1Le 5 mai 1946, l’agence France-Presse annonce l’arrestation d’un des plus fidèles compagnons du général de Gaulle, le colonel Dewavrin, plus connu sous son nom de guerre de colonel Passy. La nouvelle suscite une vive émotion parmi les fidèles du Général. Ce dimanche, les Français se sont prononcés par référendum et ont rejeté le projet de Constitution élaboré par l’Assemblée constituante. La concomitance des dates est troublante. Le gouvernement doit reconnaître qu’il a pris des mesures disciplinaires contre Dewavrin et d’autres officiers des services secrets avant même le référendum, mais qu’il a choisi de ne pas les rendre publiques avant le 5 mai, afin d’éviter qu’elles ne soient instrumentalisées au cours de la campagne référendaire1. Les milieux gaullistes suspectent pourtant les socialistes de chercher à alimenter « des polémiques tendancieuses2 ».

2Ainsi débute l’une de ces « affaires » qui rythment l’actualité dans la France de l’après-guerre. Celle-ci se distingue toutefois par l’importance de la fonction qu’a occupée le principal intéressé, par la proximité de cet officier avec le général de Gaulle et par la durée somme toute inhabituelle de la gêne qu’elle a suscitée. Cette gêne s’est traduite par un blocage durable des archives : au cours des années 2000, alors que l’auteur de ces lignes préparait sa thèse, les documents relatifs à l’affaire Passy ont été parmi les rares auxquels on lui ait refusé l’accès. Ce fut le cas aussi bien des archives publiques conservées par le Service historique de la défense (SHD) que des archives privées. Soixante ans après les faits, l’affaire semblait rester trop sensible aux yeux de ceux qui avaient eu à en connaître. Contacté en 2004, Pierre Sudreau ne fit pas exception, en dépit d’un accueil des plus chaleureux.

3Quelques chercheurs bénéficiant d’un accès privilégié à certaines archives avaient néanmoins réussi à retracer les grandes lignes de cette affaire3. Aujourd’hui, les derniers blocages ont été levés et il est possible de mieux comprendre ce qui s’est passé. L’essentiel des archives est désormais facilement accessible. Celles que Pierre Sudreau a déposées aux Archives nationales sont parmi les plus riches4. Elles renferment de nombreuses pièces de procédure que l’on pouvait déjà lire par ailleurs, mais aussi des documents beaucoup plus personnels, écrits, reçus ou interceptés par Sudreau. L’ensemble permet non seulement de mieux comprendre cette affaire, mais de mettre en lumière à la fois le rôle – beaucoup plus important qu’il ne l’a dit – qu’a joué Sudreau et la manière dont il a perçu les événements auxquels il était mêlé. Nous soulignerons la tension qui règne au sein des services secrets au moment où Pierre Sudreau y fait son entrée. Nous retracerons ensuite son travail d’enquêteur jusqu’à la rédaction d’un rapport dévastateur pour le colonel Dewavrin. Nous verrons enfin comment cette enquête confidentielle a débouché sur une affaire d’État.

Sudreau, Passy et les services secrets

4Après la démission du général de Gaulle, le 20 janvier 1946, Félix Gouin forme un gouvernement ; Gaston Defferre est nommé secrétaire d’État à l’Information : c’est en somme le réseau Brutus, l’un des réseaux de renseignement qui dépendaient des services secrets gaullistes pendant la guerre, qui se reconstitue au plus haut niveau de l’État. Defferre s’adjoint deux directeurs de cabinet : Jean-Maurice Hermann, ancien responsable du réseau pour la zone sud et Pierre Sudreau, son alter ego en zone nord5. Les deux hommes ont été arrêtés ensemble en novembre 1943. Libéré de Buchenwald en avril 1945, Sudreau a rapidement été rapatrié en France. Il est alors reçu par le général de Gaulle, « ”bombardé” sous-préfet hors classe […] et nommé sous-directeur à l’Intérieur », à la disposition d’un ancien responsable des services secrets gaullistes, André Pélabon, devenu directeur général de la Sûreté nationale6. En 1946, il devient donc directeur de Cabinet de Defferre, mais l’expérience tourne court très rapidement. Dès le 14 février 1946, Sudreau intègre les services secrets comme directeur général adjoint, chargé des questions administratives et financières.

