Ce sont d’abord les ruptures de l’enfance, la disparition brutale d’un parent, d’un univers ou d’une quiétude familiale : une femme perd très jeune son père puis bascule dans la misère avec sa mère spoliée de ses biens, une famille pied-noir est contrainte au départ par un attentat pendant la guerre d’Algérie. Autres expériences douloureuses, le racisme rencontré à l’école par des enfants d’origine étrangère, la maladie et le handicap physique qui interdisent une scolarité parmi les autres enfants. Ces ruptures inaugurent parfois la formation d’un fort sentiment d’identité, fondé sur l’épreuve de la singularité. Elles peuvent détacher l’enfant puis l’adolescent de sa famille et des groupes d’interconnaissance auxquels elle appartient, soit parce qu’ils se révèlent impuissants à combler l’insécurité créée par une situation inédite, soit parce que la perte d’un parent entrave le destin social et rend l’avenir incertain, dans un processus d’autonomisation individuelle plus marqué.
- 55 Voir le travail en cours de Dominique Cardon et Smaïn Laacher, présenté dans « Les confidences des (...)
- 56 Mehl (D.), La télévision de l’intimité, Paris, Seuil, 1996.
103Mais ces épreuves n’aboutissent pas nécessairement à la formation d’une posture nouvelle de sollicitude. Si les salariés les ont gardées en mémoire et si elles ont été rationalisées rétrospectivement comme fondatrices d’une attention aux autres, favorisant l’engagement projectif dans les pratiques d’expertise humanitaire, c’est parce qu’un langage est venu leur donner sens. L’un des dispositifs cognitifs ayant ordonné ces épreuves renvoie à la « promotion de l’expérience » par laquelle, depuis les années 1970 mais surtout 1990, les souffrances individuelles ont acquis une nouvelle visibilité. Avec le développement d’une certaine presse féminine, la création d’émissions radiophoniques comme celles pionnières de Menie Grégoire55 et enfin l’apparition d’une « télévision de l’intimité56 », les malheurs les plus privés, énoncés à la première personne, s’exposent. Les ruptures de l’enfance, les conflits avec la famille, le sentiment de ne pas avoir été reconnu par les siens… sont déclinés face à des journalistes qui écoutent et guident la confession. L’introspection assistée se généralise.
- 57 Mehl (D.), « La médiatisation de l’espace privé », Sociologie du travail, 2, 1997, p. 178.
« L’espace public médiatique consacré par la télévision de l’intimité […] valorise les émotions, exalte la singularité, encourage le discours profane. Il donne à voir des cas individuels, des exemples suggestifs, des personnages emblématiques qui incarnent à eux seuls des idées, des opinions, des conceptions. […] Toute la télévision contemporaine est emportée par ce mouvement. Sonia Livingstone et Peter Lunt l’ont eux aussi observé sur d’autres écrans. Ils parlent d’une “reformulation des règles du débat médiatique, dans le sens d’un éloignement par rapport à la tradition qui privilégie l’expertise et les formes scientifiques du savoir élitiste, chasse gardée typiquement masculine, au profit d’un discours fondé sur le savoir des gens ordinaires, qui s’appuie sur l’expérience personnelle, l’observation directe et un mode d’expression narratif”57.»
- 58 Sur la diffusion de la psychologie, voir plus généralement Castel (R.) et Le Cerf (J.-F.), « Le ph (...)
104La valorisation du témoignage privé repose également sur l’acquisition croissante de dispositions à la verbalisation, favorisées par un passage prolongé par l’institution scolaire, et sur la diffusion, depuis les années 1970, des catégories de perception et d’interprétation issues de la psychologie et de la psychanalyse. Cette diffusion est liée à la structuration d’un nouveau champ de gestion des mécontentements et des conflits, celui des professionnels de la réparation psychique, qui ont pris part aux dispositifs radiophoniques et télévisuels de confession. La parole « profane » emprunte donc ses mots, ses classements, ses modes explicatifs aux concepts et aux méthodes de la psychothérapie58.
- 59 On se réfère ici aux « topiques de la souffrance » dégagées par Luc Boltanski (La souffrance à dis (...)
