Introduction. L’empreinte de la guerre
p. 13-21
Texte intégral
1Étudiant d’un milieu aisé se destinant à l’Inspection des Finances, marié à vingt ans en 1939, mobilisé mais non combattant en 1940, puis élève-officier de l’armée d’armistice jusqu’en avril 1942, Pierre Sudreau vit l’entrée dans l’âge adulte sur fond d’une rupture collective sans précédent : d’abord l’effondrement de 1940, puis l’atmosphère frustrante d’une institution militaire déchirée entre maréchalisme et rêve de revanche. Ses propres efforts pour « faire quelque chose » et entrer alors en résistance n’empêchent pas qu’une rupture décisive survient avec son engagement dans Brutus, un réseau de renseignement de la France libre à l’automne 1942. « Sa » guerre commence alors, et dure quinze mois, l’amenant rapidement à intégrer la direction de son organisation. L’arrestation le fait basculer dans un autre univers, avec cinq mois de détention à Fresnes, puis un an de déportation au camp de Buchenwald.
2La question de l’empreinte de la guerre chez Pierre Sudreau ne peut donc se résumer à une facette – la Résistance, par exemple, car l’avant et l’après sont aussi importants. Le poids respectif de ces différentes expériences rapprochées ouvre de multiples pistes, dans des domaines au demeurant encore largement en friche dans l’historiographie1. Les recherches menées dans cet ouvrage sur la résistance et la déportation de Pierre Sudreau permettent déjà d’éclairer leur influence sur les débuts de sa carrière dans la haute fonction publique, sur ses engagements mémoriels (en dépit de sources encore lacunaires), mais aussi de revenir sur le statut du témoignage chez les survivants.
3L’empreinte la plus évidente de la guerre sur Pierre Sudreau est aussi la plus discrète dans les archives : comme nombre de déportés, il gardera longtemps des séquelles physiques de ses épreuves, aux poumons en particulier2. Ce fait en apparence trivial est un marqueur d’une réalité que l’histoire récente de la déportation a remis au premier plan : si les déportés résistants comme Sudreau constituent une élite reconnue dès le statut législatif de 1948, puis par des rites commémoratifs progressivement mis en place dans les années 1950 et 1960, leurs figures ne rejettent nullement à l’arrière-plan une mémoire collective plus large, dont eux-mêmes se sentent aussi les porteurs : celle des souffrances communes à toutes les victimes de l’univers concentrationnaire nazi, à tous les Häftling3. On reviendra en conclusion sur cette part irréductible, non soluble dans une appartenance à la seule fraternité résistante. Retenons ici que ces traces physiologiques douloureuses et durables constituent comme l’envers de la photographie figurant en couverture de sa biographie : le ministre technicien à l’allure juvénile bondit avec maîtrise – et en costume-cravate – hors d’un avion de chasse4.
Dans la vie professionnelle
4La figure du jeune chef alliant dynamisme et sang-froid semble bien remonter à la facette résistante de l’héritage de la guerre. Ce sont ces traits de caractère que relève déjà le chef de Brutus, André Boyer, pour qualifier l’action de Sudreau à partir du moment où, interrompant ses études, ce dernier prend la tête de Brutus en zone nord. Et ce sont les mêmes dont Sudreau sera gratifié par un de ses adjoints au ministère de l’lntérieur, dans le premier poste qu’il occupera une fois revenu à la vie civile. Ces qualités individuelles révélées au creuset de son ascension durant la Résistance ne suffisent évidemment pas à expliquer les fonctions qu’on lui propose à son retour de déportation. Elles se combinent avec un autre facteur : le milieu résistant dans lequel il a évolué.
5Pierre Sudreau est nommé sous-préfet hors classe à vingt-six ans, afin de lui permettre d’occuper un poste important au sein des services spéciaux de la Libération (la DGER), puis à l’administration centrale du ministère de l’Intérieur5. Le contexte de l’épuration du ministère et le lourd tribut payé à la répression par les résistants spécialistes du renseignement n’expliquent pas tout. S’il est « poussé », c’est moins en raison d’un parcours personnel exceptionnel dans la Résistance, que du fait que Brutus est le réseau français libre le plus étroitement lié à la SFIO par son recrutement – même si des militants y côtoyaient bien sûr d’autres types de volontaires (ainsi Sudreau lui-même, peu politisé avant la guerre). Car cette famille politique détient le portefeuille de l’Intérieur à la Libération (confié à Adrien Tixier) et dans l’après-guerre. De plus, elle a fourni relativement peu de cadres à l’action paramilitaire clandestine. Les responsables de Brutus survivants bénéficient donc d’une sorte de triple légitimité : technique, « gaulliste » (par la France libre), républicaine de tradition par leur proximité avec les socialistes résistants.
