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L'humanitaire ou le management des dévouements

 | 
Annie Collovald
, 
Marie-Hélène Lechien
, 
Sabine Rozier
, 
et al.

1. L’humanitaire expert : le désencastrement d’une cause politique

Annie Collovald

Testo integrale

1Saisir toute la singularité d’un engagement orienté vers l’expertise humanitaire revient à comprendre comment s’est créé le nouveau territoire militant qu’est la « solidarité internationale » et, en premier lieu, comment s’est construite et formalisée cette nouvelle offre de dévouements en concurrence ou en congruence avec d’autres. En elle résident tout à la fois nombre d’incitations à agir et les dilemmes cognitifs et pratiques auxquels ses militants vont se trouver confrontés lors de leur entrée en militantisme puis tout au long de leurs différentes activités ; en elle résident aussi les solutions trouvées pour résoudre les contradictions affrontées, créant ainsi les conditions de la perpétuation de l’entreprise humanitaire.

  • 1 C’était une des préoccupations explicites des commanditaires de l’enquête : quelle était la place (...)
  • 2 Petiteville (F.), La coopération décentralisée. Les collectivités locales dans la coopération Nord (...)

2On l’a dit : les promoteurs des clubs CODEV depuis longtemps appartiennent à la CFDT ou en sont proches. Ce fait donne à lire l’invention de cette nouvelle offre de dévouement non comme la réalisation d’un nouveau rapport au collectif moins enclin à la délégation et à l’idéologie et plus soucieux de pragmatisme mais d’abord comme une stratégie politique : stratégie de redéfinition de l’action syndicale contre celle, par exemple, tenue par une CGT préférant l’action sociale de proximité envers les plus démunis, stratégie visant, également, à attirer les plus jeunes dont la plupart des sondages d’opinion laisse entendre la prédilection pour ce type d’engagement1 à un moment où toutes les centrales syndicales connaissent une érosion de leurs effectifs. Si cette redéfinition du militantisme se joue pour une part dans la concurrence interne au champ syndical, elle puise, pour une autre part, son impulsion et ses ressources de légitimité dans d’autres concurrences moins visibles immédiatement comme celles s’exerçant sur l’interprétation et la qualification de l’« aide » apportée. À chaque fois les intervenants ne se résument pas aux seuls acteurs les plus directement intéressés à la construction de la nouvelle offre militante. On ne peut ignorer, par exemple, que l’« humanitaire » est susceptible d’une multiplicité d’usages tant il est devenu un lieu d’investissement pour des individus, des groupes ou des institutions dont l’« humanisme » n’est pas toujours la raison sociale première d’existence : ONG « urgencières » ou « développementalistes » bien sûr mais aussi État, partis politiques, syndicats, collectivités locales2, Commission européenne, entreprises privées ou publiques, ou encore plus inattendu, cabinets de conseil privés livrant clefs en main des projets de développement, mercenaires trouvant dans le label humanitaire un paravent légitime pour poursuivre leurs activités guerrières, chefs et responsables locaux instrumentalisant l’« aide aux victimes » pour leurs propres finalités de pouvoir. Dès lors, le libellé même de l’engagement – « solidarité internationale », « aide humanitaire », « aide d’urgence », « aide au développement » mais aussi « aide de proximité », « lutte contre l’exclusion ou contre les inégalités sociales » – s’avère être moins l’expression d’une vocation « humaniste » ou « altruiste » spontanée qu’une prise de position politique cherchant à démarquer ou à rapprocher le territoire militant investi d’entreprises perçues comme discréditées ou valorisées.

  • 3 J. Siméant note ainsi la forte valorisation actuelle de l’humanitaire (« Entrer, rester en humanit (...)
  • 4 Les « urgencières » s’opposent entre elles, par figures interposées, sur leur rapport au politique (...)
  • 5 Sur l’histoire des ONG, voir Lecomte (B.), « Les ONG. De l’intuition au système, de la liberté à l (...)
  • 6 Condamines (C.), « Les ONG françaises, entre le privé et le public », Esprit, 135, 1988.
  • 7 Sur ce point, voir Husson (B.), « Collectivités locales, ONG et coopération », Économie et humanis (...)
  • 8 Voir Devin (G.), « Les ONG et les pouvoirs publics. Le cas de la coopération au développement », P (...)
  • 9 Il en est ainsi pour toute constitution de groupements. Sur les groupes d’intérêt, voir Offerlé (M (...)

3Les débats vivaces sur la bonne désignation de l’action ou sur le bon label du groupe ne sont pas ainsi de pures polémiques sur les mots. Ils désignent l’enjeu spécifique qu’affrontent les organisations « humanitaires ». La situation de concurrences multiples que connaît l’« humanitaire » ouvre, en effet, sur des rivalités et des critiques croisées remettant en cause précisément la pertinence et le bien fondé des actions menées. Se trouve, en quelque sorte, en question la légitimité politique des actions effectuées, dont le projet de professionnalisation de l’aide humanitaire ou le souci répété de « garantir le sérieux » des tâches accomplies sont l’écho. Que cette quête de légitimité constitue bien un problème politique pour les organismes « humanitaires3 » (jouant différemment pour les « urgencières4 » et pour les « développementalistes »), le discrédit relatif des OSI au nom de leurs errements passés, les images stigmatisantes de « néo-colonialisme », de charité paternaliste5 ou de charity business attachées à certaines actions de développement viennent l’attester. Il recouvre des problèmes pratiques qui renvoient aussi bien à la qualification des groupes mis en place (de leur forme et du recrutement qui est instauré en leur sein) et des acteurs impliqués (leur type de compétence et de savoir-faire) qu’à la possibilité, à partir de la plus ou moins forte reconnaissance obtenue, d’accéder aux deniers publics6, d’élargir les sources de financements7 à un moment où les dons privés sont en chute libre8. Cette situation actuelle de l’humanitaire incite à penser que l’offre de militantisme « expert » au profit des autres lointains, récente et en cours d’élaboration, se construit dans et par les luttes de représentation dont elle est l’objet et qui opposent et rassemblent tous ceux qui cherchent à gagner ou à conserver le droit à l’intervention politique. Si elle résulte ainsi de l’état du possible et du pensable, des contraintes et des ressources conjoncturellement défini par le système d’interactions et d’actions dans lequel ses initiateurs sont pris9, elle reste cependant silencieuse sur les attentes de conduite qu’elle enferme et qu’elle prescrit aux militants lui accordant leurs dévouements, plus encore, comme c’est le cas dans cette enquête, lorsqu’il s’agit d’anciens militants politiques. La lutte sur la définition de la bonne action à entreprendre vient occulter, en effet, le déplacement des préoccupations qui s’est opéré dans le cours du temps et ainsi l’enjeu sur lequel elle s’élève : la question des rapports noués et à nouer avec les autres aidés. Faire l’histoire des catégories dans lesquelles l’humanitaire et l’expertise ont été posés et pensés apparaît comme le seul moyen de le faire ressurgir et, avec lui, les conditions d’invention et de perduration d’un répertoire d’actions spécifique, la mise en forme et la mise aux normes singulières des mobilisations plus ou moins limitées qu’il impose.

L’humanitaire : une cause sans représentés

  • 10 Une partie de ce chapitre a déjà été publiée, Collovald (A.), « De la défense des “pauvres nécessi (...)

4Loin de naître toute armée d’une modification brutale des malheurs du monde liée à la gravité accrue des détresses humaines (aggravation des conflits, augmentation des catastrophes écologiques) ou d’une élévation soudaine du seuil de sensibilité à la violence commise et éprouvée, la cause « humanitaire » résulte d’abord de la reconversion d’une cause politique : celle de la solidarité envers les « pauvres nécessiteux10 ». Si elle marque un véritable changement dans les répertoires d’actions empruntés par ceux qui se vouent à aider les plus démunis, elle est initiée non par des « hommes nouveaux » porteurs d’un nouvel altruisme plus international ou davantage dotés de « conscience morale » que leurs prédécesseurs mais par des modifications ayant affecté les transactions entre différents secteurs jusque-là disjoints sur cette question (État, administration, politique, monde de l’entreprise, journalisme, institutions internationales) et facilité une « transnationalisation » des catégories pour penser les « autres » et leurs aspirations. Les représentations de la vulnérabilité sociale et politique et les modes d’actions destinées à y remédier en sont métamorphosés au point de dessiner les contours d’un nouveau territoire du militantisme dans lequel les « autres aidés » sont relégués au rang de « refoulés » des politiques imaginées pour les « sauver ».

Les décentrements d’une cause

  • 11 Voir respectivement Ryfman (Ph.), La question humanitaire. Histoire, problématiques, acteurs et en (...)
  • 12 Le fait que nombre des historiens de l’humanitaire soient des acteurs de l’humanitaire n’y est san (...)
  • 13 Pour une étude qui fait le lien entre politique abolitionniste de la fin du XIXe siècle et politiq (...)
  • 14 Barret-Ducrocq (F.), Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle. Une sainte violence, Pa (...)
  • 15 Sur le rôle du patronat « éclairé », voir « Paternalisme d’hier et d’aujourd’hui », Le mouvement s (...)
  • 16 Par exemple, voir Topalov (Ch.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses (...)
  • 17 « Utopie missionnaire, militantisme catholique », Le mouvement social, 177, 1996.

5La plupart des travaux ou des discours actuels (encore peu nombreux mais qui se multiplient) s’attachant à retracer l’émergence de pratiques humanitaires, en trouvent les origines historiques dans la création soit de la Croix-Rouge fondée par Henry Dunant en 1864 soit de Médecins sans frontières au moment de la guerre du Biafra. D’autres en situent les prémisses philosophiques dans la Révolution française et l’invention de la démocratie11. S’il ne s’agit pas de nier le rôle que ces divers acteurs ont pu jouer, cette manière de reconstituer l’histoire de l’invention d’un nouveau registre d’actions par la mise en avant de pères et d’événements fondateurs n’en cadre pas moins l’analyse sur une histoire interne de l’humanitaire et écrite de son point de vue12, où les ONG médicales sont les héroïnes, où les contextes de crise ou de guerre sont les conditions révélatrices des autres à aider, où le rapport noué avec eux est uniquement déterminé par l’« urgence » et où la principale rupture retenue par rapport aux pratiques anciennes de solidarité réside dans les stratégies employées, notamment le refus déclaré de la neutralité des intervenants et leur « transfrontiérisme ». En reprenant à son compte une définition de l’« humanitaire » qui, aujourd’hui largement acceptée, est celle de ses figures de proue, elle oublie toutes les autres définitions possibles en ne la replaçant pas dans ce qui lui donne sens et signification : l’histoire plus large des dévouements aux « étrangers pauvres ou en détresse13 ». Si l’on s’y emploie, d’autres filiations surgissent et, avec elles, des acteurs « transfrontières » oubliés ou des « baroudeurs » méconnus comme ceux et celles qui, au XIXe siècle, allaient rencontrer ces étrangers lointains qu’étaient les pauvres des « classes dangereuses » mais habillées de jupons (les dames patronnesses) ou de hauts-de-forme et de cols cassés (les philanthropes utopistes) et à partir d’intentions propres à l’élite sociale à laquelle ils appartenaient14. Actions de bienfaisance privées, inspirées souvent par des motivations religieuses de quête de salut15, elles s’opposaient à d’autres, laïques, en cours d’élaboration et rattachées à un État commençant à construire les linéaments d’une « Providence » protectrice et impersonnelle, que ce soit par l’entremise de ses représentants (notables ou professionnels de la politique) ou de ses nouveaux experts, réformateurs sociaux16. Plus près de nous, les mouvements confessionnels et les mouvements tiers-mondistes participent encore de cette histoire mais en déportant leurs attentions vers les peuples colonisés. Les citer montre alors que l’on est obligé de chercher ailleurs le changement enregistré puisqu’aussi bien les uns que les autres interpellent les pouvoirs coloniaux en place et sont transnationaux17. Plus que dans les modes d’action, la transformation semble s’être opérée dans l’univers mental des défenseurs des « étrangers pauvres ».

6Un enchevêtrement complexe d’histoires parallèles, touchant à la réorganisation des mouvements missionnaires et de la présence de l’Église, au rapatriement et reclassement des cadres coloniaux, à la reconversion des acteurs tiers-mondistes, à la transformation du rôle de l’État et des configurations internationales, aux nouvelles problématisations concernant les « étrangers » a peu à peu décentré et modifié ce qui était en jeu dans les différentes « politiques » conduites en faveur des plus démunis : leur capacité à se « sauver » eux-mêmes grâce à leur auto-organisation (mutuelles, sociétés ouvrières, partis politiques). C’est que si la plupart d’entre elles étaient, jusqu’il y a peu, pensées comme des tentatives de représenter les propres aspirations des milieux défavorisés, d’autres modes de perception et de compréhension des « autres » à aider et des rôles à tenir à leur égard sont venus s’y substituer pour bouleverser les rapports instaurés avec eux au point de les faire devenir les grands absents des diverses actions réputées pourtant remédier à leur situation. On ne peut ici que lister rapidement un certain nombre de différences avec les discours ou actions passés montrant combien la mise en forme de « leurs » intérêts s’effectue actuellement de plus en plus sans eux, faisant apparaître la cause humanitaire comme une « cause sans représentés » condamnée à toujours les rechercher.

Le développementalisme : de la critique de l’État à la pensée d’État

  • 18 Ainsi le CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement), a conçu l’engagement po (...)
  • 19 Voir Cabedoche (B.), Les Chrétiens et le Tiers-Monde, Paris, Karthala, 1990 et Chauvin (M.), Le Ti (...)
  • 20 Notamment avec l’apparition de nouveaux militants chrétiens passés dans les associations comme la (...)
  • 21 Le terme de « Tiers-Monde » apparaît en 1952 en pleine décolonisation sous la plume d’A. Sauvy (da (...)
  • 22 Dimier (V.), « De la décolonisation… à la décentralisation. Histoire des préfets “coloniaux” », Po (...)