105Or cette mise en scène des fragilités trouve peu d’issue ou de validation dans l’univers syndical routinisé. Les réseaux militants de l’entreprise, plutôt masculins, se prêtent peu à l’exposition d’une parole singulière, à l’expression des intérêts personnels. Ils privilégient le collectif, l’argumentation technocratique ou politique. L’irrecevabilité de la compassion59 rend ainsi possible une adhésion à l’expertise humanitaire, qui accorde plus de crédit à cette parole intime et à cette projection morale dans la souffrance de l’autre. De fait, parmi les salariés adoptant l’offre humanitaire, certains sont déjà engagés dans des pratiques peu légitimes et un peu secrètes, à l’écart du syndicalisme et des sociabilités professionnelles officielles. Ces pratiques en petits groupes, fondées sur le principe de la communauté affective, peuvent assurer une transition entre le militantisme traditionnel et le militantisme humanitaire. Elles réconfortent les femmes et les hommes, moins nombreux, qui gèrent ainsi leur sentiment de décalage et pensent le monde sous l’angle de la nécessité d’aller à l’écoute de l’autre. Des salariées, précisément celles qui abandonnent progressivement le militantisme bureaucratisé, optent pour des procédures moins codifiées et moins contrôlées que le face-à-face entre le psychanalyste et son client. S’aidant de la sophrologie et de la relaxation, elles se réapproprient les techniques d’exploration de l’inconscient et parfois les rituels chrétiens de célébration religieuse. Au cours de réunions informelles pendant la pause de midi ou le week-end, elles s’efforcent de « dominer » leurs émotions, notamment les contrariétés et les conflits qui entravent leurs activités professionnelles ou leurs relations familiales. Elles parlent chacune longuement, décryptent et réfèrent leurs malaises à des douleurs plus profondes qu’elles font remonter à l’enfance, puis les « annulent » par des gestes physiques de communion ou par l’écoute d’une musique censée les apaiser et les réconcilier avec le monde qui les entoure.
L’investissement dans « autre chose » que le syndicalisme
« [Après être devenue travailleuse familiale], j’ai tout de suite milité à la CFDT, donc j’ai tout de suite eu des responsabilités et là j’en sors. […] Je quitte pas la CFDT mais je quitte les grosses responsabilités. J’avais des responsabilités au niveau national, notamment pour négocier la convention collective. Cette année, j’ai remis mes mandats. Je suis quand même encore au comité d’entreprise, pour deux ans. Après je pense que j’arrêterai. Moi maintenant, je me dirige plus vers des choses un peu en dehors. Je fais plus de la sophrologie, des massages, des choses comme ça. J’ai plus envie de tourner sur des pratiques […] pas spirituelles, mais qui apportent autre chose. […] Non, je ne suis pas du tout lassée par le militantisme, mais j’ai découvert la sophrologie il y a quatre ans. J’avais même animé des groupes de sophro avec les collègues, parce que je trouvais que c’était important aussi d’apporter autre chose que… du syndicalisme, d’avoir une ouverture sur autre chose. Et ça a pas mal marché » (travailleuse familiale, militante CFDT, 42 ans).
- 60 Pollak (M.), L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, (...)
106Les hommes, moins nombreux, qui participent à des cercles proches se conforment difficilement aux pratiques dominantes au sein de leur univers professionnel et notamment aux comportements d’autorité associés à leur position de cadre. Certains pratiquent la méditation, comme ce cadre d’EDF qui semble à côté de la concurrence entre équipes, renforcée par les nouvelles techniques de management, à côté des autres cadres avec lesquels il ne mange plus et qui paraissent, comparativement, bien plus pénétrés du sentiment de leur importance professionnelle. Cet homme a choisi depuis peu le temps partiel pour mieux se consacrer à l’éducation de ses enfants, à la méditation et à ses nouveaux engagements humanitaires. Il souhaite peut-être par là mettre à distance « l’obligation faite à l’homme de reconnaître et de participer pleinement aux jeux et aux enjeux, de pouvoir maîtriser sinon dominer la réalité en toutes circonstances60 ».
107La structuration d’un marché de l’expression de soi, que traduisent la « télévision de l’intimité » et la multiplication de ces pratiques informelles, invite ainsi, à la suite d’Érik Neveu, à parler de « registre thérapeutique » comme nouveau registre d’imputation et de traitement du malheur. Se référant aux travaux de Dominique Mehl et aux émissions qu’elle a étudiées, Érik Neveu note que
- 61 Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 96-97.