5Le service qu’il rejoint est en pleine effervescence. C’est l’héritier direct des services secrets du temps de la guerre, dont il porte encore les stigmates. Le Bureau central de renseignement et d’action (BCRA) du général de Gaulle, créé de toutes pièces et développé à Londres à partir de juillet 1940, a fusionné dans la douleur, fin 1943, avec les services secrets du général Giraud au sein d’une Direction générale des services spéciaux (DGSS). Celle-ci a été rebaptisée Direction générale des études et recherches (DGER) en octobre 1944, et finalement Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) juste avant le départ du général de Gaulle. Ses prédécesseurs ont légué au SDECE une réputation détestable : pendant la guerre, les antigaullistes, français et étrangers, n’ont pas hésité à présenter le BCRA comme une gestapo au service d’un dictateur en puissance ; et même parmi les résistants de l’intérieur ayant lié leur destin à celui du général de Gaulle, le BCRA est souvent perçu – et dénoncé – comme l’instrument principal d’une inadmissible mise sous tutelle politique de la Résistance intérieure par le fondateur de la France libre. Emmanuel d’Astier, Henri Frenay ou Philippe Viannay se montrent particulièrement critiques. Les communistes se distinguent par la violence de leurs attaques contre un service qu’ils accusent de les avoir volontairement privés d’armes7. En 1945, la DGER s’est bâtie une réputation plus exécrable encore, dont la presse se fait régulièrement l’écho. Sur les griefs hérités de la guerre se greffent des scandales provoqués par des agents ou prétendus tels abusant des privilèges de leurs fonctions dans le contexte de l’après-Libération8.

6Le colonel André Dewavrin incarne à lui seul toute l’histoire de ces services depuis juillet 1940. Agé alors de seulement 29 ans, ce capitaine du Génie s’est mis à la disposition du général de Gaulle à Londres et n’a dès lors plus cessé – à un titre ou à un autre – de diriger les services secrets. C’est lui qui a créé et dirigé le BCRA. S’il a dû laisser la première place à Jacques Soustelle au moment de la fusion avec les services giraudistes, puis prendre un peu de distance en raison d’un violent conflit avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, alors commissaire à l’Intérieur du CFLN, il a repris la direction du service sitôt que, la guerre terminée, Soustelle a aspiré à une carrière politique. Lorsqu’il démissionne en janvier 1946, le général de Gaulle vient juste de nommer Dewavrin directeur général du tout nouveau SDECE. Au fil de la guerre, les deux hommes ont noué une relation de confiance. De Gaulle a pu compter sur l’indéfectible fidélité de celui qu’il a fait Compagnon de la Libération dès 1943 et il a pu s’appuyer sur le BCRA pour préparer les conditions d’un retour triomphal en France. Généralement reconnu pour ses qualités d’organisateur, Passy est aussi considéré comme une personnalité dure et prompte à se faire des ennemis. Dès son arrivée au SDECE, Pierre Sudreau fait partie des personnes dont il se méfie parce qu’il le juge trop proche d’officiers pourtant anciens dans le service mais avec lesquels ses relations se sont dégradées9.