7Mouvements strictement confessionnels comme mouvements tiers-mondistes plaçaient au cœur de leur projet, certes sous des formes différentes, la réhabilitation à la fois de l’image et du statut des « étrangers » auxquels ils destinaient leur aide. Les percevant comme des dominés, « ignorés, exploités, méprisés », leurs actions visaient à trouver une solution à leur grande vulnérabilité sociale tout en cherchant à rehausser leur représentation largement stigmatisée. Ce double souci posait ainsi en enjeu des débats et des clivages le problème de l’ethnocentrisme (voire du racisme) et des solutions pour s’en déprendre. De plus en plus étroitement associé au point de prendre à partir des années 1960 une consistance politique jusque dans les organisations religieuses18, il impulsait les mobilisations et incitait à réformer ou à transformer les modes d’action pour mieux les adapter aux deux objectifs fixés19. Le modèle en était la « mission ouvrière », certes considérablement modifiée et laïcisée20, au cœur de laquelle l’image du « prolétariat nécessiteux » façonnait la figure unifiée du peuple voué à tous les malheurs sociaux et par là même méritant un secours qui le libérerait économiquement et politiquement ; c’était elle qui se trouvait transférée sur celle des « étrangers » des pays pauvres et anciennement colonisés, ces « damnés de la terre » membres de « nations prolétaires21 ». Elle justifiait une idéologie de la proximité faite de valorisation du terrain et du contact rapproché avec eux, d’une démarche cherchant à les associer aux actions entreprises soit en les faisant collaborer aux projets envisagés soit en se faisant les ethnologues de leur civilisation ou porte-parole politiques de leur émancipation. C’était jusqu’aux cadres coloniaux22 ou aux administrations ministérielles chargées des relations directes avec eux (comme celle du ministère de la Coopération) qui partageaient, pour des raisons différentes, cette conception des « autres lointains » et des aides qui leur étaient réservées. Politiquement et administrativement marginale et certainement fort éloignée des réalisations concrètes effectuées, cette idéologie n’en était pas moins prégnante sur ceux qui entendaient se dévouer aux « étrangers » du Tiers-Monde et remédier à leur situation. « L’humanitaire », qui gagne en légitimité à partir des années 1980, n’abandonne pas de telles considérations même s’il se construit en large part contre elles. Mais sa lutte pour faire reconnaître le « droit à avoir des droits », en élevant l’expérience singulière au rang d’universel concret, provoque une abstraction des « autres » aidés et leur éloignement par rapport aux enjeux supposés être les leurs. Surtout elle s’opère sur fond de retournement des perspectives adoptées à leur égard ; réappropriée rapidement par l’État et ses experts, la cause humanitaire va, en effet, se trouver intégrée dans un schème de pensée bureaucratique, le développementalisme, qui, en devenant « transsocial » et transnational, renverse la vision portée sur les « pauvres » et les « étrangers » et sur les modes de relations à établir avec eux.

  • 23 Un des critères importants retenus pour classer des quartiers en zones d’aide d’urgence est précis (...)
  • 24 Voir entre autres Dubet (F.) et Lapeyronie (D.), Les quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1992. Donzelo (...)
  • 25 Pour un examen de tels points de vue, Rey (H.), La peur des banlieues, Paris, Presses de Sciences (...)
  • 26 Comme le remarquait J. Verdès Leroux dans sa critique du livre de R. Lenoir, Les exclus paru en 19 (...)
  • 27 La proximité spatiale et sociale des membres des classes populaires et des « étrangers » (que va v (...)

8Rançon du succès : la vision développementaliste de l’aide à leur apporter conquiert, à partir de 1981 et de l’arrivée des socialistes au pouvoir dont beaucoup sont d’anciens tiers-mondistes ou proches d’eux, les hauteurs de l’État non seulement dans le ministère de tutelle (le ministère de la Coopération devient ministère de la Coopération et du Développement) mais également les ministères sociaux. Réimportée des « autres lointains » sur le territoire national, elle sert très vite de prisme à travers lequel déchiffrer les « malaises sociaux » des plus démunis et concevoir les politiques qui leur sont adressées. « Développement social des quartiers23 », « Développement social urbain », « Zones d’éducation prioritaire » puis « Zones urbaines sensibles », « Zones de rénovation urbaine » : même si le lexique s’euphémise, les mesures employées, par-delà les changements de gouvernement, restent cadrées par les mêmes attendus. C’est ainsi une conception « horizontale », binaire et neutre des rapports sociaux qui s’impose au détriment d’une vision critique des relations asymétriques et hiérarchisées que pouvaient exprimer la « lutte des classes » ou les études en termes de domination ou d’exploitation. Elle « prend » d’autant mieux que les organisations ouvrières, rassemblant sur un autre point de vue, commencent à être ébranlées et que les espoirs messianiques placés dans la « classe ouvrière » par nombre d’intellectuels sont sur le retrait. La relative nouveauté d’une situation de chômage prolongé et de formes visibles de précarité sociale (les « nouveaux pauvres ») paraît, en outre, nécessiter de nouveaux modes d’action publique et de nouveaux concepts d’analyse vite alimentés par des travaux sociologiques et économiques24 venant confirmer l’existence d’une « société duale », à « deux vitesses » où riches et pauvres vivraient « côte à côte » et où se serait accompli « un décrochage de la partie “modernisée” de la société opéré sans utilisation de la partie “inadaptée” ni coercition à son égard25 ». En naturalisant des attitudes devenues des destins sociaux et non les résultats des interactions et confrontations sociales et en permettant des évaluations en termes de « manque », de « défaut d’insertion », d’« inadaptation » voire d’« inemployabilité », elle contribue à montrer d’abord comme des « exclus » et des « exilés de l’intérieur » tous ceux qui, par leur appartenance aux mondes populaires, ne répondent pas aux normes de vie et de comportements conventionnellement admises. Elle concourt aussi à dépolitiser les problèmes sociaux26 et, en technicisant leurs solutions, à privilégier le recours aux experts de la bonne forme des liens sociaux et démocratiques plutôt qu’aux professionnels de la représentation ou de la gestion de la vulnérabilité sociale. Mais ce sont aussi les représentations attachées aux « étrangers » qui, par contre coup27, se modifient.

  • 28 Voir Gastaud (Y.), L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000. (...)
  • 29 Lochak (D.), « Les politiques de l’immigration au prisme de la législation sur les étrangers », in(...)
  • 30 Événements comme les « émeutes urbaines », les « violences scolaires » ou les agressions contre le (...)
  • 31 Voir « Les nouvelles formes d’encadrement des classes populaires », Actes de la recherche en scien (...)
  • 32 Ils sont définis ainsi dans la presse mais aussi dans nombre de travaux à prétention sociologique (...)
  • 33 Sur ce point, voir Sayad (A.), La double absence, Paris, Seuil, 1999.

9L’immigration, sous l’effet des fortes controverses publiques qu’elle suscite après le septennat giscardien, prend la double dimension d’un problème politique et d’un problème d’État28. La division entre immigrés clandestins et réguliers, consacrée par le consensus parlementaire de 1984 entre la gauche et la droite classique et renforcée par la présence déstabilisante d’un Front national qui paraît devoir s’enraciner dans la vie politique en mobilisant au nom de la « préférence nationale » impulse toute une série de déformations sur la perception de l’immigration en faisant confondre « jeunes issus de l’immigration » et nouveaux immigrés et regarder ces deux groupes comme des clandestins portés à tous les illégalismes29. Tirant leur réalisme d’événements successifs constitués en affaires périlleuses pour la démocratie républicaine30, les nouveaux traitements dont ils font l’objet appellent l’intervention accrue d’acteurs appartenant aux secteurs dominants (et répressifs) de l’État (Justice, Police) davantage que celle des professionnels de l’encadrement des classes populaires31. L’usage légitime de catégories normatives, juridiques ou morales, pour appréhender leur situation crée en outre une distance à la fois objective et subjective avec leur réalité sociale. Si les « jeunes issus de l’immigration » perdent leurs caractéristiques sociales (d’enfants nés de familles précarisées ou de jeunes sans avenir autre que le chômage ou la rue) en se voyant définis d’abord par leur origine ethnique et leur « culture méchante32 », les « étrangers » souhaitant s’installer sur le territoire national sont désormais essentiellement compris à partir des problèmes qu’ils sont réputés devoir poser à la société d’accueil (« insertion » ou « assimilation » difficiles voire rendues impossibles par leur « culture » poussant au communautarisme contre l’esprit républicain ou à des modes et des conduites de vie radicalement « à part » de ceux qui ont cours en « Occident ») et de moins en moins, si jamais cela fut le cas, à partir de la société d’où ils émigrent et qui constitue un élément de la situation sociale qu’ils emportent avec eux et les fait être ce qu’ils sont33.

Des autres de plus en plus étrangers

  • 34 Si ce n’est sous des formes non conventionnelles et à côté de la politique comme le rap par exempl (...)
  • 35 Comme les ASTI (associations de solidarité avec les travailleurs immigrés) qui se multiplient en F (...)
  • 36 Comme le montre O. Masclet dans son analyse du quartier du Luth à Gennevilliers, municipalité comm (...)
  • 37 Méconnus même dans les travaux universitaires puisque, comme le rappelle G. Noiriel, l’immigration (...)

10L’absence de visibilité politique autonome de la génération issue de l’immigration34, définitive après la perte de vitesse de SOS-Racisme, rend pour une part possible une telle représentation d’elle-même qui se focalise sur les « minorités du pire » : peu de ses membres ont accepté de reprendre la tête des associations destinées à soutenir, sous une forme ou sous une autre, les immigrés en collaborant avec eux35 ; mais lorsque certains d’entre eux ont tenté de participer à la vie associative des quartiers, ils se sont trouvé affrontés à un personnel politique ne pouvant les reconnaître comme les héritiers de ces déshérités sociaux qu’étaient les ouvriers dont il s’était fait le porte-parole et moins encore leur accorder une place sur la scène publique locale36. Doublement absents des cadres de perception qui informent la vie politique, ils sont doublement méconnus37 et, à ce titre, ne peuvent susciter que l’apitoiement ou la peur, ces deux formes aujourd’hui légitimes d’expression des sentiments à leur égard qui sont les deux faces morales d’un même rapport distant. Parallèlement, les « étrangers » restés lointains en restant dans leur pays se trouvent eux aussi soumis à de nouveaux traitements qui entraînent des transferts et des superpositions de représentations ; opérant des liaisons transnationales inédites entre les interprétations et les problèmes qu’ils sont supposés soulever, ils placent ces « autres lointains » et leurs divers représentants, dans une situation contradictoire difficilement conciliable pour qu’ils puissent intervenir avec autorité sur les questions qui les préoccupent directement.

  • 38 Voir « Les Tiers-Mondes », Cahiers français, 270, 1995.
  • 39 Seule l’Organisation des Nations unies comprend, notamment dans son organe délibératif, l’Assemblé (...)
  • 40 Avec une légitimité d’autant plus grande que les rapports de parlementaires européens et français (...)
  • 41 C’est-à-dire une administration « capturée par son milieu de soutien », Spanou (C.), Fonctionnaire (...)
  • 42 Il n’est pas innocent que les principaux centres de documentation publics sur le développement et (...)

11L’effondrement du tiers-mondisme en tant que troisième voie espérée par les dirigeants des pays anciennement colonisés entre socialisme et capitalisme puis la chute des régimes de l’ex-URSS ouvrent, là aussi, sur une représentation bipolaire entre Nord et Sud des relations internationales qui facilite une circulation en forme d’importation-exportation des catégories bureaucratiques de compréhension du monde social et politique. Euphémisation administrative et retraduction obligent : les pays du Tiers-Monde deviennent des pays en voie de développement (ou encore des « pays moins avancés ») aussi bien économiquement que politiquement38. Ils sont ainsi pensés d’emblée comme des demandeurs d’aide mais ne pouvant en bénéficier que pour autant qu’ils se soumettent aux directives de « bonne gouvernance » émises par des organisations interétatiques auxquelles ils n’appartiennent que sur un mode mineur : FMI (Fonds monétaire international), BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement, la « banque mondiale ») voire OMC (Organisation mondiale du commerce) ou OCDE (Organisation de coopération et de développement économique)39. Ces institutions expertes dans la « mise en ordre démocratique » (par les normes qu’elles imposent et par les conseils qu’elles délivrent) vont être rejointes par de nouvelles dont elles deviennent solidaires. L’apparition de nouveaux enjeux économiques et sécuritaires cristallise, en effet, les attentions des responsables européens et nord-américains sur le contrôle des frontières et des flux migratoires ; discriminant entre « ressortissants du Nord » et « étrangers du Sud » au nom de leur culture et plaçant sous surveillance accrue ceux qui appartiennent aux régions pauvres, leurs analyses ne voient plus dans ces derniers que des « immigrés problématiques en puissance » et posent en « bon sous-développé méritant d’être aidé » celui qui demeure à sa place : au loin, dans son pays d’origine40. Elles ont pour conséquences, dans l’hexagone (et dans la Communauté européenne), de modifier la hiérarchie des ministères appelés à gérer les relations avec eux et de redistribuer les compétences. La Défense et l’Intérieur (qui porte de moins en moins bien son nom) dominent sur les Affaires étrangères ou la Coopération. C’est dire que les administrations, comme celles de la Coopération, qui sont peuplées de cadres soit connaisseurs de la situation des pays d’origine des « étrangers » grâce à leur expatriation et aux collaborations techniques qu’ils ont nouées avec eux soit vivant leurs actions sur le mode de la mission et faisant d’elles des « administrations militantes41 », se voient reléguées42 au profit d’autres, plus dominantes et au recrutement plus technocratique, dont les principales préoccupations sont liées aux problèmes d’État du moment et dont les savoirs et savoir-faire concernent leur résolution et leur prévention. Un double mouvement s’est ainsi effectué, qui a travaillé à faire des intervenants sur la cause des « pauvres » ou des « étrangers » non plus des représentants mais des spécialistes de leurs « problèmes » et, dans le même temps, des autres aidés davantage des objets d’expertise que des représentés ayant une voix à faire entendre. Par son entremise, c’est toute la question de la définition des rapports noués et à nouer avec ces derniers, qui originairement hantait dans la concurrence les initiateurs des actions de solidarité, qui disparaît au profit d’une nouvelle : celle de la « bonne » action à entreprendre pour qu’elle soit couronnée de succès.

La bureaucratisation d’une cause

  • 43 Faire abstraction de considérations politiques et religieuses permet de pouvoir négocier avec tous (...)
  • 44 Voir la préface de R. Brauman au livre Le tiers-mondisme en question, Paris, Orban, 1986.

12L’émergence d’un discours humanitaire axé sur les « victimes », déclenchée par des ONG « urgencières » indignées par le sort effroyable réservé aux populations civiles lors de guerres d’un nouveau genre s’inscrit dans ce contexte à la fois politique et mental. Ce discours conduit à penser les actions en faveur des plus déshérités sur le mode de l’assistance professionnelle faisant fi de considérations politiques et religieuses pour penser l’autre dans les termes universels du « prochain » et de « commune humanité ». S’il n’est pas dénué de considérations pratiques43 et s’il ne va pas sans susciter au sein du monde des ONG des conflits avec les « développementalistes44 », il ne prend pas moins appui sur les schèmes interprétatifs, à la fois dépolitisés et misérabilistes, juridiques et moraux, qui les ont impulsées et qui gouvernent désormais les regards des observateurs et des acteurs les plus centraux.