6Cependant, ce capital social constitué par la Résistance pour la carrière de Sudreau à l’Intérieur, s’accompagne très vite d’un coût : en 1946, après le retrait de Charles de Gaulle, il est chargé de mener l’enquête déclenchée par le gouvernement Félix Gouin sur les détournements de fonds dont est accusé le colonel Passy, l’ancien chef des services secrets du Général à Londres. Dans cette affaire, que Sébastien Albertelli retrace en détail, le statut de résistant-déporté de Sudreau représente un atout quasi indispensable pour établir sa légitimité d’enquêteur sur une personnalité aussi considérable. Mais cet épisode aura des répercussions pour lui, dans un domaine bien particulier : l’historiographie de la Résistance.
7En effet, jusque dans les années 1970, Sudreau n’y apparaît pratiquement que par le biais de cette affaire. L’historiographie des réseaux de résistance est alors quasi inexistante, faute d’archives accessibles, et réduite aux souvenirs publiés par quelques chefs, français ou britanniques. Le premier tableau d’ensemble est donné par les mémoires du colonel Passy, en 1953. Or, celui-ci n’y mentionne Sudreau que pour régler indirectement ses comptes personnels de 1946 : il prétend que Sudreau a laissé « péricliter » le réseau Brutus6 – une accusation qu’invalide la lecture des rapports reçus par le BCRA de Boyer, le chef du réseau.
8Il faudra attendre vingt ans et la première somme tentant une présentation globale de l’histoire des réseaux et des mouvements de résistance, l’Histoire de la Résistance en France d’Henri Noguères, pour que le jugement de Passy soit mis en question. Mais Noguères ne cite le nom de Sudreau que comme exemple de la partialité de Passy à l’égard des anciens résistants (pour la plupart issus de la SFIO) qui l’ont poursuivi en 19467. Noguères est lui-même un ancien socialiste résistant devenu historien et, d’une façon générale, son entreprise entend prendre le contre-pied des grands mémorialistes français libres : Soustelle, Passy, de Gaulle. Elle laisse transparaître par petites touches, de façon voilée, que par-delà une union circonstancielle, socialistes et « gaullistes » se sont opposés dès la guerre sur la conception de la démocratie et que ceci s’est continué sur un plan politique comme sur un plan mémoriel pendant la IVe, puis la Ve République8. Dans ce contexte, Sudreau reste un simple nom, dont la carrière résistante demeure encore dans l’ombre, et dont la mention semble surtout justifiée par sa rupture publique avec de Gaulle en 1962.
9Ainsi, durant cette première période, on voit bien le caractère ambivalent de l’empreinte de la Résistance. Elle a d’abord constitué un accélérateur de carrière évident pour Pierre Sudreau. De ce point de vue, il représente un exemple achevé de la relève générationnelle constituée par les résistants à la Libération. Mais, parallèlement et même si c’est à une échelle fort modeste, son propre cas reflète le brouillage de l’héritage de la Résistance, provoqué par les multiples divisions de l’après-guerre, affectant durablement jusqu’à la possibilité pour les acteurs de délivrer un récit plein de sa principale réussite : l’unification9.