7Lorsque le général de Gaulle a quitté le pouvoir, il a donné à Dewavrin et à ses hommes l’ordre de rester à leur poste. Mais il apparaît rapidement que la situation du chef du SDECE n’est pas tenable. Elle l’est d’autant moins qu’il est persuadé, comme le Général lui-même, que les Français ne tarderont pas à comprendre combien le grand homme leur est indispensable et, par conséquent, à le rappeler au pouvoir. Cette conviction n’incite pas Dewavrin à faire preuve de souplesse. Il ne daigne même pas interrompre ses vacances pour venir se présenter au nouveau chef de gouvernement. Gouin ne le lui pardonnera pas10. Lorsque les deux hommes se rencontrent finalement, le 19 février, le président du Conseil demande donc à Dewavrin de démissionner, ce qu’il fait sur le champ. De Gaulle le lui reprochera, estimant qu’il aurait dû « laisser le gouvernement commettre “l’infamie” de mettre à la porte un combattant et un résistant de la première heure11 ». Quoi qu’il en soit, Dewavrin transmet officiellement son service à son successeur, le député socialiste de l’Allier, Henri Ribière. D’autres officiers issus des rangs gaullistes conservent néanmoins des postes importants. C’est le cas notamment du colonel Fourcaud, qui a établi dès 1941 le contact avec les fondateurs du réseau Brutus pour le compte du BCRA, et qui devient directeur général adjoint ; c’est également le cas d’André Manuel, cofondateur du BCRA, ancien numéro deux du service, devenu secrétaire général du SDECE, c’est-à-dire responsable des questions techniques et administratives. Pendant près de deux mois, la transition semble devoir s’effectuer sans difficulté majeure.

Pierre Sudreau enquêteur

8Mais les prémices de « l’affaire » débutent vers le 12 avril à l’occasion d’un banal contrôle par le colonel Fourcaud de la petite base que le SDECE conserve à Londres. De retour à Paris, celui-ci signale que des bruits fâcheux circulent sur un ancien chef de cette base, le capitaine Landrieux. On soupçonne des malversations financières. Aussi Henri Ribière dépêche-t-il sur place le responsable de ces questions au sein du SDECE, Pierre Sudreau. Celui-ci se fait accompagner par François Thierry-Mieg, qui connaît bien la base londonienne pour avoir dirigé la section Contre-Espionnage du BCRA à partir de 1943. À Londres, il se heurte à une mauvaise volonté manifeste des représentants du service qui l’empêchent d’approfondir son enquête autant qu’il l’aurait souhaité. Il revient néanmoins persuadé que la comptabilité n’est pas en règle. Interrogé à Paris puis placé aux arrêts, Landrieux reconnaît l’existence d’une somme d’environ 8000 dollars, hors comptabilité, et finit par avouer « s’être livré à des trafics divers d’or, de fourrures, de lingerie » entre l’Angleterre et la France en profitant des facilités que lui offraient ses fonctions au sein des services secrets12. Rongé par les remords, ce volontaire de la France libre engagé dès 1940 se suicidera en prison. Pour Sudreau, ces premières révélations sont déjà un choc, à la fois parce que de tels comportements, forcément connus des Britanniques, ne peuvent manquer d’avoir un effet déplorable sur l’image de la France, mais aussi parce que le scandale éclabousse Passy : à ses yeux, l’ancien chef des services secrets était incontestablement au courant des turpitudes de son homme de confiance, mais laissait faire13. Mais le plus grave restait à venir.