L’humanitaire ou l’expertise du malheur des autres

  • 45 Kouchner (B.), Le droit d’ingérence : faut-il les laisser mourir ?, Paris, Denoël, 1987.
  • 46 Sur la mise en scène médiatique ou intellectuelle d’un répertoire humanitaire, voir Boltanski (L.) (...)
  • 47 Voir Collovald (A.) et Gaïti (B.), « Des causes qui parlent… », Politix, 16, 1991.
  • 48 Le rôle que jouent les médias est là aussi essentiel, voir Cardon (D.) et Laacher (S.), « Les conf (...)
  • 49 R. Brauman cite ainsi l’« intention du geste » parmi les trois éléments qui dessinent le territoir (...)

13Tout en revendiquant un rôle de « tireur d’alarmes » se réservant le droit de « témoigner » et de jouer du « tapage médiatique » pour alerter les gouvernements et les opinions sur les situations terrifiantes qui accablent des populations locales, tout en s’insurgeant aussi contre leurs responsables et participant à la production de nouvelles normes juridiques internationales (droit d’ingérence humanitaire45, juridictions pénales internationales poursuivant les auteurs de « crime contre l’humanité »), les principaux porte-parole de l’humanitaire n’en proposent pas moins également une autre représentation de l’injustice où seuls comptent d’abord les préjudices subis et l’indignation active des plus comblés et non la mobilisation politique des principaux intéressés contre les raisons objectives de leur malheur. Le répertoire d’intervention « humanitaire » tel qu’il s’invente ici est ainsi d’emblée doté d’une ambivalence structurelle tenant à la place instable et difficile à établir à la fois entre et contre des modes d’actions caritatifs et politiques. Celle-ci va se trouver renforcée par les différents investissements dont il va être le lieu. Sa composante qui réduit la visibilité des antagonismes et évite ou élève le blâme (contre la cruauté du « sort » ouvrant sur des détresses extrêmes que ce soit celui des catastrophes naturelles ou celui des conflits meurtriers) entre rapidement en résonance avec une vision médiatique46 portée à exhiber le spectaculaire, jouer de et sur la dramatisation et à rechercher les « responsables » chez les acteurs les plus apparents. Vite investie également par des individus ou des groupes davantage enclins à secourir immédiatement qu’à dénoncer publiquement (si ce n’est sur le mode du scandale moral)47 – restaurants du cœur (1985), première antenne de Médecins du monde (1986) et de Médecins sans frontières (1988), Téléthon (1987) – elle trouve une part de sa légitimité dans les nouvelles manières d’exprimer les « malaises sociaux » ou les injustices ressenties qui exposent les malheurs les plus privés et promeuvent l’expérience la plus intime et la plus profane48 en ressource d’accès à la scène publique. Si une telle réussite inscrit dès lors une tension entre les dévouements et les argumentations « humanitaires » possibles et les soumet à une oscillation constante entre éthique et politique, savoirs profanes et savoirs professionnels, elle n’en concourt pas moins à transformer en enjeux moraux des problèmes sociaux et politiques ; en les sérialisant et les réservant à la conscience de chacun49, elle contribue aussi à placer dans la posture du « spectateur engagé » de la misère du monde et dans une légitimité fragile car sans cesse susceptible d’être remise en cause, ceux qui cherchent à leur porter remède.

  • 50 Pour un autre exemple d’usage stratégique conjoncturel et transnational par l’État d’entreprises h (...)
  • 51 Voir l’article extrêmement intéressant de N. Guilhot, « Les professionnels de la démocratie. Logiq (...)
  • 52 Cela n’est pas sans évoquer la transformation du rôle de l’historien pris dans et par la logique j (...)
  • 53 Ainsi que le signalent à leur façon R. Backman et R. Brauman : « L’humanitaire ayant été confisqué (...)

14Là aussi, revanche du succès : très vite, les termes généraux d’« humanité », de « souffrances subies » ou de « victimes » qui invitent à la compassion et dotent d’une aura vertueuse et désintéressée toute action en direction des plus faibles accomplie en leur nom sont occupés par des instances, des groupes ou des individus dont la raison première d’existence n’est pas uniquement le « bien-être universel » ou la lutte contre le « malheur des autres » mais qui tirent profit de l’ambiguïté structurelle de la référence humanitaire. Ces usages stratégiques de l’humanitaire qui font de sa définition l’objet de multiples rapports de force renforçant son caractère flou et labile redoublent ceux opérés par les États dont la concurrence (diplomatique, économique et géostratégique) au plan international reste vive50. Si Michel Foucault voyait dans les Droits de l’homme une arme de guerre contre les États, désormais ils sont aussi devenus une arme idéologique étatisée tant ils appartiennent à la panoplie des ressources symboliques et politiques de l’État51 lui ouvrant tout un registre argumentaire ou de « double jeu » possible : continuer l’action diplomatique par d’autres moyens là où elle est devenue politiquement difficile, montrer qu’il agit en vertu de grands principes et non en opportunité politique, dénier ses intérêts à s’intéresser aux autres au point d’ailleurs de réussir à se faire oublier comme acteur principal des relations internationales (comme l’attestent les analyses sur son « retour » actuel). La reprise institutionnelle, repérable dans la création de secrétariats d’État en portant le nom à partir de 1986 et perdurant au-delà des changements politiques ou d’organismes communautaires comme ECHO (Office européen d’aide humanitaire) créé en 1991, consacre la légitimité de la cause humanitaire mais en la bureaucratisant sous la forme d’un cadre cognitif « administratif » appliqué aux plus vulnérables. Si celui-ci transforme, qu’ils le souhaitent ou non, le rôle imparti aux défenseurs de l’humanité des autres en les faisant devenir, sur la base de leurs expériences vécues, des experts en « tiers-mondisme » (qu’il soit national ou lointain) participant à la fabrication des jugements sur les « étrangers52 », il préside aussi à la construction d’un « marché national et international de la vertu » dans lequel les « autres aidés » prennent la place d’« administrés » soumis à une logique normative similaire à celle qui s’exerce en interne sur le territoire hexagonal. Avec lui, s’instaure un marché « transnational » des victimes et des causes morales où les unes et les autres sont mises en concurrence pour l’obtention de l’attention publique non seulement entre elles mais aussi avec des causes politiques et des victimes de préjudices sociaux ; ses conditions d’accès, dépendantes d’un spectaculaire médiatique et de catégories administratives, obéissent à des règles de visibilité, de clarté et de moralité telles que des souffrances échappant à ce cadre de perception en deviennent soit ignorées soit inopportunes soit difficilement défendables (insécurité salariale, clandestins « non régularisables » vivant dans la peur d’une arrestation, « mauvais opprimés » se rebellant par les armes et tout aussi brutaux que leurs oppresseurs comme les Tchétchènes par exemple, quand ce n’est pas la chape de plomb que mettent des intérêts économiques savamment négociés et complexifiés sur les massacres de populations civiles laissées à l’abandon de l’intérêt public comme en Afrique noire). Le sens des mots, des rôles dévolus et des politiques conduites se brouille et devient propice aussi bien à des jeux croisés qu’à une logique de la surenchère éthique s’organisant essentiellement entre professionnels et prétendants à ce titre qui défendent, chacun, leur propre compétence « humanitaire » et leur propre comptabilité de la détresse humaine. Quelques exemples parmi d’autres53. « Victime » : le terme appartient aussi au lexique policier et judiciaire, valorisé depuis les « violences urbaines », justifié par la compassion et la protection à exprimer envers les personnes agressées ou ressentant l’avoir été, concrétisé par des sondages d’opinion, des études en « victimologie » ou des associations d’aide et mobilisé contre d’autres interprétations (les « victimes de la misère sociale ») et pour faire pression sur les pouvoirs publics afin d’obtenir reconnaissance et capacité à agir. Politiques sociales ou politiques humanitaires quand des décisions sont prises en faveur des « exclus » passant à travers toutes les mailles du filet protecteur de la sécurité sociale (comme à propos de la couverture maladie universelle) ? La différence, jouant à sa manière sur l’opposition entre « égalité » et « équité », divise les responsables politiques sur le rôle de l’État et celui de ses ressortissants : dans un cas on a affaire au rôle traditionnel de l’État providence, dans l’autre à des mesures extraordinaires reposant sur le bon vouloir éthique des gouvernants ; dans un cas il s’agit d’un devoir de l’État exprimant sa dette à l’égard de ceux qu’il n’a pas su protéger, dans l’autre d’un devoir des personnes secourues d’être à la hauteur des services qu’elles reçoivent et de remédier par elles-mêmes aux malheurs qui les affectent.

  • 54 Bourdieu (P.), « La démission de l’État », in Bourdieu (P.) dir., La misère du monde, op. cit.
  • 55 Voir « La santé en souffrance », in Fassin (D.), Morice (A.) et Quiminal (C.) dir., Les lois de l’ (...)
  • 56 Nouvelles censures officielles qui n’ouvrent pas seulement sur un « double jeu » possible : elles (...)
  • 57 Voir Juhem (Ph.), « La logique du succès des énoncés humanitaires : un discours sans adversaires » (...)

15Un tel brouillage autorise ainsi des stratégies inédites de contournement du politique ou d’habillage idéologique vertueux de pratiques, anciennes ou nouvelles, qui n’en ont pas la motivation première, avec pour effet de déporter les responsabilités soit vers les victimes soit vers leurs oppresseurs les plus visibles. Si elles mettent en place concrètement la légitimité humanitaire, elles n’en font pas moins se rejoindre, dans le plus grand désaccord et la plus grande contradiction, ceux qui prétendent défendre le sort des « étrangers » et des « pauvres » aux vies abîmées et d’abord sans doute parce que les tenants de la « main gauche » et la « main droite » de l’État54 se retrouvent dans l’obligation de se côtoyer voire de s’emprunter des compétences jusqu’alors sectorisées. De firmes transnationales connues pour leur exploitation des conditions miséreuses de vie de leurs « employés » se proposant de développer des sections de « Droits de l’homme » à la place de sections syndicales (comme Nike par exemple), aux militaires astreints à doubler leur activité guerrière d’un rôle de sauvegarde humanitaire (de leurs troupes et des populations locales) jusqu’à ceux qui, gérant la régularisation des sans-papiers ou le droit d’asile, insistent sur la nécessité de soigner ces émigrants plutôt que sur les persécutions qu’ils ont subies en tant qu’opposants politiques parce qu’un tel statut de séjour est souvent plus facile à obtenir comme l’indique Didier Fassin55, la distance est immense. Reste qu’ils contribuent, avec d’autres, en consolidant l’humanitaire comme intérêt politique collectif émergent, à imposer de nouvelles censures officielles qui troublent la division du travail public habituelle entre les secteurs de l’État en « droitisant » sa gauche et « humanitarisant » sa droite56. Reste aussi qu’en individualisant et sérialisant les problèmes (et les malheurs) et en les débarrassant de toute conflictualité57, ils font de l’aide à apporter une aide « non négociable » d’experts envers des « victimes passives » sur laquelle ces autres « souffrants » n’ont pas à se prononcer si ce n’est pour l’accepter.

Le cercle fermé de la vertu

  • 58 Les critiques entre « humanitaires » sont extrêmement vives, voir par exemple, sur la question des (...)
  • 59 Les ONG humanitaires comme Médecins du monde, Aide et Action, Médecins sans frontières se sont dot (...)

16Tend à se construire un espace d’interventions et de solidarités humanitaires dont l’accès considérablement haussé relègue au rang de profanes voire de « profanateurs » tous ceux qui sont porteurs d’une autre vision de l’humanité, moins « élevée et universalisée » et/ou plus arrimée aux différences de contextes sociaux et politiques : qu’il s’agisse de membres des groupes populaires pour lesquels la solidarité est d’abord collective et se fait soit sans s’avouer soit sans se dire dans les termes aussi singuliers que la « commune humanité », de militants politiques nationaux ou étrangers qui entendent combattre les raisons du malheur aussi bien que sa réalité ou des résistances actives de ceux vers lesquels les dévouements se tournent. Même les divisions et les critiques croisées régnant au sein de cet espace (contre les anciennes formes d’aides aux « autres lointains » qui perdurent encore, contre les performances réalisées ou les stratégies adoptées dénoncées soit comme déployant un arsenal technique démesuré et d’une richesse par trop voyante soit comme participant au renforcement de la situation qu’elles prétendent atténuer58), en lui assurant les profits moraux de la réflexivité incessante et de la lucidité déontologique59, concourent à le refermer sur ses propres enjeux et à faire sortir du cercle des initiés les autres aidés et leurs représentants attitrés.

  • 60 En 1997, 61 % de l’enveloppe financière accordée aux OSI par le ministère de la Coopération ou cel (...)
  • 61 Daum (Ch.), « La coopération, alibi de l’exclusion des immigrés ? L’exemple malien », in Fassin (D (...)
  • 62 Sur l’humanitaire voir par exemple Marchall (R.), « La militarisation de l’humanitaire : l’exemple (...)
  • 63 À l’instar des réflexions de J. N. Rosenau sur le nouvel ordre mondial, voir Turbulence in World P (...)
  • 64 L’enquête menée par P. Dauvin, J.-P. Masse et J. Siméant qui sont allés sur le terrain observer de (...)

17On voudrait pour preuve de la coupure instaurée, qui rejoue autrement le mécanisme de la professionnalisation politique, l’insistance des administrations qui financent les OSI sur le volontariat et sa professionnalisation au détriment du soutien aux actions de terrain60, la mise à l’écart des ONG du Sud ou celles montées par des immigrés en faveur de leurs compatriotes restés au pays61 jusqu’au droit d’ingérence qui se fait au nom d’un peuple contre des autorités politiques qu’il subit mais aussi au nom d’un droit humanitaire international auquel il n’a pas participé et sur lequel il ne lui est pas demandé de s’exprimer autrement qu’en l’approuvant. Le désencastrement politique de la cause humanitaire (parfois d’ailleurs contre ses principaux tenants) s’accompagne ainsi de l’effacement des « autres » en direction desquels ses actions se déploient, métamorphosés en « bons » ou « mauvais » élèves du développement, de la démocratie ou du respect des droits humanitaires et toujours emprisonnés dans les défauts de leurs origines culturelles. Il rencontre un état des connaissances accessibles sur les pays non occidentaux lié à la hiérarchie des légitimités propre au monde intellectuel et universitaire : les analyses sur les « étrangers » appartiennent au domaine longtemps à part des areas studies, peu sollicités et souvent peu entendus alors même qu’ils dressent une autre image de leur réalité à la fois plus complexe et moins ethnocentriste (en rappelant notamment leurs capacités d’autonomie et de résistance par rapport aux modèles imposés)62 ; en même temps ceux qui étudient aujourd’hui les organisations humanitaires tendent à focaliser leur attention sur leurs modes d’action transnationaux63 et non sur leurs activités concrètes sur le terrain64 ou les relations avec les populations locales qui en sont la cible.

