1La question du vieillissement est transversale à plusieurs préoccupations des sciences humaines, médicales et juridiques, qui n’ont pas d’approche convergente ni stable dans le temps et aucune de ces sciences ne peut tenir un discours univoque à son propos. Les formes du vieillir sont des constructions permanentes de nos sociétés, imbrications entre des politiques publiques, des environnements sociaux et des interactions entre familles, professionnels et personnes qui avancent en âge, lesquelles sont à l’origine d’expériences individuelles et collectives différenciées.

2Cet ouvrage vise à promouvoir une sociologie des expériences sociales du vieillissement et à l’inscrire dans une sociologie générale, des espaces, des temps et des cadres sociaux des existences, pas exclusivement la parenté, mais aussi les territoires, les objets techniques qui soutiennent ou contrarient la citoyenneté des vieilles personnes. Comment rendre compte des parcours du vieillir, sinon en les replaçant dans leur contexte et dans leur dynamique sociale ? Cela requiert à la fois une approche par les politiques nationales et territoriales, un intérêt pour les dimensions culturelles comme pour les modèles de division du travail entre les genres et les générations et une attention aux transformations des institutions et des organisations comme aux différences entre les groupes sociaux.

3En se saisissant de cette question, les enseignant·e·s-chercheur·e·s de l’Atelier de recherche sociologique créé en 19951, dénommé depuis 2013 Laboratoire d’études et de Recherche en sociologie, et les partenaires réunis autour de Simone Pennec durant plus de 35 ans à l’université de Brest, ont construit un objet social et scientifique cohérent. Cet objet a été et continue d’être fédérateur, aussi bien à l’interne, dans l’université ou la région, qu’à l’extérieur grâce au rayonnement et aux liens construits progressivement avec les milieux français et internationaux de la recherche. Il l’est aussi au plan de l’enseignement, domaine dans lequel les mutations ont été profondes ces dernières décennies. Les parcours de formation en gérontologie sociale, en sociologie des âges et des parcours de vie, en sciences sociales du vieillissement, en sciences biomédicales, ont pris différents contours selon les pays. À la pluridisciplinarité initiale des années 1980 a succédé en France une spécialisation croissante des parcours disciplinaires tandis que le Brésil et le Québec développent aujourd’hui encore des licences, master et doctorat pluridisciplinaires en gérontologie.

4À l’automne 2014, un symposium s’est réuni à Brest autour de Simone Pennec, pour marquer son entrée dans la retraite, puisque travailler sur le vieillissement ne nous dispense pas de le vivre ! Les enseignant·e·s-chercheur·e·s réuni·e·s avaient croisé sa route intellectuelle, scientifique, humaine ; ils et elles ont présenté des travaux bretons, français, mais aussi belges, brésiliens, québécois, suisses, sur les manières dont nos sociétés fabriquent le vieillissement. Les écrits communs de Simone Pennec avec d’autres collègues qui nous ont quitté·e·s, Michèle Kérisit de l’université d’Ottawa et Monique Legrand de l’université de Nancy, ont été rappelés. Ils portent la trace de la fécondité intellectuelle de partages anciens. Depuis cette rencontre, les auteur·e·s rassemblé·e·s dans ces pages ont poursuivi leur réflexion et analysé de nouveaux corpus. Dans cet ouvrage, les chercheur·e·s les plus expérimenté·e·s contribuent à une approche renouvelée des questions qu’ils privilégient depuis plusieurs années tandis que les jeunes chercheur·e·s qui arrivent sur ces thématiques et des professionnels du secteur gérontologique ouvrent une pluralité de perspectives en fonction des contextes de leur activité.

5Nous reviendrons d’abord sur la construction collective, autour d’une sociologue qui a initié et porté cet objet social ancré dans les institutions locales et rayonnant bien au-delà, de recherches et de formations dédiées aux vieillissements et à leurs accompagnements sociaux. Ces éléments permettent de comprendre les différentes facettes de l’ouvrage présenté ici. Aux contributions macrosociologiques succèdent des analyses aux échelles méso puis microsociologique, Simone Pennec contribuant par ses publications et son encadrement scientifique à prendre en compte les articulations entre ces trois niveaux d’analyses, sans jamais perdre de vue leur complémentarité.

Une sociologie générale enracinée

6Les contributions rassemblées dans cet ouvrage n’auraient pas vu le jour sans l’engagement et la ténacité de Simone Pennec, à qui nous l’offrons en hommage. S’il ne s’agit pas de faire une hagiographie, il importe de rappeler les caractéristiques principales de son parcours et du travail collectif qu’elle a impulsé pour construire à la fois des formations répondant aux besoins de publics variés, un laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales fédérant les sociologues recrutés à l’UBO et des réseaux nationaux et internationaux vivants et originaux.

7Originaire de Bretagne, Simone Pennec y revient en 1975, après une formation en sociologie et sciences économiques à Angers et Poitiers puis en sociologie et philosophie à Aix-en-Provence où elle pratique déjà l’enseignement et la recherche. Ses intérêts pour la pluridisciplinarité et pour le questionnement épistémologique marqueront l’ensemble de son parcours pédagogique et scientifique, toujours associé à ses engagements dans la cité. Le travail aixois, en particulier les enquêtes réalisées à Fos-sur-Mer, au moment de la création de ce complexe industriel (les ouvriers arrivaient du Nord, habitaient en mobil-home, seuls d’abord, et faisaient ensuite venir femmes et enfants) lui permet de rendre compte d’un phénomène urbain tout à fait particulier qui se constitue sous ses yeux. Pour le comprendre, elle appréhende à la fois les conditions de travail, les conditions de vie et d’habitat de ces populations. Ce croisement, nécessaire à la compréhension de la vie des personnes dans leur contexte, sera maintenu dans la suite de ses travaux. Ses premières recherches la familiarisent avec des champs de la sociologie apparemment éloignés de ses préoccupations ultérieures pour la vieillesse, ils vont marquer ses façons de penser et de faire : la sociologie urbaine et la sociologie des réseaux.

