La déportation (1944-1945)
p. 43-50
Texte intégral
1L’internement et la déportation de Pierre Sudreau occupent une grande place dans la réflexion qu’il nourrit à la fin de sa vie et qu’il délivre dans son livre-testament Au-delà de toutes les frontières. Pourtant, il aura donné peu d’informations précises sur le déroulement de cette période dramatique de son existence. En cela, il apparaît moins intéressé à narrer le fil de son propre parcours qu’à l’inscrire dans un argumentaire au service de ses engagements humanistes, à la manière de David Rousset ou Jorge Semprún.
2Pierre Sudreau entame d’ailleurs tardivement le retour sur son expérience concentrationnaire, du moins dans des propos publics. Alors maire de Blois, Pierre Sudreau témoigne sur la déportation semble-t-il pour la première fois en novembre 1976 devant une assemblée de collégiens réunie dans sa ville, à l’initiative de l’un de ses proches, ancien cadre du réseau Brutus, le journaliste socialiste Jean-Maurice Hermann, alors vice-président de la Fondation nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP).
« Trente ans en effet ont été nécessaires pour moi pour acquérir une certaine sérénité, un certain détachement à l’égard de certains souvenirs. Je vais donc aujourd’hui pour la première fois, et devant un jeune public, évoquer des souvenirs douloureux. J’estime que c’est un devoir de le faire. Mes camarades de déportation qui sont nombreux devant moi, savent que nous avons, les uns et les autres un message à transmettre. Nous n’avons, les uns et les autres, oublié ni le sacrifice de nos camarades, ni tous ceux qui d’une façon ou d’une autre, ont lutté pour que vous soyez français. Je vais donc […] essayer de vous faire pénétrer dans un monde à part, un monde fou, mais un monde qui avait ses lois : l’univers concentrationnaire. Un monde cruel, atrocement cruel, mais qui était organisé, parfaitement organisé1. »
3Il s’agit d’une description de l’univers des camps nazis où transparaissent très peu de ses souvenirs personnels et de son parcours.
4Dans Au-delà de toutes les frontières, publié chez Odile Jacob et dont la première édition date de 1991, ses propos mettent en avant une dénonciation du système concentrationnaire, y compris dans un parallèle avec le goulag soviétique, décrivant ses principales facettes criminelles mais aussi les leçons humaines qu’il retire de la déportation, sans pour autant détailler son propre itinéraire.
5En fait, Pierre Sudreau se livre bien peu.
6Au fil de ses propos, Pierre Sudreau évoque surtout quelques proches, à commencer par les figures du réseau Brutus : André Boyer et André Clavé, son adjoint, Jean-Maurice Hermann, André Schock, délégué militaire du général de Gaulle, rencontré lors de leur transfert vers Compiègne, le docteur Pierre-Louis Fresnel qui le soigne début 1945 au Revier de Buchenwald.
7Il rappelle le rôle de la Résistance clandestine, en particulier lors de la libération de Buchenwald, le 11 avril 1945, source d’âpres polémiques dans l’après-guerre concernant la portée réelle de l’insurrection des détenus alors que les troupes américaines arrivaient à proximité du KLB (Konzentrationslager Buchenwald)2.
8Il distingue en outre le rôle de déportés communistes qu’il a côtoyés, à commencer par Marcel Paul et Guy Ducoloné, dont il fait le symbole de la fraternité née dans le camp3.
9Cette fraternité prend une place importante dans l’expression de Pierre Sudreau, elle guide aussi son action. Agnès Triebel, alors secrétaire générale de l’Association française Buchenwald, Dora et kommandos rapporte ainsi en 2012 l’anecdote connue :
« Qui ne se souvient de cette succulente histoire, où des années après la libération, se reconnaissant dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, Pierre Sudreau et Guy Ducoloné quittèrent leurs bancs respectifs pour s’embrasser chaleureusement, ce qui fit dire à un député : “Alors Sudreau, on embrasse les communistes maintenant ?” Ce à quoi Pierre répondit : “Nous avons même couché ensemble sur la même paillasse à Buchenwald”4. »
10L’ouverture de ses archives privées et la consultation des fonds issus du Service international de Recherches d’Arolsen permettent d’aller plus loin, à la fois pour mieux cerner son itinéraire personnel, son cercle relationnel en déportation et son rôle effectif au sein de la Résistance clandestine au camp de Buchenwald.
