1La personnalité de Pierre Sudreau se laisse difficilement connaître, mais son itinéraire constitue un terrain idéal pour analyser le rapport au politique et à la politique. Ces deux concepts ont été distingués par plusieurs penseurs du xx^e siècle, dont Raymond Aron, Éric Weil et Julien Freund1. Nous prenons ici le politique dans son sens le plus large d’inscription universelle de l’individu dans l’espace des opinions, des intérêts et des relations de pouvoir. Sans entrer dans le détail de la pensée d’Aristote, l’idée que l’homme est par nature un animal politique sous-tend cette analyse. La cuisinière de Lénine n’a pas besoin d’apprendre à gouverner l’État pour avoir un rapport au politique2. En revanche, cet apprentissage lui aurait donné accès à « la » politique telle qu’elle est organisée autour d’un Parlement et de partis politiques, libres ou non. La politique n’est que la partie émergée du tout. On la désigne parfois aussi sous le nom de « vie politique », comme si ceux qui n’y participent pas, ou seulement par leur vote, étaient politiquement morts. La politique est seulement une pratique, ou le lieu de cette pratique, alors que le politique est le domaine conceptuel du bien commun, lequel peut se concevoir de différentes manières. Le politique est une résultante, il synthétise l’ensemble des croyances et des intérêts qui déterminent le regard de l’individu sur la Cité, tandis que la politique est l’activité qui régule le conflit structurel des regards. Le rapport individuel au politique est une dimension vraisemblablement plus stable que l’inscription dans la politique, mais il n’est pas immuable non plus. Il est travaillé par les circonstances individuelles et collectives qui déclenchent des processus spécifiques de politisation. Ce sont ces processus successifs qui nous intéressent ici.

La non-écriture de soi

2Plusieurs facteurs compliquent l’accès à la connaissance précise du rapport de Pierre Sudreau au politique et à la politique. Le premier est d’ordre individuel. L’homme s’est peu livré. Parmi ses ouvrages, celui qu’on peut considérer comme ses Mémoires, Au-delà de toutes les frontières, publié en 1991, informe peu sur son expérience personnelle3. Pour analyser le cas de Pierre Sudreau, plus que pour la plupart des acteurs publics ou politiques, il faut donc partir des actions constatées, sans disposer, sauf par de rares aperçus, du vécu de l’acteur. Une autre difficulté réside dans le caractère segmenté de son itinéraire : résistant et déporté ; haut fonctionnaire sous la IV^e République ; ministre de De Gaulle de 1958 à 1962 ; lobbyiste de l’industrie ferroviaire pendant trente ans, de 1963 à 1996 ; parlementaire, maire et conseiller régional sur un intervalle d’une vingtaine d’années, entre 1967 et 1989. Or chacune de ces positions détermine un rapport spécifique au politique et à la politique. Bien que l’autobiographie ne soit pas une source d’une parfaite fiabilité, elle a le mérite d’offrir un premier guide d’analyse et des repères utiles. Elle montre la manière dont le sujet se présente et choisit après-coup les fils directeurs de son itinéraire. Pierre Sudreau, qui a pourtant beaucoup publié pour un homme d’action, ne donne presque aucun indice dans ce domaine. Ses articles de presse traitent de problèmes généraux et ses livres reproduisent les articles ou bien développent des généralités4. Même ses écrits sur la déportation renseignent à peine sur son histoire propre à Buchenwald et comportent beaucoup de considérations relativement communes ou reprises d’autres auteurs5. Plutôt que d’un refus de témoigner, il s’agit sans doute d’une incapacité à décrire une expérience subjective. Pierre Sudreau n’a pas caché la difficulté qu’il a eue à écrire son dernier livre, Au-delà de toutes les frontières, le seul qui soit tant soit peu biographique. La première version, dit-il, était « d’un style dogmatique, et s’apparentait plus à un manuel qu’à un livre6 ». Le journaliste Pierre Viansson-Ponté qui l’a conseillé dans cette tâche a bien vu son projet : « Il ne s’agit pas de souvenirs, de mémoires, mais bien de trois ou quatre thèmes de réflexion éclairés par l’expérience. » Au lieu de s’en tenir à ses propres observations empiriques, l’auteur s’arme de généralités et de citations qui banalisent le texte et réduisent le récit du vécu à des anecdotes qu’il a schématisées de manière à illustrer le propos.

3Les archives privées de Pierre Sudreau sont à l’image de ses écrits. Elles comportent une forte proportion de discours, d’articles et de revues de presse, de documents publics et de littérature grise. La documentation est plus étoffée pour certaines fonctions exercées ou certains sujets comme l’affaire Passy, le Commissariat à la Construction, sa démission de 1962, la réforme de l’entreprise. Dans l’ensemble, ce sont néanmoins « des bribes », comme le souligne l’archiviste responsable du classement, ou des traces publiques de dossiers légitimement laissés dans les archives du service7.