8Engagée à Brest sur un poste d’assistante et chargée de mission de formation continue dans une université qui n’avait pas encore développé les cursus en sciences humaines, elle est chargée de mettre sur pied des formations continues dans toutes les disciplines. Les rencontres avec des acteurs professionnels, politiques, militants, sur ce territoire qu’elle découvre, la conduisent à construire des formations pour des publics peu familiers et peu attendus et légitimes à l’université : les universités du troisième âge, les aides ménagères, les retraités, les salarié·e·s des entreprises publiques, privées et du secteur de l’Économie sociale et solidaire. En collaboration avec des élus, des militants, des cinéastes, des enseignants-chercheurs de la faculté de médecine, des parcours de formation-recherche sont montés, ajustés à la demande de ces partenaires. Ce remarquable engagement a été une contribution déterminante au développement des sciences sociales et de la sociologie à l’université de Bretagne Occidentale sur un double plan : la construction de filières d’enseignement et la structuration de la production de recherches progressivement reconnues au plan international.

9Au plan des formations, dans les années 1980, la professionnalisation du secteur de l’aide à domicile et des maisons de retraite et foyers-logements conduit à ce que des demandes de formations diplômantes parviennent à l’université. S’y ajoutent des sollicitations à l’élaboration de projets de service, la mise en place de nouvelles politiques d’établissement, en lien avec les tournants donnés à la politique vieillesse et avec les programmes de travail lancés par l’ONU sur le vieillissement. Pour l’équipe de formation progressivement constituée, ces activités sont marquées d’une visée de changement social par la recherche-action coopérative qui requiert un engagement dans l’action et une capacité à croiser les savoirs d’expérience et les savoirs académiques, en écho aux travaux d’Henri Desroche au sein de l’École pratique des hautes études. L’équipe est portée par une démarche scientifique pluridisciplinaire, que traduit à ce moment le terme de gérontologie. Entre la fin des années 1980 et 2009, sous l’impulsion et la direction de Simone Pennec, l’UBO contribue à la création de parcours de formation et à l’animation du Réseau des diplômes universitaires en gérontologie sociale et délivre le Diplôme des hautes études en pratiques sociales, en lien avec les Collèges coopératifs. À partir des années 2002, l’ensemble de ces diplômes d’université sont invités à se transformer en diplômes d’État, sous forme de licence professionnelle, de diplôme d’études supérieures spécialisées et de master depuis 2004. Seule sociologue titulaire rattachée à l’UFR de Lettres et sciences humaines, Simone Pennec sera aussi la référente scientifique et pédagogique de la création des départements de psychologie (1990) et de sociologie (1994) à l’UBO. Au croisement de savoirs pluridisciplinaires et des attentes d’acteurs mobilisés sur ce territoire, c’est dans le service universitaire de formation continue que ce pari de la production de savoirs par les acteurs tout au long de leur vie est ancré. Cela exige des méthodes pédagogiques renouvelées et des approches rigoureuses et progressives, pour concevoir des programmes adaptés, recruter les formateurs, accompagner sur la durée les personnes qui optent pour ces reprises de formation, tout en créant des rapports de partenariats avec leurs employeurs.

10À partir de cette place singulière, hors d’un département de sociologie, Simone Pennec s’engage dans la structuration d’un laboratoire de recherche à l’UBO. Sa force intellectuelle porte le développement d’une sociologie générale qui rend compte des formes de hiérarchisation sociale présentes dans différents contextes et rapports sociaux. Rapportée au vieillissement, cette posture et cette démarche scientifiques contribuent à promouvoir une lecture sociologique qui cherche à dé-spécialiser, à dé-segmenter l’analyse de cette question du vieillir ou de la vieillesse. Elle rend compte de ce qui dans la pensée commune, contribue à déqualifier ou délégitimer certaines expériences de l’avance en âge. Sous son impulsion, l’équipe brestoise aborde la vieillesse et la santé par une sociologie qui croise les effets des temporalités et des événements – sur les liens de famille, la filiation en particulier, sur les différentes formes et statuts du travail, sur les engagements sociaux – et sur les groupes sociaux – générations, genres, et classes sociales. Les ressources de l’environnement, du microsocial au macrosocial (cohabitation ou vie en solo, réseau d’entraide, type d’habitat, jusqu’aux droits ouverts par les politiques sociales), ne peuvent pas se comprendre si on étudie la vieillesse pour elle-même. Au contraire, la dimension politique et collective des vies des personnes et de leurs proches est centrale ici ; il s’agit de ne pas reproduire la partition entre différentes sphères et environnements de vie imposée par les politiques, comme si nos différentes carrières familiales, professionnelles, de loisirs ou autres n’avaient pas de cohérence entre elles, ou étaient étanches les unes aux autres. L’intérêt pour l’étude des trajectoires, pour le cadre de vie, l’aménagement des habitats, l’accès et les usages des objets techniques et du numérique, permet de rendre compte de la manière dont nos sociétés régulent les tensions qui les traversent en termes d’insertion sociale et d’exercice de la citoyenneté de leurs membres. Simone Pennec rappelle combien le vieillissement, long processus, bien antérieur à l’entrée officielle dans la « vieillesse », n’a pas été suffisamment étudié. Elle souligne aussi que les trajectoires de vie ne sont pas suffisamment envisagées dans toute leur profondeur. Dans une perspective féministe plus avancée que les approches actuelles, elle invite à aller au-delà de recherches exclusivement centrées sur les articulations entre travail domestique, travail professionnel et travail parental, envisagées le plus souvent à l’égard des descendants. Les recherches sur les personnes vieillissantes mériteraient d’être promues dans une université citoyenne, articulant différents savoirs dans une exigence scientifique partagée. Dans le prolongement des analyses de Simone Pennec, cet ouvrage s’attache à mettre en perspective les acquis de recherche qui rendent compte de la diversité, de la complexité et des transformations des expériences du vieillir en société.

Les contributions

11Pour faciliter son appropriation, l’ouvrage s’ouvre sur des contributions qui adoptent une grille de lecture macrosociale (les politiques publiques) pour aller vers une lecture plus micro (les personnes et leurs expériences) sans jamais perdre de vue les correspondances et les (in) cohérences visibles lorsqu’on passe d’un niveau d’analyse à un autre.