11Responsable pour la zone nord du réseau Brutus, Pierre Sudreau est arrêté le 10 novembre 1943 avenue de Wagram à Paris, en compagnie de Jean-Maurice Hermann, suite à une dénonciation.
12Torturé par la Sipo-SD pendant une semaine, il est placé en détention à la prison de Fresnes du 17 novembre au 2 mai 1944. Il est alors transféré au camp d’internement de Royallieu-Compiègne où il demeure une semaine. Le 12 mai, il est déporté vers le camp de concentration de Buchenwald, avec André Boyer, André Clavé et André Schock. Jean-Maurice Hermann est quant à lui dirigé vers le camp de Neuengamme. Le convoi comprend 2073 hommes. C’est le plus important parti de Compiègne vers Buchenwald. Il arrive le 14 mai. 2051 détenus sont immatriculés. Pierre Sudreau reçoit le matricule 52.301. Il va avoir vingt-cinq ans quelques jours plus tard.
13Dans ses souvenirs, il relate la protection dont il aurait bénéficié de la part d’un détenu tchèque de la Politische Abteilung : celui-ci avait constaté la gravité de son dossier qui mentionnait le soupçon pesant sur lui d’exécution d’un agent des services allemands, ce qui pouvait lui valoir la pendaison. Il évoque un changement d’identité lui sauvant la vie, à l’instar d’un autre proche, le résistant Stéphane Hessel. Rien à ce jour dans les archives consultées ne vient étayer cette mort administrative au camp, en particulier sur sa fiche d’enregistrement au camp de Buchenwald. Dans le même document, il n’est pas classé NN par les autorités d’occupation. Les discordances entre le témoignage individuel et les rares archives disponibles sont fréquentes. La plus grande prudence s’impose donc, conduisant à ne tirer aucune conclusion hâtive. Le fait même que Pierre Sudreau se penche plusieurs décennies après les faits sur le détail de son parcours peut contribuer à rendre plus imprécis certains aspects comme ceux-ci, à moins que de nouvelles sources ne conduisent à valider ses propos.
14Alors qu’une majorité de ces déportés sont rapidement affectés à des kommandos extérieurs, dont l’usine souterraine de Dora pour près d’un sur deux parmi lesquels André Boyer et André Schock, Pierre Sudreau demeure au camp central jusqu’en août, date à laquelle il mentionne son transfert dans un kommando à Weimar.
15Après l’arrivée du convoi du 12 mai, Eugène Thomas, autre figure du réseau Brutus, déporté en janvier et déjà actif pour constituer un groupe clandestin regroupant les résistants français, est contacté par des membres de son réseau figurant dans ce convoi, mais il ne parvient pas à empêcher le départ en transport d’André Boyer5.
16Pierre Sudreau revient au camp de Buchenwald en octobre. C’est alors qu’il fait la connaissance de Marcel Paul, dont il dira après la guerre, qu’il ne lui a jamais été redevable de quoi que ce soit à titre personnel. Rien d’ailleurs dans ses archives ne vient contredire cette affirmation6.
17Si on ignore pour l’essentiel ses affectations, outre le kommando extérieur de Weimar, Pierre Sudreau évoque toutefois en juillet 1944 son travail pour le déménagement des casernes SS qui surplombent le camp des détenus.
18Pierre Sudreau semble demeurer dans le petit camp, au sein des blocks 57 puis 56 où il côtoie parmi d’autres Guy Ducoloné, membre de la direction des Jeunesses communistes et arrivé dans le même convoi que lui, comme Pierre Durand, futur agent de liaison de Marcel Paul au camp.