La Résistance comme mode de politisation non partisan

4Le rapport de Pierre Sudreau au politique ne commence pas en 1940 alors qu’il a déjà 21 ans, mais les informations qu’il donne sur son enfance et sa prime jeunesse sont trop lacunaires pour qu’on en tire un enseignement. Né dans le 16^e arrondissement de Paris d’un père industriel, l’enfant est certes issu d’un milieu bourgeois. Mais quelle fut sa socialisation politique ? Placé en pension au lycée Hoche de Versailles de sept à dix-sept ans, il a vécu de manière précoce une forme particulière de socialisation mais on n’en connaît aucun détail sinon qu’elle fut « une longue désespérance8 ». Il mentionne cependant le « pôle de lumière » que constituaient ses rencontres avec Saint-Exupéry à qui il a écrit son admiration à l’âge de douze ans après avoir lu Vol de Nuit. Par son milieu de naissance et l’influence exercée sur lui par Saint-Exupéry, on peut supposer une socialisation politique plutôt à droite, mais le rôle de l’internat, de ses camarades et de ses professeurs reste inconnu.

5Pierre Sudreau n’est pas ce qu’on appelle « un résistant de 1940 ». D’après son témoignage, il a connaissance de l’appel du 18 juin quelques jours après sa diffusion. Un groupe d’élèves-officiers de son école d’aviation tentent de le persuader de rejoindre Londres avec eux. Mais déjà marié et bientôt père d’un enfant, il renonce. Il écrit à propos de ce renoncement : « J’en conçus un grand complexe. Pour m’en libérer, je me jetai à corps perdu dans ce que l’on appelait pas encore la Résistance9. » Il semble qu’il ait commencé par participer, au sein du « groupe Victoire » de l’armée d’armistice où il reste mobilisé jusqu’en avril 1942, à des activités non conformes comme le camouflage des armes. Mais selon son dossier d’homologation, son engagement dans la Résistance date de juin 1942, lorsqu’il est contacté par le réseau Brutus10. L’engagement résistant constitue bien sa première expérience de politisation. Cinquante ans plus tard, la manière dont il décrit le réseau montre l’idéologie de rassemblement qui l’anime, et qui l’animait sans doute déjà, même si Brutus avait depuis sa création en 1940 une forte coloration socialiste. Pour lui, sans qu’il le dise explicitement, les leçons de la Résistance sont là, dans cette unanimité possible par-delà les divisions que la « vie politique » a pour fonction de mettre en scène. Il souligne la diversité politique des fondateurs de Brutus, avec Pierre Fourcaud, un officier d’extrême droite, André Boyer, un avocat sans appartenance partisane, et Gaston Defferre, un avocat militant de la SFIO, et montre aussi l’hétérogénéité sociale du réseau. Sa mémoire de la Résistance reste émue de cet « extraordinaire rassemblement d’hommes et de femmes que tout séparait, très différents, socialement et politiquement, créant ainsi un élément d’unanimité étonnant, d’autant plus remarquable que notre histoire n’en connut guère11 ». L’unanimité est l’un des mots-clés de la culture politique de Pierre Sudreau. Il est difficile de savoir d’où vient cette demande d’unanimité. Est-ce la reproduction de la camaraderie de pensionnaires de lycée qu’il a pu connaître, ou au contraire une réaction contre le caractère fermé du milieu de son éducation ?

6La distance qu’il a toujours maintenue avec les partis politiques se lit également dans sa mémoire de la Résistance, du moins telle qu’elle s’exprime en 1991. Il aurait pu retenir de l’initiative précoce prise par Brutus, dès le printemps 1942, l’idée principale du groupe qui était de créer un conseil politique de la Résistance réunissant les représentants des mouvements de résistance mais aussi des partis et des syndicats. Il s’agissait d’unifier la Résistance (non communiste) dans un but à la fois symbolique et pratique. Dans Au-delà de toutes les frontières, Sudreau ne retient de ce premier projet de Conseil national de la Résistance (CNR) que la recherche d’efficacité, la coordination des forces, et insiste sur le refus exprimé alors par Jean Moulin d’y inclure les partis : ce dernier, dit-il, « n’envisage surtout pas que les anciens partis politiques, fussent-ils clandestinement reconstitués, puissent y être présents ou représentés12 ». De même, il se félicite qu’André Boyer ait évité au réseau Brutus de devenir « l’instrument de rénovation du parti socialiste », comme l’aurait voulu leur ami commun Gaston Defferre. On sait que les faits ne sont pas si tranchés. Jean Moulin s’est converti au principe du CNR avec partis politiques au début de 1943, et André Boyer, s’il a toujours maintenu la distinction entre le CAS (Comité d’action socialiste tenant lieu de parti clandestin) et Brutus, a néanmoins soutenu l’évolution vers la gauche de son réseau. Pour ce qui concerne Pierre Sudreau, lorsqu’il s’engagera dans la « vie politique », vingt-cinq ans plus tard, il n’adhérera à aucun parti, sur la durée de sa carrière politique.