12La première partie de l’ouvrage aborde les évolutions récentes des politiques publiques, leurs définitions successives des populations ou des questions constituées en « cibles » ou en « problèmes privilégiés », leur impact sur la définition de « la vieillesse ». Ces politiques imposent certains changements et leurs priorités dans les définitions des protections ; elles affectent la dynamique des rapports sociaux et contraignent plus ou moins les capacités d’intervention et l’accès aux différents types de savoirs des protagonistes.

13L’implication des territoires et des institutions dans la prise en compte des âges de la vie et leur effet sur les parcours de vie est variable. Les textes regroupés dans la deuxième partie montrent en quoi les territoires se saisissent des cadres généraux des politiques sociales et les retravaillent en fonction de leur histoire, de leurs ressources et des pratiques des acteurs. Des espaces sociaux fragmentés infléchissent significativement les formes du vieillir.

14Au fil de l’avancée en âge, les personnes et les acteurs au plus près d’elles, à leur tour, vont poser des choix, contraints par les politiques publiques et le contexte local, et fortement liés aux trajectoires personnelles, aux réseaux de soutien et aux expériences antérieures. Cette troisième partie rend compte en particulier des manières dont le statut des personnes et des membres de leur entourage est mis à l’épreuve par le processus de médicalisation du vieillissement.

15La quatrième partie place la focale au plus près des personnes et des situations concrètes de production du soin. Des interactions nombreuses et souvent peu visibles construisent des arrangements singuliers, et produisent un travail de soutien et de soin, qu’on ne peut réduire ni à de l’aide ni à du care. Dans ces parcours de longue durée, les modes de régulation de la complexité et de la multifonctionnalité de ce travail sont analysés en prenant en compte les usages des droits qui promeuvent une démocratie citoyenne et sanitaire, les légitimités différenciées des intervenants professionnels et de la parenté, et les pratiques qui renvoient à la force des obligations juridiques et à l’électivité des liens et de l’entraide entre parents.

Les catégorisations des politiques publiques

16Au niveau macrosocial, les politiques publiques de la vieillesse, en élaboration et renouvellement continus, que ce soit dans la définition qu’elles se donnent de leur objet privilégié ou dans les modalités d’application de leurs normes et principes, servent de cadre contraignant, de référence obligée, même si elles sont parfois âprement discutées ou critiquées, aux actions des autres acteurs individuels ou institutionnels. Notre objectif n’est pas de dresser un panorama complet des politiques de la vieillesse dans les différents pays, mais de privilégier un petit nombre de questions abordées en s’adossant à des expériences de recherche diversifiées.

17Les quatre premiers textes interrogent les politiques sociales de la vieillesse, leur adéquation à la situation des personnes âgées dans la société. Anne-Marie Guillemard signe le premier ; enseignante de Simone Pennec avant d’en devenir la collègue, elle est aussi habitée par « la volonté de produire de la connaissance et de l’intelligibilité du social qui soit utile à l’action » (Guillemard, infra), comme la plupart des auteur·e·s de cet ouvrage. La vieillesse ne peut pas s’isoler de l’ensemble des âges sociaux, au contraire, le niveau et la nature des ressources accumulées avant la retraite sont une clef majeure de compréhension de ce qui suivra. Ce constat reste d’actualité, même si la nature et le poids respectif des différentes ressources doivent sans cesse être réévalués. Le recul de la pauvreté, l’allongement de la vie, les changements dans la condition des femmes au travail, et d’autres évolutions sociodémographiques, ont permis aux baby-boomers d’arriver à la retraite avec de meilleures ressources et des modes de vie différents de ceux de leurs aînés. Cependant, l’évolution des politiques publiques et la segmentation par l’âge des politiques sociales, qui ont servi de fondement à la construction des États sociaux au cours du xx^e siècle, ne sont pas adaptées à la situation et l’État ne joue pas son rôle de soutien préventif permettant la préservation des capacités des individus, en faveur de leur intégration sociale.

18Bernard Ennuyer partage le même constat d’une stigmatisation de l’âge comme catégorie. En grec, categorein veut dire accuser, donc de fait, cette catégorisation est susceptible de conduite vers la discrimination, en particulier ici, selon les manières dont elle est usitée par les politiques publiques. Ces dernières accentuent « la stigmatisation de l’ensemble des “personnes âgées” considérées comme une population spécifique posant problème à la société », dont l’auteur fait remonter l’origine à 1962 (rapport Laroque). Ce rapport rejetait la création d’une administration propre à la vieillesse mais installe cependant une double difficulté : il crée une catégorie vieillesse sur un seul critère d’âge ; il fait de cette catégorie un problème social. Cette tendance ne fait que s’accentuer depuis lors, et on la retrouve dans la récente loi d’adaptation de la société au vieillissement de 2015. Bernard Ennuyer insiste sur la très forte hétérogénéité de cette pseudo-catégorie des « plus de ». Une telle catégorisation, réifie les individus ramenés à leur seule classe d’âge, met en question la cohésion sociale et ne facilite pas l’émergence de nouvelles solidarités.

19Daniel Réguer explore un autre malentendu issu du rapport Laroque, ou de la mauvaise compréhension de ses recommandations. Le rapport parlait de « maintien dans le milieu de vie habituel ». Un double glissement a réduit le milieu de vie au seul domicile, et doublé la norme du lieu par une norme temporelle (celle de vivre chez soi le plus tard possible). Elle s’est accompagnée d’une prescription par des tiers du moment du changement du domicile. Or cette nouvelle norme temporelle s’inscrit en faux contre l’idée même de prévention, et de prise en compte des ressources sociales des personnes pour envisager des changements de « chez soi » et de modes d’habiter.

20De son côté, Hervé Hudebine s’attache à étudier les nombreux rapports, directives, propositions, qui analysent ou orientent les politiques sociales de la vieillesse en France. Il souligne l’importance grandissante des notions de fragilité et de vulnérabilité. Elles présentent l’avantage de permettre une approche multifactorielle et une individualisation des situations ou des besoins des personnes. Mais ces notions risquent d’être mobilisées comme critères d’affectation des ressources de la solidarité collective, et de report sur l’entourage (et les personnes elles-mêmes) de la responsabilité de la prévention. L’ambivalence et le flou persistant de ces notions n’empêchent pas leur succès, et pourraient même l’expliquer.