  • 65 Latour (B.), Les microbes. Guerre et Paix, Paris, Métailié, 1984.
  • 66 Pinto (L.), « Le consommateur, agent économique et acteur politique », Revue française de sociolog (...)
  • 67 Sur ce problème de représentation politique, Suaud (C.), « Le mythe de la base », Actes de la rech (...)
  • 68 Sur ce point, voir Bayard (J.-F.), L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
  • 69 Par exemple, c’est en raison des dangers encourus sur le terrain (plusieurs représentants de MSF o (...)

18Dès lors les militants se dévouant aux « autres lointains » se retrouvent dans une situation tout à fait singulière : les « autres » avec lesquels ils sont en contact direct sont d’abord leurs coéquipiers et les concurrents d’autres organisations humanitaires avant cet « autrui lointain » auquel ils destinent leur engagement de telle sorte que l’offre de loyautés qu’ils proposent et qu’ils incarnent a tout d’une « offre sans attentes » hormis celles dont ils l’investissent et s’investissent eux-mêmes. Le problème pratique qu’ils affrontent est ainsi d’avoir à créer et recréer sans cesse les « autres à aider » et les liens de proximité les unissant à eux, de façon relativement similaire à celle que décrit Bruno Latour65 à propos de Pasteur inventant le pasteurisme avant d’avoir découvert les microbes ou celle analysée par Louis Pinto66 montrant que c’est la création d’un espace institutionnel de représentants qui a permis de faire apparaître le groupe des « consommateurs ». Étrange altruisme dans lequel des dévouements précèdent l’existence de ceux vis-à-vis desquels ils sont censés se déployer67, mais dans lequel aussi l’espace des engagements et des manières de les concevoir est enserré dans de multiples contraintes souvent contradictoires : il y a tout lieu de penser que l’« autre » qu’ils anticipent de rencontrer en sera d’autant plus imaginé et le fruit de constructions bricolées68. C’est dire qu’une des épreuves à laquelle les militants de la « solidarité internationale » sont le moins préparés va résider dans la confrontation en face-à-face avec la population locale, ses représentants et les enjeux qui les animent parce que, évitée par le mode d’action emprunté et le schème de perception appliqué, elle ne peut posséder que l’inquiétante intrangeté d’une expérience imprévue69. C’est dire aussi que ce qui est présenté comme une activité pragmatique touchant au concret et à l’efficacité tangible et revendiquée comme telle au nom de l’expertise risque de revêtir la figure abstraite des choses qui n’existent pas en dehors des invocations et des justifications plus que celle des raisons pratiques qui motivent et déterminent l’action.

  • 70 Sur le travail d’interprétation et de reformulation que suppose toute cause, Felstiner (W.), Abel (...)

19En effet ce qui est demandé aux militants pour entrer dans l’univers mental de l’expertise humanitaire et s’y conformer, c’est l’adoption d’un point de vue singulier sur les autres auxquels ils se consacrent. Pour les militants des clubs CODEV, il a tout d’une reconversion idéologique. Eux qui ont été des militants chrétiens passés par le tiers-mondisme et les organisations de gauche ou d’extrême gauche doivent apprendre à se défaire de toutes considérations politiques ou religieuses pour penser les autres et l’aide à leur apporter. Ils doivent s’initier à limiter leurs enjeux, refuser de placer l’injustice à la source de leurs dévouements et techniciser leur indignation au point de la faire oublier dans des actions sérialisées et ponctuelles. S’ils doivent ainsi acquérir « la théorie de leurs pratiques » en rendant perceptible, et d’abord à leurs propres yeux, la réalité « technique » des difficultés qu’ils se destinent à résoudre par la mobilisation de leurs compétences professionnelles, ils ont aussi à reformuler les griefs des populations locales en « demande d’aide au développement70 ». Difficile, exigeant, cet exercice pratique de rééducation de soi encourage leurs investissements au moment où ils entrent dans ce type d’engagement et avant le départ sur le terrain. Leur inscription dans le champ humanitaire tout comme la position spécifique qu’ils y occupent, plus en retrait des attentions médiatiques, les aident dans cette mise à distance des autres aidés et de leurs conditions concrètes d’existence. En même temps, la conception managériale de l’efficacité qu’ils empruntent, en orientant leurs énergies dans des pratiques de contrôle de l’action avant et après coup et en délaissant celles qui portent sur l’interaction avec les bénéficiaires de leur sollicitude, redouble cette séparation et les met, quoi qu’ils en veuillent, dans un porte-à-faux inattendu avec leur activité de solidarité.

L’expertise humanitaire : une issue pour une légitimité politique instable

  • 71 Puisque c’est bien de syndicalisme ouvrier qu’il s’agit quand est évoqué le modèle précédent du mi (...)
  • 72 Comme le remarquent G. Groux et R. Mouriaux, il faut rappeler « la fermeté des pouvoirs publics et (...)
  • 73 Selon les mots de M. de Certeau, « La beauté du mort », La culture au pluriel, Paris, Bourgois, 19 (...)

20La revendication d’efficacité et sa mise en œuvre sous la forme de mode d’intervention ciblée, contractuelle, restreinte, faisant appel aux compétences professionnelles et mettant entre parenthèses toute considération politique et confessionnelle, généralement acceptées sans interrogation, méritent alors d’être examinées sans préjuger que c’est bien elles qui impulsent et structurent les engagements. La question ici n’est pas d’évaluer cette efficacité pour mieux la dénier ou l’accréditer : la phrase de Weber sur les effets imprévus de l’action, même la mieux contrôlée, suffirait à servir de garde-fou contre une telle tentation peu sociologique. La question est d’en comprendre les modalités de formation et d’imposition en restituant l’histoire des conditions de fabrication et d’acceptabilité de la forme d’expertise qu’elle affiche. La tenir pour évidente et l’imputer d’emblée aux modes d’interventions empruntés par le militantisme « expert » reviendrait sinon à reprendre, sans compte d’auteur, une définition toute particulière de l’efficacité opposée directement à celle, politique, défendue classiquement par les syndicats et les partis politiques. Cela conduirait d’une part à entonner l’hymne à la déploration de l’impuissance des syndicalistes ou des hommes politiques pour mieux chanter celui de l’éloge aux experts et d’autre part, plus incidemment, à relire rétrospectivement l’histoire du mouvement ouvrier71 qui a « modélisé » les militantismes politiques, selon un schème moral déconsidérant une efficacité conçue comme rééquilibrage des rapports de force, mobilisation du plus grand nombre pour peser face à ceux qui ont la puissance sociale et politique avec eux ou horizon possible des luttes et actions menées collectivement pour l’ériger en marque des anciens (ou des archaïques) contre les modernes72. Serait ainsi rejouée, une fois encore mais autrement, la grande scène de la fin du monde ouvrier et du déclin de son rôle historique dans laquelle la « classe ouvrière » défunte ne posséderait même plus la « beauté du mort73 ».

21Du coup serait manqué le plus étonnant : l’emprunt, par une fraction du militantisme (syndicalisme et mouvements humanitaires), d’une définition de l’efficacité à la fois technocratique et managériale propre aux hauteurs de l’État et à celles de l’entreprise, emprunt traduisant la valorisation sur la scène publique de l’expertise comme mode d’intervention adapté pour résoudre les problèmes sociaux présents et à venir contre des points de vue plus politiques. L’humanitaire sous l’aspect de l’aide au développement y prépare sans doute puisqu’il place les OSI directement dans l’orbite des pouvoirs publics pour lesquels la coopération et le développement sont d’abord des enjeux d’État. Mais il y entre également des raisons qui tiennent, à la fois, aux modifications des relations entre État, entreprise et syndicats et à la constitution d’un schème de compréhension de ce que doit être la « bonne action publique » commun aux fractions les plus hautes de ces différents univers.

Les conditions d’acceptabilité d’une efficacité managériale

  • 74 Devin (G.), « Les ONG et les pouvoirs publics », art. cité.
  • 75 Au point de parler d’un « ensemble de micropolitiques » plus ou mal coordonnées, voir Adda (J.) et (...)
  • 76 Une première tentative est lancée par P. Abelin, ministre de la Coopération en 1975, qui restera l (...)
  • 77 Le Bureau des œuvres privées s’est ainsi transformé en Bureau de liaison des ONG (BLONG) puis en s (...)
  • 78 Voir Subaiy (E.), « Une nouvelle militance internationale : la croissance des OSI », Cultures et c (...)
  • 79 Comme les dépôts de bilan des grandes OSI : Équilibre, Medicus Mundi.
  • 80 Fourquet (F.), Les comptes de la puissance. Histoire de la comptabilité nationale et du Plan, Pari (...)

22Depuis près de quarante ans, comme le signale Guillaume Devin74, la politique dite de coopération et de développement menée par l’État est soumise à des critiques sur ses dysfonctionnements, son inadaptation et son inefficacité75. De réformes de structures, souvent partielles, toujours inachevées, en incitations répétées à « associer la société civile » et notamment les ONG aux décisions publiques76, les administrations de la Coopération et du MAE (ministère des Affaires étrangères) se sont ouvertes aux OSI instaurant des collaborations, particulièrement au sein de structures de recherche sur le développement, et poussant à des rapprochements. En même temps, les modes de financements ont évolué : on est passé de financements à des structures comme c’était le cas dans les années soixante pour le CFCF (Comité français pour la campagne mondiale contre la faim), l’AFVP (Association française des volontaires du progrès) ou les œuvres religieuses77, à des financements dirigés vers les projets dont le renouvellement est lié, au moins officiellement, à une obligation de résultats. Cette injonction à présenter des rapports de gestion et de réalisation impulsée par les ministères d’abord dans un souci de reconnaissance, s’est renforcée avec la création d’ECHO en 1991 qui assure de plus en plus une part du financement des actions de solidarité internationale78. Un double changement s’est ainsi produit, réorientant les lignes d’action. L’introduction de l’économique et de l’urgence des financements au sein d’organismes ou d’associations se donnant pour projet l’aide désintéressée aux autres bouleverse les pratiques anciennes et crée de nouvelles sanctions79 ; elle s’accompagne de la diffusion et la réappropriation par un ensemble de groupements situés différemment dans l’espace social et politique d’une grille de pensée qui a pris son essor, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, chez certains hauts fonctionnaires chargés de l’économie se vivant comme des « modernisateurs » voulant restaurer une autorité politique exécutive80.

La force d’une croyance

  • 81 Voir Rouban (L.), « La modernisation de l’État et la fin de la spécificité française », Revue fran (...)
  • 82 Cette réforme des modes de gouvernement s’est adossée à de nouvelles technologies sociales s’appuy (...)
  • 83 En 1983, la direction de la Prévision organise, pour la première fois, un grand colloque sur ce th (...)
  • 84 Sur la transformation de la légitimité directoriale sous l’angle managérial dans les grandes entre (...)
  • 85 On en trouve des traces aussi bien dans des ouvrages scientifiques : voir Crozier (M.), État moder (...)
  • 86 Comme le notent L. Boltanski et P. Bourdieu, « La planification est la forme spécifiquement économ (...)
  • 87 Ce décret porte la création d’un dispositif interministériel d’évaluation articulé autour d’un Com (...)
  • 88 Le lancement de la nouvelle expertise s’opère après un colloque tenu à HEC en 1980 par des profess (...)

23Cette grille de pensée fonctionne comme une croyance dans une possible efficacité des interventions publiques qui repose sur une vision particulière de l’action politique. Progressivement constituée en objet de savoirs et de savoir-faire légitimes sous l’effet de l’importation des États-Unis d’une technologie de la planification de l’économie nationale puis de sa traduction en planification de l’action publique, elle est confortée par l’usage de techniques managériales en techniques de gouvernement81 bannissant tout pouvoir institué sur des rapports de forces et réclamant une euphémisation du contrôle social82. Se trouve alors favorisé le développement des analyses en termes de politiques publiques et de leur évaluation83, imposée une image normative du « bon » représentant (politique ou d’une entreprise84 ou de l’État) comme « décideur », « cadre responsable », « moderne car gestionnaire et modeste85 » et constituée une idéologie « neutre » dans laquelle l’expertise s’élèverait sur les décombres des passions politiques86. Même si elle va achopper dans son application sur des résistances ministérielles fortes devant ce qui est pris pour un outil de contrôle, la tentative du gouvernement Rocard, en janvier 1990, d’imposer par décret des procédures d’évaluation des politiques publiques posées comme gage de la démocratie et de la modernisation de l’État est le signe du succès social de cette croyance devenue le sens commun de l’État et des hommes d’État modernes87 : tous, hauts fonctionnaires, hommes de gouvernement, chefs d’entreprises, au-delà de leurs divergences idéologiques et de leurs différences professionnelles, se posent, en effet, la question des effets réels (identifiables et mesurables après-coup) de l’action publique, tous, encore, voient dans cette manière de faire un moyen de réduire l’incertitude liée à toute gestion publique du social et d’anticiper ses « effets pervers » (avec une urgence d’autant plus pressante que l’impuissance à trouver des solutions aux malaises sociaux existants est vivement ressentie)88.

  • 89 Le recentrage est inauguré en 1978 par le rapport Moreau et entériné au Congrès de Brest en 1979 p (...)
  • 90 La CFDT, montrée comme le groupe phare de la « deuxième gauche », « allie la rigueur intellectuell (...)

24Une telle croyance dans le contrôle après et avant coup de toute intervention sur le monde social se trouve alors douée d’une forte capacité à s’imposer, même dans le conflit et au prix de résistances dispersées, à des organisations « humanitaires » d’autant plus prêtes à l’accepter que le rendement des actions menées sur le terrain est une de leurs premières préoccupations et que leurs porte-parole sont engagés dans des interactions de face-à-face de plus en plus fréquentes avec des hauts fonctionnaires (dont dépend également leur accès à la décision et aux financements). Son introduction, plus tardive, dans l’univers syndical demande cependant à être explicitée tant elle intervient dans un espace privilégiant jusque-là une définition politique de l’efficacité. La position de la CFDT dans le champ syndical et l’enjeu spécifique que recouvre, pour elle, la solidarité internationale ne sont pas étrangers à son accord avec cette vision de l’expertise et de l’action compétente. Se concevant dès l’origine comme un « laboratoire d’idées », elle n’a jamais renoncé à cette image d’elle-même qui la distingue des autres confédérations même si, bien sûr, elle s’est définie également comme révolutionnaire puis, rapidement, gestionnaire89. C’est aussi que cette image d’elle-même a été vite promue et valorisée comme porteuse de renouveau et de modernité contre la CGT et le PCF de l’époque par des intellectuels cherchant à placer leurs espoirs de transformation sociale ailleurs que dans la « classe ouvrière » et ses modes traditionnels de revendication et tentant de se débarrasser d’une lecture marxiste des phénomènes sociaux alors dominante dans les champs intellectuel et politique. Stratégie double de prétendants : même si dans le cours du temps elle a changé de contenu, l’image a fonctionné comme assignation identitaire d’autant plus vigoureuse qu’elle s’imposait progressivement sur différentes scènes : universitaire, médiatique, syndicale et politique90.