7En 2003, cependant, plus de dix ans après avoir publié ses mémoires, Pierre Sudreau a donné une autre analyse des réflexions politiques de Brutus13. Cette fois, les travaux des chefs du réseau et les principes fondateurs du CNR apparaissent avec plus d’exactitude et ne servent plus de support à un certain anti-partisme. Cette modification du jugement tient sans doute au changement de statut du CNR à la fin du xx^e siècle. Depuis le cinquantenaire du CNR en 1993, la mémoire du Conseil clandestin a retrouvé un écho dans la société et son image de vecteur de l’union nationale a été restaurée14. Autre hypothèse explicative de l’évolution : c’est aussi vers 2003 que Pierre Sudreau livre son témoignage à Christiane Rimbaud, auteure de sa biographie. À cette occasion, il se présente comme le porteplume d’André Boyer pour la rédaction d’un premier projet de comité unifiant la Résistance, partis politiques inclus15. Dans ce cas, ce serait sa critique des partis des années 1980 qui aurait coloré le souvenir de 1942.

8Pour finir, dans la marque laissée par cette première politisation, les risques encourus ont joué leur rôle. En plus des périls de la clandestinité ordinaire, Pierre Sudreau a participé à des opérations de commandos. En juillet 1943, entre autres exemples, il a aidé à l’évasion d’un membre du réseau, avec Gaston Defferre et André Boyer. Un type de relations particulier s’établit dans ces contextes de prise de risque physique assumée en groupe. « Une affection profonde nous unissait, écrit Pierre Sudreau, que rien n’a jamais ternie16. » Cumulant la création de fraternités et le croisement des milieux, « bonding » et « bridging » comme disent les sociologues, la Résistance porte en elle-même sa force mobilisatrice.

9La première politisation de Pierre Sudreau joue-t-elle un rôle fondateur ? Unanimité transpartisane et transclassiste, fraternité d’hommes et engagement physique, le tout en liaison symbolique et fonctionnelle avec un chef, le général de Gaulle, tels sont les traits du « gaullisme » d’alors. C’est par ce modèle de politisation non partisane que Sudreau entame sa formation politique.

La déportation comme redoublement de la politisation résistante unanimiste

10Pierre Sudreau a été arrêté le 10 novembre 1943, et déporté à Buchenwald par le transport du 12 mai 1944. Il est torturé pendant deux jours dans les locaux de la Sipo-SD puis huit jours dans une villa occupée par l’Abwehr, dans le 16^e arrondissement de Paris, et encore deux fois dans les locaux de la Gestapo, avenue Foch. On hésite à placer l’expérience de la torture, suivie de près de six mois d’une autre forme de torture, l’isolement total dans un cachot de la prison de Fresnes, dans le processus de politisation. Ce vécu individuel et solitaire, dont l’étude a d’ailleurs échappé aux historiens jusqu’à présent, éclaire peut-être plus l’individu sur lui-même que sur la vie en société. Du moins Pierre Sudreau ne développe-t-il pas à ce sujet de réflexion sur les méthodes de forçage de la parole et sur les régimes politiques qui les systématisent. Après la guerre, en 1947, alors qu’il était directeur au ministère de l’Intérieur, il fit amener dans son bureau l’un de ses bourreaux. Comme ce dernier persistait à nier toute implication, il le gifla de toutes ses forces, plaçant ainsi le débat sur un terrain inter-personnel, et mettant entre parenthèses le système qui produisait les bourreaux. La gifle fut son mode d’écriture, jouant le rôle de la plume chez Jean Améry dans sa tentative de « surmonter l’insurmontable » en décrivant son expérience de la torture et de la déportation17. De son côté, le système démocratique se rappela à lui sous la forme d’un reproche de son supérieur qui lui signifia qu’il n’aurait pas dû « perdre son sang-froid et s’abaisser à toucher un prisonnier18 ».

11Le convoi du 12 mai est l’un des plus grands convois partis de France. 2073 hommes ont été embarqués, et un an plus tard, il n’en survivait que 1140. Ce que Pierre Sudreau a découvert au camp, ce sont les communistes. Déjà dans le wagon, gaullistes et communistes étaient tombés d’accord pour s’évader pendant le transport, chaque groupe de son côté. Au camp même, Sudreau a fait partie de l’organisation de résistance. Il raconte avoir été le témoin de tensions très vives entre Marcel Paul, qui, tout en représentant le PCF, s’efforçait de défendre les intérêts des Français, et les communistes allemands qui contrôlaient l’organisation avec un sectarisme à la fois nationaliste et stalinien. Faisant partie d’un groupe censé préparer l’insurrection des internés, Sudreau en a aussi admiré le chef, un communiste des Brigades Internationales, le Tchèque Radislav Holdos. Holdos sera victime des purges communistes de 1951 avec Artur London, ce que Sudreau n’apprit qu’en 1968, lors du printemps de Prague. C’est dans ce commando clandestin dirigé par Holdos qu’il fit aussi la connaissance du communiste Guy Ducoloné, futur député communiste, et se lia d’amitié avec lui.