« […] l’un des éléments fédérateurs de ces programmes est de mettre en scène un ensemble de difficultés et de malaises vécus en en proposant un traitement qui les renvoie à des difficultés relationnelles, des carences à communiquer, à écouter, à nouer avec autrui des relations adéquates […]. Un des effets de cette mise en scène des malaises vécus est de les sérialiser, de les individualiser, de renvoyer vers les “victimes” la charge d’y remédier par un travail de nature thérapeutique sur elles-mêmes61.»
108Ce registre entre en concurrence avec le registre plus politique de la dénonciation qui désigne des causes objectives – ou extérieures à l’individu – de mécontentement, des mécanismes de domination, des responsables ou des adversaires. Pourtant, il n’exclut pas nécessairement tout engagement, il n’enferme pas totalement l’individu dans une « délibération de soi à soi » ou une réflexivité le coupant du monde. La mise en scène thérapeutique accorde également à autrui une certaine importance, par une forme d’égalisation ou d’universalisation des malheurs et des moyens pour en sortir. Elle invite à définir l’autre et la situation dans laquelle il est placé sous l’angle de la souffrance psychologique. Et cette définition peut incliner à se reconnaître dans l’offre humanitaire tous ceux qui se sentent en mesure d’écouter, de comprendre, de porter secours. Précisément parce que les malaises sont attribués à une « carence communicative », entrer en relation avec l’autre devient un défi, surtout s’il appartient à un univers radicalement différent.
109Enfin, comme le suggère Érik Neveu, ce « mode de gestion individualisé des tensions et des conflits » rencontre les politiques de management. Le double impératif qu’il propose – « communiquer » et « contrôler ses émotions » – n’est pas étranger à la réforme des modes de commandement et d’évaluation des tâches qui incite les salariés à « s’autocontrôler ». La « miniaturisation » des relations au sein des entreprises, les techniques managériales de communication sont aussi rendues possibles par la diffusion de catégories psychologiques de lecture du monde, légitimant un discours public sur soi. Mais comme ces technologies participatives produisent de fait des déceptions, en limitant l’autonomie nouvelle par un resserrement des contraintes professionnelles, en fonctionnant comme refoulement des doutes et des tensions plus que comme procédures d’échanges pacifiés entre salariés « égaux », elles contribuent paradoxalement à l’adoption des pratiques d’expertise humanitaire. Vers ces pratiques sont reportées des attentes que ne peut capter le militantisme syndical discrédité.
110Les conditions de résonance et de réussite de l’expertise humanitaire, offre récente et encore peu codifiée, résident ainsi dans sa rencontre avec la généralisation d’un « registre thérapeutique » d’imputation des mécontentements, la diffusion d’une rhétorique managériale de réalisation de soi, l’acquisition de dispositions scolaires et la réactivation de savoir-faire militants spécifiques, expertise syndicale et « personnalisme ordinaire ». Des homologies peuvent être notamment établies entre les dispositions acquises dans une socialisation religieuse intense et les qualités promues par les préceptes managériaux, même si le « personnalisme ordinaire » fait l’objet d’usages différenciés, voire opposés. Les pratiques d’expertise humanitaire étudiées, loin de renforcer l’hypothèse du déclin des socialisations militantes, sont donc en affinité avec la posture d’introspection dont sont dotés les militants chrétiens. Elles sont en adéquation avec les nouvelles formes de présentation et de représentation de soi qu’intériorisent les salariés et notamment les jeunes agents, exposés aux logiques scolaires du salut individuel et à la redéfinition de l’excellence professionnelle.
Notes
1 Voir Boltanski (L.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982, première partie, chapitre 2 : « La fascination de l’Amérique et l’importation du management ».
2 Dans un ouvrage consacré au bilan des recherches impulsées par EDF, Danièle Linhart, qui a travaillé avec Denis Segrestin et Anni Borzeix sur la mise en place des lois Auroux au sein de l’entreprise publique, dresse en 1996 un constat plus que mitigé de leur application. Comme d’autres auteurs de l’ouvrage, elle s’interroge sur la politique de modernisation mise en place par la direction et plus largement sur les politiques de management des entreprises françaises. Voir Linhart (D.), « Le droit d’expression quinze ans après », in Meynaud (H. -Y.) dir., Les sciences sociales et l’entreprise. 50 ans de recherches à EDF, Paris, La Découverte, 1996.
3 Linhart (D.), « Le droit d’expression quinze ans après », op. cit., p. 160-161.
4 Villette (M.), L’homme qui croyait au management, Paris, Seuil, 1988, p. 167.
5 Ibid., p. 9.
6 Ibid., p. 12.
7 Linhart (D.), « Le droit d’expression quinze ans après », op. cit., p. 153-154.
8 Sur l’ensemble de ces effets contradictoires, voir Gollac (M.) et Volkoff (S.), «Citius, altius, fortius. L’intensification du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 114, 1996.