21Les deux contributions suivantes se centrent sur la prise en compte des violences envers les personnes âgées, dans les politiques de deux pays américains : le Canada et le Brésil. Cet angle d’attaque permet de renouveler le regard sur les politiques publiques, et, selon les auteures, de repérer où sont les freins et résistances. Pour ce faire, les auteures acceptent les catégories de l’action sociale et en particulier le découpage par âge calendaire.

22Marie Beaulieu et Luisa Diaz soulignent l’intérêt de l’adoption, en 2002, du plan d’action international sur le vieillissement de l’Organisation des Nations unies (ONU). Au Québec, cette lutte s’est traduite par l’adoption en 2010 du plan quinquennal d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées. Prenant appui sur leur expérience de chercheuses engagées dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées depuis la fin des années 1980, elles exposent les difficultés rencontrées et proposent des mesures pour que les vieilles personnes participent réellement aux décisions gouvernementales qui les concernent. Mais les plus grandes résistances à cette approche viennent de ceux qui sont supposés la promouvoir : les milieux institutionnels et politiques ; et en particulier les instances bureaucratiques des villes qui ne créditent pas les usagers de compétences à déterminer leurs besoins.

23Au Brésil, Bibiana Graeff défend l’idée d’un statut particulier pour les aînés, les plus de 60 ans, justifié par leur vulnérabilité présumée. Cette minorité est discriminée et maltraitée, comme les femmes, les enfants ou les personnes handicapées. À partir de 2015, la prise en compte de la violence émerge dans les textes officiels propres au continent américain. Violence entendue au sens très large, incluant la négligence par l’État ou les services dédiés, les abus financiers physiques sexuels ou autres, dans tous les cercles, de la famille à la politique. On dépasse donc bien ici le cadre de ce que nous appelons communément la « maltraitance ». D’une part, la lutte contre la violence au sens large apparaît comme l’un des principaux enjeux des politiques envers les personnes âgées, elle a été intégrée dans l’agenda politique brésilien, mais d’autre part on manque de données, de coordination et peu de moyens sont mis à disposition. Pire, nous dit l’auteure, les personnes âgées finissent par accepter ce qui se présente parfois comme un trait culturel. Bibiana Graeff ne peut que souligner le côté incantatoire des appels actuels à l’effectivité des dispositifs de lutte contre la violence à l’égard des vieilles personnes.

24Le dernier texte de cette partie analyse l’impact d’un mode d’action publique susceptible de répondre à de nouveaux enjeux des parcours de vie dans une société de longévité : les technologies de la santé. Catherine Gucher observe que certaines d’entre elles pourraient améliorer la qualité de vie et l’autonomie des personnes âgées, dans un contexte de limitation des ressources (ou plus exactement des dépenses) collectives. Elle travaille sur l’hypothèse d’un double mouvement bénéfique : une dynamique top-down qui concourt au positionnement et à la légitimation de nouveaux acteurs, et une dynamique bottom up qui contribue à promouvoir de nouvelles formes de travail collaboratif entre niveaux institutionnels variés. Les enquêtes empiriques peinent à conclure au plein développement de ces deux spirales positives, à la fois dans les sphères décisionnelles et aussi dans les sphères de l’action de proximité.

Les enjeux de la participation dans des espaces sociaux segmentés

25S’intéresser à l’espace de la vie sociale des individus, c’est faire référence à l’œuvre d’Henri Lefèbvre, en particulier les ouvrages traitant de La production de l’espace et du droit à la ville, où il montre que chaque société produit un espace, le sien, conçu, vécu et perçu. La production de l’espace est le réceptacle d’un ordre social lui-même complètement lié, déterminé par le choix dominant d’une économie capitaliste qui laisse peu de place à celles et ceux considérés comme des improductifs. Ils sont pourtant constitutifs de notre société dans sa totalité. Ce cadre théorique est pertinent pour appréhender cet ensemble social où il convient de discuter comment chacun, à tout moment de son parcours de vie, pourrait trouver légitimement sa place dans une cité réunifiée autour du modèle démocratique, car l’espace est aussi le produit d’enjeux politiques.

26La question de la participation est au cœur de nos démocraties occidentales, son actualisation dans les différents dispositifs présents dans la vie sociale, à différentes échelles du territoire, entre celles et ceux qui prennent les décisions, celles et ceux qui doivent les mettre en œuvre et les populations concernées, renvoie à différentes limites. Les auteur·e·s contribuant à cette question nous invitent à explorer des initiatives d’élus, d’habitants et de travailleurs et travailleuses du secteur social qui tentent dans différents espaces sociaux, urbains ou ruraux, dans des habitats contrastés, de maintenir le lien social. Leur lecture croise les dimensions du vieillissement avec celles du genre, de la santé, de la migration. Ils et elles mettent en évidence la complexité des parcours de vie qui ne peuvent trouver de protections adaptées dans la segmentation imposée par les politiques publiques spécialisées. Une des lignes forces de ces textes est de montrer comment différentes formes de participation permettent des usages sociaux de l’espace qui favorisent l’appropriation ou la maîtrise des espaces-temps et la cohérence des acteurs.

27La focale du vieillissement, celle du temps et de la vie qui continue, oblige à porter un regard analytique et critique sur ce qui constitue notre organisation sociale, qui tend à segmenter les espaces et les temps dans un modèle politique qui pourtant s’affirme égalitaire et démocratique.

28De façon transversale, la lecture en termes de genre s’impose pour comprendre une société aux valeurs dominantes largement androcentrées et, à partir de cette lecture, toutes les formes de dominations sont discutées pour réinterroger les libertés et le droit à la cité pour toutes et tous, que ce soient les personnes souffrant d’affaiblissements physiques et/ou cognitifs, les migrants…

29À partir des premiers éléments descriptifs de son enquête exploratoire à Segonzac, ville labellisée cittaslow en 2010, Erika Flahaut donne à lire les tentatives des communes de produire des espaces et du temps avec une visée de développement, plus touristique que sociale. Elle interroge la réalité de cette production pour les habitants au prisme des rapports sociaux de sexe selon les âges de la vie. Puis elle interroge ce qui dans l’organisation spatiale et temporelle ne permet pas de remettre fondamentalement en question les normes d’un ordre à la fois social et sexué.