12L’expérience concentrationnaire a certainement transformé l’univers politique de Pierre Sudreau en lui ajoutant un principe de distinction entre les hommes et les systèmes qu’ils défendent. Par la suite, il a toujours défendu Marcel Paul contre les insinuations dont il était l’objet. Il raconte aussi comment en 1967, après sa première élection à l’Assemblée nationale, Guy Ducoloné a traversé l’hémicycle pour venir l’embrasser, à la stupéfaction des autres députés. De 1994 à sa mort, Sudreau fut même président de l’ANACR, l’Association nationale des anciens combattants de la Résistance créée en 1945 dans la mouvance communiste. Néanmoins, ces relations d’ordre personnel ou mémoriel n’ont pas débordé dans le domaine de l’action politique. Lorsqu’il était député, entre 1967 et 1981, l’opposition a déposé vingt-cinq motions de censure. Il en a voté cinq, trois en 1967 et deux en avril et mai 1968, avec une partie des centristes et des radicaux, et les députés FGDS et communistes. Mais ce fut tout. Après la signature du Programme commun, de 1972 à 1980, il n’a voté aucune des dix-huit motions de censure présentées par le groupe socialiste ou communiste19.

13Le camp a été aussi pour Pierre Sudreau l’occasion d’apprécier, comme dans la Résistance, « la solidarité et l’amitié que se témoignèrent des hommes d’origines politiques différentes20 ». Il conteste ainsi le jugement d’Eugen Kogon, ce journaliste autrichien chrétien démocrate qui, après six ans passés à Buchenwald, a écrit L’État SS, paru en 1946 en allemand. Dans ce livre, Eugen Kogon dit des Français qu’ils « étaient incroyablement divisés au point de vue politique », si bien « qu’il s’avéra impossible de les grouper afin de leur permettre de mieux résister et de se rendre utile à la “communauté des opprimés” ». Sans pouvoir trancher la question sur la division des Français parce que l’histoire du « Comité des Intérêts Français », organe clandestin créé en 1944 à Buchenwald, reste d’interprétation délicate, on peut noter cependant le parti adopté par Pierre Sudreau dans ses mémoires, de privilégier l’idée d’union des Français21.

14Le savoir des camps, pour Pierre Sudreau, c’est aussi la fragilité de « la civilisation », avec « la haine » comme « problème de la race humaine ». Dans ses réflexions de 1991, il met sur le même plan Hitler et Staline, le Goulag et les camps nazis. Le parallèle est alors devenu banal, mais il était rare en 1945. On ne sait pas ce qu’en pensait Sudreau à l’époque. D’un point de vue logique, si le mal – la haine – est dans la nature de l’humanité, les systèmes politiques doivent avoir pour finalité d’en limiter l’expression au lieu de l’exalter. D’avoir vu le « rictus rageur et méprisant » de la haine systémique sur la face de certains SS du camp a certainement fait réfléchir le jeune résistant sur les ressorts de la politique et sur les moyens de les contrer ou de les amplifier.

Une passion gaulliste : quand la politique rejoint le politique, 1958-1962

15On entend ici « passion » au sens originel de « souffrance », non seulement parce que Pierre Sudreau a subi la torture et la déportation comme « gaulliste », selon le vocabulaire de la Gestapo qui désignait ainsi les résistants non communistes, mais aussi parce que sa démission de 1962 fut un déchirement. La passion gaulliste n’a pas été le propre de tous les gaullistes.

16De Gaulle a pu dire, dès 1952 : « Chaque Français fut, est ou sera gaulliste22. » À cette date, le gaullisme de De Gaulle avait déjà beaucoup évolué depuis 1940, et la série des métamorphoses n’était pas terminée. Les auteurs ont cherché à qualifier les différents gaullismes en distinguant le gaullisme de la Résistance et le gaullisme politique d’après 1945 (Serge Berstein) ; le gaullisme militaire (1940-1942) et le gaullisme politique (Bernard Lachaise) ; le gaullisme d’opposition (sous la IV^e République), le gaullisme gaullien et le gaullisme pompidolien (Jean Charlot) ; le néo-gaullisme chiraquien (Serge Berstein)23. De ce phénomène protéiforme, nous distinguerons ici le gaullisme de guerre du gaullisme de paix. Dans des contextes très différents, le premier a joué un rôle déterminant dans le cours de l’histoire de France, en 1940-1946 et en 1958-1962. Ce sont justement les temps forts du gaullisme de Pierre Sudreau. En forme d’hommage à de Gaulle, il intitule les chapitres de ses mémoires couvrant ces années : « Mon Général, chef de guerre », et « Mon Général, chef d’État ». La guerre mondiale et la guerre d’Algérie sont les périodes au cours desquelles les traits les plus distinctifs du gaullisme se déploient clairement : nationalisme démocratique, appel au peuple et auto-positionnement au-dessus des clivages partisans24.