9 Gollac (M.) et Volkoff (S.), «Citius, altius, fortius. L’intensification du travail », art. cit., p. 64.
10 Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 123.
11 L’étude avait pour objet les pratiques de « solidarité internationale » ou d’expertise humanitaire et là encore, les transformations d’EDF ont d’abord été saisies à travers leur perception par les agents. Cependant, l’ensemble des contributions de l’ouvrage consacré aux recherches menées sur EDF complètent utilement les propos des salariés.
12 Roy (D.), cité par Fournier (P.), « Deux regards sur le travail ouvrier. À propos de Roy et Burawoy, 1945-1975 », Actes de la recherche en sciences sociales, 115, 1996, p. 90.
13 Linhart (D.), « Le droit d’expression quinze ans après », op. cit., p. 165.
14 Le Goff (J.-P.), « Les impasses d’une modernisation », in Meynaud (H.-Y.) dir., Les sciences sociales et l’entreprise…, op. cit., p. 380.
15 Voir notamment les contributions déjà citées de Danièle Linhart et Jean-Pierre Le Goff, ainsi que Tixier (P.-E.), « Le cas EDF ». Pour une analyse plus générale de la modernisation des entreprises publiques, voir Chambat (P.), « Service public et néolibéralisme », Annales ESC, 3, mai-juin 1990.
16 Le Goff (J.-P.), « Les impasses d’une modernisation », op. cit., p. 376-377 et p. 378.
17 Cette éthique du service est ponctuellement réactivée lorsque les agents EDF interviennent pour des dépannages en urgence à la suite de sinistres (explosions dévastant les lignes électriques, tempêtes de décembre 1999…).
18 Voir sur ce point Laufer (J.), « Les carrières féminines à EDF-GDF : regards d’aujourd’hui », in Meynaud (H. -Y.) dir., Les sciences sociales et l’entreprise…, op. cit.
19 On pense ici au récit de Michel Villette, amené à utiliser la technique du « grapho-modèle » dans une raffinerie face à des agents de maîtrise âgés, « vieux autodidactes sortis du rang ». Le consultant leur distribue une feuille translucide et des crayons de couleur, leur demande de dessiner leur vision du problème posé, ici la représentation qu’ils se font des relations d’autorité et de leur rôle d’agent de maîtrise. Puis les dessins sont commentés par l’ensemble des participants. Au cours de cette séance difficile à animer, Michel Villette mesure la violence symbolique d’une technique faite par et pour des cadres diplômés, rompus à un certain usage de la psychologie : « Les affaires de “psychologie” sont traditionnellement dévolues aux femmes [dans l’univers social où vivent les agents de maîtrise et les ouvriers de la raffinerie]. Ces choses ne sont simplement pas des sujets de conversation pour les hommes. Je pense que les dessins reflétaient une psychologie ni plus ni moins “pathologique” que celle des cadres supérieurs. Ils manifestaient simplement un seuil de sensibilité moindre à la psychologie et une absence de défense vis-à-vis des interprétations psychologisantes d’autrui » (L’homme qui croyait au management, op. cit., p. 108).
20 Voir Beaud (S.), « Le rêve de l’intérimaire », in Bourdieu (P.) dir., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
21 Voir Cartier (M.), « Nouvelles exigences dans les emplois d’exécution des services publics. L’observation des épreuves orales du concours de facteur », Genèses, 42, 2001.
22 Castel (R.), Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
23 Villette (M.), L’homme qui croyait au management, op. cit., p. 25.
24 Wieviorka (M.), « Le modèle EDF : rétraction, déstructuration ou recomposition ? », in Meynaud (H. -Y.) dir., Les sciences sociales et l’entreprise…, op. cit., p. 116.
25 Villette (M.), « Psychosociologie d’entreprise et rééducation morale », Actes de la recherche en sciences sociales, 4, 1976, p. 64.