19Sur un petit carnet rapporté de Buchenwald, Pierre Sudreau consigne des noms et coordonnées de proches, de toutes obédiences : Émile Fournier, notaire à Badonvilliers, Maurice Piccard, futur préfet, le commandant Challe, le père belge Léon Leloir qui lui dédicace l’un de ses nombreux poèmes écrits au camp, des militants communistes comme Guy Ducoloné, Henry Bassompierre, Charles Pieters7. Il adresse à ce dernier en 1952 une attestation destinée à lui permettre d’obtenir le titre de déporté de la Résistance, louant son grand courage au camp et son rôle dans la résistance clandestine – dont Pierre Sudreau dit alors qu’il a lui-même été l’un des membres. Il évoque également le geste de Pieters lors des combats de la libération du camp, le protégeant des coups d’un sous-officier allemand8.
20La part prise par Pierre Sudreau dans la Résistance clandestine à l’intérieur du camp ressort de plusieurs documents. Cependant, bien que sa participation au Comité des intérêts français où il est mentionné comme représentant de la France combattante apparaisse dans la composition du CIF établie à la Libération, elle ne se retrouve nullement dans les correspondances du fonds des Archives nationales. Pierre Sudreau lui-même n’en fait pas mention.
21Dans une attestation datée de mai 1947, dont il demeure à préciser l’origine et l’usage, Marcel Paul évoque « son rôle très actif en faveur des Français » :
« Chargé des questions de solidarité ainsi que du soutien moral de nos compatriotes, affecté au petit camp du “concentration lager”, il n’a en aucune façon ménagé ses efforts et a fait preuve, en toutes circonstances, du plus bel esprit patriotique et résistant.
Responsable d’une organisation militaire de combat, il a assumé avec son unité les tâches dont celle-ci était chargée et a fait preuve d’un mépris absolu du danger.
Dévoué et courageux jusqu’à la témérité, il mérite la reconnaissance du collectif français du camp et les citations de l’organisme militaire français clandestin de Buchenwald9. »
22Il apparaît en outre avoir été de ces résistants participant à l’assaut de l’enceinte du camp des détenus le 11 avril 1945, alors que les troupes américaines arrivaient dans le périmètre du camp. Pierre Sudreau présente ainsi dans ses souvenirs une vision équilibrée de sa libération par l’armée Patton et du déclenchement de l’insurrection des détenus.
23Des correspondances d’après-guerre viennent étayer son rôle dans la Résistance clandestine du camp, un rôle modeste au regard de l’appareil du Comité des intérêts français mais néanmoins marquant pour ceux qui le croisent. Surtout, le visage de Pierre Sudreau au camp se dessine, par petites touches convergentes. Celui d’un homme courageux et charismatique malgré son jeune âge et dont les qualités humaines sont louées par ses camarades de misère. Ces témoignages peuvent paraître de prime abord anecdotiques, mais dans une documentation très parcellaire leur valeur est infiniment précieuse.
24Alors préfet des Ardennes, Maurice Piccard lui adresse le 9 avril 1947 une courte lettre :
« Mon cher Pierre,
En ces jours anniversaires, ma pensée va souvent vers toi et je songe avec gratitude à ce que tu as fait pour moi il y a deux ans. Si je suis encore en vie, c’est à toi que je le dois, puisqu’à plusieurs reprises, risquant ta vie même dans cette affaire, tu m’as fait sortir de justesse de trois transports qui devaient quitter le camp et dont personne n’est revenu vivant.
Je tiens simplement à te dire, une fois de plus, combien ton attitude, et je ne suis pas le seul, loin de là, à avoir bénéficié de ton aide bienveillante, fut pour nous un réconfort, abandonnés que nous étions en face d’une bande de Boches et de Polonais qui se partageaient les places, les faveurs et la nourriture. Il est réconfortant de se dire que certains Français sont restés dignes, dans ces moments critiques. Tu es de ceux-là et, en souvenir de ce que tu as fait pour moi et pour d’autres camarades, je t’embrasse fraternellement10. »
25Quatre ans après le retour du camp, un autre de ses anciens camarades se remémore le cours de sa déportation. Il tient à dire à Pierre Sudreau l’estime qu’il lui porte au nom de son comportement exemplaire :
« Arrivé en Août 1944 à Buchenwald, je te vois le crâne rasé mais la figure comme illuminée. Le soir à l’appel, au petit camp, avant d’entendre les gueulements du bôche toi et les deux autres responsables, vous nous lisiez un communiqué. Mais ce qui m’a frappé le plus, c’est ton sourire malgré tout. À cette époque, les questions n’étaient pas : Qu’est-ce que tu fais dans le civil ? Mais : Est-ce qu’on aura du jus ce matin ? À quelle heure est la soupe ? Pourquoi nous faut-il mettre en rang ? Qu’est ce qui se passe ?
