1Les données socio-démographiques relaient le constat d’une proportion de plus en plus importante de personnes âgées dans les pays occidentaux de l’hémisphère nord1. Cette perspective inquiète et questionne : qui va s’occuper de tous ces vieux ! Comment s’en occuper ? Avec quels moyens, quelles ressources ? Quelle organisation sociale de co-habitations intergénérationnelles ?

2Le système de protection sociale en France, fondé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale (Lagrave et Laroque, 2008) sur un projet social d’équilibre entre les générations dans un contexte socio-économique de croissance, se fissure. L’âge du départ à la retraite recule, et parmi les plus de 65 ans qui restent en bonne santé de plus en plus longtemps, certains s’interrogent sur leur relégation du monde des actifs : ils pourraient « travailler encore2 » ; pas tellement pour travailler mais tout simplement pour le salaire, plus élevé que la retraite obtenue. Et les rentiers sont rares ! Ils s’inquiètent pour leur propre avenir, se demandent s’ils ont assez accumulé pour les trois décennies qui leur restent à vivre. Ils ne veulent pas peser sur la vie de leurs descendants, comme leurs ascendants pèsent de plus en plus sur la leur : payer les factures de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), monter les dossiers de demande de financement d’aide à domicile de leurs parents âgés, se mobiliser eux-mêmes pour les accompagner…

3Une partie d’entre eux, souvent dans la continuité d’une implication dans la vie collective, se retrouvent dans des associations au sein desquelles les questions autour de nouvelles façons d’habiter émergent.

4L’analyse porte sur certaines expérimentations de modes d’habiter au cours du vieillissement caractérisées par des cohabitations choisies entre individus non apparentés. L’émergence de ces modes d’habiter s’inscrit dans un contexte socio-historique qui met en question les rapports entre générations, les tensions entre solidarités sociales et solidarités familiales. Les manières d’habiter, le statut d’occupation et en particulier la propriété après le mitan de la vie sont réinterrogés par ces nouvelles initiatives résidentielles dites alternatives ou différentes.

5Des situations très hétérogènes sont à prendre en compte. Nous ne vieillissons pas tous de la même manière, avec les mêmes échéances : avoir 65 ans n’est pas la même chose après une carrière de paysan, d’ouvrier, d’artisan ou de cadre qui n’use pas les corps de la même manière. Depuis longtemps les données démographiques indiquent une espérance de vie distincte selon les sexes et des carrières au travail très disparates toujours en défaveur des femmes et qui se soldent par des retraites moindres (Bonnet et Hourriez, 2012). Toutes ces variations sociales marquent les parcours résidentiels : les mobilités géographiques, les statuts d’occupation des logements… Et, nous verrons qu’au bout du chemin de vie, les choix pour habiter autrement, au moment où la nécessité de changer de mode de vie se fait sentir, s’inscrivent dans la continuité de ces expériences accumulées.

6Dans cette contribution, le propos se focalise sur l’habitat, en particulier sur les formes d’expérimentations pour/avec des « personnes âgées ». Il ne s’agit pas de rendre compte des solutions d’hébergement (prise en charge par la famille ou une institution), ni de s’intéresser au domicile (qui constitue souvent la référence administrative ou le lieu des politiques publiques de « maintien à domicile »), ni encore du logement (dont l’adaptation peut devenir nécessaire). Il s’agit d’envisager les modes d’habiter à partir du dernier tiers de la vie lorsque la continuité du mode résidentiel est remise en question par l’individu lui-même et que la perspective de nouvelles manières d’habiter est formulée de manière explicite. Cette analyse rend compte d’une interrogation sur un rapport des individus avec leur environnement social immédiat.