26 Bourdieu (P.), « La double vérité du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 114, 1996, p. 90.
27 « Les élèves ou les étudiants issus des familles les plus démunies culturellement ont toutes les chances de n’obtenir, au terme d’une longue scolarité souvent payée de lourds sacrifices, qu’un titre dévalué ; et, s’ils échouent, ce qui est encore le destin le plus probable pour eux, ils sont voués à une exclusion sans doute plus stigmatisante et plus totale que par le passé : plus stigmatisante dans la mesure où ils ont eu, en apparence, “leur chance” et où l’institution scolaire tend à définir de plus en plus complètement l’identité sociale ; plus totale dans la mesure où une part de plus en plus grande des places sur le marché du travail est réservée en droit, et occupée en fait, par les détenteurs, toujours plus nombreux, d’un diplôme » (Bourdieu [P.] et Champagne [P.], « Les exclus de l’intérieur », in Bourdieu [P.] dir., La misère du monde, op. cit., p. 597-600).
28 L’efficacité des techniques managériales, comme les entretiens d’évaluation, « n’est pas forcément proportionnelle à la violence qui s’exerce à travers [elles]. [Leur] pouvoir de légitimation peut au contraire être renforcé par la reconnaissance qu’accordent aux conclusions de négociations inégales ceux qui sont accoutumés à en mener, c’est-à-dire plutôt les cadres et les salariés intermédiaires, ou par la reconnaissance de la valeur des examens, à laquelle sont peut-être davantage portés les salariés qui doivent quelque chose à l’école » (Gollac [M.] et Volkoff [S.], «Citius, altius, fortius. L’intensification du travail », art. cit., note 59, p. 65).
29 Villette (M.), « L’ingénierie sociale : une forme de la sociabilité d’entreprise », Actes de la recherche en sciences sociales, 91/92, 1992, p. 49-50.
30 On pense ici à l’analyse de Gabrielle Balazs et de Jean-Pierre Faguer menée à partir d’entretiens réalisés dans une entreprise d’informatique : montrant comment, derrière des rapports de travail apparemment détendus, le souci de la « transparence » oblige chacun à travailler sous le regard des autres, ils citent les propos de l’infirmière décrivant la tension nerveuse des salariés qui viennent se réfugier dans le service médical, coulisse ou seul lieu dans lequel ils peuvent momentanément se soustraire à la pression qui s’exerce sur eux. Voir Balazs (G.) et Faguer (J. -P.), « Une nouvelle forme de management, l’évaluation », Actes de la recherche en sciences sociales, 114, 1996, notamment p. 71.
31 Tixier (P. -E.), « Organisation de l’entreprise et action syndicale », in Meynaud (H. -Y.) dir., Les sciences sociales et l’entreprise…, op. cit., p. 189.
32 Voir Beaud (S.), Jeunes diplômés et « petits boulots » dans une région ouvrière. Dire et gérer le déclassement, rapport pour la MIRE, Paris, mars 1999.
33 Voir Beaud (S.) et Pialoux (M.), « Notes de recherche sur les relations entre Français et immigrés à l’usine et dans le quartier », Genèses, 30, 1998, notamment p. 107-110 ; Beaud (S.) et Pialoux (M.), Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.
34 On se réfère ici à l’ensemble de leurs travaux et tout particulièrement à Beaud (S.) et Pialoux (M.), « Notes de recherche sur les relations entre Français et immigrés… », art. cit.
35 Ibid., p. 112-116.
36 Voir Beaud (S.), 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2002.
37 Bourdieu (P.) et Champagne (P.), « Les exclus de l’intérieur », op. cit., p. 601.
38 Crise développée dans le quatrième chapitre.
39 Voir notamment Croisat (M.) et Labbé (D.), La fin des syndicats ?, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Labbé (D.) et Basson (J.-C.), Syndicalisation et désyndicalisation en France depuis 1945. Retour sur 15 ans de recherche de l’équipe Organisation et Représentations politiques du CERAT-IEP Grenoble, Paris, 22 janvier 1998 ; Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1996, p. 99.
40 Tixier (P.-E.), « Organisation de l’entreprise et action syndicale », op. cit., p. 174.
41 Labbé (D.) et Basson (J.-C.), Syndicalisation et désyndicalisation en France depuis 1945…, op. cit., p. 6.
42 Voir sur ce point Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 8-10. L’auteur suggère les proximités que l’on peut établir entre certaines formes d’action militante et la logique des organisations économiques et bureaucratiques.