Et toujours, tu nous répondais d’une humeur égale. Je ne pourrai plus oublier le petit gars qui déjà à ce moment-là m’avait sauvé la vie en fortifiant mon moral. […]
C’est bête comme tout, mais il fallait que j’écrive cela11. »
26Alors que Pierre Sudreau est devenu ministre, c’est au nom de la reconnaissance qu’il lui porte que Michel Depierre, arrivé lui aussi en août 1944 à Buchenwald, tient à lui adresser quelques mots fraternels :
« Oui, de reconnaissance ! car cela a été un grand réconfort pour moi de vous entendre nous parler du haut de ce remblai du camp des tentes à Buchenwald. J’avais alors dix-huit ans, vous étiez aussi très jeune, je venais de vivre des heures affreuses dans le train du 21 août 1944, j’étais très découragé d’avoir vu et subi le comportement de compagnons de voyage qui étaient peut-être des héros sur les champs de bataille mais qui ne savaient pas rester dignes dans les moments que nous vivions alors ; j’en étais arrivé à me demander s’il fallait être fier d’être Français.
C’est alors que votre comportement au haut de ce talus, tenant tête au kapo, nous faisant un peu de morale et nous réconfortant à la fois, en un mot votre rayonnement m’a redonné la foi ; et c’est peut-être grâce à cela que j’ai tenu bon malgré le calvaire de Dora.
Je ne vous ai connu que pendant ces quelques minutes, mais permettez que ce soit de ce Sudreau-là que je garde le plus fervent souvenir12. »
27Libéré le 11 avril 1945, Pierre Sudreau arrive à Paris début mai. Il est ainsi enregistré au Centre d’accueil de la rue d’Artois le 2 mai. Le 5 mai, il est présenté au général de Gaulle et entame rapidement sa carrière professionnelle.
28Pierre Sudreau met alors une certaine distance avec le milieu associatif de la déportation en formation. Il ne milite pas dans les organisations, alors très divisées sur le plan politique notamment parmi les rescapés de Buchenwald si présents à la tête des deux grandes fédérations de rescapés : d’une part, la Fédération nationale des déportés, internés, résistants et patriotes, présidée par Frédéric-Henri Manhès, ancien président du Comité des intérêts français au camp, et dont Marcel Paul est élu vice-président, et de l’autre la Fédération nationale des déportés et internés de la Résistance, fondée au printemps 1945 par Eugène Thomas et Albert Forcinal, deux autres membres de la direction du CIF et figures socialiste et républicain-socialiste.
29Pierre Sudreau montre toutefois initialement une proximité avec certaines personnalités éminentes de la Fédération nationale des déportés et internés de la Résistance (FNDIR), où figurent de nombreux socialistes et gaullistes. Il écrit en juin 1950 à Edmond Debeaumarché, responsable de l’État-major PTT dans la Résistance, rescapé du camp de Dora et futur secrétaire général de la FNDIR, pour le remercier de l’aide apportée dans la constitution de son dossier pour l’obtention de la carte de Déporté de la Résistance13. Eugène Thomas, alors secrétaire d’Etat auprès de la présidence du Conseil (Postes, Télégraphes et Téléphones), est également intervenu dans ces démarches en faveur de celui qu’il appelle « notre ami ». Dans son dossier, Pierre Sudreau fournit une attestation produite par Gaston Defferre, ancien chef du réseau Brutus, et d’autres émanant de Jean Biondi et d’André Schock, alors conseiller de l’Union française : ces deux derniers mentionnent avoir séjourné avec Sudreau à Fresnes et la poursuite de leur relation à Buchenwald, aux côtés d’André Boyer, alors responsable du réseau et ami de Sudreau. Pierre Sudreau sollicitera aussi Gaston Defferre en 1952 pour permettre l’obtention du titre de Déporté de la Résistance pour André Boyer à titre posthume14.