9Bien décidé à faire toute la lumière sur les errements de la base londonienne, Henri Ribière renvoie Pierre Sudreau dans la capitale britannique, accompagné cette fois de Henri Puaux, un juge détaché qui dirige le service juridique du SDECE. Leur enquête révèle très vite que les dysfonctionnements dépassent de beaucoup les petits trafics de Landrieux. La situation paraît même si grave que Sudreau, avant de quitter Londres, prend un certain nombre de précautions qui en disent long sur la tension qui gagne le service. Il écrit à Ribière pour lui annoncer la découverte d’un « certain nombre de malversations, dont les conséquences administratives et politiques [lui] paraissent sérieuses » et il ajoute : « Je juge prudent, pour le cas où par suite d’accident nous ne pourrions vous rendre compte de cette mission, de déposer entre les mains du Payeur Général, un pli scellé contenant un double des documents que nous avons établis. Ce pli ne devra être remis qu’entre vos mains ou celles de Gaston Defferre14. » Lorsque Sudreau et Puaux reviennent à Paris, leur enquête prend de l’ampleur. En quelques semaines, les deux hommes procèdent à plus d’une soixantaine d’interrogatoires et à plusieurs confrontations. Ils mènent des investigations dans quatre directions principales. Ils interrogent tout d’abord les trois derniers responsables de la base de Londres, qui avouent avoir constitué des dépôts d’argent pour le colonel Dewavrin ; ils remontent ensuite aux responsables des services financiers de la DGER, qui avouent à leur tour avoir, sur ordre du colonel Dewavrin, falsifié la comptabilité pour faire disparaître certains fonds ; les enquêteurs entendent alors un certain nombre d’anciens du BCRA, notamment Raymond Lagier, François Thierry-Mieg et Daniel Cordier, qui prennent leurs distances avec leur ancien chef ; enfin, interrogés à leur tour, André Manuel et André Dewavrin finissent par avouer l’existence de dépôts de fonds, à Londres mais aussi à Paris. Immédiatement placé en résidence surveillée, Manuel sera révoqué quelques semaines plus tard. Dewavrin, quant à lui, se voit infliger soixante jours d’arrêts de forteresse. Dans la nuit du 4 au 5 mai, il est conduit dans le plus grand secret dans l’est de la France pour purger sa peine, d’abord à Metz puis à Thionville. La sanction est doublée début juillet. Dewavrin ne retrouve donc sa liberté que le 29 août, à la fois très affaibli physiquement et plus combatif que jamais.

10Pendant la première partie de son internement, toute visite est interdite au colonel. Lui et sa femme Pascale cherchent donc un moyen sûr de communiquer. De façon surprenante – mais leurs options sont limitées –, c’est à Pierre Sudreau qu’ils choisissent de faire confiance pour jouer les intermédiaires et porter lettres et paquets. Pascale Dewavrin le juge « très aimable, très correct », objectif et même « loyal ». Elle estime en outre que les souffrances qu’il a endurées pendant la guerre le rendent « plus humain15 ». Son mari abandonne les préventions qu’il a initialement nourries à l’égard de son ancien subordonné. À l’expérience, il le juge « très jeune et peu averti de la vie et des hommes », mais sincère, honnête et stable. Des qualités qui, somme toute, font de lui un interlocuteur plus fiable que Fourcaud, auquel Dewavrin reste attaché mais qu’il juge « très léger, très inconséquent et un peu fou16 ». Pierre Sudreau joue donc le rôle du facteur, non sans prendre connaissance du contenu des lettres qui lui sont confiées. Il se garde toutefois d’entrer dans une quelconque forme de connivence avec Pascale Dewavrin, qu’il ne rencontre jamais seul et à qui il ne cache pas « les jugements défavorables » qu’il porte sur certains actes de son mari17. Les bons sentiments des époux Dewavrin ne disparaîtront que l’année suivante, laissant place à une profonde rancœur quand ils découvriront le contenu du rapport d’enquête cosigné par Sudreau. Ce document est effectivement dévastateur.

Un rapport dévastateur

11L’enquête achève de convaincre ceux qui la mènent à son terme – au premier rang desquels, Sudreau – que le colonel Dewavrin a largement outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il était à la tête des services secrets. Il en ressort quatre points essentiels.