17Il ne fait pas de doute que pour le résistant Pierre Sudreau, de Gaulle a été « Le Symbole », selon le surnom que lui a donné après la guerre Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Dans ses souvenirs, la Résistance commence avec un renoncement malheureux à répondre à l’appel du 18 juin 1940 et se clôt sur la rencontre avec de Gaulle le 5 mai 1945, en présence d’une vingtaine de chefs de la Résistance retours de déportation. Il l’écrit lui-même : « L’audience a été courte et pourtant a orienté toute ma vie25. » De Gaulle se serait étonné de son jeune âge, sa maigreur lui donnant l’air d’avoir dix-huit ans, et aurait finalement dit à son sujet : « Alors qu’il serve l’État comme Jean Moulin. » Parole véritable ou apocryphe, elle montre le rôle symbolique de De Gaulle pour Sudreau. On a vu aussi combien le caractère transpartisan et unanimiste du gaullisme de 1940-1946 faisait écho aux préférences du jeune résistant pour l’union nationale a-partisane. Mais l’expérience de la déportation s’est ajoutée au lien symbolique entre le résistant de l’Intérieur et le chef de la France Libre. Comme Sudreau le dira soixante ans plus tard à un étudiant, « Vous savez, quand vous vous faites casser la gueule par les nazis, les SS, au nom de De Gaulle, ça laisse des traces26. » Le 20 juillet 1960, ce lien presque religieux de Sudreau à de Gaulle connut sa consécration. Alors que la réception du 5 mai 1945 avait été relativement formelle et froide, ce jour-là, de Gaulle bouscule le protocole de l’inauguration du mémorial de Natzweiler-Struthof pour déjeuner en tête-à-tête avec ses deux ministres anciens déportés, Edmond Michelet et Pierre Sudreau27. Il les interroge sur leur expérience et conclut : « La Déportation, la voie la plus douloureuse de la Libération. » Pour Sudreau, cette intégration de la déportation dans l’épopée de la France libre fut comme l’onction du père, une reconnaissance renouvelée de paternité.

18Mais le gaullisme de Sudreau n’est pas celui d’un « compagnon » qui suit le grand homme en toutes circonstances. L’historien Bernard Lachaise et le politiste Florian Vadillo ont réfléchi sur la notion gaulliste du « compagnonnage28 ». Le premier en donne une définition large, réunissant les différentes strates du gaullisme – 1940, 1947, 1958 –, et ses différentes formes – lien personnel, adhésion au parti ou identification à la famille gaulliste. Le second restreint au contraire le sens du mot « compagnon » aux quelque mille compagnons de la Libération et aux « fidèles du Général qui ont œuvré à ses côtés immédiats à partir de 1947 ». Pierre Sudreau s’insère mal dans ces catégories. Ce qui est certain, c’est qu’il s’est toujours tenu à distance du gaullisme partisan, et qu’il n’a pas fait partie, non plus, de « l’entourage » du général de Gaulle. Les fonctions qu’il exerce à partir de 1945 ne l’y portent guère.

19Promu sous-préfet hors classe dès 1945, il entame une carrière de haut fonctionnaire. Il fait partie en 1946 du cabinet de Gaston Defferre, secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouvernement Gouin. En 1955, il sera également directeur-adjoint du cabinet d’Edgar Faure, président du Conseil. En termes partisans, il se situe donc du côté de la troisième Force, en servant successivement un socialiste et un radical. Ce qui paraît conforme à son statut de haut fonctionnaire. De la même façon, il ne s’est pas rapproché du RPF. Dans ses mémoires, Sudreau dit avoir « regretté » que de Gaulle se soit « lancé dans la lutte politique » en créant le Rassemblement. Il ajoute néanmoins « qu’il n’a jamais pu le [de Gaulle] considérer comme un chef de clan », par fidélité au « souvenir de ses nombreux amis morts ou disparus », pour lesquels de Gaulle avait été « Le Symbole » ou « une sorte de dieu mythique de la Résistance ». Sudreau n’est pas le seul dans cette période et au-delà, à poser cette forme de double regard sur de Gaulle, le de Gaulle de la Résistance ne s’effaçant pas sous le de Gaulle du RPF, de la présidence du Conseil ou de celle de la République. Ce gaullisme du souvenir constituait une sorte de culte privé qui ne franchissait pas les limites du for intérieur. Il semble même que Sudreau considérait de Gaulle comme un homme fini pour la France, ou tout au moins pour lui. À moins qu’il ne se soit cru retenu par l’obligation de réserve du haut fonctionnaire, on s’explique mal, en effet, qu’il n’ait pas donné suite à l’invitation que de Gaulle lui a faite en septembre 1957 ou janvier 1958, de venir le voir à Colombey29. Ce que le nouveau président du Conseil n’a pas manqué de lui faire remarquer au mois de juin suivant : « Alors, Sudreau, cette fois, vous êtes venu me voir30 ! »