7Les matériaux et ressources mobilisés ici sont issus de deux programmes de recherche réalisés entre 2011 et 20153. Les enquêtes de terrain ont permis de rencontrer des 60 ans et plus, partout en France et plus particulièrement en Bretagne. La plupart étaient en réflexion dans des groupes ou associations, quelques-uns résidaient déjà dans un habitat différent. Les recherches ne portaient pas spécifiquement sur la population âgée, comme les travaux de Simone Pennec (2016) que nous mobiliserons. La population spécifiquement étudiée ici ne constitue pas un sous-corpus en analyse secondaire car l’intergénérationnel comme la mixité sociale sont deux dimensions qui se sont invitées là où on interrogeait les alternatives à la propriété et l’habitat écologique. Les analyses des cheminements et des expérimentations de cette fraction de population plus âgée invitent à penser notre société au quotidien et la façon dont nous allons co-habiter à toutes les échelles, du foyer à la cité, toutes générations confondues, sans relégation des un·e·s et sans assujettissement des autres.

8Le texte commence par questionner l’impossible retour à une co-habitation intergénérationnelle familiale, pour ensuite analyser les contours d’expérimentations de co-locations, puis celles de l’habitat participatif émergeant dans les années 2000. Il se conclut sur une analyse des freins de la structure sociale elle-même fondée sur des rapports sociaux inégalitaires, asymétriques prenant appui sur la place du logement investi comme propriété et patrimoine. L’habiter est pensé ici comme résultat des échanges sociaux et des régulations économiques où les trajectoires classiques entre location et propriété, laissent une faible marge de manœuvre aux alternatives d’habitat encore très minoritaires.

Cohabitations, décohabitation et l’impossible re-cohabitation familiale ?

9À l’échelle du foyer, l’histoire de l’habitat et son analyse ne sont pas dissociables de celle de la famille et de sa décomposition/recomposition, en passant de la famille élargie à la famille nucléaire. Après la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction des villes et la production de logements se font à destination de familles nucléaires : la décohabitation entre les différentes générations d’une même famille était largement amorcée avant 1914. Si la dernière guerre a contraint, par nécessité, au « retour chez les parents » pour fuir les villes bombardées, une fois la paix revenue, chacun aspire à retrouver son propre logement. Le retour chez les parents, quelle qu’en soit la raison, est plutôt vécu comme régressif, comme une re-cohabitation contrainte et provisoire4.

10Quand, à l’inverse, les parents viennent habiter chez leurs enfants parce qu’ils ont besoin d’eux, parce qu’ils sont en perte d’autonomie, la situation vécue est très différente et moins provisoire. En tout état de cause, re-cohabiter n’est pas affirmé comme un choix de vivre ensemble, mais plutôt comme un arrangement matériel et pratique à un moment donné, dans un contexte donné, entre parents et enfants adultes, à l’intérieur d’un cadre affectif et légal, entre morale, devoir et obligation (Lenoir, 2007).

11À l’entrée du xxi^e siècle, une partie des baby-boomers n’imaginent pas imposer à leurs enfants la prise en charge de leur vieillissement. Ils sont la première génération ayant bénéficié de la généralisation d’un cycle de vie où se succèdent formation, travail, retraite et d’une politique sociale d’État de solidarité et de protection dans les domaines de l’éducation, du travail, de la famille, de la santé. Ils ne pouvaient imaginer qu’ils seraient eux-mêmes, situés en génération pivot, sollicités pour soutenir à la fois leurs enfants précarisés et le vieillissement de leurs propres parents. En termes de cohérence temporelle, si on regarde plutôt vers l’avenir, le soutien aux enfants et petits-enfants est plutôt considéré comme allant de soi, pour leur permettre de réaliser leur projet et leur émancipation, en revanche des tensions peuvent être associées à la prise en charge des ascendants. Cette dernière situation peut être vécue de façon plus contraignante du point de vue financier et du temps consacré (Billaud, Gollac, Oeser et Pagis, 2015). Elle permet une prise de conscience de futurs modes d’habiter jugés peu désirables (maisons de retraite, maintien à domicile, et plus rarement, l’hébergement au domicile d’un enfant) (Renaut et al., 2012). Face à ces constats, certains tentent d’imaginer des alternatives, d’explorer de nouvelles pistes pour eux-mêmes, afin de vivre leurs dernières décennies autrement : ni seul·e·s à domicile, ni en institution, ni à la charge des leurs (Auger, 2016).