12Il apparaît tout d’abord que Dewavrin a constitué une importante caisse noire. À partir de l’automne 1945, il s’est convaincu au contact du général de Gaulle qu’une nouvelle guerre était « inévitable18 ». Cette conviction reste entière en février 1946, lorsqu’il déclare à l’un de ses subordonnés : « D’ici le mois d’août, la guerre aura éclaté. On fera de nouveau appel au général qui regroupera une France, et la maison se reconstruira probablement à Londres19. » C’est dans cette perspective qu’il constitue ce qu’il appelle un « trésor de guerre20 ». L’argent provient à la fois de fonds rendus au BCRA par les Britanniques faute d’avoir pu être parachutés comme prévu à la Résistance – notamment en raison d’aléas climatiques – et, à partir de l’automne 1945, de fonds destinés à des missions fictives. Deux dépôts clandestins d’un montant total de 14 millions de francs sont constitués à Londres tandis qu’André Manuel dissimule 5,6 millions de francs chez des proches à Paris. En définitive, les enquêteurs découvrent l’existence d’autres sommes soustraites à la comptabilité du service pour un montant total évalué à 77 millions de francs et se demandent si d’autres dépôts n’ont pas été constitués à l’étranger, notamment en Suisse, en Espagne, voire aux États-Unis21. Ce n’est pas l’existence de ce trésor de guerre qui pose problème car, comme le souligne Henri Ribière, « il est absolument admis que le Chef des services secrets français dispose d’une caisse noire22 ». Ce qui est reproché à Dewavrin, c’est d’une part, de n’avoir tenu aucune comptabilité de ces fonds, de sorte que personne, pas même le gouvernement, ne peut connaître l’emploi qui a été fait de ceux qui ont disparu et, d’autre part, de ne pas avoir transmis ces fonds appartenant à l’État à son successeur au moment de la passation de service et même d’avoir transmis des comptes falsifiés23. Il apparaît qu’au moment de démissionner, Dewavrin reproche aux socialistes leur aveuglement face à la menace d’une nouvelle guerre et estime par conséquent que la nomination de Ribière à la tête du SDECE est une catastrophe. « On va mettre un homme politique à la tête de la maison, explique-t-il alors, et les fonds tomberont entre les mains d’un parti. […] Nous nous retrouverons alors comme en 1940, sans argent et à la merci des Anglais. Il faut absolument sauver ces fonds24. »

13L’utilisation qui a été faite d’une partie des 77 millions de francs dissimulés laisse toutefois à penser que la perspective d’une guerre n’est pas la seule préoccupation de Dewavrin en ce début d’année 1946. L’enquête révèle en effet qu’il a utilisé ces fonds pour octroyer un prêt – via un intermédiaire – au journal France-Soir : 10 millions alors qu’il est directeur général du SDECE et 4,5 millions supplémentaires après sa démission. Or, il s’avère que le journal n’a jamais connu l’origine de ces fonds et que la DGER n’a tiré aucun avantage de ce prêt. On a évoqué la possibilité pour le service de glisser des agents dans les rangs des journalistes, mais cela n’a pas abouti. En définitive, seul l’intermédiaire choisi par Dewavrin semble donc avoir bénéficié de l’opération. Les enquêteurs en concluent que Dewavrin a cherché à « prendre personnellement une forte position au journal “France-Soir” » et a été trompé par un intermédiaire véreux25.

14Mais les révélations ne s’arrêtent pas là. Il apparaît que Dewavrin s’est livré à des manipulations de devises appartenant au service, profitant de la dévaluation du franc, le 26 décembre 1945, pour réaliser des profits personnels. Sur ce point, ses anciens subordonnés sont très durs, soulignant que sa rencontre avec Pascale Féline, en juin 1945, et son mariage, en mars 1946, se sont accompagnés d’une inflation de son train de vie. Sudreau est particulièrement sévère sur ce point, qui est jugé le plus déshonorant et qui est sans doute celui qui a le plus contribué à entretenir la gêne autour de cette affaire. Il stigmatise le « manque de sens moral », l’« avidité et [la] vénalité » de Passy. Pour lui, « le dur et le pur qui sanctionnait impitoyablement les moindres vols […] a incontestablement trafiqué et disposé de sommes importantes – et ceci n’était pas dans l’intérêt du service ou dans un intérêt national26 », contrairement à ce qu’il a voulu faire croire pour se défendre.