20En juin 1958, de Gaulle nomme Pierre Sudreau ministre de la Construction. Lors du remaniement consécutif aux accords d’Évian, en avril 1962, Sudreau est confirmé comme ministre, à l’Éducation nationale cette fois. Le 25 septembre suivant, il signe sa lettre de démission du gouvernement. Ce qui frappe dans l’évocation de ce quadriennat passé à côtoyer de Gaulle et à travailler sous son autorité, c’est l’enthousiasme que l’expérience a suscité chez le jeune ministre. Il sortit « fasciné » de son entretien initial avec de Gaulle et vécut les conseils des ministres comme une « une suite de grands moments. Le spectacle était fascinant31 ». Très admiratif de l’œuvre accomplie, aussi bien en ce qui concerne la rédaction de la Constitution, les trains de réformes par voie d’ordonnance, que pour le rôle joué par les trois anciens présidents du Conseil respectivement CNIP, SFIO et MRP, membres du gouvernement de 1958, il est stimulé par cette « extraordinaire ambiance » qui semble se maintenir jusqu’en 1960. De Gaulle était venu appuyer son action lors de sa première conférence de presse, le 24 juillet 1958. « Je fonçais », écrit-il, « je ne pouvais que foncer32 ». Efficacité, service de l’État sans les contraintes parlementaires et partisanes de la IV^e République, l’homme est un « ministre heureux ». Dans ses propres ministères, ses collaborateurs sont « ses amis », « l’esprit d’équipe rayonnait33 ». Et quand, en septembre 1962, au ministère de l’Éducation nationale, les directeurs généraux lui écrivent pour tenter de le dissuader de démissionner, ils invoquent les « sympathies » et mêmes les « enthousiasmes » qu’il a suscités dans les services, en lui demandant de rester « au nom de l’intérêt public34 ».

21Avec le bonheur d’être ministre sous les premiers gouvernements de Gaulle, il semble retrouver l’exaltation de l’engagement résistant, la dimension tragique en moins. Sous sa plume, « l’esprit de 58 », le « style 58 » deviennent des événements historiques, la marque « d’un grand dessein », l’amorce d’une « deuxième libération » comme lui aurait dit de Gaulle en octobre 195835.

1962 ou la rupture avec la politique quand elle se dissocie du politique

22Pour classer Pierre Sudreau parmi les ministres « non gaullistes » de 1958, il faut donc limiter le sens de l’adjectif « gaulliste » à une appartenance partisane que Sudreau n’a pas eue36. Sa démission de 1962 ne procède pas d’un anti-gaullisme en germe, elle exprime même le contraire, un attachement passionné à une image de De Gaulle. En démissionnant, il s’est d’ailleurs engagé à respecter « un devoir de discrétion37 ». La suite de sa carrière l’a montré, Pierre Sudreau a évité de mettre en cause le général de Gaulle, même lorsqu’il s’est situé pleinement dans l’opposition. En 1969, il annonce qu’il votera « non » au référendum, mais il épargne le général de Gaulle, qui, dit-il, « n’a pas, jusqu’à présent, abusé des moyens considérables dont il dispose ». Il craint que les successeurs n’aient pas les mêmes scrupules38. Il regrette que la réforme ait été « précipitée », que le général de Gaulle « n’ait pas accepté de modifier les articles de la Constitution concernés » par les effets de l’élection du président au suffrage universel, « pour des raisons que l’histoire dira peut-être un jour39 ». Ou bien il évite de nommer de Gaulle et fait de la réforme constitutionnelle, l’œuvre des « constituants de 1962 », sans plus de précision40. Il continue d’ailleurs d’écrire occasionnellement au général de Gaulle, sur un registre professionnel ou privé, en lui adressant le témoignage de son profond respect. Le président lui répond à chaque fois41.

23Ce n’est donc « pas sans un profond déchirement », « sans une tristesse immense », comme il l’écrit dans les lettres de démission qu’il adresse au général de Gaulle, que Pierre Sudreau quitte le gouvernement Pompidou en septembre 196242. Les raisons qu’il invoque ne sont pas originales. Elles reprennent une conversation qu’il a eue au mois de juillet précédent avec Georges Pompidou, qui lui avait demandé de l’aider à dissuader le Général de modifier la Constitution pour faire élire le président au suffrage universel43. À cette date, Pierre Sudreau n’est pas hostile à ce mode d’élection du président, mais selon lui, la réforme est inopportune et dangereuse. « Au lendemain des traumatismes nécessaires ou consécutifs à la solution de la crise algérienne », écrit-il dans sa lettre officielle de démission, le moment est venu « d’apaiser les esprits et de panser les blessures », et non de « provoquer une rupture dans la Nation, alors que vous avez toujours souhaité être un rassembleur ». Par ailleurs la réforme est dangereuse car l’usage de l’article 11 crée un précédent et risque d’ouvrir « une période d’instabilité constitutionnelle » qui pourrait être « mortelle pour la République ». La réforme, « sans conséquences » tant que de Gaulle est là, risque d’être dangereuse après lui car ses successeurs risquent de profiter d’une « émotion nationale pour faire adopter, au moyen du référendum, par une majorité de rencontre, des textes mettant en péril nos libertés essentielles ». Sudreau se refuse à « signer un chèque en blanc ». La lettre personnelle qu’il adresse au Général est plus incisive. Il y est question de « procédure équivoque » et « d’abus de droit ».