  • 91 Et encouragent le regroupement des ONG en collectifs pour disposer d’un interlocuteur cohérent « p (...)
  • 92 Voir Dagnaud (M.) et Mehl (D.), L’élite rose, Paris, Ramsay, 1982. Voir également Willard (C.), La (...)
  • 93 Par exemple les lois Auroux sont inspirées en partie des réflexions préalables débattues au sein d (...)
  • 94 Il s’agit d’une structure d’échanges consultative que deviendra interministérielle en 1988. À note (...)
  • 95 Par exemple, E. Maire discute avec M. Foucault dans la revue Le Débat (25, 1983) ou est interviewé (...)
  • 96 Même s’il faut là ne pas penser la CFDT comme marchant d’un seul pas ; il existe des tensions et d (...)
  • 97 Voir Groux (G.) et Mouriaux (R.), « Syndicalismes sans syndiqués. Dimensions et dilemmes », art. c (...)
  • 98 La CFDT, à partir de 1997, a fortement progressé dans le collège des cadres où elle arrive premièr (...)
  • 99 Comme le dit N. Notat, « Mon boulot c’est de me coltiner le patronat » (Le Parisien, 29 août 2000)

25En effet, la CFDT compte parmi ses proches nombre d’intellectuels et d’universitaires qui posent en experts des mouvements sociaux et des problèmes de société, multiplient les interventions publiques, accèdent aux tribunes de presse et bien souvent côtoient et conseillent les responsables politiques en préconisant la modernisation de l’État sur la base d’une réflexivité sur les politiques publiques engagées et d’une remise en cause des procédures hiérarchiques au profit de la mobilisation des compétences. Sa rupture avec une définition confessionnelle de son implication publique ne l’a pas coupée en outre des réseaux chrétiens parmi les premiers à s’engager pour une aide humanitaire internationale tout comme son militantisme en faveur du Tiers-Monde dans les années 1970 lui a permis de nouer de fortes relations avec des hommes politiques venus de l’extrême gauche et convertis ensuite au PS pour en constituer l’« avant-garde réformatrice ». L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 lui offre l’occasion de faire entendre sa voix. Elle est proche du premier ministre socialiste de la Coopération, Jean-Pierre Cot et de ses conseillers ministériels qui font d’emblée acte de reconnaissance des associations « humanitaires91 »; elle crée, la première, une ONG, l’Institut Belleville, en 1982 montrant son ouverture à des préoccupations désencastrées des seules luttes sociales. Mais, elle fournit également nombre de militants ou de proches à d’autres cabinets ministériels92 quand le projet était de « changer la vie » en changeant le monde social puis quand il a fallu conformer la vie sociale aux rigueurs économiques. Certains même des siens sont devenus ministres voire président la Commission européenne. Au-delà de ces réseaux préconstitués, ce sont aussi des thèmes sur lesquels elle était déjà mobilisée qui sont passés dans les réformes prises par les gouvernements socialistes successifs93. Sa proximité avec la vision technocratique et managériale (les clubs CODEV de 1986 reprennent le sigle ayant cours au sein de l’État où est créée, en 1983, une COCODEV – Commission Coopération-Développement94) ainsi largement préparée depuis plusieurs années est renforcée par l’inflexion que connaissent ses lieux d’investissement (où se nouent d’autres réseaux de relations et de contacts plus informels) et qui enregistre et conforte à la fois son passage à une position centrale dans le champ syndical : moins la rue que les colloques ou les revues intellectuelles, où sont sollicités experts nationaux et internationaux et débattus des thèmes insistant sur la « mondialisation » des problèmes sociaux95 ; moins la protestation que la direction d’organismes sociaux (comme l’UNEDIC à partir de 1992 ou la Caisse d’assurance maladie ravie à FO en 1996) ou la négociation96 : négociation de plus en plus axée sur l’entreprise qui est apparue comme un lieu contractuel majeur après les lois Auroux de 1982 et l’apparition de pratiques patronales « fondées non seulement sur l’émergence de techniques sociales de gestion directe mais aussi sur la mise en œuvre de nouveaux compromis sociaux » donnant aux accords d’entreprise une ampleur jamais atteinte97 (la CFDT est la confédération qui signe le plus d’accords d’entreprise); moins le face-à-face avec les OS ou les immigrés (comme c’était le cas à ses débuts) que les discussions médiatisées avec les cadres et les professions intellectuelles salariées98 ou encore, au sein d’instances paritaires, avec les représentants du MEDEF99 et de l’État (eux aussi enclins à soulever les problèmes de contraintes « mondiales »).

La coalition des compétences

  • 100 À tel point que l’on ne peut plus trop savoir qui est à l’origine (si tant est que cette recherche (...)
  • 101 Par exemple, P. Rosanvallon dans La question syndicale (Paris, Seuil, 1988) rappelle d’abord le no (...)
  • 102 Topalov (Ch.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, (...)
  • 103 Ce qui laisse apparaître l’allongement (voir Champagne [P.], Faire l’opinion, Paris, Minuit, 1989) (...)
  • 104 Collovald (A.) et Mouriaux (R.), « Les conceptions syndicales de Pierre Mendès France et ses relat (...)
  • 105 Dulong (D.), Moderniser la politique. Aux origines de la Cinquième République, Paris, L’Harmattan, (...)

26Si ces transformations affectent également les autres confédérations, chacune différemment, et contribuent à bouleverser les rapports de forces internes au champ syndical, elles ont comme effet de tirer la CFDT vers le « bureau d’études », de la rapprocher, conjoncturellement, des « décideurs » et de favoriser son adoption du cadre cognitif propre aux hauteurs administrative, gouvernementale et entrepreneuriale. Cette circulation d’une croyance et d’un schème de pensée entre des secteurs sociaux jusque-là disjoints provoque, en retour, une forme de circularité des préoccupations des principaux porte-parole de chacun de ces univers, de leurs manières de les aborder et de les traiter et parfois même d’envisager les remèdes à leur apporter100. Elle libère et autorise alors de nouveaux discours, jusque-là peu envisageables ouvertement dans l’univers militant, sur le rôle que doit endosser désormais le syndicalisme, qui, crédités par les constats sur son institutionnalisation101, tendent à dévaloriser les anciens mots d’ordre d’appel à la lutte collective et les répertoires de la contestation (comme le disait Edmond Maire en 1985, « le plus grand acquis syndical depuis 1968, c’est d’avoir imposé l’économie de la grève ») : être un « syndicat de services » (Nicole Notat) ou une « agence sociale » (Pierre Rosanvallon) offrant une gestion individuelle des carrières professionnelles plus qu’une structure de mobilisation et d’encadrement de syndiqués nombreux. La constitution d’un tel cercle à la fois de connaissances et de légitimité n’est pas un phénomène inédit ; il n’est pas sans évoquer la formation d’une « coalition agissante » qu’étudient Christian Topalov et Suzanna Magri102 à propos des réformateurs sociaux du début siècle mais il se joue ici, et c’est sa nouveauté, de façon élargie avec des syndicalistes, des intellectuels, des universitaires et des journalistes dont les affiliations amplement diversifiées font d’eux des « hommes multiples » et « transfrontières » (disciplinaires, nationales et internationales)103 et sous la forme d’investissements dans une crédibilité scientifique cherchant à affranchir les nouvelles pratiques de leurs origines idéologiques. Il n’est pas exceptionnel non plus dans l’histoire de la CFDT si l’on songe au groupe Reconstruction qui participa à la nébuleuse mendésiste et entreprit de déconfessionnaliser la CFTC104 en fondant l’actuelle confédération de Nicole Notat ou encore à l’appartenance de syndicalistes CFDT aux différents clubs politiques des années 1960 (comme le Club Jean Moulin) dans lesquels se rencontraient, à côté d’hommes politiques de gauche, les jeunes gardes du patronat, du CNJA (Centre national des jeunes agriculteurs), des hauts fonctionnaires, des intellectuels et des journalistes105.

  • 106 Il est intéressant ainsi de noter que J. Kaspar (dans son introduction déjà citée au livre de P.-E (...)
  • 107 Voir Karila-Cohen (P.) et Wilfert (B.), Leçon d’histoire sur le syndicalisme en France, op. cit., (...)

27C’est dire que la collaboration à une « coalition agissante » placée sous le signe de l’expertise et de la dépolitisation est ainsi rendue encore acceptable par l’opportunité qu’elle crée de remettre la centrale syndicale en ligne directe avec elle-même, avec ses origines et son passé, et d’abandonner une filiation à la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier empruntée dans les années turbulentes de l’après 1968 sans avoir le sentiment de renier son identité106. De même permet-elle de convoquer en père fondateur des nouvelles orientations politiques Edmond Maire qui, en 1984, évoquait déjà les mutations contemporaines des mentalités des jeunes salariés « porteurs d’un projet individuel qui se traduit, dans l’entreprise, par des demandes d’horaires de travail différenciés, d’autonomie dans la gestion de leur travail, de leur formation individuelle, de carrière professionnelle ». « À ignorer cette volonté d’identité personnelle de plus en plus forte, le syndicat se coupe des salariés et laisse le terrain libre au patronat, qui a déjà montré sa capacité à l’occuper » concluait-il107. Partant, elle offre l’occasion de mettre en continuité avec les prises de position présentes des projets anciens (attention aux revendications nouvelles même individuelles, reconnaissance du syndicat dans l’entreprise, réforme de l’entreprise) voire un vocabulaire spécifique (« solidarité », « humanisme », « recherche d’emploi active ») en masquant les changements de signification intervenus dans le cours du temps et des positions successivement occupées.

Comment concilier des inconciliables ?

  • 108 Elle déclare ainsi dans un entretien : « L’idée que l’individu veut être reconnu, veut exister, ve (...)

28Ressource puissante socialement, l’adhésion à une légitimité fondée sur l’efficacité « managériale » et l’expertise impose néanmoins des contraintes particulières. Pour les responsables syndicaux, elle oblige à se montrer adapté aux temps présents et futurs et à savoir décrypter à l’avance les signes révélateurs des problèmes sociaux et annonciateurs des difficultés à venir. Elle prescrit de les trouver d’abord dans les réflexions menées dans le huis clos des débats entre « décideurs responsables » et dans les travaux d’analystes du monde social (et non dans les expériences quotidiennes vécues par les militants lors de leurs contacts avec les autres salariés ou dans les rapports de force traversant les relations professionnelles). Enrôlement des savoirs auquel les dirigeants de la CFDT (et leur entourage) sont habitués, rendu possible aussi par la porosité des frontières entre les univers d’appartenance et le capital culturel dont disposent collectivement les responsables de ce syndicat. On comprend bien alors en quoi les études sur les « nouvelles formes de militantisme » ne peuvent que les intéresser au point que Nicole Notat en reprenne presque mots à mots les conclusions pour justifier le projet pour un autre syndicalisme108 : elles confèrent un crédit sociologique à ce projet de rénovation en même temps qu’elles témoignent de son bien fondé puisqu’il se trouve vérifié dans les nouvelles attitudes relevées chez les salariés. Mais l’on comprend également le risque qu’il y a à reléguer ainsi toutes les autres formes d’expertise sur le monde social (expériences sociales vécues, apprentissage sur le terrain dans la confrontation en face-à-face avec les plus démunis, savoir-faire de mobilisation, connaissances apprises par le métier même de syndicaliste, etc.) qui sont celles, entre autres, des militants « de base » mais aussi celles des groupes sociaux qui bénéficient de la sollicitude militante : risque d’une coupure avec des militants actifs qui, eux aussi, participent à la définition de l’action syndicale et de ce pour quoi elle est faite ; risque de voir surgir au sein même du syndicat une contestation revendiquant justement une forme d’expertise contre celle de la direction (comme en témoignent les dissidences qui se sont faites au tournant des années quatre-vingt-dix) ; risque également, en lisant le monde à travers le prisme des débats ou des rapports d’experts, de créer une distance (à la fois objective et subjective) avec les principaux concernés par les actions militantes. D’une certaine façon, en effet, l’imposition d’une nouvelle définition de l’expertise ou de l’efficacité joue comme procédure de délégitimation ou de déstabilisation des savoirs militants dont la plupart sont issus des situations de face-à-face ou de rapports de force.

  • 109 L’appel, à partir du milieu des années 1970, « aux forces vives de la nation » et notamment aux ON (...)
  • 110 Voir entre autres Lipsky (M.), Street level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Serv (...)

29Sous cet angle, les actions de « solidarité internationale » constituent des enjeux tests pour la CFDT et il n’est pas innocent qu’une enquête ait été commanditée pour les analyser. Enjeux tests car elles exemplifient ce militantisme « dépolitisé » et « déconfessionnalisé », ad hoc et expert qu’elle revendique, qu’elles réinscrivent le mieux la centrale syndicale dans son propre passé « humaniste » ouvert aux autres lointains et qu’elles illustrent pratiquement ses appels à la solidarité sur le terrain aujourd’hui hautement valorisé de l’« humanitaire » et de la « mondialisation » des problèmes sociaux : tout ce qui, on l’a vu, appartient à sa stratégie de réorganisation du militantisme qui tente de convertir militants et salariés aux nécessités du « dialogue social » et de l’intégration des dimensions internationales (ou mondiales) des enjeux sociaux109. Dès lors si la nouveauté du moment est dans la diffusion au sein du militantisme syndical d’un cadre de pensée et d’une forme d’action « administrative » ou entrepreneuriale jusqu’à des dévouements qui se donnent l’altruisme humanitaire comme cause d’allégeance, reste à se demander comment cette expertise est mobilisée concrètement dans le cours même des différentes tâches accomplies par les militants des clubs CODEV. Rien ne dit qu’elle s’applique immédiatement sans réappropriation, redéfinition ou dilemmes. Ce serait même l’inverse si l’on en croit les analyses sur les « guichetiers », ces acteurs qui sont au contact des populations locales visées par l’application des décisions publiques110. Rien ne dit non plus que tous adoptent une définition commune de l’efficacité, en partagent les mêmes attendus et l’investissent de la même certitude. Comment cet accord se crée-t-il entre une « base » militante et une direction ? Il y a tout lieu de penser qu’il s’opère dans le plus grand désaccord sur les règles et les répertoires d’action à suivre et sur les visions des autres aidés tant la distance est grande entre les « métiers » politiques que mettent en œuvre les membres de ces deux positions hiérarchiquement différenciées au sein du même syndicat.

  • 111 Dobry (M.), « Le jeu du consensus », Pouvoirs, 38, 1986. En ce sens, la notion développée par B. K (...)
  • 112 Notion empruntée à A. Strauss dans son analyse des relations hospitalières (The Social Organizatio (...)
  • 113 Comme le note L. Boltanski : « Le discours de mobilisation politique […] peut exercer un effet d’u (...)
  • 114 Comme l’écrit P. Berger, « La conscience sociologique se meut à l’intérieur d’un cadre de référenc (...)