30À l’échelle du logement, Nicole Roux met la focale sur les nouvelles pratiques d’habitat partagées et collectives qui se déclinent sous diverses formes : co-locations, participatives. Elle montre comment une fraction de la population âgée, agissante et se projetant à moyen ou court terme dans une autre façon d’habiter, se heurte à des barrières institutionnelles que portent, par exemple, les politiques publiques en ségréguant dans l’habitat les populations selon leurs droits sociaux. L’institution familiale se manifeste à travers les résistances des descendants à l’initiative peu conformiste de parents qui anticipent leur vieillissement et cherchent des modes alternatifs d’habiter.

31En changeant de continent, Arlette Gautier, nous invite à lire les conséquences des conditions socio-économiques sur l’état de santé et le vieillissement de la population maya yucathèque. Elle discute et analyse les effets de la transition démographique et ceux des différentes mutations économiques, différents pour les femmes et les hommes selon leur âge. Elle attire notre attention sur un programme social Oportunidades à destination des femmes où le versement d’une allocation est conditionné par la participation à des causeries sur la santé, aux campagnes sanitaires. Elle questionne l’efficacité de l’interventionnisme genré des politiques publiques en matière d’éducation à la santé auprès des populations les plus pauvres en échange de leur participation.

32Dominique Argoud propose de lire la réalité du vieillissement à partir des travaux sociologiques des dernières décennies, dont ceux de Simone Pennec, en articulant des entrées micro et macrosociologiques autour de trois objets : la participation, le territoire et l’habitat. Il nous invite à comprendre comment dans les politiques publiques la personne âgée devient une personne âgée dépendante dont la parole est de moins en moins prise en compte. Il discute l’articulation de la sectorisation et de la territorialisation qui, sous couvert de rationalisation des coûts, oublie trop souvent la dimension des espaces vécus. Et enfin il dresse un panorama des offres d’hébergement et d’habitat. La promotion de normes simplificatrices et clivées, opposant logique du marché et logique de solidarité sociale, ne coïncide pas avec la pluralité et la diversité des besoins et des demandes.

33Cloé Bonnardel à partir de son travail à Antony (Hauts-de-Seine) parvient à dessiner les périmètres de vie des vieilles personnes qu’elle interroge. Les cartes mentales se révèlent un outil opérationnel pour discuter, au-delà des mobilités proposées par la cité, des limitations liées à la santé. Les différents moyens de locomotion, voiture, transport en commun et marche à pied sont passés en revue selon le lieu de résidence, la destination et les contextes sociaux, conjugaux, familiaux. La stabilité résidentielle se révèle un facteur important, garant de la pérennité de liens sociaux ou de voisinage, qui contribue à l’interconnaissance et qui permet lorsque le périmètre de sortie des vieilles personnes se réduit, de les rejoindre dans leur espace propre.

34Michèle Charpentier et Anne Quéniart ont analysé un corpus d’entretiens de groupe réalisés avec plus de quatre-vingts femmes migrantes âgées au Québec. Les auteures affirment une approche intersectionnelle, en se positionnant comme féministes interculturelles. Elles montrent la pertinence de lire les situations présentes de ces femmes au regard d’une combinaison complexe qui articule, en plus des variables de classe et de sexe, celles du pays d’origine, de l’âge au moment de l’arrivée et du nombre d’années de résidence. Cette démarche permet de mieux comprendre les positionnements des personnes interrogées à l’égard des libertés individuelles souvent conquises dans les rapports de couple, mais aussi leur isolement voire leur solitude au regard des parcours migratoires, à prendre en compte à la fois dans la singularité et comme une expérience commune.

35Natalie Rigaux observe en ethnologue la co-existence des personnes démentes, des professionnels qui les accompagnent dans les espaces publics et des citadins ordinaires dans une ville wallonne. Plus qu’un environnement, la ville peut être pensée comme un « personnage » car elle est pour les différents acteurs un espace vécu que chacun peut mobiliser dans son histoire et elle a des effets sur les formes d’autonomie relationnelle des personnes. Le croisement de ces histoires individuelles en fabrique une autre qui est commune et appuie la thèse de l’auteure : l’usage par toutes et tous de la ville « ensemble » contribue à la construction d’une dimension citoyenne, trop souvent oubliée pour une frange de la population reléguée dans les institutions.

Les personnes et leur entourage à l’épreuve de la médicalisation

36Trois spécificités caractérisent les textes regroupés dans cette partie et lui donnent son unité par-delà la diversité des objets et terrains étudiés. Tous soulignent d’abord la diffusion des logiques d’anticipation du vieillissement, les transformations du corps qu’il produit ou les pathologies évolutives qu’il peut amener et son effet de normalisation des formes du vieillir en société. Avancer en âge revient à prendre conscience pour soi ou pour ses proches d’un potentiel d’évolution très généralement perçu dans ses effets incapacitants et à manifester une forme de responsabilité à l’égard de soi-même ou de ses proches en régulant par avance certaines des conditions de son propre vieillissement. Ces textes mettent ensuite en avant la question des cadres juridiques et de leur influence, qu’ils se manifestent par une forme de dérégulation et d’ouverture des possibles comme dans le suicide assisté ou renvoient au développement du droit des usagers (droits à décider, droit à l’information, droit de parole, etc.). Si ces réglementations sont traduites dans des chartes ou projets visant une mise en pratique par les professionnel·le·s (de santé et de services à domicile), elles forment cependant un droit « flexible et souple », selon Christine Dourlens et Pierre Vidal-Naquet, négociable en situation. Enfin, ces textes montrent à quel point les espaces familiaux, avec les rapports sociaux de genre et de générations qui s’y déploient, sont déterminants des expériences de l’avancée en âge, des transformations du corps, du vieillir, de la maladie ou de la mort. Loin d’être les arrière-cours des soins professionnels, ils sont les lieux où se construisent les articulations complexes entre les objectifs biomédicaux, la place des membres des familles et les finalités de préservation de soi du malade.

37Les analyses développées ici soulignent la fécondité des échanges récemment instaurés entre la sociologie de la vieillesse et du vieillissement, la sociologie de la santé et la sociologie du genre auxquels Simone Pennec a largement contribué.

