Avant-propos
p. 7-9
Texte intégral
1Outre l’apport à la connaissance de l’homme, ce volume offre l’occasion de poser des questions historiques d’ordre plus général. Il ressortit à un genre classique en histoire politique, à savoir les actes d’un colloque biographique, qui retrace les étapes d’une carrière politique individuelle. Sciences Po ou le Centre d’histoire de Sciences Po ont participé à d’assez nombreuses rencontres de ce type, comme les colloques Léon Blum en 1965, Daladier en 1975, Debré en 1999, Chaban-Delmas en 2009, Giscard d’Estaing en plusieurs journées dans les années 2000. Et d’autres encore, qui portent sur tel ou tel aspect de l’itinéraire d’un président du Conseil, d’un Premier ministre ou d’un président de la République. Mais les colloques biographiques qui s’intéressent à de simples ministres sont peut-être moins fréquents. On pourrait comparer ces actes à ceux des colloques consacrés à Justin Godart en 2001, ou encore à André Philip en 2003, deux députés du Rhône, l’un radical sous la IIIe République, l’autre socialiste sous la IVe, ministres l’un et l’autre durant quelques années, puis poursuivant des activités citoyennes diverses, dont une participation active à la Résistance, avant ou après le passage par les ministères1. Le colloque ayant pour objet Christian Pineau, organisé à l’Assemblée nationale en 2003, s’apparente aussi à cette catégorie et à ce profil d’homme politique qui passe par la Résistance et les responsabilités ministérielles sans atteindre le rang de chef du gouvernement ni de chef de l’État2. Ces hommes, et aussi les quelques femmes politiques qui s’ajoutent à eux, constituent un personnel politique intéressant en lui-même, parce que souvent placé à la frontière entre société civile et société politique. La diversité des fonctions et des positions qu’ils occupent, souvent simultanément, font d’eux des passerelles actives entre plusieurs milieux. Pour reprendre un terme de la sociologie des organisations, ces personnalités, dites multi-positionnelles, sont en outre des formes de marginaux-sécants, aptes à intervenir efficacement dans différents systèmes et logiques d’action. Ce sont des liens sociaux incarnés dont l’étude ne manque pas d’intérêt, en ce qu’elle offre une vue singulière – qui n’existerait peut-être pas sans cela – sur les milieux divers qu’ils mettent en relation.
2Mais, c’est bien connu, toute entreprise biographique comporte un double risque. Le premier consiste à laisser se transformer l’empathie minimale nécessaire à l’appréhension du personnage, en une sympathie active et finalement aveugle. L’hommage remplace alors la biographie. Dans le cas présent, l’hommage officiel à Pierre Sudreau a eu lieu, en 2012 à l’Assemblée nationale. Organisée en 2014, la rencontre dont cet ouvrage témoigne s’en distingue donc clairement par son approche délibérément scientifique et, pour ce faire, par le recours des différents auteur(e)s à des archives inédites, tout particulièrement celles laissées par Pierre Sudreau3. L’autre risque de la biographie est celui de la reconstruction a posteriori, de la vue perspective sur le passé qui se trouve faussée par le lieu d’observation, souvent bien postérieur. Cette erreur de parallaxe est tout autant le fait du biographe aux prises avec les nécessités d’une narration relativement logique et cohérente, que le fait de l’acteur, qui, lorsqu’il revient sur sa vie, cherche la sérénité dans la cohérence et l’unité de son parcours. La réflexion critique sur l’entreprise biographique est abondante, avec notamment la célèbre « illusion biographique », dénoncée naguère par Pierre Bourdieu. On se limitera ici à cette citation, plus imagée, de Jean-Pierre Vernant, qui résume bien la situation commune du biographe et de son sujet : « L’histoire est une grande dame en robe du soir, qui, chaque fois qu’elle tourne sur elle-même, replace sa traîne dans l’axe de sa marche. » À nous donc, de tenter de nous distinguer de la grande dame. En fait, le risque ne semble pas très grand. De même que la tenue effectuée au préalable d’une cérémonie d’hommage nous prémunit contre l’hagiographie, de même le caractère collectif de l’analyse présentée ici nous met à l’abri de la reconstruction abusive. Une quinzaine de chercheurs se sont attachés, chacun dans leur domaine de spécialité, à présenter un aspect de l’action de l’homme. Nous donnons certes peut-être à lire un portrait décomposé en treize Pierre Sudreau différents, qui constituent ensemble une forme de collage, d’art à la fois abstrait et figuratif, à perspectives multiples. Mais pourquoi pas ?
3L’itinéraire de Pierre Sudreau se prête à cette composition par pièces et assemblage. L’itinéraire relativement diversifié de Pierre Sudreau ne permet pas de l’englober sous un seul qualificatif, comme en témoigne le sous-titre du présent ouvrage. Non seulement parce qu’il a mené de front plusieurs activités, ce qui est courant, mais, ce qui l’est moins, parce que son parcours est nettement segmenté en plusieurs phases : la Résistance, la déportation, le ministère de l’Intérieur, la préfectorale et la Reconstruction, l’urbanisme et le logement, les relations franco-soviétiques, l’Éducation nationale, la réforme de l’entreprise, la représentation de groupes de pression patronaux du secteur privé, l’européisme, et la représentation des circonscriptions territoriales que constituent Blois, le Loir-et-Cher et la région Centre. Autrement dit, en termes plus génériques : clandestinité et enfermement (1942-1945), carrière administrative (1946-1955), carrière politique à l’échelon national (1955-1962), puis passage durable dans le secteur privé à partir de 1963 et carrière politique au niveau local et territorial (1967-1989) : ces cinq phases dessinent un itinéraire qui n’est pas uniquement ascensionnel, qui présente même, dans un premier temps, un retrait radical, suivi d’une descente aux enfers, puis un mouvement ascensionnel rapide qui fait de Pierre Sudreau le plus jeune préfet de France en 1951 et l’un des plus jeunes ministres en 1958, à moins de quarante ans, et enfin un retrait relatif dans la dernière phase.
Notes de bas de page
1 Annette Wieviorka (dir.), Justin Godart, un homme dans son siècle, 1870-1956, Paris, CNRS Éditions, 2004, 261 p. ; Christian Chevandier et Gilles Morin (dir.), André Philip, socialiste, patriote, chrétien : colloque « Redécouvrir André Philip » tenu à l’Assemblée nationale les 13 et 14 mars 2003, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière, 2005, 503 p.
2 Alya Aglan et Denis Lefebvre (dir.), Christian Pineau : de Buchenwald aux Traités de Rome, Paris, Bruno Leprince, 2004, 207 p.
3 Il convient de remercier, au nom de tous les auteur(e)s, celles et ceux sans lesquels l’histoire serait peu de chose, à savoir les archivistes des organismes, privés et publics, dans lesquels Pierre Sudreau a travaillé. Dans l’impossibilité de les citer tous, on aura une pensée particulière pour Patricia Gillet, qui a dressé pour les Archives nationales l’inventaire des archives privées Pierre Sudreau, et a grandement facilité la tâche des historien.ne.s.
Auteurs
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