30Refuser l’idée problématique d’une diffusion par voie de consensus111 oblige à s’intéresser au « travail d’articulation112 » qui s’opère pour coordonner ces multiples interventions et qui s’appuie sur un travail collectif de mobilisation et d’homogénéisation des modes d’action et des représentations. La revendication d’efficacité empruntée au modèle managérial dont les militants des clubs CODEV font leur marque collective les y incite d’ailleurs fortement. Le discours de mobilisation politique propre à ce type de militantisme et énoncé par la direction syndicale CFDT ou par le CODEV national leur délivre encore des ressources argumentatives pour produire une telle identité commune113. Il leur offre également au moins autant que l’occasion de mobiliser leurs compétences professionnelles, l’opportunité de réadhérer à leurs convictions premières en les incitant à croire qu’une action en direction des autres est à nouveau possible et est destinée à réussir, eux qui ont vécu comme des impasses leurs dévouements tiers-mondistes antérieurs, eux aussi qui ne trouvent plus d’enchantement à agir ni dans le militantisme institutionnalisé propre à EDF ni dans la routine de leur occupation professionnelle. Leur engouement, en outre, est d’autant plus vivace qu’en dirigeant leur loyauté vers les étrangers lointains, le nouveau mode d’action militant fonctionne comme une forme de protection morale contre les déconvenues que suscitent les contacts trop rapprochés avec les autres aidés. Il les a ainsi réarmés moralement en réinstaurant un sentiment d’utilité qu’ils pensaient évanoui. Cependant leur autonomie institutionnelle qui les fait exister comme des petites entreprises artisanales indépendantes freine ce travail d’unification possible entre le « sommet et la base » et les laisse en prises avec eux-mêmes. De la même façon endosser la norme de leur nouveau militantisme entrecroisant dévouements et modèle managérial de l’efficacité suppose de leur part des ressources cognitives et un travail de réglage de soi et des actions en direction des autres accordant ce qu’ils ont été avec ce qu’ils doivent désormais être114 dont tous n’ont pas forcément la maîtrise. On conçoit que cela n’aille pas sans susciter des tensions et des contradictions à la fois au sein du groupement militant rassemblant des individus dissemblables sous bien des rapports et au sein des militants eux-mêmes. On conçoit aussi que les modalités effectives de constitution de l’équipe militante ne renvoient pas à la seule mobilisation de l’expertise ou des compétences professionnelles. C’est ce que montre le chapitre suivant.

Note

1 C’était une des préoccupations explicites des commanditaires de l’enquête : quelle était la place des jeunes salariés dans les actions de « solidarité internationale », quel était leur degré de satisfaction, envisageaient-ils de rester durablement dans les clubs, etc. ? Un sondage avait été sollicité dans le même sens auprès du CSA sur les militants des différentes OSI. On peut noter que le recours aux sondages est devenu pratique courante au sein des syndicats et des grandes OSI, le CCFD publie par exemple chaque année un « baromètre de la solidarité internationale en France ».

2 Petiteville (F.), La coopération décentralisée. Les collectivités locales dans la coopération Nord-Sud, Paris, L’Harmattan, 1995.

3 J. Siméant note ainsi la forte valorisation actuelle de l’humanitaire (« Entrer, rester en humanitaire. Des fondateurs de Médecins sans frontières aux membres actuels des ONG médicales françaises », Revue française de science politique, op. cit.). Cependant celle-ci ne peut profiter totalement aux « développementalistes » qui en refusent le label.

4 Les « urgencières » s’opposent entre elles, par figures interposées, sur leur rapport au politique et la relation aux États que celles-ci doivent instaurer. Voir Hermet (G.), « Triomphe ou déclin de l’humanitaire », Cultures et conflits, 11, 1993.

5 Sur l’histoire des ONG, voir Lecomte (B.), « Les ONG. De l’intuition au système, de la liberté à l’intégration », Économie et humanisme, 325, 1993.

6 Condamines (C.), « Les ONG françaises, entre le privé et le public », Esprit, 135, 1988.

7 Sur ce point, voir Husson (B.), « Collectivités locales, ONG et coopération », Économie et humanisme, 309, 1989.

8 Voir Devin (G.), « Les ONG et les pouvoirs publics. Le cas de la coopération au développement », Pouvoirs, 88, 1999.

9 Il en est ainsi pour toute constitution de groupements. Sur les groupes d’intérêt, voir Offerlé (M.), Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1994.

10 Une partie de ce chapitre a déjà été publiée, Collovald (A.), « De la défense des “pauvres nécessiteux” à l’humanitaire expert. Reconversion et métamorphoses d’une cause politique », Politix, 56, 2001.

11 Voir respectivement Ryfman (Ph.), La question humanitaire. Histoire, problématiques, acteurs et enjeux de l’aide humanitaire internationale, Paris, Ellipses, 1999 ; du même auteur, « L’action humanitaire », Problèmes politiques et sociaux, 864, 2001 ; Kouchner (B.), Le malheur des autres, Paris, Odile Jacob, 1999 ; et Rufin (J.-C.), L’aventure humanitaire, Paris, Gallimard, 2001.

12 Le fait que nombre des historiens de l’humanitaire soient des acteurs de l’humanitaire n’y est sans doute pas étranger. B. Kouchner, J.-C. Rufin et R. Brauman qui écrivent sur l’humanitaire ont appartenu à MSF. La position de challenger de R. Brauman par rapport à B. Kouchner aux consécrations institutionnelles multiples l’incite plus que d’autres à faire de cette réflexivité sa marque distinctive : il signe ainsi de multiples livres ou articles dans des revues à grande visibilité, voir entre autres Brauman (R.), Devant le Mal. Rwanda : un génocide en direct, Paris, 1994 ; L’humanitaire, le dilemme, Paris, Textuel, 1996 (entretiens avec P. Petit); Brauman (R.) et Mesnard (P.), « Champ humanitaire et champ de force », Mouve ments, 12, 2000. Les « développementalistes » écrivent aussi mais dans des revues moins visibles et plus ciblées.

13 Pour une étude qui fait le lien entre politique abolitionniste de la fin du XIXe siècle et politique humanitaire actuelle et qui souligne la filiation entre les contradictions de la doctrine antiesclavagiste et les ambiguïtés de l’humanitaire, voir Vergès (F.), Abolir l’esclavage : une utopie coloniale. Les ambiguïtés d’une politique humanitaire, Paris, Albin Michel, 2001.

14 Barret-Ducrocq (F.), Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle. Une sainte violence, Paris, PUF, 1991 ; Duprat (C.), Usages et pratiques de la philanthropie : pauvreté, actions sociale, à Paris au cours du premier XIXe siècle, Paris, Association pour l’étude de l’histoire de la sécurité sociale, 1996-1997.

15 Sur le rôle du patronat « éclairé », voir « Paternalisme d’hier et d’aujourd’hui », Le mouvement social, 144, 1988.

16 Par exemple, voir Topalov (Ch.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éd. de l’HESS, 1999 ; Naissance du chômage, Paris, Albin Michel, 1994.

17 « Utopie missionnaire, militantisme catholique », Le mouvement social, 177, 1996.

18 Ainsi le CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement), a conçu l’engagement politique dans le prolongement de l’engagement évangélique. Il participera en 1981 aux discussions ouvertes par J.-P. Cot sur l’aide au développement. Voir Mabille (F.), « La catholicité horizontale ou l’action humanitaire au sein de l’Église catholique. L’exemple du CCFD », Colloque de La Rochelle, 12-13 avril 2001, ONG et action humanitaire : entre militantisme transnational et action publique.

19 Voir Cabedoche (B.), Les Chrétiens et le Tiers-Monde, Paris, Karthala, 1990 et Chauvin (M.), Le Tiers-Monde : la fin des idées reçues, Paris, Syros, 1991.

20 Notamment avec l’apparition de nouveaux militants chrétiens passés dans les associations comme la JOC, la JAC ou la JEC et la formation de nouveaux réseaux d’interconnaissances, Prudhomme (C.), « De l’aide aux missions à l’action pour le Tiers-Monde : quelle continuité ? », Le mouvement social, 177, 1996.

21 Le terme de « Tiers-Monde » apparaît en 1952 en pleine décolonisation sous la plume d’A. Sauvy (dans L’Observateur) en référence explicite au Tiers-État, « car enfin ce Tiers-Monde, ignoré, exploité, méprisé, comme le Tiers-État, veut lui aussi être quelque chose ». Pour les expressions citées, voir Fanon (F.), Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961 ; Moussa (P.), Les nations prolétaires, Paris, PUF, 1959.

22 Dimier (V.), « De la décolonisation… à la décentralisation. Histoire des préfets “coloniaux” », Politix, 53, 2001. Comme le montre l’auteure, cette idéologie de la proximité se jouait contre le « formalisme institutionnel » montré comme la marque naturelle des technocrates issus de l’ENA. Elle rappelle aussi que le reclassement des cadres coloniaux s’est effectué soit dans la préfectorale, soit à la direction générale VIII (Développement) de la Commission européenne. Certains restent en Afrique comme ambassadeurs ou coopérants, d’autres deviennent conseillers des dirigeants des pays anciennement colonisés.

23 Un des critères importants retenus pour classer des quartiers en zones d’aide d’urgence est précisément le nombre d’immigrés parmi les habitants.

24 Voir entre autres Dubet (F.) et Lapeyronie (D.), Les quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1992. Donzelot (J.) dir., Face à l’exclusion, Paris, Éditions Esprit, 1991. Pour une analyse, Paugam (S.), L’exclusion. État des savoirs, Paris, La Découverte, 1996.

25 Pour un examen de tels points de vue, Rey (H.), La peur des banlieues, Paris, Presses de Sciences Po, 1996. Voir aussi Boltanski (L.) et Chiapello (E.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

26 Comme le remarquait J. Verdès Leroux dans sa critique du livre de R. Lenoir, Les exclus paru en 1974, cette conception en termes d’exclusion « exclut la question de l’origine de l’exclusion ». Peu à peu toutes les politiques ayant contribué à la définition de la situation présente (politiques du logement, de l’éducation, de l’emploi, politiques sociales et pénales) sont rendues invisibles dans les discours ou les analyses au point de faire porter la responsabilité des malheurs vécus sur les principaux intéressés eux-mêmes.

27 La proximité spatiale et sociale des membres des classes populaires et des « étrangers » (que va vite synthétiser le terme de « banlieue ») facilite les transferts d’images et de stigmatisations.

28 Voir Gastaud (Y.), L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000. Sur les différentes politiques d’immigration, Weil (P.), La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique de l’immigration, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

29 Lochak (D.), « Les politiques de l’immigration au prisme de la législation sur les étrangers », in Fassin (D.), Morice (A.) et Quiminal (C.) dir., Les lois de l’inhospitalité. Les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, Paris, La Découverte, 1997.

30 Événements comme les « émeutes urbaines », les « violences scolaires » ou les agressions contre les chauffeurs de bus, les pompiers et les forces de l’ordre, l’« affaire du foulard » en 1989, l’attentat de Marrakech en 1994 (contre des touristes et dans lequel sont impliqués des jeunes de la cité des 4 000 de La Courneuve et de la Goutte d’Or), l’« affaire Kelkal » en 1995 : ils deviennent des arguments sur le caractère exceptionnellement menaçant du moment lié au danger de l’islamisation des banlieues et du terrorisme et des signes alarmant sur la « décivilisation » de la société française, la « crise des institutions républicaines » sonnant la fin « du creuset français », voir Collovald (A.), « Des désordres sociaux à la violence urbaine. La dépolitisation du problème de l’immigration », Actes de la recherche en sciences sociales, 136/137, 2001.

31 Voir « Les nouvelles formes d’encadrement des classes populaires », Actes de la recherche en sciences sociales, 136/137, mars 2001.

32 Ils sont définis ainsi dans la presse mais aussi dans nombre de travaux à prétention sociologique et chez les responsables politiques qui par exemple les choisissent sur leur critère ethnique (les « Grands Frères ») pour tenter de contrôler leurs « semblables » réputés violents. Voir Macé (E.), « Face à l’insécurité, la médiation ? Les “Grands Frères” de la RATP », in Wieviorka (M.) dir., Violence en France, Paris, Seuil, 1999.

33 Sur ce point, voir Sayad (A.), La double absence, Paris, Seuil, 1999.

34 Si ce n’est sous des formes non conventionnelles et à côté de la politique comme le rap par exemple. Il est vrai que la précarité ou la « galère » rend improbable toute implication dans des actions collectives conventionnelles (reconnues pertinentes par les acteurs politiques, administratifs ou journalistiques). Les attitudes velléitaires et individualistes, mais aussi la défiance à l’égard de ceux qui accèdent à des responsabilités minent constamment les tentatives d’auto-organisation. Les représentations dominantes comme les actions publiques menées pour résoudre « les problèmes d’une jeunesse immigrée » contribuent encore à décourager cette fraction de la jeunesse populaire qui cumule les handicaps sociaux et considère que la politique c’est surtout le « monde des autres ».

35 Comme les ASTI (associations de solidarité avec les travailleurs immigrés) qui se multiplient en France dans les années 1960-1970 dans un contexte de mobilisation contre la précarité des conditions d’existence réservées aux travailleurs immigrés (conditions de travail, de logement, isolement et « misère morale »). Elles appartiennent aux « réseaux associatifs français de solidarité » parmi lesquels se trouve également le GISTI (Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés) créé en 1970 pour apporter une aide juridique aux immigrés et se consacrent à diverses missions comme l’alphabétisation, l’aide scolaire, etc. Voir Lechien (M.-H.), « Logiques de l’enracinement et vieillissement d’un réseau de solidarité entre Français et immigrés : la fin d’une ASTI », in Noiriel (G.) dir., Le vieillissement des immigrés en région parisienne, rapport d’enquête pour le Fonds d’action sociale, 1992.

36 Comme le montre O. Masclet dans son analyse du quartier du Luth à Gennevilliers, municipalité communiste (Rénovation urbaine et immigration : une intégration sous contrôle. Enquête sociologique dans une ville de la banlieue parisienne, thèse de sociologie sous la dir. de G. Mauger, Paris, EHESS, 2000).

37 Méconnus même dans les travaux universitaires puisque, comme le rappelle G. Noiriel, l’immigration est considérée comme un problème extérieur et non comme un problème interne à l’histoire de la société française contemporaine, voir Le creuset français. Histoire de l’immigration XIX e-XXe siècle, Paris, Seuil, 1988.

38 Voir « Les Tiers-Mondes », Cahiers français, 270, 1995.

39 Seule l’Organisation des Nations unies comprend, notamment dans son organe délibératif, l’Assemblée plénière, des représentants des pays en voie de développement dont la voix équivaut à celle des pays industrialisés. Il est à noter cependant que son Conseil de sécurité ne compte que quinze membres dont cinq sont permanents et reviennent en très large part aux pays centraux (Chine, États-Unis, fédération de Russie, France, Royaume-Uni).