10L’empreinte de la déportation apparaît différente. Elle a constitué également un atout dans la carrière de Pierre Sudreau, d’une façon plus tardive et ponctuelle, mais chargée d’une signification politique plus directe et plus positive. En 1959, alors qu’il est le plus jeune membre du gouvernement Debré, le général de Gaulle le choisit pour mener à bien une mission exploratoire en URSS auprès de Khrouchtchev, afin d’envisager les modalités d’une éventuelle venue de celui-ci en France. Le choix de ce ministre technicien (détenteur du portefeuille de la Construction) est en partie tactique, évitant ainsi le risque d’un refus officiel si le canal des Affaires étrangères avait été utilisé. Cependant, c’est aussi un choix symbolique : ancien déporté à Buchenwald, Sudreau est a priori peu soupçonnable d’indulgence envers l’Allemagne. Dans ses mémoires, celui-ci relate comment il utilisa cet atout lors de ses échanges avec le premier secrétaire du comité central du Parti communiste de l’urss :
« Khrouchtchev m’accueillit d’abord froidement, debout, et tint à peu près ce langage : “Je ne vois pas pourquoi je reçois un ministre représentant d’un Gouvernement qui est en train de pactiser avec notre pire ennemi, l’Allemagne…” Il faisait allusion à l’ouverture de De Gaulle vers Konrad Adenauer. Je lui répondis : “Monsieur le secrétaire général, en me faisant l’honneur de me recevoir, vous vous êtes certainement informé sur mon passé. Vous n’ignorez certainement pas les conditions dans lesquelles j’ai connu les camps de concentration nazis. Mes sentiments personnels ne peuvent donc être suspectés”10. »
11Par ailleurs, les propos que Sudreau tient aux diplomates soviétiques sur « ses efforts pour le développement des relations franco-soviétiques » sont redoublés par d’autres : ceux où il rend hommage à la « conduite irréprochable » des détenus russes de Buchenwald11. Ces derniers propos sont certainement authentifiés, aux yeux de ses interlocuteurs – qui le tiennent alors pour une sorte de « gaulliste de gauche » – par un épisode de l’après-libération que relate Olivier Lalieu dans sa communication : le soutien public apporté en 1946 par Sudreau à Marcel Paul – alors ministre communiste de la Production industrielle – alors que la conduite de ce dernier était attaquée par d’anciens co-détenus du camp.
12On pourrait donc ici tracer un fil chronologique entre expérience de la solidarité entre déportés, rôle actif pour la prolonger en défendant après la guerre les communistes qui l’avaient incarnée à ses yeux, défense ultérieure d’une position de rapprochement entre blocs en politique extérieure. Ce fil correspond-il à une vraie filiation dans la psychologie du principal intéressé ? En tout cas, il est certain que son expérience résistante au sein de Brutus s’y prêtait moins : qu’il l’ait voulu personnellement ou non, son réseau ne s’était pas cantonné à des tâches purement paramilitaires, ayant aussi été un agent d’influence d’une tendance politique particulière de la Résistance, la SFIO clandestine. Aussi important, peut-être, est le contraste qu’il vit dès l’année 1946 : procureur sans l’avoir souhaité dans l’affaire Passy, Pierre Sudreau trouve au contraire dans l’affaire Marcel Paul l’occasion d’une action en défense propice à préserver la valeur unificatrice de l’expérience concentrationnaire.
Les engagements mémoriels
13Une autre façon de démêler les empreintes respectives de la Résistance et de la déportation chez Sudreau consiste à explorer ses engagements mémoriels. À défaut d’une étude détaillée qui reste à mener, quelques pistes peuvent être dégagées.
14Le premier constat, c’est qu’on n’en trouve que peu de traces durant la période qu’on vient d’évoquer, celle de sa carrière de haut fonctionnaire, puis de responsable politique. Vaut cependant d’être relevée son adhésion aux Amitiés de la Résistance, association créée en 1955 et rassemblant d’anciens responsables des mouvements, des réseaux et de la France libre. Elle représente alors toutes les tendances, hormis les communistes – une scission classique de ce milieu associatif au temps de la guerre froide. Sa composition élitiste semble refléter un objectif plus large que le souci, alors très répandu, de combattre l’oubli de la Résistance12. On relève le nom de Sudreau parmi les postulants à son conseil d’administration en 1959, alors qu’elle est présidée par Edmond Michelet, comme lui ministre du général de Gaulle13. Est-ce la volonté d’occuper un espace propice au maintien des liens entre anciens résistants, au moment où le sort de l’Algérie les divise et constitue le cœur de la politique gouvernementale ?