24Comme on sait, ces considérations étaient très généralement partagées par les partis politiques, les juristes et les ministres eux-mêmes. Pourtant Pierre Sudreau est le seul à avoir quitté le gouvernement pour ce motif. La démission du gouvernement, volontaire ou imposée, n’était pas un fait rare en cette période de débuts de la V^e République et de fin de la guerre d’Algérie. Sudreau est le dix-neuvième ministre dans ce cas depuis 195944. Il succède en particulier aux cinq ministres MRP qui ont démissionné le 15 mai précédent. Sa démission solitaire appelle cependant une explication. On peut mettre en avant deux ressorts qui lui sont propres. Il semble d’abord qu’il ait craint l’échec du référendum, comme il dit l’avoir annoncé au général de Gaulle dans leur dernier entretien. Dans sa lettre personnelle au général de Gaulle, écrite le lendemain 25 septembre, il prédit que les résultats du référendum seront « très en retrait sur ceux de 1958 » et feront apparaître de manière inopportune « qu’une partie de l’opinion ne vous suit pas ». Or il a déjà exprimé des inquiétudes de cette nature à de Gaulle, dans une lettre du mois de mai précédent45. Il semble que « les traumatismes de la guerre d’Algérie » l’aient touché plus qu’un autre ministre. Avec plusieurs membres du gouvernement, il a défendu la grâce du général Jouhaud. Dans ses mémoires, il signale « l’équivoque » qui « régnait sur ce dossier, tout en soulignant que le rapatriement des Français d’Algérie « massif, désordonné, douloureux », le « bouleversa46 ». En tant que ministre de l’Éducation nationale, il avait notamment à gérer l’afflux de plus de 150000 élèves nouveaux arrivés dans l’exode de 1962. Il surestima probablement l’ampleur de l’hostilité à de Gaulle suscitée par les accords d’Évian. Les résultats du référendum ne lui donnèrent pas raison puisqu’avec 77 % de votants et 62 % de oui, les résultats ne furent pas très inférieurs à ceux de 1958 (81 % de votants et 66 % de oui). Il imputa ce résultat au réflexe de peur que suscita la même semaine la crise des fusées de Cuba.

25L’autre ressort de la démission de Pierre Sudreau tient probablement à une disposition au refus. Par la suite, à trois reprises, il mettra fin volontairement à ses engagements. En 1972, il quitte la présidence du Mouvement européen en invoquant le manque de temps ; en 1979, il démissionne de la présidence du Conseil régional du Centre, qui lui semble dépourvu de pouvoir ; et en 1981 il refuse de se représenter à la députation, en manière de « protestation contre l’ensemble de la classe politique » à laquelle il reproche de « n’avoir pas pris conscience des graves problèmes qui pèsent sur notre avenir47 ». Une forme de radicalité et d’individualisme le rend relativement impropre à la vie politique partisane, lui qui ne vit que dans le souci du politique. Plus tard, Sudreau mettra en avant sa relative jeunesse – à 43 ans, il était le plus jeune ministre du gouvernement. Il « prit au sérieux » le travail de rédaction de la Constitution, croyant « qu’on était en train de ciseler un monument historique48 ». En 2003, il est revenu sur cette sorte de sacralisation de la loi fondamentale : « Cette Constitution dont je suis le signataire a été pour moi une sorte de table essentielle de ma vie, et cela explique ensuite mon attitude49. »

Un homme politique en délicatesse avec la politique, 1967-1981

26À quarante-trois ans, Pierre Sudreau rompt donc avec l’homme et le système qui l’ont porté et promu. La rupture est sans retour et il semble qu’il l’ait voulue telle, en marquant à plusieurs reprises son refus de reprendre place dans le pouvoir exécutif. Dès le début de 1963, il quitte volontairement le service public en demandant à faire valoir ses droits à la retraite de préfet50. Par trois fois, ensuite, il décline des offres de portefeuilles ministériels venant successivement de Georges Pompidou en 1969, de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, et de François Mitterrand et Michel Rocard en 1988. Il écarte également deux invitations à se présenter à l’élection présidentielle, provenant l’une du MRP en 1965, avant l’entrée en lice de Jean Lecanuet, et l’autre, en 1969, du président du groupe UDR à l’Assemblée, Marc Jacquet, inspiré par une opposition interne à la candidature de Pompidou.

27Le seul moment où Pierre Sudreau s’est approché de fonctions exécutives au sommet, c’est en 1969, lorsqu’il participa étroitement à la courte campagne présidentielle d’Alain Poher. Il en animait le conseil politique, lequel réunissait des membres de différents partis, du Centre démocrate, du parti radical et de la SFIO, et des personnalités non partisanes. Cet assemblage qu’on pourrait dire « de troisième force » correspondait au style de la candidature d’Alain Poher au premier tour. Président de la République par intérim, mais surtout président du Sénat, il avait repris le style du candidat-type à l’Élysée sous la IV^e République, avec un ton bonhomme détaché du combat électoral ou partisan, et une entrée en candidature progressive, attentive à l’expression de sollicitations extérieures51. Ce profil politique à la fois non partisan et à l’écoute des parlementaires paraissait annoncer la réhabilitation du rôle du Parlement que Sudreau appelait de ses voeux. Mais les résultats du premier tour qui donnèrent seulement 23 % des suffrages exprimés à Alain Poher, contre 44 % à Georges Pompidou, ont montré que, du moins dans cette configuration et dans ces circonstances, le positionnement au-dessus des partis politiques ne pouvait s’imposer à la politique.