12Le fait de remettre en question la continuité résidentielle, ne va pas de soi. L’accession à la propriété d’une maison pour une frange de la population s’avère dans de nombreux cas être « une maison pour la vie », dans une logique de patrimoine. Les catégories sociales, l’expérience vécue ou non de la mobilité géographique, le fait de résider en zone rurale ou urbaine, mais aussi et pour une part importante celles d’engagements collectifs divers, militant syndicale ou/et associatif, sont autant de facteurs déterminants qui distinguent une population prête à faire des expériences d’habitat différent.

La co-location, une alternative réversible

13Le tissu associatif relaie différentes formes de propositions de co-locations, les unes sont intergénérationnelles, des plus jeunes viennent habiter chez les plus âgés, les autres se composent de personnes âgées co-habitantes.

14Pour la première configuration, il existe plusieurs dizaines d’associations faisant la promotion de la co-location entre générations, étudiant·e·s et personnes âgées. Par exemple, le réseau COSI, Cohabitation Solidaire Intergénérationnelle, en indique à lui seul 25 sur son site5. D’autres sites font la promotion de la même initiative mais avec une orientation religieuse comme Ensemble2générations, créée en 2006. Certaines associations précisent clairement le coût du service de la mise en lien entre les deux générations mais aussi le suivi d’une médiation tous les mois (par exemple, environ 210 €/an en Isère), d’autres indiquent le coût de la location à la semaine, (par exemple 20 € la semaine, week-end compris). Tous les sites précisent l’esprit de la démarche, et la contrepartie de cette mise en situation de co-habiter pour chacun des membres : le faible coût d’accès à un logement pour l’étudiant va de pair avec des obligations de présence. Ces derniers deviennent « personne de compagnie », mais aussi « veilleur de nuit », la plupart de leurs soirées devant se passer au domicile.

15Sans porter de jugement sur ce type d’arrangement, on peut souligner les limites de ces pratiques d’échanges : par exemple, la présence est pensée comme obligatoire, puisqu’il y a un contrat, il s’agit bien d’un travail contre un salaire en nature qui est l’accès à un hébergement. Depuis la fin des années 1980, nous savons que le logement n’est pas une marchandise comme une autre (Topalov, 1987), mais le travail social et en particulier ici celui de l’accompagnement du vieillissement non plus. Comment ne pas se poser de questions sur l’étiquette de « solidarité intergénérationnelle » accolée à ce type de projet ? Est-ce que cela n’en dit pas plus sur les déficits sociaux : l’accès au logement pour les uns, et l’accès à une prise en charge sociale comme la rupture de leur isolement (Campéon, 2016), pour les autres ? Quoi qu’il en soit, dans ce type de configuration, il apparaît essentiel que les personnes âgées soient autonomes et que l’étudiant ne soit mis ni en situation de substitution de « l’aidant familial », ni d’un professionnel du soin ou des services à domicile.

16L’Ehpad Louise Le Roux à Brest a monté un autre type projet pour la rentrée 2017 : un logement de fonction, remis en état, est proposé à la co-location meublée pour des étudiants, de préférence inscrits en formations de sciences humaines et sociales, en échange d’un service de « trois heures de bénévolat en équipe par semaine ». Les étudiants doivent faire acte de candidature, ils ne sont pas livrés à eux-mêmes avec les personnes âgées, et surtout ils ne seront pas mis en situation de faire des soins ou de responsabilité à leur égard. L’annonce n’indique pas le prix de la location. Ici les étudiants en co-location entre eux vivront dans un appartement à proximité des personnes résidentes en Ehpad. Ils seront dans une relation de voisinage au quotidien avec un engagement bénévole. Cette proposition met en œuvre différentes dimensions solidaires en référence au « vivre ensemble », à l’intergénérationnel, dans un cadre institutionnel qui s’approche de celui que nous évoquerons par la suite, l’habitat participatif.