40 Avec une légitimité d’autant plus grande que les rapports de parlementaires européens et français se multiplient sur les nouveaux dangers d’une criminalité organisée protéiforme (mafias, terrorisme, drogue, prostitution, blanchiment d’argent) qui posséderait des ramifications aussi bien à l’extérieur des frontières de l’hexagone qu’à l’intérieur notamment dans les banlieues et grâce aux immigrés surtout islamistes. Sur ce point voir Bigo (D.), Police en réseaux. L’expérience européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.

41 C’est-à-dire une administration « capturée par son milieu de soutien », Spanou (C.), Fonctionnaires et Militants. L’administration et les nouveaux mouvements sociaux, Paris, L’Harmattan, 1991. Voir également le papier de J. Meimon tout à fait éclairant sur ce point, « La socialisation militante des professionnels de la solidarité internationale : l’exemple des agents du ministère de la Coopération », Colloque de La Rochelle, 12-13 avril 2001, ONG et action humanitaire : entre militantisme transnational et action publique.

42 Il n’est pas innocent que les principaux centres de documentation publics sur le développement et la coopération Nord-Sud sont soit fermés soit en passe de l’être : Centre international de l’enfance et de la famille, bibliothèque du Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes, bibliothèque de l’ancien ministère de la Coopération ; coupes budgétaires et réorganisation des services documentaires de plusieurs organismes publics comme ceux de l’IRD (Institut de recherche pour le développement), de l’IEDES (Institut d’étude du développement économique et social), du CEPED (Centre français pour la population et le développement). Voir Le Monde, 26-27 août 2001. La création, en 1999, d’un Haut Conseil de la coopération internationale sonne également la disparition, en tant que structure autonome, du ministère de la Coopération et le reclassement de ses agents au sein du ministère des Affaires étrangères.

43 Faire abstraction de considérations politiques et religieuses permet de pouvoir négocier avec tous les pouvoirs en place l’accès aux populations civiles en situation de détresse. Ce qui oblige la plupart des représentants des ONG « humanitaires » à devoir « danser avec le diable » selon les mots de l’un d’entre eux.

44 Voir la préface de R. Brauman au livre Le tiers-mondisme en question, Paris, Orban, 1986.

45 Kouchner (B.), Le droit d’ingérence : faut-il les laisser mourir ?, Paris, Denoël, 1987.

46 Sur la mise en scène médiatique ou intellectuelle d’un répertoire humanitaire, voir Boltanski (L.), La souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993 ; Champagne (P.), « La vision d’État », in Bourdieu (P.) dir., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.

47 Voir Collovald (A.) et Gaïti (B.), « Des causes qui parlent… », Politix, 16, 1991.

48 Le rôle que jouent les médias est là aussi essentiel, voir Cardon (D.) et Laacher (S.), « Les confidences des Françaises à Ménie Grégoire », Sciences humaines, 53, 1995 ; Melh (D.), La télévision de l’intimité, Paris, Seuil, 1996. Il ouvre, pour les manifestations contestataires, toute une gamme de jeu possible sur le « spectaculaire corporel » ou l’« intimité blessée » : die in, sit in, grèves de la faim, mise en scène de corps souffrants. Voir Sommier (I.), Les nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2001.

49 R. Brauman cite ainsi l’« intention du geste » parmi les trois éléments qui dessinent le territoire de l’humanitaire : « L’intention du geste, que doit guider le souci de l’Autre, et non la défense des intérêts » (L’action humanitaire, Paris, Flammarion, 2000).

50 Pour un autre exemple d’usage stratégique conjoncturel et transnational par l’État d’entreprises humanitaires mais ici au profit d’une cause construite comme religieuse (et à côté d’organisations combattantes), Bellion-Jourdan (J.), « Les réseaux transnationaux islamiques en Bosnie-Herzégovine », in Bougarel (X.) et Clayer (N.) dir., Le nouvel islam balkanique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.

51 Voir l’article extrêmement intéressant de N. Guilhot, « Les professionnels de la démocratie. Logiques militantes et logiques savantes dans le nouvel internationalisme américain », Actes de la recherche en sciences sociales, 139, 2001. Nous lui empruntons les termes de « marché international de la vertu ».

52 Cela n’est pas sans évoquer la transformation du rôle de l’historien pris dans et par la logique judiciaire. La thématique des Droits de l’homme convoquée à propos des « crimes imprescriptibles » a participé à cette transformation. Voir Rousso (H.), La hantise du passé, Paris, Textuel, 1998 et le numéro de Sociétés contemporaines sur « Expertises historiennes », 39, 2000.

53 Ainsi que le signalent à leur façon R. Backman et R. Brauman : « L’humanitaire ayant été confisqué par les États pour dissimuler leur cynisme ou leur impuissance, les journalistes, après les ministres, ont fini par baptiser “intervention humanitaire”, le débarquement des marines en Somalie et par nommer “catastrophe humanitaire” ce qui était, au Rwanda, un génocide » (Les médias et l’humanitaire : éthique de l’information ou charité spectacle, Paris, CFPJ éditions, 1996).

54 Bourdieu (P.), « La démission de l’État », in Bourdieu (P.) dir., La misère du monde, op. cit.

55 Voir « La santé en souffrance », in Fassin (D.), Morice (A.) et Quiminal (C.) dir., Les lois de l’inhospitalité, op. cit.

56 Nouvelles censures officielles qui n’ouvrent pas seulement sur un « double jeu » possible : elles l’imposent aussi. Si la référence humanitaire sert souvent de paravent à d’autres actions moins « élevées », le paravent est devenu nécessaire. En témoigne par exemple le fait que les bombardements sur l’Afghanistan sont doublés de parachutages de biens alimentaires. Même les plus puissants sont contraints désormais d’accompagner leur brutalité guerrière d’une aide humanitaire au moins apparente si elle n’est pas efficace. C’est sans doute une des différences majeures avec la guerre du Vietnam à laquelle l’intervention américaine en Afghanistan est comparée. Ce double jeu contraint, en créant des opportunités de critiques et de contestations autrefois indicibles comme telles, impose de nouvelles règles à la domination des autres qui « civilisent » les dominants au moins dans leurs actions les plus visibles, non pas en freinant la violence de leur puissance sur les autres mais en les obligeant à tenir compte de leurs concurrents effectifs ou éventuels.

57 Voir Juhem (Ph.), « La logique du succès des énoncés humanitaires : un discours sans adversaires », Mots, 65, 2001.

58 Les critiques entre « humanitaires » sont extrêmement vives, voir par exemple, sur la question des camps de réfugiés, Rufin (J.-C.), Le piège humanitaire, Paris, Lattès, 1986. Si elles font de chacun d’entre eux des « intellectuels critiques » et publics de leur propre action (ce qui est rare dans l’espace politique), reste que le plus souvent elles ne se fondent pas sur les réactions émises par les autres aidés ou sur l’effectivité concrète des « sauvetages » réalisés. Par exemple, dans les rapports d’activité qu’établissent les grandes ONG apparaît comme mesure de leur réussite le nombre de missions déployées et de collaborateurs employés (notamment locaux) mais rien sur les personnes réellement touchées sinon « sauvées ».

59 Les ONG humanitaires comme Médecins du monde, Aide et Action, Médecins sans frontières se sont dotés de « chartes » sur le modèle anglo-saxon du « guide des bonnes conduites ». Le « comité de la charte de déontologie des organisations sociales et humanitaires faisant appel à la générosité du public » a fêté en juin 2000 son dixième anniversaire. Cependant cette réglementation interne vise d’abord à renforcer la transparence dans l’utilisation des financements accordés dans le souci d’accroître la crédibilité auprès des donateurs. Voir Ryfman (Ph.), « Codes de conduite et loyauté dans le champ humanitaire », in Laroche (J.) dir., La loyauté dans les relations internationales, Paris, L’Harmattan, 2001.

60 En 1997, 61 % de l’enveloppe financière accordée aux OSI par le ministère de la Coopération ou celui des Affaires étrangères vont au volontariat contre 30 % aux actions de terrain, voir Devin (G.), « Les ONG et les pouvoirs publics : le cas de la Coopération au développement », Pouvoirs, 88, 1999.

61 Daum (Ch.), « La coopération, alibi de l’exclusion des immigrés ? L’exemple malien », in Fassin (D.), Morice (A.) et Quiminal (C.) dir., Les lois de l’inhospitalité, op. cit.

62 Sur l’humanitaire voir par exemple Marchall (R.), « La militarisation de l’humanitaire : l’exemple somalien » et Dorronsoro (G.), « Les enjeux de l’aide en Afghanistan », Cultures et conflits, 11, 1993. Plus largement, Bayard (J.-F.), L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

63 À l’instar des réflexions de J. N. Rosenau sur le nouvel ordre mondial, voir Turbulence in World Politics, New York/Londres, Harvester/Wheatsheaf, 1990 ; Rosenau (J. N.) et Czempiel (E.-O.) dir., Governance without Government : Order and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. Voir aussi Tarrows (S.), « La contestation transnationale », Cultures et conflits, 38/39, 2000.

64 L’enquête menée par P. Dauvin, J.-P. Masse et J. Siméant qui sont allés sur le terrain observer des actions de MSF et s’entretenir avec eux est sous cet angle tout à fait originale, voir Siméant (J.), « Entrer et rester en humanitaire », art. cité.

65 Latour (B.), Les microbes. Guerre et Paix, Paris, Métailié, 1984.

66 Pinto (L.), « Le consommateur, agent économique et acteur politique », Revue française de sociologie, 2, 1990.

67 Sur ce problème de représentation politique, Suaud (C.), « Le mythe de la base », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, 1984.

68 Sur ce point, voir Bayard (J.-F.), L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.

69 Par exemple, c’est en raison des dangers encourus sur le terrain (plusieurs représentants de MSF ont été attaqués, blessés ou tués pendant les années 2000-2001) que l’exigence de « mieux appréhender la complexité des situations » dans lesquelles ils cherchent à intervenir devient récurrente et pressante. Voir le rapport d’activités 2000-2001 de l’association Médecins sans frontières, cité dans Ryfman (Ph.), L’action humanitaire, op. cit.

70 Sur le travail d’interprétation et de reformulation que suppose toute cause, Felstiner (W.), Abel (R.) et Sarat (A.), « L’émergence et la transformation des litiges : réaliser, reprocher, réclamer », Politix, 16, 1991.

71 Puisque c’est bien de syndicalisme ouvrier qu’il s’agit quand est évoqué le modèle précédent du militant « total » et peu efficace. Pennetier (C.) et Pudal (B.), « Évolution des méthodes d’analyse du militant ouvrier, archétype du militant », in Gotovitch (J.) et Morelli (A.) dir., Militantismes et militants, Bruxelles, EVO, 2000.

72 Comme le remarquent G. Groux et R. Mouriaux, il faut rappeler « la fermeté des pouvoirs publics et du patronat qui entendent accréditer l’idée que la lutte ne “paie” pas ». Pour par exemple comprendre la prudence des salariés à faire grève, voir « Syndicalisme sans syndiqués : dimensions et dilemmes », in Perrineau (P.) dir., L’engagement politique, op. cit., p. 72. À la suite de ces auteurs, il faudrait (nous y reviendrons plus longuement ensuite) évoquer les prises de position de différents responsables de la CFDT contre les grèves qui « sabotent le dialogue social » (N. Notat, 20 novembre 1992 contre les syndicalistes grévistes de la RATP) ou qui se font en dépit du bon sens puisqu’« un bon compromis avait été obtenu » (J.-P. Jacquier, secrétaire confédéral désavouant la grève de la fédération des finances en octobre 1989).

73 Selon les mots de M. de Certeau, « La beauté du mort », La culture au pluriel, Paris, Bourgois, 1980. On pourrait avancer l’idée que c’est précisément parce que le monde « populaire » ne se décide pas à mourir totalement (comme le manifestent à leur façon les grandes manifestations de décembre 1995, les mouvements anti-mondialisation ou encore les mobilisations plus imprévues de chômeurs, de sans-papiers, de sans-logement, en bref de tous ces « sans-grade » définis comme « exclus » et dont la vitalité, tout extraordinaire qu’elle soit, vient démontrer qu’ils ne l’entendent pas ainsi) que sont réitérés des discours présentant une image « noire » de ce que furent les diverses expressions politiques des catégories populaires. Ici par exemple une remise de soi « totale » voire « totalitaire » niant et anonymisant les individus pour des engagements sinon « ratés » du moins très peu efficaces. Ailleurs les conclusions sur l’extrémisme exterminateur auquel a conduit le communisme. Pour une critique de ce point de vue pour le moins unilatéral, voir Dreyfus (M.), Groppo (B.), Ingerflom (C.), Lew (R.), Pennetier (C.), Pudal (B.) et Wolikow (S.), Le siècle des communismes, Paris, Éd. de l’Atelier, 2000.

74 Devin (G.), « Les ONG et les pouvoirs publics », art. cité.

75 Au point de parler d’un « ensemble de micropolitiques » plus ou mal coordonnées, voir Adda (J.) et Smouts (M.-C.), La France face au Sud, Paris, Karthala, 1989.

76 Une première tentative est lancée par P. Abelin, ministre de la Coopération en 1975, qui restera lettre morte. Elle sera relancée par J.-P. Cot avec quelques succès lors de l’arrivée des socialistes au pouvoir. Voir Devin (G.), « Les ONG et les pouvoirs publics », art. cité.

77 Le Bureau des œuvres privées s’est ainsi transformé en Bureau de liaison des ONG (BLONG) puis en sous-direction des ONG et enfin en Bureau de la vie associative. Ces modifications de sigles marquent l’évolution des visions administratives et notamment la valorisation officielle des « associations ».

78 Voir Subaiy (E.), « Une nouvelle militance internationale : la croissance des OSI », Cultures et conflits, à paraître.

79 Comme les dépôts de bilan des grandes OSI : Équilibre, Medicus Mundi.

80 Fourquet (F.), Les comptes de la puissance. Histoire de la comptabilité nationale et du Plan, Paris, Encres/Éd. Recherches, 1980 ; Gaïti (B.), « Histoire d’une renaissance. L’esprit de service public », Politix, 6, 1989.

81 Voir Rouban (L.), « La modernisation de l’État et la fin de la spécificité française », Revue française de science politique, 4, 1990 ; Spenlehauer (V.), « Intelligence gouvernementale et sciences sociales », Politix, 48, 1999 (l’auteur ici retracer l’histoire conflictuelle de cette importation en France après guerre).

82 Cette réforme des modes de gouvernement s’est adossée à de nouvelles technologies sociales s’appuyant sur les sciences humaines, la psychologie et la sociologie importées elles aussi des États-Unis. Elle a favorisé la promotion d’une double figure exemplaire : celle des cadres, nouvel acteur social dont la facette politique se confondait avec P. Mendès France, économiste tombé dans une politique qu’il « voulait rendre plus belle ». Voir Boltanski (L.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982.