15Une dernière question majeure retient l’attention des enquêteurs. À vrai dire, c’est sans doute la question la plus importante, celle qui conduit chacun à se montrer particulièrement prudent tant il est évident qu’elle renferme des enjeux politiques considérables : Dewavrin aurait-il agi sur ordre du général de Gaulle ? À cette question explosive, les enquêteurs répondent sans une once d’ambiguïté par la négative. tous les témoignages recueillis – séparément – au cours de l’enquête montrent que le colonel Dewavrin s’est toujours prévalu, auprès des subordonnés auxquels il demandait de commettre des irrégularités, d’instructions venant du général de Gaulle. Pourtant, Dewavrin lui-même explique n’avoir averti de Gaulle de l’existence de ce trésor de guerre qu’après sa démission du SDECE. L’ancien chef du GPRF lui a alors ordonné de restituer ces fonds au gouvernement, auquel ils appartenaient27. En somme, aux yeux des enquêteurs, Dewavrin s’est livré à une « véritable escroquerie morale » à l’égard de ses hommes, puis a délibérément choisi de conserver des fonds, en contravention avec les ordres formels reçus du général de Gaulle28.

De l’enquête à l’affaire

16Si elle nourrit les rumeurs, l’enquête se déroule dans une grande discrétion jusqu’à ce que le colonel Dewavrin recouvre sa liberté. Tout indique que le gouvernement tient à cette discrétion. Les 20 mai et 26 juin 1946, les enquêteurs remettent à Félix Gouin deux rapports circonstanciés qui ont vocation à rester secrets. Fin août, au moment où Dewavrin retrouve sa liberté, le ministre de la justice, Pierre-Henri Teitgen, tient une conférence de presse au cours de laquelle il indique détenir la preuve que cet officier s’est livré à « des fautes graves de gestion financière29 ». S’il espérait ainsi museler l’ancien chef des services secrets, cet espoir est vite déçu. Car Dewavrin, loin de se murer dans le silence, choisit de contre-attaquer en diffusant un long plaidoyer : il s’y retranche derrière de prétendues pratiques habituelles des services secrets, dénonce les conditions de sa mise aux arrêts et demande à être jugé publiquement30. Mais le gouvernement de Georges Bidault, qui a succédé à Gouin à la fin du mois de juin, n’entend pas se laisser entraîner sur cette pente. S’il réaffirme que les aveux de Dewavrin figurent bien au dossier, il refuse d’engager des poursuites judiciaires en arguant à la fois du caractère secret des faits en question et de son souci de prendre en compte les services rendus par Passy pendant la guerre31. Le propos semble porter. Dewavrin s’épuise en vaines démarches judiciaires, mais le silence se fait peu à peu autour de son sort32.

17Pierre Sudreau interprète alors l’attitude d’André Dewavrin comme une manœuvre visant à « gagner du temps » en espérant une victoire des gaullistes aux élections suivantes33. Dans ces conditions, même s’il est outré par l’attitude de l’ancien directeur du SDECE et si sa réaction instinctive est que « le gouvernement devrait riposter en traduisant Passy devant le Conseil de Guerre », il estime qu’il vaut mieux faire le moins de bruit possible autour de cette affaire pour ne pas faire le jeu de Dewavrin. « Passy, cependant, écrit-il, se moque d’être condamné : il lui faut de la publicité et un public. Il est sûr désormais d’avoir l’un et l’autre. […] En somme qu’est-ce que veut Passy ? devenir une vedette politique (puisqu’il a fait faillite à la DGER) : il a t[ou]jours voulu faire de la politique : l’occasion se présente bien : martyr du tripartisme honni34. »