17Devant les difficultés économiques et sociales, des arrangements s’inventent, en particulier dans les grandes villes universitaires où la spéculation fait pression sur le marché du logement, où des personnes âgées vivent seules dans des grands logements qu’elles ne veulent pas quitter, où les petits logements individuels affichent des loyers élevés pour des budgets étudiants. Quelques acteurs du « tiers secteur » repensent les échanges économiques sous l’angle social et solidaire : un hébergement contre le service d’une compagnie, d’une présence au quotidien sans soin, en principe. Mais ces initiatives se limitent alors aux villes universitaires, et la temporalité des études génère un turn-over des étudiant·e·s résidant avec les personnes âgées. Certes, les associations assurent, contre adhésion et rétribution, le suivi et le renouvellement des étudiants co-habitants, mais l’équilibre n’est pas toujours facile à trouver. Chacune des parties en présence n’a pas les mêmes centres d’intérêt, les mêmes préoccupations au moment de la co-habitation.

18Quelques films6 grand public ont pu sensibiliser par ailleurs à l’idée des co-locations de personnes vieillissantes entre elles, souvent sur le ton de la comédie, tout en abordant les questions de perte d’autonomie et les difficultés de ressources financières. L’association Cocon3s7 met en relation les personnes qui veulent « vivre en cohabitation conviviale et partageuse dans de grandes habitations communautaires ou semi-communautaires, pour fuir la solitude et jouer la solidarité ». L’idée d’une mise en commun d’un logement au sein d’une population appartenant à la même catégorie d’âge ne se fait pas comme précédemment où un étudiant vient habiter chez la personne âgée, ici les protagonistes deviennent co-habitants.

19Cette formule peut s’avérer plus pérenne et donne également lieu à un accompagnement de la part des associations. Tout le monde vit dans le même logement occupant par conséquent en partage les espaces sanitaires, la cuisine, une pièce de vie commune. Le seul espace privatif est la chambre individuelle. Un tel mode de vie au quotidien entre des inconnus n’a rien d’évident, c’est peut-être pour cette raison que les fictions montrent le regroupement d’ami·e·s. Cet arrangement locatif a l’avantage de pouvoir être facilement remis en question avec un préavis de départ si dans la durée l’entente n’est pas au rendez-vous. Dans tous les cas, il apparaît qu’en réalité, ce type d’expériences reste marginal et n’est pas dénombrable car si certaines co-locations se font par l’intermédiaire d’un accompagnement associatif, d’autres se font dans le cadre d’arrangement de gré à gré dans l’interconnaissance entre les co-habitants et à leur initiative.

Habiter ensemble chacun chez soi : l’habitat participatif

20Pour répondre à un besoin ou à un choix de co-habitation, l’habitat participatif (Cariou, 2016) est présenté comme une solution possible. De nombreux exemples font déjà référence ailleurs en Europe (Labit et Chaland, 2010). Les premières initiatives en France ont été très médiatisées comme le projet des Babayagas à Montreuil (93) dont la saga durera une quinzaine d’années. Depuis, des groupes se constituent, suscitent des rencontres publiques, interpellent les élus. Des associations8 mettent des ressources à disposition pour accompagner les initiatives. Le numéro de janvier 2017 de la revue Gérontologie et Société consacre deux articles à ces recherches d’alternatives pour habiter (Leenhardt, Rosenfelder, 2017).