30Pour autant, c’est dans ce contexte qu’il prend position sans nuance en faveur de Marcel Paul en mai 1946, alors violemment attaqué pour son rôle prétendument contraire à l’honneur voire criminel en déportation. Il l’exprime « sans aucune arrière-pensée politique, [et fait] part de sa sympathie et de son admiration pour l’œuvre accomplie par Marcel Paul à Buchenwald ».
31Pierre Sudreau reviendra dans un message sur cet épisode et ses sentiments vis-à-vis du responsable communiste après son décès survenu le 11 novembre 1982 :
« En 1946, au début de la guerre froide, il avait été très injustement attaqué. Je l’avais alors soutenu de mon mieux. J’avais en effet été témoin à Buchenwald de sa lutte, non seulement contre les SS, mais aussi en différentes circonstances contre l’appareil clandestin du camp pour défendre ses compatriotes. une très grande affection nous liait depuis15. »
32Pierre Sudreau n’aura de cesse en effet de continuer à défendre sa mémoire, par ses déclarations ou par des gestes publics, notamment au début des années 1980 quand la dénomination de rues au nom de Marcel Paul suscite de nouvelles polémiques – en particulier à Sartrouville où elles débouchent même sur une phase judiciaire en 1984.
33Au-delà de la préservation de ces liens personnels et de cette fidélité, c’est seulement plusieurs décennies après la Libération que Pierre Sudreau se rapproche du mouvement associatif né de la Résistance et de la Déportation. Il rejoint ou apporte son soutien à des organisations qui se signalent par leurs pratiques unitaires, et dont la proximité avec le PCF a été particulièrement marquée durant la guerre froide avant de s’estomper au début des années 1960. Il accepte ainsi de devenir membre du comité d’honneur de la FNDIRP et également de celui de l’Association nationale des anciens combattants de la Résistance (ANACR) à partir de 1988. Il devient même l’un des Présidents nationaux de l’ANACR en 1994, et le reste jusqu’à sa mort.
34Par ailleurs, Pierre Sudreau participe activement à la genèse d’une fondation non partisane, la Fondation de la Résistance, qu’il préside de 2006 à 2009.
35Tout au long de sa vie, son engagement est marqué par la volonté de dépasser les clivages politiques pour défendre les idéaux de la Résistance et de la Déportation, au nom de la fraternité née dans les combats – dont il fut une figure emblématique – et des expériences extrêmes subies durant la Seconde Guerre mondiale. Maire de Blois, il décide de jumeler la ville avec Weimar, capitale culturelle à proximité de Buchenwald, alors située en République démocratique allemande.
36Cet humanisme qui transcende les barrières idéologiques et politiques, il l’exprime ainsi, en reprenant des passages d’Au-delà de toutes les frontières, dans une allocution prononcée à Buchenwald pour la commémoration du 50e anniversaire de la libération du camp, le 10 avril 1995 :
« Je suis devenu Européen dans les camps. La même misère a rassemblé des hommes de nationalités différentes et fait voler en éclats les frontières. L’amitié, la solidarité valaient tous les discours. Je suis de ceux qui ont rêvé d’une Europe délivrée des guerres. […]
Quelle que soit notre nationalité, nous sommes européens.
Quelle que soit notre éducation, nous savons intuitivement que nous sommes les héritiers de siècles de civilisation.
La condamnation morale de la violence ne suffit pas. Il faut, sans cesse, chercher le moyen de rendre l’homme adulte dans ses comportements individuels et collectifs. L’homme a asservi la matière. Il est maintenant capable de tout construire ou de tout détruire, mais il n’a pas encore réussi à se rendre maître de lui-même. Tout le danger de notre époque vient de ce que la pensée, et plus particulièrement la pensée politique, n’a pas progressé aussi vite que les techniques et la démographie. […]
Notre siècle va finir… Qu’il emporte avec lui ses guerres, ses milliers de bombes atomiques, ses massacres industrialisés, ses camps de la mort. Puissent ces souvenirs affreux, avec la répulsion qu’ils ont suscitée, provoquer l’horreur de la bestialité, inciter à respecter “les autres”… en attendant de mieux les comprendre, et nous aider à construire un monde nouveau16. »
Notes de bas de page
1 Archives nationales, Archives Pierre Sudreau, AN 91AJ/1, Conférence sur la déportation par Monsieur Pierre Sudreau, salle Gaston d’Orléans du château de Blois, le lundi 15 novembre 1976, p. 1.