15Du point de vue des initiatives mémorielles proprement dites, Pierre Sudreau ne s’est investi que tardivement. En 1974 encore, il confie à un camarade de Résistance, Henri Docquiert : « Il ne faut pas s’éterniser sur le passé, c’est vers l’avenir qu’il faut se tourner14. » Justement, si l’on va au-delà de sa participation symbolique aux « comités d’honneur » de grandes organisations de déportés liées à la mouvance communiste (la FNDIRP en 1972, puis l’ANACR en 198815), c’est à une initiative tournée vers le futur qu’il a voulu se consacrer en priorité : la création d’« une sorte de Fondation de la Résistance, dont le but essentiel serait de sauvegarder le souvenir de la lutte contre l’envahisseur, entre 1940 et 1945, en rassemblant toutes les associations et amicales, sans exclusive d’aucune sorte16 ». Exposant ainsi son projet en 1987 à la présidente du Comité d’action de la Résistance, Marie-Madeleine Fourcade, il rappelait l’avertissement représenté par les péripéties du procès Barbie et concluait : « Nous serons de plus en plus minoritaires face aux résurgences “vichyssoises” et du “nazisme”. »
16L’idée d’une Fondation de la Résistance n’était pas nouvelle dans le milieu associatif17. Il faudrait pouvoir retracer l’histoire des différents projets qui ont germé à partir des années 1970, et surtout en préciser les orientations. Car en dehors de l’objectif consistant à pérenniser l’action mémorielle des associations d’anciens résistants par la création d’un organisme assuré d’un capital lui permettant une autonomie financière, la question était bien celle soulevée par Sudreau : comment dépasser les divisions politiques héritées de la guerre froide ? Dans les faits, la solution trouvée a été plus globale : la création de la Fondation de la Résistance en 1992, portée par le CAR, donc par la mouvance non communiste, a été précédée en 1990 de celle de la Fondation pour la mémoire de la déportation (FMD), portée par la FNDIRP, réputée proche du PCF.
17Dans ce dispositif, Pierre Sudreau a joué un rôle voisin de celui qui justifiait sans doute, à ses yeux, son intervention personnelle en 1987. En effet, il apparaît comme une des trois personnalités alors chargées d’établir un « pont » entre les deux Fondations, afin de garantir une bonne coopération future. Les deux autres sont Jean Mattéoli, gaulliste social, alors président de la FNDIR (l’équivalent non communiste de la FNDIRP) et Jean-Pierre Levy, Compagnon de la Libération, ancien chef de Franc-Tireur (un des huit mouvements représentés au Conseil national de la Résistance) et peu marqué politiquement. Ce trio appartient d’une part au comité de parrainage de la FMD et constitue d’autre part avec Charles Verny, président du CAR, le noyau chargé de recruter les membres fondateurs de la Fondation de la Résistance18. Et deux éléments du trio, Mattéoli et Sudreau, seront les deux premiers présidents de la Fondation de la Résistance19. Outre leur poids et leurs sensibilités politiques, il n’est certes pas indifférent qu’il s’agisse des deux résistants déportés. Dernier indice du rôle-charnière joué alors par Pierre Sudreau : c’est en 1994 qu’il accepte de devenir un des présidents nationaux de l’ANACR, l’équivalent du CAR du côté de la mouvance communiste.
18Ce qu’on peut percevoir des engagements mémoriels tardifs de Pierre Sudreau va donc dans le sens d’une volonté de jouer un rôle de conciliateur. Il prolonge ainsi, dans un autre domaine, le bénéfice de son image publique d’élu centriste au moment où il vient d’abandonner sa dernière fonction élective (maire de Blois). On doit noter que, si l’héritage de la fraternité de la déportation contribue de façon majeure à légitimer ce rôle, son engagement le plus plein se manifeste au sein de l’organisme chargé de perpétuer le message de la Résistance. Faut-il donner à ce choix un sens préférentiel ? On pourrait aussi l’analyser en termes d’habitus : dès lors qu’il s’agissait d’exercer un rôle d’influence et non purement moral, Pierre Sudreau devait se sentir plus apte à peser au sein des milieux politiques, voire professionnels et sociaux, à l’origine de la Fondation de la Résistance. D’où l’intérêt d’examiner le poids relatif des différentes facettes de « sa » guerre dans ses écrits personnels.
Des témoignages à visée anthropologique
19D’après ses papiers déposés aux Archives nationales, explorés par Olivier Lalieu dans sa communication, Pierre Sudreau commence à parler en public de sa déportation en 1976, devant des collégiens. Et c’est en 1981, à l’occasion d’un hommage funèbre à André Clavé, un de ses adjoints au sein de Brutus, qu’il évoque aussi pour la première fois sa résistance20. Dans tous les cas, ses témoignages publiés les plus complets (1991 : autobiographie, 2004 : biographie par Christiane Rimbaud) surviennent après sa retraite de la vie publique. Ils sont englobés dans un récit de vie, qui lui-même entend servir à une réflexion sur l’avenir à l’échelle planétaire. S’il y a testament, il est anthropologique bien plus que strictement politique21.