43 Gollac (M.) et Volkoff (S.), «Citius, altius, fortius. L’intensification du travail », art. cit., p. 67.
44 Cette notion est empruntée à Jean-Noël Retière qui, dans une étude sur la crise du recrutement des pompiers volontaires, montre comment la transformation des activités (allongement de la formation technique, diversification des interventions, élargissement des aires géographiques et anonymat croissant des relations avec les victimes) et du recrutement social (de plus en plus de jeunes appartenant aux classes moyennes, plus scolarisés et moins enracinés localement) conduit à un fossé entre « anciens » et « nouveaux ». « Dans les communes de grande importance […], c’est l’institution elle-même qui s’attire l’éventuelle reconnaissance des gens de moins en moins capables d’identifier qui se cache sous l’uniforme. […] Pour les plus jeunes […], c’est l’appartenance à l’institution qui, leur procurant la chance de s’investir dans une activité riche d’expériences hautement appréciées (risque, force, courage, reconnaissance), présente en soi une valeur rétributive » (« Être sapeur-pompier volontaire : du dévouement à la compétence », Genèses, 16, 1994, p. 107).
45 Sur ce point, voir Elias (N.) et Dunning (E.), Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994.
46 Grignon (C.), in Hoggart (R.), 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Hautes Études/Gallimard/Seuil, 1991, p. 8.
47 Voir sur ce point Gaxie (D.), « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, 1, 1977.
48 Les CMCAS, structures équivalentes aux comités d’entreprise, assurent à EDF-GDF les prestations d’une mutuelle.
49 Pour un cas différent mais analogue, voir Agrikoliansky (E.), « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années 1980 », Revue française de science politique, 1-2, février-avril 2001. L’auteur montre l’importance du militantisme pour les retraités, engagés dans une « phase interstitielle de la vie sociale ». La Ligue des droits de l’homme offre un type spécifique de sociabilité, « une arène, parfois la dernière, où il est possible de s’exprimer publiquement et de confronter ses opinions à celles d’autres citoyens […]. À l’interface de deux mondes (celui de l’amitié et celui de la politique), la section et les autres ligueurs tiennent le rôle d’un “autrui significatif” ou d’un “pourvoyeur d’orientation” qui consolident la dimension publique de leur identité » (p. 39-40). Dans leurs propos, les retraités de la LDH expriment à la fois la peur du vieillissement physique, social et intellectuel, comme les anciens agents techniques des clubs CODEV qui redoutent le repli sur soi, et la petite victoire de réassurance que constitue le sentiment de résister à ce vieillissement, à l’opposé des anciens camarades restés au PS qui glissent, aux yeux des membres de la LDH, vers l’acceptation du monde tel qu’il est, dans une sorte d’engourdissement ou de renoncement moral (« Et bon, je me dis qu’il y a quand même un certain nombre de choses sur lesquelles il faut qu’on reste intraitable. On peut pas aller plus loin que ça, dans la remise en cause […]. [La LDH], c’est un butoir […], c’est un bon garde-fou »).
50 Lambert (Y.), « La JAC et la modernisation de l’agriculture dans la région d’Ancenis », Actes des journées d’étude de l’INRA, JAC et modernisation de l’agriculture dans l’Ouest, Rennes, 18 mars 1980, p. 48.
51 Dans certaines entreprises, la plupart des salariés rencontrés sont passés par l’un de ces mouvements. Ces entreprises sont installées dans les régions où ces institutions étaient bien implantées (Nord et région parisienne pour la JOC, Ouest pour la JAC).
52 Berlivet (L.) et Sawicki (F.), « La foi dans l’engagement. Les militants syndicalistes CFTC de Bretagne dans l’après-guerre », Politix, 27, 1994, p. 112.
53 Ibid., p. 114.
54 Rousseau (A.), « Les classes moyennes et l’aggiornamento de l’Église », Actes de la recherche en sciences sociales, 44/45, 1982, p. 55.
55 Voir le travail en cours de Dominique Cardon et Smaïn Laacher, présenté dans « Les confidences des Françaises à Menie Grégoire », Sciences humaines, 53, août-septembre 1995.
56 Mehl (D.), La télévision de l’intimité, Paris, Seuil, 1996.
57 Mehl (D.), « La médiatisation de l’espace privé », Sociologie du travail, 2, 1997, p. 178.
58 Sur la diffusion de la psychologie, voir plus généralement Castel (R.) et Le Cerf (J.-F.), « Le phénomène “psy” et la société française », Le Débat, n° 1 à 3, 1980.
59 On se réfère ici aux « topiques de la souffrance » dégagées par Luc Boltanski (La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, deuxième partie).
60 Pollak (M.), L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 1991, p. 211.
61 Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 96-97.
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