21Le premier temps du mouvement de l’habitat participatif, ponctué de rencontres nationales depuis les années 2000, regroupait plutôt des trentenaires autour de salons de l’habitat écologique, aspirant à une autre façon d’habiter, ni locataires, ni propriétaires, dans un logement en conformité avec leur aspiration écologique, collective, de partage d’espaces communs, de voiture… Lors des dernières rencontres nationales à Marseille en juillet 2015, force est de constater que la proportion de cheveux gris est devenue dominante.

22Une demande sociale s’exprime : elle recherche de nouvelles formes d’habitat collectif pour une population vieillissante dans un environnement sécurisé mutualisant des services et des espaces. Ces porteurs de projets ne veulent pas forcément basculer dans l’offre des promoteurs immobiliers mettant sur le marché des résidences-services ou résidences-seniors, des habitats intermédiaires réservés aux détenteurs d’un certain pouvoir d’achat (Nowik et Thalineau, 2014). Ils cherchent à concevoir et à participer à la fabrication d’une autre façon d’habiter solidairement ensemble chacun dans son propre logement.

23Celles et ceux qui aspirent à cet habiter autrement sont actifs dans cette démarche, commencent une aventure jalonnée de difficultés selon les différentes configurations : constitution et composition du groupe d’habitants, partenariats ou pas avec les collectivités et bailleurs sociaux, recherches de statuts d’occupation différents pour accéder collectivement c’est-à-dire au-delà de l’échelle du ménage à un habitat groupé…

24L’article 47 de la loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (loi ALUR) ouvre de nouvelles possibilités, la coopérative d’habitants et la société d’attribution et d’autopromotion9, et contribue à légitimer cette démarche auprès des acteurs institutionnels. Même si les arrêtés tardent à être publiés, certains groupes n’ont pas attendu la loi pour réaliser leur projet, mais avec cette loi la diffusion de l’idée sort d’un cercle limité d’initiés. Elle sert aussi de porte-voix à tout un réseau d’acteurs intermédiaires dont une partie fait profession de « développeurs d’innovations sociales » : les accompagnateurs de groupes, de projets.

25La suite du propos invite à prendre connaissance d’histoires singulières de personnes âgées engagées dans ce type de projet dont certains éléments se répètent et donnent à penser un monde social et économique dans lequel les projets d’habiter différemment ont du mal à trouver leur place face aux institutions que sont la famille et les droits sociaux. Ils restent minoritaires et nous verrons que si les projets de développement sont freinés c’est peut-être également parce qu’ils ne répondent pas forcément aux aspirations d’un très grand nombre.

Quand la structure sociale résiste aux alternatives

26Le cas de réalisation le plus « facile » est celui de l’auto-promotion : un groupe se constitue et se débrouille. Il lui faut alors affronter les banques qui ne connaissent pas le groupe mais les ménages individualisés et, qui prêteront pour minimiser les risques aux ménages solvables, pas trop vieux. Les plus âgés, face aux banques se voient proposer des assurances chères sur les crédits, mais peuvent obtenir un crédit complémentaire de courte durée quand ils font valoir un patrimoine déjà en partie constitué. Ils peuvent aussi être des garants et une ressource pour d’autres membres du groupe ayant de faibles apports financiers et une situation sociale estimée précaire par les organismes de crédit.

27L’exemple de ce groupe dans le sud-est de la France est parlant. Un couple entre 75 et 80 ans, lui ancien cadre de la fonction publique territoriale, vend sa propriété pour s’engager dans un projet d’habitat groupé, troquant une vieille maison trop grande et énergivore pour une petite maison passive en bois. Il leur reste beaucoup d’argent. Un jeune couple du groupe n’obtient pas la totalité du crédit demandé à la banque car l’un des membres est en CDD. Le ménage plus âgé propose de prêter les 30000 euros manquants pour faire avancer le projet. L’affaire est conclue. La situation apparaît simple et évidente aux co-habitants du groupe. En revanche, l’un des enfants du couple âgé ne voit pas d’un bon œil que ses parents prêtent son héritage potentiel à « n’importe qui ». Ses parents lui rappellent que tant qu’ils ne sont pas morts, ils entendent utiliser leur argent pour leur propre projet de vie avec celles et ceux qui en font partie aujourd’hui. La discussion n’ira pas jusqu’au conflit, mais l’explicitation est nécessaire au sein de la famille. Et un des enfants demande à ses parents de se justifier par rapport à des choix de vie, une nouvelle configuration d’habiter qu’il ne comprend pas et qui ne cadre pas avec ce qu’il a connu jusqu’à présent.