20Du point de vue qui nous occupe, cette vision prospective et humaniste ne peut que contribuer à asseoir le rôle qu’il assume à la même époque à travers ses engagements mémoriels22. Elle conduit Pierre Sudreau à déborder très souvent du témoignage sur sa résistance ou sa déportation pour livrer une vision plus générale, alimentée par des sources livresques permettant de convoquer de grandes figures : de Gaulle, Moulin, Louis Armand, Jacques Bingen… Il est facile de repérer comment cette ambition influe sur la restitution de son propre parcours résistant. Certains aspects paraissent éludés ou simplifiés de façon à ne pas trop faire sentir le décalage entre son itinéraire et celui de ces résistants emblématiques : la question de la portée réelle de ses actions au sein de l’armée d’armistice, la chronologie de ses fonctions au sein de Brutus, le rôle politique de ce réseau au service du parti socialiste clandestin.
21Est-ce à dire que ses récits de vie sont un exemple de plus de « l’illusion biographique23 », ce processus qui conduit à gommer les ruptures dans sa propre vie pour lui conférer une unité rétrospective ? En ce qui concerne la guerre, en tout cas, le « cas Sudreau » nous semble plus complexe. Les chapitres qu’il lui consacre sont tous placés sous le signe de la dette. Dette envers ceux qui lui ont sauvé la vie, dette surtout envers les morts. Tout se passe comme si le sentiment diffus de culpabilité propre aux rescapés de l’univers concentrationnaire24 affectait, chez Pierre Sudreau, toute cette période de la guerre. Il veut rendre hommage aux morts de Buchenwald, mais aussi à ceux de Brutus, puisque son chef, André Boyer, et deux de ses principaux adjoints sont morts en déportation, ainsi qu’à ses camarades de l’École de l’Air qu’il a refusé de suivre en 1940 dans leur évasion par avion : il souligne que la plupart sont morts au décollage, en mer ou plus tard dans les Forces aériennes françaises libres25.
22C’est à propos de la culpabilité que lui a laissé cet épisode qu’il dit : « C’est là que ma vie a basculé26. » Et c’est de son arrestation qu’il date une deuxième rupture : l’apprentissage de la peur de la mort27. Pierre Sudreau n’entend donc nullement occulter les ruptures survenues dans son existence durant ces années cruciales, et celles qu’il signale ne visent certes pas à donner une image flatteuse de lui-même. En fin de compte, c’est bien cette ombre portée générale de la mort qui semble le ramener toujours, malgré tout, vers la déportation : dans son autobiographie, le « message de la Résistance » tient en une page assez impersonnelle, qui regrette les divisions de la guerre froide, tout en se plaçant du côté des résistants qui rejetaient les deux totalitarismes, nazi et stalinien. A contrario, sa réflexion sur l’univers concentrationnaire nazi débouche sur un autre chapitre : « L’ultime frontière ». Il y confie ses confrontations successives avec la mort, mêlant la période de la guerre et sa vie ultérieure, livre une sorte d’ars moriendi et milite pour l’accompagnement des mourants, comme si là se trouvait l’héritage de « sa » guerre le plus assuré à ses yeux28.
Notes de bas de page
1 Qu’il s’agisse des « sorties de guerre » des résistants et des déportés, de leur destinée sociale durant les Trente Glorieuses ou de leur action collective au sein du milieu associatif. Le rôle de ces acteurs dans l’historiographie et par leur témoignage a davantage été labouré.
2 Il effectue un séjour en sanatorium après la guerre pour soigner une hémoptysie. En 1951, le Centre de réforme de Paris conclut à une infirmité temporaire de 75 %, basée surtout sur une sclérose pulmonaire et l’asthénie des déportés (SHD GR 16 P 558 525) ; en janvier 1964, un de ses correspondants s’inquiète de le savoir malade, n’ayant pas su « qu’il vous restât des séquelles des mauvais jours » (AN 91 AJ/42).
3 Sur cette question, voir Thomas Fontaine, « Qu’est-ce qu’un déporté ? Les figures mémorielles des déportés de France », in Jacqueline Sainclivier, Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie (dir.), Images des comportements sous l’Occupation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
4 Christiane Rimbaud, Pierre Sudreau, Paris, Le Cherche Midi, 2004.
5 Le ministre, Adrien Tixier, soupçonne à cette occasion un responsable de son administration d’avoir opposé « une sourde résistance » à cette nomination (AN 91 AJ/46, commentaire manuscrit destiné à M. Morin sur une lettre du 10 janvier 1946).