38Laurence Tain montre comment les femmes sont confrontées à la question de leur fécondité dans l’avancée en âge du fait d’une double injonction à procréer d’une part et à optimiser leur engagement professionnel d’autre part. Prises entre des cadres juridiques nationaux devenus inaptes à réguler les possibles ouverts par les progrès techniques et des cadres moraux encore vivaces, notamment chez les professionnels du monde médical, et souvent déqualifiants à l’égard des projets de maternité tardive, les femmes doivent résoudre seules cette tension qui renvoie pourtant clairement à un « enjeu collectif de division sexuée du travail ».

39Vincent Caradec, Aline Chamahian et Frédéric Balard s’intéressent aux conditions dans lesquelles l’expérience de la maladie d’Alzheimer peut être partagée entre les personnes atteintes et leurs proches. En référence à la notion de définition de la situation et à une approche par la construction sociale de la réalité, ils font l’hypothèse que la maladie d’Alzheimer vient déconstruire une vision commune du monde élaborée en couple et jusqu’à la possibilité même parfois d’un monde commun. La maladie est alors analysée comme une épreuve à la fois pratique et symbolique, savoir quoi faire supposant des perspectives de vie définies en commun, qu’il s’agisse de « faire avec », de « faire contre » ou de « faire sans » la maladie.

40Arnaud Campéon, Blanche Le Bihan et Isabelle Mallon montrent qu’une incertitude importante est inhérente à la trajectoire de la maladie d’Alzheimer du fait de la multiplicité de ses symptômes mais aussi de la diversité des regards portés sur leur état par les malades et par leurs proches. Face à cette incertitude, une logique d’anticipation des risques domine parmi les professionnels, elle s’oppose à une vision plus singulière de la maladie du côté des familles. Celles-ci ne nient pas les risques mais les acceptent au nom des bénéfices pour le malade et dans un objectif de stabilisation du mode de vie du sujet malade et partant, du malade lui-même.

41Anastasia Meidani questionne les capacités discursives altérées des malades dans un contexte où elles sont fortement mobilisées dans des jeux d’interactions multiples entre les malades, leurs proches et les professionnels. Se joue un processus récurrent d’évaluation/réévaluation des capacités des personnes et de leur statut d’interlocuteur crédible. En référence à John L. Austin, elle montre que l’acte de langage du malade est nécessairement performatif en ce qu’il fait entendre ou pas leurs capacités et permet de faire reconnaître ou pas son autonomie décisionnelle. Cette perspective interactionnelle est articulée à une attention aux contextes socioculturels particuliers de la France et de la Grèce qui spécifient les attitudes des proches et des professionnels à l’égard de la vieillesse, de la maladie et de la « vieille personne malade ».

42Annick Anchisi étudie la place donnée aux usagers des services d’aide et de soin à domicile en Suisse en les situant dans une double injonction de qualité de service en vue du maintien de l’autonomie et de maîtrise des coûts. Les relations contractualisées entre les protagonistes passent par la mobilisation d’outils d’évaluation standardisée de la situation des personnes ; ils conduisent à mettre à distance leur propre parole et rendent difficile l’expression d’une singularité. Au nom de la responsabilité d’anticiper les effets possiblement délétères du vieillissement, la personne se voit inscrite dans un futur marqué d’emblée par les pertes de capacité. Si celles-ci ne correspondent pas à la vision qu’elle a d’elle-même et qu’elle s’oppose à celle formulée par les professionnel·le·s, cet effort d’affirmation de soi peut, paradoxalement, être perçu comme le signe même de sa déqualification.

43Murielle Pott et Laëtitia Stauffer analysent les parcours de trois femmes en fin de vie en Suisse qui souhaitent recourir à un suicide assisté. Elles s’intéressent à des femmes de conditions sociales plutôt aisées et familialement bien entourées pour voir comment ces personnes négocient les « lieux et conditions » de leur fin de vie. Les projets, pourtant très affirmés, de ces trois femmes doivent être discutés et parfois contournés en fonction des situations et volontés de leurs conjoints ou descendants. La responsabilité à l’égard de soi-même doit ainsi faire sa place, chez ces femmes, à celle qui leur échoit encore dans ces moments ultimes vis-à-vis de leurs proches.

Le travail du soin : des registres pluriels et des légitimités en tension

44Cette partie rassemble des textes qui s’attachent à déconstruire des catégories relatives au soin dans les politiques publiques, l’action publique et l’action professionnelle. Ces contributions abordent le travail de soutien et/ou de soins des professionnels (du social et de la santé ; du libéral, des établissements et services) et des proches dans des situations variées, auprès de personnes très jeunes ou très âgées, souffrant de pathologies chroniques, d’épisodes aigus, ou en phase terminale. Ces situations sont étudiées dans différents contextes de soin : à domicile, dans des cabinets libéraux, des services hospitaliers spécialisés ou non, des établissements médico-sociaux pour personnes âgées. Les textes rendent compte des rôles de ces différents acteurs et institutions et de leurs interactions saisies dans différents registres : négociation, coordination, arrangement et ceci au cours de divers moments et événements des trajectoires de maladie et des parcours de soins. Ces rôles et leur appropriation sont soit construits par les acteurs eux-mêmes, soit co-construits avec d’autres. Ils peuvent être aussi attendus, voire assignés par les politiques publiques, par la segmentation des espaces sociaux et par les formes de médicalisation de ces expériences du vieillir.

45Les contributions partagent un objectif commun : repenser, revisiter les conditions de validité des catégories scientifiques, des concepts issus de travaux sociologiques (récents ou plus anciens) sur le travail domestique de santé, en particulier les termes de « care, d’aidants, d’aide aux aidants ». Leurs auteur·e·s rendent compte du travail du soin à partir d’approches distinctes, qui les conduisent à le définir, voire à le conceptualiser de manières différentes, à partir d’une sociologie du travail des employé·e·s peu qualifié·e·s, d’une sociologie de la famille ou de la santé ou encore d’une sociologie du vieillissement et du parcours de vie. Cette diversité les conduit à prendre en compte, définir le travail des proches et à le mettre en regard de celui produit par des professionnel·le·s dans des cadres institutionnels ou a contrario, à le tenir à distance des contextes et des questions de recherche centrés alors de manière restreinte au soin professionnel.