83 En 1983, la direction de la Prévision organise, pour la première fois, un grand colloque sur ce thème, voir Nioche (J.-P.) et Poinsard (R.) dir., L’évaluation des politiques publiques, Paris, Economica, 1984 ; J.-P. Nioche, le maître d’œuvre scientifique, avait déjà précisé son approche, « De l’évaluation à l’analyse des politiques publiques », Revue française de science politique, 32, 1982. Voir également Mounier (E.), L’évaluation de l’action des pouvoirs publics. Du projet au bilan, Paris, Economica CPE, 1987.

84 Sur la transformation de la légitimité directoriale sous l’angle managérial dans les grandes entreprises, voir Rozier (S.), L’Entreprise-Providence. Mécénat d’entreprises et transformations de l’action publique dans la France des années 1960-2000, thèse de science politique sous la dir. de M. Offerlé, université Paris I, 2001.

85 On en trouve des traces aussi bien dans des ouvrages scientifiques : voir Crozier (M.), État moderne, État modeste, Paris, Seuil, 1987, que dans les luttes électorales : en 1989, la nouvelle garde prétendant réformer la droite invoque, lors des élections municipales, le statut de gestionnaire, modeste, etc. Voir Politix, 7/8, 1989.

86 Comme le notent L. Boltanski et P. Bourdieu, « La planification est la forme spécifiquement économique de l’idéologie de la fin des idéologies » (« La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2/3, 1976, p. 38).

87 Ce décret porte la création d’un dispositif interministériel d’évaluation articulé autour d’un Comité interministériel d’évaluation (CIME), d’un Fonds national de développement et d’évaluation (FNDE) et d’un Conseil scientifique de l’évaluation (CSE). On pourrait dire à la façon de la sociologie des sciences que s’est créé dans le cours du temps tout un réseau (institutionnel, politique, intellectuel, scientifique) de validation de la croyance dans la possible efficacité de l’action publique si un dispositif d’évaluation adéquat était instauré. Voir sur la validation de croyances a priori incroyables, Lagrange (P.), « Les extra-terrestres rêvent-ils de preuves scientifiques ? », Ethnologie française, 3, 1993 ; Lascousmes (P.), « Au nom du progrès et de la nation : les “avions renifleurs”. La science entre l’escroquerie et le secret d’État », Politix, 48, 1999.

88 Le lancement de la nouvelle expertise s’opère après un colloque tenu à HEC en 1980 par des professeurs d’économie de gestion et de droit : « Où va la gestion publique ? » Voir sur ces points Spenlehauer (V.), « Intelligence gouvernementale et sciences sociales », art. cité. Il faudrait ici s’interroger sur la façon dont la rhétorique des « effets pervers » propre aux fractions conservatrices a pu gagner progressivement des élites se pensant comme modernisatrices et se transformer en programme pratique de contrôle de l’action publique, voir Hirschman (A.), Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.

89 Le recentrage est inauguré en 1978 par le rapport Moreau et entériné au Congrès de Brest en 1979 par E. Maire sous le nom de « resyndicalisation ». Il signe une distanciation d’avec la politique en dressant un rapport sévère sur le processus de globalisation et de politisation à l’œuvre depuis 1974 : « Cette attitude a entraîné […] une politique globale et idéologique qui a masqué certains problèmes et qui ne prépare pas […] à aborder la réalité. » Au milieu des années quatre-vingt la référence au socialisme est abandonnée et l’anticapitalisme très fortement modéré par la reconnaissance progressive de la propriété individuelle, de la libre entreprise et même des contraintes imposées par la concurrence. Voir sur ces points Karila-Cohen (P.) et Wilfert (B.), Leçon d’histoire du syndicalisme en France, Paris, PUF, 1998 ; Groux (G.) et Mouriaux (R.), La CFDT, Paris, Economica, 1989. Pour un point de vue interne, Branciard (M.), Histoire de la CFDT, Paris, La Découverte, 1990.

90 La CFDT, montrée comme le groupe phare de la « deuxième gauche », « allie la rigueur intellectuelle à l’imagination revendicative, le refus du bavardage rituel à la solidarité concrète, la rationalité économique à l’ouverture sociale » comme l’écrivent H. Hamon et P. Rotman (La deuxième gauche. Histoire intellectuelle et politique de la CFDT, Paris, Ramsay, 1982).

91 Et encouragent le regroupement des ONG en collectifs pour disposer d’un interlocuteur cohérent « plutôt qu’un agrégat d’associations dispersées et souvent divisées » (Cot [J.-P.], À l’épreuve du pouvoir, Paris, Seuil, 1984, p. 97).

92 Voir Dagnaud (M.) et Mehl (D.), L’élite rose, Paris, Ramsay, 1982. Voir également Willard (C.), La France ouvrière, Paris, Éditions sociales, 1993.

93 Par exemple les lois Auroux sont inspirées en partie des réflexions préalables débattues au sein de la CFDT ou encore les « politiques de la ville ».

94 Il s’agit d’une structure d’échanges consultative que deviendra interministérielle en 1988. À noter que ce sigle vient en large part d’instances européennes ou internationales : l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) se substitue en 1961 à l’OECE (Organisation économique de coopération européenne), par exemple.

95 Par exemple, E. Maire discute avec M. Foucault dans la revue Le Débat (25, 1983) ou est interviewé par Simon Nora sur la sécurité sociale (26, 1983). La CFDT s’ouvre aux recherches intellectuelles (même critiques par certains aspects à son égard). J. Kaspar signe une préface sans prise à partie politique et égiant l’analyse intellectuelle du livre de P.-E. Tixier, Mutation ou déclin du syndicalisme ? Le cas de la CFDT, Paris, PUF, 1992. Sa revue, La revue de la CFDT, « mensuels de débats et d’idées », créée en 1997, propose sur des thèmes concernant le monde intellectuel, politique, médiatique des confrontations entre praticiens français et étrangers, historiens, sociologues, politistes (par exemple, juste pour indication, Pour l’Europe, Migrations internationales, Le « new » Royaume-Uni, Le syndicalisme au présent, l’État à réinventer, La délinquance en appel, Les services en débat, etc.). De même, elle sollicite des recherches (comme celle sur « Le travail en question ») et organise des colloques, comme celui sur « le racisme au travail » organisé en octobre 1997 (dont le thème a donné lieu également à la recherche de Ph. Bataille) ou sur « Libéralisme ou étatisme ; sommes-nous condamnés à choisir ? » qui a eu lieu en novembre 2000.

96 Même s’il faut là ne pas penser la CFDT comme marchant d’un seul pas ; il existe des tensions et des divisions en son sein, l’élection en forme de coup d’État de N. Notat après J. Kaspar puis les contestations dont elle est parfois de façon virulente l’objet comme en 1995 et 1996 en sont les manifestations publiques.

97 Voir Groux (G.) et Mouriaux (R.), « Syndicalismes sans syndiqués. Dimensions et dilemmes », art. cité. Les auteurs citent les chiffres suivants : 1950 : 17 accords ; 1970 : 658 (dont la fonction était de rechercher une issue après des grèves ou des conflits ouverts); 1990 : 6496 accords sans conflits intenses.

98 La CFDT, à partir de 1997, a fortement progressé dans le collège des cadres où elle arrive première et menace même l’existence de la CFE-CGT. Il est à noter que ces catégories sociales sont celles qui voyagent le plus à l’étranger et lisent de façon privilégiée les rubriques internationales des quotidiens.

99 Comme le dit N. Notat, « Mon boulot c’est de me coltiner le patronat » (Le Parisien, 29 août 2000).

100 À tel point que l’on ne peut plus trop savoir qui est à l’origine (si tant est que cette recherche ait un sens) d’une idée de réforme, d’une façon de considérer un problème ou tout simplement de constituer une question en problème devant attirer l’attention de l’État. Par exemple la question de la réforme de la sécurité sociale est abordée à peu près au même moment par P. Rosanvallon (La nouvelle question sociale. Repenser l’État providence, Paris, Seuil, 1995), à la CDFT, dans les gouvernements (de gauche de droite), dans le patronat et dans une partie de la presse et, cela, à chaque fois selon une logique d’argumentation propre à chacun de ses univers. Pour un autre exemple de cette circulation des expertises et ses effets de circularité élargie, Collovald (A.), « Des désordres sociaux aux violences urbaines », art. cité.

101 Par exemple, P. Rosanvallon dans La question syndicale (Paris, Seuil, 1988) rappelle d’abord le nombre élevé de « représentants sociaux » (plus de 430000 permanents dans les années quatre-vingt siégeant dans des organismes paritaires et des comités de toutes sortes) pour justifier la transformation essentielle du syndicalisme devenu un quasi-service public vidé de ses adhérents et par là même le nouveau rôle qui serait le sien : « agence sociale » et non plus porte-parole de la contestation sociale. Il y avait d’abord vu d’abord l’existence d’un « syndicalisme d’électeurs » avant que des analyses sur les élections professionnelles ne montrent le haut degré d’abstentionnisme prévalant chez les salariés. Dès lors le fait que la CGT soit encore l’organisation syndicale la plus nombreuse, qu’elle recueille 33 % des voix aux élections prud’homales en 1997 (contre 25 % à la CFDT) ne peut être que le signe de son archaïsme ou de son refus de s’adapter au nouveau rôle attendu du syndicalisme…

102 Topalov (Ch.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éd. de l’HESS, 1999. Et, entre autres travaux de l’auteur, Magri (S.), « Des “ouvriers” aux “citoyens modestes”. Naissance d’une catégorie : les bénéficiaires des habitations bon marché au tournant du XIXe siècle », Genèses, 5, 1991.

103 Ce qui laisse apparaître l’allongement (voir Champagne [P.], Faire l’opinion, Paris, Minuit, 1989) mais aussi l’ouverture du circuit de la légitimité qui s’est produit dans le cours du temps et des affrontements puisque celle-ci ne se « fabrique » plus « entre pairs » mais de plus en plus avec des interprètes publics (journalistes, intellectuels, scientifiques, etc.) nationaux et internationaux. Sur cet élargissement international des espaces de compétition mais sur un autre problème, Collovald (A.), « Le populisme. “Mouvements antidémocratiques” et histoire politique en question », à paraître.

104 Collovald (A.) et Mouriaux (R.), « Les conceptions syndicales de Pierre Mendès France et ses relations avec les syndicats ouvriers », in Margairaz (M.) dir., Pierre Mendès France et l’économie, Paris, Odile Jacob, 1989.

105 Dulong (D.), Moderniser la politique. Aux origines de la Cinquième République, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Georgi (F.), L’invention de la CFDT, 1957-1970, Paris, Éd. de l’Atelier, 1995.

106 Il est intéressant ainsi de noter que J. Kaspar (dans son introduction déjà citée au livre de P.-E. Tixier) salue la présentation faite de l’idéologie personnaliste censée être le creuset de la pensée Cfdétiste mais critique les chapitres suivants consacrés à la période « autogestionnaire » (moment de la revendication de l’héritage révolutionnaire du mouvement ouvrier) comme tant trop rapides dans l’argumentation. Cependant, cette idéologie personnaliste (ou le « personnalisme ordinaire ») est expurgée de tout soubassement contestataire alors même qu’elle a conduit une fraction significative des anciens de la JOC où elle était inculquée à passer à la CGT et parfois au PCF au nom de la lutte sociale.

107 Voir Karila-Cohen (P.) et Wilfert (B.), Leçon d’histoire sur le syndicalisme en France, op. cit., p. 410.

108 Elle déclare ainsi dans un entretien : « L’idée que l’individu veut être reconnu, veut exister, veut participer mais “à la carte” ne veut pas dire qu’il est égoïste ou replié sur lui-même. Cela veut dire qu’il veut faire jouer des marges de choix. Il négocie son implication en fonction de considérations qui lui appartiennent en propre […]. On n’adhère plus à de grandes idéologies collectives qui vont changer la face du monde. En revanche, on recherche les ressorts concrets d’une action qu’il est possible de conduire dans un temps donné […]. Les institutions syndicales fonctionnent comme une sorte de contrat avec les individus qui ne veulent plus être militants à vie mais s’engagent pour un temps limité. On ne s’engage pas dans le syndicalisme comme on entre en religion, est-ce une régression ? Je ne suis pas sûre » (Esprit, février 2001).

109 L’appel, à partir du milieu des années 1970, « aux forces vives de la nation » et notamment aux ONG de développement par les différents ministres de la Coopération, s’il visait à « mettre la société française en état de coopérer », cherchait aussi à « faire rentrer la dimension internationale des problèmes dans le quotidien des Français », voir Subayi (E.), « Une nouvelle militance internationale : la croissance des OSI », art. cité.

110 Voir entre autres Lipsky (M.), Street level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Services, New York, Russel Stage Fondation, 1980 ; Dubois (V.), La vie au guichet, Paris, Economica, 2000 ; ou encore avec une autre approche, Thoenig (J.-C.), « La gestion systémique de la sécurité publique », Revue française de sociologie, 3, 1994.

111 Dobry (M.), « Le jeu du consensus », Pouvoirs, 38, 1986. En ce sens, la notion développée par B. Klandermans de « consensus mobilization » (mobilisation du consensus) est sous cet angle contestable ; voir Klandermans (B.) et Oegema (D.), « Potentials, Networks, Motivations and Barriers Steps Toward Participation in Social Movements », American Sociological Review, 52, 1987. Elle donne à penser qu’une des conditions de réussite d’un mouvement réside dans l’élaboration d’une définition commune de la situation et de ce qui est important de faire. Or, au contraire, cela peut être le flou entourant cette définition qui permet d’agréger des acteurs dissemblables ; de la même façon l’accord (toujours fondé sur des malentendus) se produit après la mobilisation et non pas avant.

112 Notion empruntée à A. Strauss dans son analyse des relations hospitalières (The Social Organization of Medical Work, Chicago, University of Chicago Press, 1985).

113 Comme le note L. Boltanski : « Le discours de mobilisation politique […] peut exercer un effet d’unification symbolique en fournissant aux agents des critères d’identité, des principes explicites et officiels d’appartenance, en leur disant explicitement ce qui les rassemble, sous “quel rapport” ils ont “quelque chose en commun” de plus “essentiel” et de plus “déterminant” que ce par quoi ils se distinguent » (Les cadres. La formation d’un groupe social, op. cit., p. 257).

114 Comme l’écrit P. Berger, « La conscience sociologique se meut à l’intérieur d’un cadre de référence qui nous permet de comprendre notre propre biographie comme une évolution au sein de et à travers des univers sociologiques auxquels sont liés des systèmes de signification spécifique » (Comprendre la sociologie, Paris, Éd. Resma, 1973).

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