28Dans un autre lieu, un autre témoignage : une dame, 77 ans, vit seule à Brest dans sa grande maison. Elle vient à une première réunion d’information sur l’habitat participatif. Ses enfants sont loin et ne viennent pas souvent. Elle estime ne plus avoir l’usage de sa grande maison et pense la vendre pour s’engager dans un projet. Mais ses enfants la dissuadent de céder la maison de famille. Elle renonce à s’engager dans ce type de projet alors que dans son parcours de vie, c’était aussi pour elle une façon de penser et d’appréhender son vieillissement et de le faire pendant cette période où elle se sent encore en capacité d’agir en amont sur ses futures conditions de vie.

29Ces deux exemples montrent que les détenteurs de patrimoine âgés en capacité économique de réaliser un projet d’habitat participatif sont confrontés à ce qui pourrait ressembler à du chantage affectif, de la part des descendants, mais il s’agit en fait d’une attitude en cohérence avec un ordre social, familial qui se traduit pour une part dans l’ordre matériel autour des enjeux de la maison familiale ou de l’héritage. Sans vouloir faire de généralisation abusive ou de simplification à outrance, l’institution familiale établit l’interdépendance entre les acteurs. Si dans le premier cas, le ménage encore en couple au moment de la réalisation de son projet, trouve les arguments pour faire entendre à l’un des enfants sa totale liberté d’agir, dans le second cas la propriété en indivision de la mère avec ses enfants donne à ceux-ci plus de poids dans sa décision. Mais à l’inverse l’usufruit ne permet pas à ces derniers de la priver de sa maison. Si le couple a su faire entendre ses arguments, c’est aussi parce que ce projet s’inscrivait dans la continuité d’un parcours d’engagement collectif, associatif de longue durée. Au moment de l’entretien ils étaient déjà installés dans leur maison. Dans le second cas, l’idée embryonnaire sur un projet d’habitat participatif était arrivée par une information municipale appelant à une réunion publique et il s’agissait pour cette femme seule de venir voir s’il y avait un possible plus désirable que la maison de retraite. Quand elle en a parlé à ses enfants, ils se sont demandés d’où venait cette idée, encore trop peu connue et diffusée, et peut-être perçue comme un peu suspecte, pouvant amener à dépouiller des personnes fragiles. Elle n’était pas assez engagée, informée, motivée pour opposer une argumentation solide à ses enfants.

30Parfois, ce sont les institutions qui s’en mêlent pour marginaliser certains individus du groupe. Différents cas ont pu être observés de futurs groupes d’habitants constitués, socialement hétérogènes, mais devant s’appuyer sur un bailleur social pour assurer le portage du projet. Dans ce projet de six logements, une femme de 67 ans se dit prête à vendre son appartement pour en faire partie, mais elle se voit notifier une fin de non recevoir en raison de revenus au-dessus des plafonds admis. Elle pensait que payer un sur-loyer serait possible mais rien n’y fait, le bailleur social souhaite satisfaire une demande de population prioritaire. Pour être éligible au projet, il faut appartenir à une catégorie stricte, encadrée par un barème, permettant de rentrer dans les critères d’attribution de logements sociaux10.