2 Sur l’ensemble de ces questions, qu’il nous soit permis de renvoyer à notre ouvrage, La Résistance française à Buchenwald, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2012.
3 Guy Ducoloné (1920-2008). Ouvrier métallurgiste, il milite à la CGT, aux Jeunesses communistes puis au Parti communiste français dans les années trente. Mobilisé en 1939, il entre en Résistance au sein du mouvement « Front national ». Il est arrêté en mai 1942, interné puis déporté en mai 1944 au camp de Buchenwald. Guy Ducoloné fut dirigeant du PCF, député des Hauts-de-Seine (1964- 1988), vice-président de l’Assemblée nationale. Il présida durant dix ans l’association Buchenwald-Dora et kommandos.
4 Agnès Triebel, « Pierre Sudreau », Le Serment, n° 342, mars-avril 2012, p. 6.
5 Eugène Thomas (1903-1969). Instituteur élu député socialiste du Nord en 1936, mobilisé en 1939, il est capturé avant de parvenir à s’évader. Réfugié en Haute-Garonne, il y devient l’un des responsables du Comité d’action socialiste de zone sud et du réseau Brutus. Il participe également à la direction nationale du mouvement France au combat. Arrêté le 14 mai 1943, il est déporté le 24 janvier 1944. Principale figure socialiste parmi les Français déportés à Buchenwald, il contribue à la formation et à la direction du Comité des intérêts français. Il devient ministre des PTT en juin 1945 et exercera durant de nombreuses années cette fonction.
6 Marcel Paul (1900-1982). Militant communiste et syndical au sein de la CGTU, il est mobilisé en 1939, capturé puis évadé, il rejoint l’appareil clandestin du PCF en Bretagne puis en région parisienne. Il est arrêté le 13 novembre 1941 et interné dans plusieurs centrales, avant d’être transféré au camp de Compiègne, déporté à Auschwitz-Birkenau dans le convoi du 27 avril 1944 puis transféré à Buchenwald où il arrive avec ses camarades le 14 mai 1944. Responsable communiste de premier plan, il exerce un rôle majeur au sein du Comité des intérêts français et représente les communistes français au sein du Comité international clandestin. Le 13 novembre 1945, il est nommé ministre de la production industrielle.
7 Né en 1914, militant syndical communiste à Dieppe avant-guerre, puis responsable inter-régional pour la Normandie des Francs-Tireurs et Partisans français (FTPF), Charles Pieters est arrêté le 4 août 1942 sous le pseudonyme d’Eugène Houssaye, son frère tué durant la guerre d’Espagne. Il est déporté à Buchenwald le 9 mai 1944. Il est après la guerre membre de la commission d’organisation du PCF jusqu’en 1950. Voir Charles Pieters, Témoignage contre l’oubli, Paris, Le Temps des Cerises, 1995.
8 AN 91AJ/40, attestation de Pierre Sudreau à Charles Pieters, 1952.
9 AN 91AJ/40, attestation de Marcel Paul à Pierre Sudreau, 8 mai 1947.
10 AN 91AJ/40, lettre de Maurice Piccard à Pierre Sudreau, 9 avril 1947.
11 AN 91AJ/40, lettre du sous-brigadier Forpart (?) à Pierre Sudreau, 18 novembre 1949.
12 AN 91AJ/40, lettre de Michel Depierre à Pierre Sudreau, 18 mars 1960.
13 Edmond Debeaumarché (1906-1959) est un proche d’Eugène Thomas. Compagnon de la Libération, il devient après la guerre directeur adjoint du cabinet du ministre des Ptt. Il achève sa carrière professionnelle comme Inspecteur général au ministère des Anciens combattants.
14 Ces correspondances sont conservées aux Archives nationales dans les archives Sudreau, AN 91AJ/40.
15 AN 91AJ/1, dossier Marcel Paul.
16 AN 91AJ/40, discours de Pierre Sudreau à Buchenwald, 10 avril 1995.
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