46Les quatre premiers textes présentés partent d’une lecture des expériences qui portent sur le soin exercé par des profanes (parents et autres proches, voisins, amis).

47Annie Dussuet interroge la pertinence du « care », notion qui s’est imposée dans les travaux sociologiques ces dernières années pour désigner les activités de soin produites à l’égard de proches, le plus souvent par des femmes, dans la sphère privée. Rappelant que ces mêmes activités étaient qualifiées de « travail domestique » par les travaux féministes dans les années 1970, l’auteure souligne que l’usage du « care » peut conduire à naturaliser ces activités et à en gommer le caractère laborieux. L’expression « care » émerge des travaux féministes dans les années 1980 et renvoie à ces mêmes tâches féminines, qu’elles soient rémunérées ou non, en mettant l’accent sur la dimension sentimentale de ce travail produit en faveur de personnes auxquelles les femmes sont personnellement liées. Or, la focalisation sur les aspects relationnels de ces activités peut contribuer à en occulter les dimensions purement matérielles et instrumentales. Pourtant, les professionnelles de l’aide à domicile insistent elles-mêmes sur la dimension relationnelle de leur activité. Comment alors reconnaître le « care » comme un véritable travail dans le cadre d’une activité salariée ? Sur ce point, l’auteure invite à re-mobiliser la notion de « travail domestique » afin d’analyser ce travail, qu’il soit salarié ou pas, sous l’angle des rapports sociaux de sexe et de classe.

48Geneviève Cresson s’intéresse au travail de soutien des proches dans deux situations de « dépendance » situées aux deux extrémités des trajectoires de vie, celle des jeunes enfants et celle des vieilles personnes aux prises avec des problèmes de santé. Comme le « travail domestique », les activités qualifiées aussi de « travail familial » ou de « travail profane de soin » restent assignées aux femmes et sont, dans un contexte de maîtrise des dépenses publiques, fortement attendues et promues par les politiques publiques. Cette « normalisation » du soutien des personnes les plus fragiles repose sur une vision idéalisée de la famille pourvoyeuse d’« aidants » et même d’« aidants » dits « naturels ». Or, le recours à la nature participe à l’euphémisation de ce travail et à l’invisibilisation des inégalités socio-économiques qui le traversent, entre et au sein des familles. Les sciences sociales ne sont pas parvenues à une analyse consensuelle de ce travail aux deux âges éloignés de la vie. Pourtant, l’étendue, le contenu des tâches et les conditions des activités produites par les profanes sont relativement similaires à celles réalisées par les professionnels ; et dans la pratique, on observe que les deux catégories d’acteurs peuvent être amenées à collaborer et à s’épauler dans ce travail d’accompagnement. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, leurs expertises peinent à être reconnues, ce qui participe à la reproduction des inégalités entre les sexes.

49Le « travail familial » n’est pas figé, il se transforme au fil du parcours de la personne accompagnée. Françoise Le Borgne-Uguen rend ainsi compte des évolutions du travail de soutien des proches au long cours. Elle se focalise sur un aspect du travail des proches : le travail de coordination lors d’événements « critiques » dans la trajectoire de vieilles personnes malades. À partir d’une approche à la fois monographique et diachronique, l’auteure donne à voir l’importance du travail de concertation requis au sein des fratries et avec le parent, entendu comme un agencement de différentes formes de travail intrafamilial, avant d’être un travail de coordination avec des professionnels. Elle distingue des formes de coordination « ajustées » entre les proches, entre frères et sœurs, avec le parent soutenu et avec les professionnel·le·s, garantes d’une certaine continuité du soutien et des formes de coordination « désajustées » qui, à l’inverse menacent la pérennité – pourtant fortement attendue – de ce soutien.

50La contribution de Charlotte Lozach s’intéresse à l’entrée en scène publique du terme de « proches aidants », en 2015, depuis la loi d’adaptation de la société au vieillissement. À partir d’une posture professionnelle de responsable du pôle Professionnels-formation au sein de l’Association Française des Aidants qui a le projet politique de considérer la question des aidants dans sa double dimension, sociétale et privée, l’auteure soulève les ambiguïtés du recours à ce terme par les politiques publiques et les précautions d’usage qui devraient lui être associées. C’est le cas en particulier lorsque le terme est utilisé pour mobiliser des proches dans le soutien sous contraintes auprès d’un·e des leurs. Certaines pratiques vont alors privilégier une approche axée sur l’expression de la souffrance des proches, souffrance énoncée par les professionnels en termes de culpabilité, de fardeau…, autant de qualificatifs qui concourent à alimenter les représentations déficitaires de la vieillesse. Faisant appel à la posture du praticien-chercheur mobilisée dans une recherche-action, C. Lozach insiste sur la nécessité pour les travailleurs sociaux de développer une approche macro-sociale doublée d’une prise de recul à l’égard de l’actuelle individualisation des politiques sociales.

51Les cinq contributions suivantes partent d’une lecture des processus de soin exercés par des professionnels, dans différents contextes, ambulatoire, domicile, hôpital. Ils rencontrent également les pratiques de soignants profanes, l’auto-soin que la personne produit pour elle-même et les soins prodigués par des proches.

52Guillaume Fernandez retrace le processus de reconnaissance politique et professionnelle de la médecine générale en lien avec l’affirmation de son rôle pivot dans le système de soins et, en particulier, dans la coordination des parcours de soins dits « complexes ». Dans les situations de soin au grand âge, l’auteur donne à voir des modes de coopérations hétérogènes au sein de la profession : certaines peu formalisées et restreintes au secteur libéral ; d’autres élargies aux domaines sociaux et médico-sociaux et plus fortement instituées (dans le cadre de réseaux par exemple) ; ainsi que des formes de coordination « hybrides », se limitant au traitement médical des pathologies. Concernant plus spécifiquement les situations de malades d’Alzheimer, il apparaît que le « pilotage » de leurs parcours de soins peut être source de coopération ou à l’inverse de concurrence entre médecins généralistes et médecins spécialisés en gériatrie.