6 Mémoires du chef des services secrets de la France libre, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 714 (1re édition, Missions secrètes en France, Paris, Plon, 1953).
7 Histoire de la Résistance en France, tome 3, Paris, Laffont, 1972, p. 230.
8 Voir Bruno Leroux, « Des historiographies parallèles et concurrentes du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale : l’Histoire de la Résistance en France d’Henri Noguères et La Résistance d’Alain Guérin », in Laurent Douzou (dir.), Faire l’histoire de la Résistance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
9 Cette influence de l’après-guerre apparaît mieux à la lecture de certains ouvrages écrits juste après la Libération et qui y échappent. Ainsi, l’Histoire de la Libération de Paris, d’Adrien Dansette, bénéficiant de l’absence de réticence des acteurs quels qu’ils soient à témoigner alors, frappe encore aujourd’hui par sa description de la réussite de l’événement comme une série successive de tensions surmontées. Voir Claire Andrieu, « Le Conseil national de la Résistance, une historiographie plurielle », La Lettre de la Fondation de la Résistance, n° 73, juin 2013.
10 Pierre Sudreau, Au-delà de toutes les frontières, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 122.
11 Nous résumons ici l’analyse de Thomas Gomart dans sa thèse, Double détente. Les relations franco-soviétiques de 1958 à 1964, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 278-279.
12 Sur ce sentiment d’oubli, voir Marc-Olivier Baruch, « Présents d’une commémoration : la Quatrième République face au dixième anniversaire de la Libération 1954-1955 », in Bernard Garnier, Jean-Luc Leleu, Jean Quellien et Anne Simonin (dir.), Pourquoi résister ? Résister pour quoi faire ?, Caen, Centre de recherche d’histoire quantitative, 2006.
13 Voir Le Lien, organe des Amitiés de la Résistance, numéro du 50e anniversaire, vol. II, 2006.
14 Bulletin de l’Amicale Brutus-Boyer, n° 98.
15 FNDIRP : Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes ; ANACR : Association nationale des anciens combattants de la Résistance.
16 Lettre de Pierre Sudreau à Marie-Madeleine Fourcade, [23 octobre 1987], citée dans le « Compte-rendu du mandat de Charles Verny, président du CAR », devant l’Assemblée générale du CAR le 10 novembre 1994, p. 23.
17 Voir le « Compte-rendu du mandat de Charles Verny », op. cit., p. 22.
18 Cf. Mémoire vivante. Bulletin de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, n° 1, 4e trimestre 1993 (pour le comité de parrainage de la FMD) et la Lettre de la Fondation de la Résistance, n° 1, 4e trimestre 1994, p. 5 (pour le noyau de la FR).
19 De 1993 à 2006 pour le premier, de 2006 à 2009 pour le second.
20 Il a pu le faire auparavant comme élu, à l’occasion de commémorations, mais les traces manquent.
21 Cf. le titre de son autobiographie : Au-delà de toutes les frontières, et le dernier chapitre de sa biographie : « Face à l’avenir ».
22 Sa vision n’a cependant rien d’un consensus mou : elle le conduit à argumenter longuement en faveur de la similarité entre camps nazis et camps soviétiques – un thème alors controversé dans le milieu associatif résistant et déporté.
23 L’expression est de Pierre Bourdieu, dans un article célèbre de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, juin 1986, p. 69-72.
24 Voir à ce sujet l’analyse pénétrante de Primo Levi dans I sommersi e i salvati, Torino, Einaudi, 1986, trad. française Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, 1989, chapitre iii : « La honte ».
25 À quoi on peut ajouter les aspirants de son petit groupe de résistance de la base d’Agen dont, déjà à son retour de déportation en 1945, il déclare qu’il est un des deux seuls survivants.
26 Christiane Rimbaud, Pierre Sudreau, Paris, Le Cherche Midi, 2004, p. 26.
27 Au-delà de toutes les frontières, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 246.
28 On notera que, comme pour justifier la pertinence de ce chapitre, il cite in fine la lettre d’approbation d’Henri Noguères, résistant, historien, et mort quelques semaines avant la sortie du livre. Ibid., p. 274.
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