28Pourtant l’intérêt de Pierre Sudreau pour la chose publique ne faiblit pas. Il reste pendant trente ans, de 1963 à 1996, président de la Fédération des industries ferroviaires (FIF), fédération dont la SNCF est le pilier. Il reprend aussi pied dans la politique en devenant député, de 1967 à 1981. Il refuse d’adhérer à un parti mais rejoint le groupe Progrès et Démocratie moderne à l’Assemblée, en 1967-1973, lequel fusionne avec les réformateurs pour s’appeler à partir de 1973, le groupe des RCDS, les Réformateurs, centristes et démocrates sociaux. Il vote toutes les déclarations de politique générale ou les programmes présentés par les gouvernements de droite, de Jacques Chaban-Delmas à Raymond Barre, mais en 1967-1968, on l’a vu, il vote cinq motions de censure, critiquant de plus en plus sévèrement le manque de consultation du Parlement par le gouvernement52.

29Pierre Sudreau député est donc centriste par position, sans appartenance partisane. Dans cette période, sa critique constitutionnelle se limite à demander un rééquilibrage des droits du Parlement face à ceux du gouvernement. Reprenant les analyses de juristes de l’époque comme Georges Vedel, il regrette que la Constitution organise le « duel au sommet » entre les deux représentants de la souveraineté populaire, le président de la République et le Parlement53. C’est dans cet esprit qu’il approuve le projet de réforme présenté par le président Pompidou en 1973, avec usage de l’article 89, pour réduire le mandat présidentiel à cinq ans.

30Mais la position centriste est menacée par la bipolarisation croissante. Après l’adoption du programme commun de la gauche, Pierre Sudreau ne vote plus aucune motion de censure et s’inscrit donc clairement à droite. L’opposition gauche-droite systématique lui paraît néanmoins artificielle, au point qu’en 1981, il décide de ne pas se représenter. Les jeux de la bipolarisation lui paraissent vains et les « cocoricos électoraux » trop éloignés des réalités54. C’est après avoir quitté la députation qu’il radicalise son analyse de la Constitution et se déclare hostile à l’élection du président de la République au suffrage universel. Déjà en 1980, il avait dénoncé « le spectacle des présidentielles » et les « conséquences d’une utilisation excessive de l’audiovisuel », excès qui « empoisonne la vie publique ». En 1984, à la suite d’un colloque de l’Association française de science politique sur la Constitution, il durcit son jugement. Il conteste désormais le principe de l’élection au suffrage universel, qui irait « à l’encontre de la tradition gaullienne du rassemblement ». Plus gaulliste que de Gaulle, Sudreau reproche à l’élection de diviser la France en deux camps et d’organiser « l’affrontement au sommet de l’État » entre le président et le Premier ministre, en cas de cohabitation. La réforme de 1962 aurait « précipité les socialistes dans les bras des communistes » dans le but de pouvoir participer au duel pour la présidence. Sudreau estime alors « qu’il est encore possible de revenir sur ce mode de désignation55 ». En 1990, lors du grand colloque sur De Gaulle en son siècle, et dans ses mémoires publiés l’année suivante, il continue de dénoncer la bipolarisation, la « coupure de la France en deux56 ».

31En 1993 et à partir de 2002, sa notoriété de critique constitutionnel l’amène à siéger dans deux commissions, le Comité consultatif pour la révision de la Constitution mis en place par François Mitterrand, et la Commission des archives constitutionnelles de la V^e République nommée par Jacques Chirac57. Mais jusqu’en 2002, son analyse de « l’inachèvement » de la Constitution (le maintien de la dualité d’interprétation possible sur le lieu de la conduite de la politique de la Nation), ou « l’usure constitutionnelle » par suite d’expériences de cohabitation non prévues par le texte, ne varie pas58. En 2002 encore il accuse la cohabitation d’avoir « désorganisé sur une longue période tout ce qui faisait la grandeur de la Cinquième République59 ». Pourtant, en janvier 2003, dans une table ronde organisée au Sénat, il semble se réconcilier avec les institutions telles qu’elles mettent en œuvre la Constitution. En rendant hommage – « ironie du sort » – à François Mitterrand pour ce résultat, il estime alors que « la cohabitation a été rodée, elle est installée, et, au bout du compte, la V^e République tourne, marche bien, mais justement grâce à une suite de hasards extraordinaires60 ».

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32« Bien sûr, je n’avais pas la “bosse” de la politique », écrit Pierre Sudreau en 199161. Son refus d’adhérer à quelque parti politique que ce soit et ses ruptures successives avec la politique, en 1962 et en 1981, mais aussi en 1972 et en 1979, le montrent assez bien. En revanche, son rapport au politique était étroit. Il en avait la « bosse ». Les phases de politisation non partisane intense et exaltante qu’il a connues dans la Résistance et la Déportation, l’inquiétude permanente qu’il a nourrie ensuite, au moins à partir de 1958, à l’égard de l’organisation des pouvoirs publics, la relation presque angoissée qu’il entretenait avec le devenir de la Constitution, sont autant de signes d’une forme de politisation étrangère à la politique. Une politisation qui n’est ni « apolitique » ni « antipolitique » ni « impolitique » mais qui est ancrée dans le politique, domaine idéel du bien commun.