18Après quelques mois d’accalmie, l’affaire rebondit de façon spectaculaire au printemps 1947, avec la publication des mémoires du colonel Passy. L’opération, soigneusement préparée, commence le 19 avril, quelques jours seulement après la création du Rassemblement du Peuple Français, avec la publication de plusieurs extraits dans la presse. Une fois encore, Pierre Sudreau interprète ce rebondissement comme un élément d’une « vaste manœuvre gaulliste destinée, d’une part, à remettre en selle le colonel […]. D’autre part à troubler les esprits et à obliger le [gouvernement] à prendre une sanction ou à faire taire le C^ol Passy qui passera ainsi pour un martyr et un homme que l’on craint35 ». Il n’est pas si sûr que le camp gaulliste se soit réjoui de l’offensive de Dewavrin, qui vient en quelque sorte polluer les débuts du RPF, créé par de Gaulle en avril 1947. Il semble bien que le Général ait pris une certaine distance à l’égard du fondateur du BCRA et que Dewavrin en ait souffert. On sait notamment que ce dernier a refusé de tenir compte de corrections suggérées par son ancien chef, notamment pour atténuer les attaques contre d’anciens subordonnés, et qu’en définitive de Gaulle jugea l’ouvrage « fort mauvais36 ».

19Quoi qu’il en soit, la publication des mémoires de Passy provoque une réaction en chaîne. Fin mai, le journal communiste Ce Soir publie sous forme de feuilleton le principal rapport d’enquête sur l’affaire Passy adressé à Félix Gouin et cosigné par Sudreau37. Cette publication donne le signal d’une violente campagne de presse contre Dewavrin et nourrit celle qui se déchaîne contre le général de Gaulle après la création du RPF. « Dans la bataille rangée entre les troupes du Rassemblement du peuple français et celles du Parti communiste, chacun fai[t] flèche de tout bois38. » Pour Dewavrin, il est clair que Fourcaud, Sudreau et Puaux sont à l’origine de la fuite. Mais s’agit-il effectivement de la vengeance d’un ancien subordonné – Fourcaud – maltraité dans le premier volume des mémoires ? Ou bien s’agit-il d’une opération visant avant tout à fragiliser le général de Gaulle ? Quelle que soit la réponse, tout concourt à disculper Sudreau. Au demeurant, fidèle à la position qui est la sienne depuis des mois, celui-ci considère la publication du rapport Ribière comme « une erreur », à la fois « parce que l’on accorde ainsi trop d’importance et de publicité à l’homme et à ses mémoires » et parce que « son affaire devient ainsi irrémédiablement politique39 ».

20Les conséquences de l’affaire pour Passy sont désormais bien connues : ses rêves de carrière politique sont brisés et l’ancien chef des services secrets se tourne vers le monde de l’entreprise. Le général de Gaulle ne fera plus appel à lui, hormis pour rafraîchir ses souvenirs au moment de rédiger ses propres mémoires. Les conséquences pour Sudreau ne sont évidemment pas du même ordre et elles sont plus difficiles à cerner. Il est toutefois certain que sa conviction n’a pas varié. Elle tient en quelques points : Passy a fauté pour des raisons qui ne tiennent pas toutes, comme il l’a prétendu, à des questions de service ; sa responsabilité est engagée à hauteur de l’importance de la fonction qu’il a occupée ; le général de Gaulle n’a en rien été associé à ses turpitudes ; dès lors qu’un procès était impossible, le mieux aurait été de condamner Passy à l’oubli. Pierre Sudreau s’est largement tenu à cette stratégie du silence, conservant jusqu’à la fin de sa vie un souci de discrétion qui l’a d’ailleurs conduit à passablement minorer son rôle dans l’enquête et, partant, dans l’affaire Passy40. Preuve s’il en est que cette discrétion n’était pas synonyme d’oubli, il n’a pas résisté à la tentation d’aborder le sujet avec le général de Gaulle lorsqu’il est devenu son ministre en 1958. La réponse, cinglante, a définitivement refermé le dossier : « Ne me parlez pas de cet individu, il a fait le con41. »