53Alain Vilbrod analyse la teneur des relations entretenues entre les professionnel·le·s de l’action sociale (ici des assistantes de services sociaux départementaux ou hospitaliers), des intervenants des services d’aide à domicile (auxiliaires de vie sociale) et des professionnels de la santé (des infirmières libérales) dans les situations de personnes âgées à domicile. Ces différent·e·s professionnel·le·s sont là encore incité·e·s, notamment par les politiques publiques, à collaborer et à coordonner leurs actions. L’auteur souligne que les relations entre les infirmières libérales et les assistantes sociales sont peu fréquentes et plutôt tendues. Les coopérations peuvent néanmoins se construire entre ces deux catégories professionnelles dans un cadre peu formalisé, celui d’une interconnaissance personnelle. En revanche, l’auteur observe que des formes de collaborations à distance peuvent s’instaurer entre les aides à domicile et les infirmières libérales, notamment par le biais d’échanges d’informations relatives à la situation de personnes soignées.

54Iris Loffeier étudie la place faite par l’institution et ses professionnels aux entourages de vieilles personnes résidant en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. S’appuyant sur une étude conduite dans une maison de retraite privée, l’auteure observe que les proches y sont envisagés, parfois d’ailleurs plus que le parent âgé lui-même, comme des co-clients. Au regard de ce statut, les proches font valoir leur droit à exercer un certain pouvoir sur le fonctionnement de l’établissement et à contrôler ses prestations à l’égard du résident. Pour autant, leur statut de non-résident et le fait que ce lieu de vie n’est pas le leur mais celui du parent-résident leur sont régulièrement rappelés, leur rôle attendu est celui de visiteurs en ces lieux. L’auteure énonce le caractère paradoxal des attentes des équipes à leur endroit et une quasi « impossibilité » pour les proches à tenir leur rôle au sein de la maison de retraite où leurs savoirs pertinents sont tantôt mobilisés et tantôt discrédités par les professionnels.

55Danièle Leboul et Jean-Michel Peter explorent l’usage, largement répandu dans le secteur des soins palliatifs, d’un médicament hypnotique et sédatif. Si son action est réputée efficace et rapide et son mode d’administration facile, les professionnels n’en redoutent pas moins ses effets indésirables. À partir de l’analyse des discours de professionnels de santé et de bénévoles de trois unités de soins palliatifs, les auteurs repèrent trois registres lexicaux autour de l’utilisation de ce médicament : le premier renvoie à des représentations fondées sur les connaissances médicales et la prescription, le second caractérise des savoirs plus subjectifs reposant sur l’expérience et les ressentis des personnels paramédicaux tandis que le troisième concerne les représentations liées aux savoirs issus des pratiques d’administration du produit. Ces analyses démontrent que les soins visant l’atténuation de la souffrance et de la douleur des patients en fin de vie reposent non seulement sur l’existence d’un travail collectif mais également sur le partage d’expériences individuelles.

56Florence Douguet rend compte de la production des soins paramédicaux au cours de cette même phase finale des trajectoires de maladie mais en l’étudiant en dehors du champ spécialisé des soins palliatifs (établissements pour personnes âgées, domicile des patients, unités hospitalières de soins aigus). Si les soins palliatifs en tant que tels y sont peu déployés et si les ressources externes (équipes mobiles ou réseaux de soins palliatifs) sont peu mobilisées, il n’en demeure pas moins que les personnels réalisent une multitude de tâches concourant au confort physique et moral de la personne et au soutien de son entourage à l’approche de la mort. La mise en œuvre de ces pratiques « singulières » et faiblement instituées implique l’ajustement des modes d’actions et d’organisation ordinaires ainsi que la négociation des normes et des valeurs qui les sous-tendent.

57L’ouvrage se clôture par une réflexion qui porte sur l’intérêt de recherches sur les formations et la professionnalisation assurées par les universités. Jean-Marie Filloque expose les services à la société que peut rendre la formation continue à l’université, en dépit d’une institutionnalisation inachevée. Sur la période 1970-2014, l’analyse menée, au plan national, montre les tensions entre une formation permanente visant le développement d’une « culture humaniste » et une orientation vers la formation professionnelle continue privilégiant des savoirs techniques et industriels pour une employabilité immédiate. À l’université de Bretagne Occidentale, l’approche par la recherche-action privilégiée par la mission de formation continue a permis le développement de dispositifs de formations courtes, de formations longues diplômantes, et de validation des acquis de l’expérience d’individus situés à différents âges de leur vie. Elle a abouti à la co-construction de réponses aux partenaires des secteurs professionnels, tout en organisant des formations ouvertes visant le développement personnel, social et culturel en cohérence avec la responsabilité sociale de l’université, dont la pérennité reste à assurer.

58Les objets de recherche et les perspectives théoriques présentées ici croisent les questions privilégiées par Simone Pennec. Leur lecture est aussi une invite à des travaux complémentaires pour rendre compte des hiérarchies sociales qui se réduisent, ou a contrario se renforcent, selon les diverses évolutions du vieillir en société. Premièrement, les formes élémentaires de l’entraide et des obligations familiales, largement organisées par les politiques de la cité, restent concomitantes de représentations « déficitaires » de la vieillesse et de la longévité. L’analyse de la force normative des politiques publiques, parfois très coercitive en termes de modes de vie, requiert d’être mise en regard des capacités des individus à faire face à des événements sociaux et de santé, pourtant présentés comme peu favorables à la préservation de leur autonomie décisionnelle. Un second plan de recherche sur l’organisation sociale des temporalités et des temps sociaux devrait permettre de rendre compte à la fois des effets de certains marqueurs ou accélérateurs de l’expérience du vieillissement et des manières dont les individus cherchent à anticiper et articuler leurs engagements à des moments différents du cours de la vie. Troisièmement, les statuts donnés aux personnes affaiblies, par les dispositifs juridiques et leurs mises en pratique – par les professionnels, les personnes et leurs proches –, requièrent que les sciences sociales différencient les intérêts convergents et parfois divergents entre ces acteurs. Enfin, la production du soin est une activité répartie entre la personne, certains de ses parents et des professionnels. Les sciences sociales sont invitées à rendre compte des partages fluctuants entre ces acteurs. Ils renvoient aux temporalités des générations contemporaines, contingentées par les ressources des configurations familiales et des environnements de vie, par l’accessibilité des services et par les politiques publiques d’organisation des temps sociaux tout au long de la vie.