31Ces hommes, et surtout ces femmes âgées, qui s’orientent vers une autre façon d’habiter en capacité de financer leur projet et non dépendants d’allocations sociales, veulent jouer la carte de la solidarité, du partage, du commun mais rencontrent différentes résistances : le conservatisme d’un ordre familial fondé sur l’héritage d’un côté, et le discours de l’intérêt général justifiant les dépenses publiques pour construire des immeubles et des quartiers qui segmentent socialement la population, de l’autre.

32Et pour les personnes âgées sans capital économique, les choses sont-elles plus simples ? Pour l’heure, la réponse est non. Même si dans la première décennie des années 2000 quelques précurseurs ouvrent le questionnement de l’habitat participatif et du logement abordable (Devaux, 2015), le partenariat avec les bailleurs sociaux et les collectivités, en train d’apprendre à monter ce type de « produit » pour lequel la participation des habitants est fondamentale, s’avère difficile. Les temporalités ne sont pas les mêmes entre les acteurs institutionnels et les habitants (Roux, 2014). Le groupe ne peut être constitué que de personnes ou ménages éligibles à l’attribution de logements sociaux, et ce groupe doit tenir dans la durée car le « produit » n’existe pas et chaque projet relève encore d’une « création sur mesure ».

33Certains bailleurs sociaux, conscients de la progression d’une clientèle vieillissante dans leur parc de logements s’intéressent à cette question et initient des projets mais ils sont tenus par le cadre réglementaire de leur mission. Ainsi, lorsqu’il s’agit en plus d’associer un service spécifique au logement, la situation est bloquée et comme le souligne Hélène Leenhardt (2017) : « La situation est paradoxale ; les contraintes réglementaires qui entravent le développement de cet habitat groupé accompagné dans le parc social contraignent à des bricolages locaux pour s’en accommoder et aboutissent à présenter comme innovantes des formules dont une des principales originalités, par rapport aux résidences-services, est d’être accessible à des personnes aux revenus modestes. »

34Malgré un discours général égrenant la participation, la mixité sociale et l’intergénérationnel, lorsqu’émane une demande collective et conjointe de ménages voulant habiter ensemble pour des raisons qu’ils explicitent sous l’angle de la solidarité, la structure sociale se montre réticente. Les politiques publiques ont pris l’habitude de segmenter la population, attribuant terrains et financements selon la loi du marché ou les critères sociaux11 et, s’il y a une nouvelle demande, ils ont besoin de modéliser pour proposer une offre en conformité avec les cadres réglementaires. Et du côté des particuliers, le modèle de la famille et de la transmission du patrimoine vient contrecarrer les entreprises d’individus ou de couples souhaitant habiter autrement.

35Mais c’est sans compter sur la pugnacité des quelques citoyens qui, malgré l’ordre établi, parviennent à convaincre, à nouer des partenariats et trouver des acteurs relais au sein des institutions pour finalement voir quelques projets sortir de terre, même s’il faut encore aujourd’hui parfois 7 à 8 ans de démarches avant la pose de la première pierre. Cette temporalité conduit à quelques abandons car le temps finit par être décompté et certains voient leur capacité à se mobiliser, à participer diminuer. Il y a cette dame de 82 ans qui décédera lors de sa première année de résidence dans son logement d’un habitat participatif après 7 ans de mobilisation sur le projet… Peut-être faut-il rappeler aux porteurs de projets dans les groupes intergénérationnels, et aux pouvoirs publics qu’ils ne peuvent pas faire comme si les habitants avaient tous encore toute la vie devant eux pour accéder à leurs rêves.

36De nombreuses notions ont été utilisées autour du terme « alternatif », pour dire autrement, différemment, pouvant donner à penser un grand mouvement de basculement dans les façons de faire de l’habitat. Mais nous sommes loin de la réalisation de grandes utopies sociales et urbaines ! Les exemples minoritaires, émergeant de la co-location et de l’habitat participatif avec la focale de la population des plus âgés, retraités, sans perte d’autonomie, interrogent les solidarités sociales et familiales contemporaines et à venir.